
Harald Langstrøm
Les textes des trois premiers chapitres du manuscrit LaraDansil écrits en transcript 1 constituent une bonne illustration des différences qui séparent le transcript 1 des transcripts 2 et 3, ainsi que rapports qu’entretiennent, dans le transcript 1, les deux principaux types d’enchâssement (parataxe simple et embrassements) lorsqu’ils se superposent au sein des mêmes versets.
Chapitre 1, n° 1
*LARA vini
*RIZKEVI kotele DUREE priani VA
*RIZKEVI tele PRIANI duree VA
*MAPRIVA dureepriani KEVI kotelekokotele ESSAV ti MENDECHE telekotele KEVI prianiduree VAMAPRI
*LARA titre
*SUR-QUAND commencement TERRE flot OÙ
*SUR-QUAND fin FLOT terre OÙ
*ENTRE-OÙ terre-flot QUAND commencement-fin
VIE de HOMME fin-commencement QUAND flot-terre OÙ-ENTRE
A. Parataxe alternée
Flux majuscule des versets
*LARA
*RIZ KEVI DUREE VA
*RIZ KEVI PRIANI VA
*MAPRI VA KEVI ESSAV MENDECHE KEVI VA MAPRI
*LARA
*SUR QUAND TERRE OÙ
*SUR QUAND FLOT OÙ
*ENTRE OÙ QUAND VIE HOMME QUAND OÙ ENTRE
Le sens général du texte est d’ores et déjà accessible ; il s’agit cependant de questions auxquelles les réponses manquent :
*LARA
*SUR (QUAND ?) TERRE (OÙ ?) ?
*SUR (QUAND ?) FLOT (OÙ ?) ?
*ENTRE (OÙ ? (QUAND ? (VIE HOMME) QUAND ?) OÙ ?) ENTRE
Qu’y a-t-il sur la terre, et à quelle époque ?
Qu’y a-t-il sur le flot, et à quelle époque ?
Quel est le cadre spatial et temporel de la vie humaine ?
Superposition des deux flux
*LARA (en parallèle : vini)
*RIZ / KEVI (en parallèle : kotele ) / DUREE / VA (en parallèle : priani)
*RIZ / KEVI (en parallèle : tele) / PRIANI / VA (en parallèle : durée)
*MAPRI / VA (en parallèle : duree-priani) / KEVI (en parallèle : kotele-kokotele) / ESSAV (à cheval : ti) MENDECHE / KEVI (en parallèle : tele-kotele) / VA (en parallèle : priani-durée) / MAPRI
*LARA (en parallèle : titre)
*SUR / QUAND (en parallèle : commencement) / TERRE / OÙ (en parallèle : flot)
*SUR / QUAND (en parallèle : fin) / FLOT / OÙ (en parallèle : terre)
*ENTRE / OÙ (en parallèle : terre-flot) / QUAND (en parallèle : commencement-fin) / VIE (à cheval : de) HOMME / QUAND (en parallèle : fin-commencement) / OÙ (en parallèle : flot-terre) / ENTRE
Les réponses, telles que fournies par la version en transcript 1, sont :
Qu’y a-t-il sur la terre, et quand ? — Au commencement, le flot.
Qu’y a-t-il sur le flot, et quand ? — À la fin, la terre.
Quel est le cadre spatial et temporel de la vie humaine ? — La vie de l’homme se déploie entre la fin (du commencement) et le commencement (de la fin) ; entre l’époque où le flot est sur la terre et celle où la terre est sur le flot.
Notons cependant qu’il s’agit là d’une interprétation qui suppose l’intervention d’éléments adventices. Le texte original est parfaitement énigmatique, et dit : La vie de l’homme se déploie entre le « commencement-fin » et la « terre-flot », et la « fin-commencement » et le « flot-terre » [voir ci-dessous pour une discussion plus approfondie de cette question].
B. Enchâssements
Versets 2 et 3 :
Il y a, en chacun d’eux, un enchâssement simple :
SUR OÙ
non-fin flot
QUAND | TERRE
SUR OÙ
fin terre
QUAND | FLOT
Les six éléments se répartissent en trois groupes de deux avec, pour le verset 2 :
SUR TERRE QUAND non-fin (commencement) QUOI flot
et pour le verset 3 :
SUR FLOT QUAND fin QUOI terre
Verset 4 :
Celui-ci contient un enchâssement gigogne double :
ENTRE-OÙ OÙ-ENTRE
xterre-flot flot-terre
xxxxxxxxxQUAND QUAND
xxxxnon-fin-non-non-fin fin-non-fin
xxxxxxxxxxxxxxxxVIE – HOMME
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxde
Nous savons qu’au début de l’histoire racontée par le manuscrit LaraDansil, l’île de Lara est sur les flots ; et qu’à la fin de cette histoire, le flot aura presque entièrement submergé cette île rendue à son état d’île déserte. C’est d’ailleurs ce que semblent affirmer les versets 2 et 3, sans parler des textes en transcript 2 et 3, parfaitement clairs à ce sujet. Mais la question est ici : existe-t-il dans ce verset, dont l’énoncé frappe par son étrangeté, des raisons grammaticales permettant d’avérer cette interprétation ?
D’un point de vue général tout d’abord, il semble logique que l’objet sur lequel porte la question précède (grammaticalement parlant) le terme de la réponse, et appartienne en conséquence au flux majuscule du discours. Or la question ici porte sur : VIE de ÊTRE HUMAIN, et s’intéresse à son lieu (OÙ-ENTRE) et à son temps (QUAND). — Et les réponses semblent être, pour le lieu : [ENTRE] terre (sur) flot et flot (sur) terre ; et pour le temps : [ENTRE] fin (du) début et début (de) fin.
Mais cette réponse privilégie dans les quatre syntagmes agglutinés :
terre-flot et commencement-fin
flot-terre et fin-commencement
les termes initiaux au détriment des termes finaux, puisque :
au commencement, la terre
à la fin, le flot.
Passe encore que l’on ait ici un rappel du fait qu’au commencement, la terre était sur les flots, et qu’à la fin le flot sera sur la terre, mais on ne comprend pas du tout pourquoi il faudrait préciser qu’il ne s’agit pas exactement du commencement, mais de la fin du commencement, et qu’il ne s’agit pas exactement de la fin, mais du commencement de la fin. Cette précision semble vouloir souligner le fait qu’avant et après la vie de l’homme, il y aura quelque chose ; mais comme ce quelque chose est la même chose que ce qui accompagne son apparition et à sa disparition, elle apparaît totalement superfétatoire. Il y a par conséquent ici un élément qui nous échappe.
C. Correspondance entre les deux versions du texte
N° 1, transcript 1
*SUR-QUAND commencement TERRE flot OÙ
*SUR-QUAND fin FLOT terre OÙ
*ENTRE-OÙ terre-flot QUAND commencement-fin
VIE de HOMME fin-commencement QUAND flot-terre OÙ-ENTRE
N° 3 et 5, transcripts 3 et 2
Au commencement la terre, et la terre sur les flots.
A la fin les flots, et les flots sur la terre.
Entre terre et flots, entre commencement et fin,
la vie des hommes.
Les points de contact sautent bien entendu aux yeux, mais la différence essentielle est que la version en transcript 1 se présente avant tout comme interrogative, en sorte que l’on pourrait hésiter sur la répartition des couples « TERRE / flot » (verset 2) et « FLOT / terre » (verset 3), ainsi que sur la signification des couples : « terre-flot » et « commencement-fin » d’une part, « fin-commencement » et « flot-terre » d’autre part.
Les versets 2 et 3 s’interrogent au sujet du commencement (verset 2) et de la fin (verset 3) (QUAND) ; mais en ce qui concerne la position relative (OÙ) des éléments, il n’est pas sûr que le couple TERRE /flot doive être compris comme : « TERRE SUR flot » plutôt que le contraire (verset 2), et : « FLOT SUR terre » plutôt que le contraire (verset 3). Bien entendu, nous connaissons la réponde, qui nous est ouvertement donnée dans les n° 3 et 5 ; et nous en concluons que l’élément figurant dans le flux majuscule est celui qui se trouve SUR, en sorte que s’il avait voulu inverser les points de vue, le manuscrit aurait eu recours aux expressions : « flot sous TERRE », ou plus probablement : « FLOT SOUS terre », pour le verset 2, et : « terre sur FLOT », ou plus probablement : « TERRE SUR flot », pour le verset 3.
Le troisième verset, dans sa version en transcripts 2 et 3, se contente de répondre à la question : « OÙ et QUAND la vie des hommes se situe-t-elle ? » — Il n’en va pas de même pour le texte en transcript 1, qui place bien le cadre spatiotemporel de son déploiement ENTRE certaines bornes, mais celles-ci sont qualifiées de : « commencement-fin », et de : « fin-commencement » d’une part, de : « terre-flot », et de : « flot-terre » d’autre part.
Or les textes en transcript 2 et 3, parce qu’ils adoptent un ton résolument apodictique et se soumettent à une logique strictement binaire, passent complètement sous silence cet aspect de la réalité. Quel est-il ? — Je serais bien en peine d’en remédier à cette absence, et reconnais qu’un certain nombre de complexités, pourtant essentielles car liées à la nature même de la situation, nous échappent encore[1].
Chapitre 2, n° 7
*LARU vini
*NI amerecruzei TRANEI ti PALIR essatisaime PI criza VE
*izazi LARA kevi PROVE palircrizakite LAURA kevi TEVE crizakitepalir LARU
*KEVI palircrizakite KA
*CIDE kiepocrime ITECHE palirbrouke KA kiepocrime TOUZE kize UMEZE
*LARU titre
*ET rencontre-carrefour VOIE de TEMPS arbre TRÈS fourchu
*ainsi LARA quand AVANT temps-fend LAURA quand APRÈS fend-temps LARU
*QUAND temps-fend QUI
*CELA non savoir TOUJOURS temps-briser QUI non savoir MÊME quoi FAIT
Flux majuscule
L’abondance des embrassements fait qu’il n’est guère possible de comprendre de quoi il est vraiment question dans ce texte à partir du seul flux majuscule, les réponses étant principalement consignées dans le flux minuscule, et des questions n’étant d’ailleurs ouvertement énoncées que dans le verset 4, avec : QUAND (…) QUI.
*LARU
*NI TRANEI PALIR PI -VE
*LARA PROVE LAURA TEVE LARU
*KEVI KA
*CIDE ITECHE KA TOUZE UMEZE
*LARU
*ET VOIE TEMPS TRÈS
* LARA AVANT LAURA APRÈS LARU
*QUAND QUI
*CELA TOUJOURS QUI MÊME FAIT
Superposition des deux fils de discours, majuscule et minuscule
*LARU (parallèle : vini)
*NI (à cheval : amerecruzei) TRANEI (à cheval : ti) PALIR (parallèle : essatisaime) / PI-VE (parallèle : criza)
*(parallèle : izazi) LARA (parallèle : kevi) / PROVE (à cheval : palircrizakite) LAURA (parallèle : kevi) / TEVE (à cheval : crizakitepalir) LARU
*KEVI (à cheval : palircrizakite) KA
*CIDE (à cheval : kiepocrime) ITECHE (à cheval : palirbrouke) KA / TOUZE (parallèle : kiepocrime) / UMEZE (parallèle : kize)
*LARU (parallèle : titre)
*ET (à cheval : rencontre-carrefour) VOIE (à cheval : de) TEMPS (parallèle : arbre) / TRÈS (parallèle : fourche)-U
*(parallèle : ainsi) LARA (parallèle : quand) / AVANT (à cheval : temps-fendre) LAURA (parallèle : quand) / APRÈS (à cheval : fendre-temps) LARU
*QUAND (à cheval : temps-fendre) QUI
*CELA (à cheval : non-savoir) TOUJOURS (à cheval : temps-briser) QUI / MÊME (parallèle : non-savoir) / FAIRE (parallèle : quoi)
Étude des embrassements
2° verset
ET TRÈS U
xxrencontre-carrefour arbre fourch
xxxxxxxxxxxxxxxxxVOIE TEMPS
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxde
Ici, nulle question ouvertement posée, mais un balancement entre le noyau de l’enchâssement (VOIE de TEMPS) et l’énoncé de ses deux caractéristiques principales (d’ailleurs liées l’une à l’autre), avec priorité donnée à la seconde :
TRÈS U
arbre fourch
la première étant quant à elle entièrement reléguée dans le flux minuscule :
rencontre-carrefour
Remarques
— Le mot : essatisaime – « arbre », est composé de : essat – vivant, et de : misaïmé – fleur. Ce terme désigne donc plutôt les espèces florales en général, qui comprennent aussi bien les tulipes que les cerisiers, alors que la version anglaise dit bien : tree – arbre.
— On peut se demander si la répartition du mot espénien : crizaVE (« fourchU »), entre les deux flux du discours ne serait pas un simple artefact destiné à accentuer l’impression de symétrie entre les deux groupes d’énoncés formant l’équivalent des réponses enchâssées précédentes, le –VE n’étant alors que le pendant du NI (« et ») initial.
NI | PI VE
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxamere-cruzei | essat-isaime criza
ET | TRÈS U
xxxxxxxxxxxxxxxxxrencontre-carrefour | arbre fourch
Et le mot criza, « fourche » existe bel et bien en espénien, tandis que la terminaison –VÉ est un suffixe adjectivant employé au féminin (bien qu’en français « arbre » soit un substantif masculin, essatisaime est féminin, comme misaïmé, la fleur).
3° verset
*izazi LARA || kevi PROVE palir/crizakite || LAURA || kevi TEVE crizakite/palir || LARU]
Mot à mot : *ainsi [LARA || quand AVANT temps/fendre || LAURA || quand APRÈS fendre/temps || LARU]
soit : *ainsi LARA quand AVANT temps/fendre LAURA quand APRÈS fendre/temps LARU
Par rapport à sa transposition en transcript 2 et 3, ce verset fait l’économie du redoublement du mot Larua — qui étrangement s’écrit (et fautivement semble-t-il dans la version en transcript 1) : LAURA, ce terme désignant l’étape charnière dans la transformation menant de LARA à LARU, avec : LARA + LARUA + LARU, où l’on observe :
l’adjonction d’un « u » dans la seconde syllabe,
la suppression du « a », dans cette même syllabe.
On a par conséquent :
— Quand le temps n’a pas encore été fendu : Lara
— Quand le temps se fend : Larua
— Quand le temps a été fendu : Laru
Et dans :
ainsi
xxxxLARA LARU
xxxxxxxxxquand quand
xxxxxxxxxxxxxxAVANT APRÈS
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxtemps-fendre fendre-temps
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxLARUA
l’effet d’embrassement par symétrie droite/gauche est rendu plus sensible encore par l’inversion de : « temps-fendre », qui devient : « fendre-temps ».
4° verset
*[KEVI palir/crizakite] KA
Mot à mot : *[QUAND ? temps/fendre] QUI ?
On peut considérer que le passé composé de la version en transcript 2 et 3 : e broukev – « a brisé », est ici rendu par le préfixe : KEVI – « QUAND », suivi de : palircrizakite – mot-à-mot : « temps-fendre », et non par : crizakitepalir – mot-à-mot : « fendre-temps » : dans le verset précédent, palircrizakite caractérise l’action en train de se faire, et non l’action déjà faite. On a donc en ce qui concerne ce texte en transcript 1, quelque chose comme : « Quand (il y a) fission du temps, qui (le) fait ? », c’est-à-dire une question d’ordre général, et par voie de conséquence intemporelle.
Mais on peut considérer aussi que ce QUAND renvoie au verset suivant, où l’on trouverait à cette question une sorte de réponse : TOUJOURS. Ce verset dans ce cas ferait directement corps avec le suivant. Le premier contiendrait la question : Qui a fendu le temps ?, et le second, la réponse, ou plutôt l’absence de réponse. (Il semble bien cependant qu’il s’agisse en l’occurrence de Michael Fitzhubert.)
Le point important est qu’il n’est pas nécessaire de choisir entre ces deux interprétations : la parataxe, caractéristique du transcript 1, permettant la multiplication des liens associatifs de proximité, elles peuvent, bien que totalement différentes, s’ajouter l’une à l’autre sans se détruire.
5° verset
*CIDE kiepocrime ITECHE // (palir/brouke KA) kiepocrime TOUZE (kize UMEZE)
Mot à mot : *CELA non-savoir TOUJOURS // (temps/briser QUI) non-savoir MEME (quoi FAIRE)
soit : *CELA ignorer TOUJOURS // QUI temps/brise, ignorer MÊME qu’(il le) FAIT
Le palir-crizakite de la question précédente devient, dans la réponse : palir-brouke. Ainsi, ce qui a été fendu, se trouve maintenant brisé, nuance que ne conserve pas la version en transcript 2 et 3.
Il n’y a pas à proprement parler d’enchâssement, mais il s’agirait plutôt d’une sorte de distique, où prédomine la parataxe alternée, avec :
CIDE kiepocrime ITECHE //
palirbrouke KA / kiepocrime TOUZE kize UMEZE
CELA non-savoir TOUJOURS //
temps-brise QUI / non-savoir MÊME quoi FAIRE
Correspondance entre les deux versions du texte
Transcript 1
*ET rencontre-carrefour VOIE de TEMPS arbre TRÈS fourchu
*ainsi LARA quand AVANT temps-fend LAURA quand APRÈS fend-temps LARU
*QUAND temps-fend QUI
*CELA non savoir TOUJOURS temps-briser QUI non savoir MÊME quoi FAIT
Transcript 2 et 3 (textes n° 9 et 11)
La voie du temps rencontre et carrefour ;
la voie du temps arbre très-fourchu.
Ainsi Lara, quand le temps se fend, Larua ;
ainsi Larua, quand le temps a été fendu, Laru.
Qui a brisé le temps ? Cela, nul ne (le) sait,
celui qui brise le temps ne sait pas même ce qu’il fait.
Les deux versions sont assez fidèles l’une à l’autre en ce qui concerne les versets 2, 3 et 4 — à l’exception de l’omission du mot QUAND dans la version syntaxique du verset 4.
Elles divergent plus nettement dans le verset 5, sans doute parce que la première a recours à la parataxe alternée, de nature intrinsèquement polysémique, tandis que la seconde se trouve dans l’obligation de se plier à une syntaxe de nature plus contraignante.
CELA non savoir TOUJOURS temps-briser QUI non savoir MÊME quoi FAIT
Cela, nul ne (le) sait,
celui qui brise le temps ne sait pas même ce qu’il fait.
Remarque à propos du mot : ITECHE
On trouve chez Hélène Smith (texte 5) la phrase :
i kiché ten ti si ké di êvé dé étéche, mêné izé bénézée ?
Oh ! pourquoi près de moi ne te tiens-tu toujours, amie enfin retrouvée ?
(Auditif, 4 décembre 1896, traduit 13 décembre.)
où se succèdent :
i kiché, signifiant : Oh ! pourquoi…
et :
étéche, signifiant : toujours.
Le mot énantien : toujours, admet-il les deux variantes : itéche (dans le manuscrit LaraDansil) et étéche, ou y a-t-il eu, dans le manuscrit, contamination de étéche par i kiché ? — Il faudrait dans ce cas admettre que l’anonyme rédacteur du manuscrit a entretenu des rapports très étroits avec les visites d’Hélène Smith en Espénié, une hypothèse que rien ne vient étayer par ailleurs.
[Il est d’ailleurs remarquable que ce mot n’apparaisse ni dans la version en transcript 2 et 3 (n° 9 et 11) du manuscrit :
ka e broukev ze palir. cide kiemendeche pocrime,
pites ka brouke ze palir ke pocrime ani touze tes ke hed umeze.
Qui a brisé le temps ? Cela, nul ne (le) sait,
celui qui brise le temps ne sait pas même ce qu’il fait.
Ni dans la « traduction anglaise » :
Who splits time? This no one says:
he who splits time don’t himself knows
what he has done.
Qui fend le temps ? Cela, personne ne le dit :
celui qui fend le temps ne sait pas lui-même
ce qu’il a fait.
Chapitre 3, n° 13
*NARU vini
*IERFRIR artrire IMA iepriani SAMAMESS SAMAMESS STALMA imodie IEPRIANI ima
*kevi IERFRIR IMODIE IMODIE IERFRIR kevi DUREE modie MODIE duree
*kevi TRIBITIE PALSMODE PALSMODE TRIBITIE kevi DUREE modie KIESAMAMESS
*TI KLATAFRAKTERE iémendeche TI CRIZA palir FRIMASSIRE samamess IMODIE artrire
*NARU titre
*FEU brûlure CIEL tout-flot ÉGAL-ÉGAL FORGE nuée TOUT-FLOT ciel
*quand FEU-NUÉE/NUÉE-FEU quand TERRE-mer/MER-terre
*quand TISON-VAPEUR/VAPEUR-TISON quand TERRE-mer NON-ÉGAL
*DE EXPLOSION tout-homme DE FOURCHE temps VOLCAN égal NUÉE brûler
Les deux versions du texte (n° 13 en transcript 1 d’une part, n° 16 en transcripts 2 et 3 d’autre part) ont des structures grammaticales profondément différentes ; cela est dû au fait qu’on assiste, en ce qui concerne la première, à une évolution vers la parataxe et la duplication de certains mots (alors que les chapitres précédents privilégiaient plutôt l’enchâssement et l’anaphore).
Chapitre 3, n° 16
iefrir te ima stalma tie prianix, artrirei tie prianix imodie te ima.
kevi iefrir ni imodie res medine, duree ni modie res metrizie.
kevi tribitie ni palsmodi res ubrinie, duree ni modie res umezetubre.
zi criza tie palirx ne zi klatafraktere tie mendechex,
zi criza tie palirx ne mis frimassire, mise imodie krire.
Feu du ciel : forge des flots ; brûlure des flots : nuée du ciel.
Quand feu et nuée s’embrassent, terre et mer alternent.
Quand tison et vapeur s’unissent, terre et mer se séparent.
La fourche des temps est l’explosion des hommes,
la fourche des temps est un volcan, une nuée ardente.
Étudions donc successivement les versets (tels que définis par le n° 13) dans leurs deux versions (Transcript 1 d’une part, Transcript 2 et 3 d’autre part).
Premier verset :
*IERFRIR artrire IMA iepriani // SAMAMESS SAMAMESS // STALMA imodie IEPRIANI ima (n° 13)
*FEU brûlure CIEL tout-flot ÉGAL-ÉGAL FORGE nuée TOUT-FLOT ciel
iefrir te ima / stalma tie prianix // artrirei tie prianix / imodie te ima (n° 16)
Feu du ciel : forge des flots ; brûlure des flots : nuée du ciel.
La première version (transcript 1) se comporte comme une sorte de patchwork réglé par le double SAMAMESS-SAMAMESS (ÉGAL-ÉGAL) central, auquel rien ne correspond dans la seconde version (transcript 2 et 3). L’analyse de ce verset essentiellement parataxique mène au tableau :
| IERFRIRE | IMA | SAMAMESS
SAMAMESS |
STALMA | IEPRIANI |
| artrire | iepriani | imodie | ima |
soit :
| ÊTRE-FEU | CIEL | ÉGAL
ÉGAL |
FORGE | TOUT-FLOT |
| brûlure | tout-flot | nuée | ciel |
Un chiasme entre les deux flux du discours, majuscule et minuscule, se trouve défini par l’identité des termes situés dans la seconde partie des deux moitiés :
2. CIEL – 4. ciel
2. tout-flot – 4. TOUT-FLOT
Cette structure en croix , appliquée aux termes qui se trouvent dans la première partie des deux moitiés, met en parallèle le feu et la nuée, la brûlure et la forge :
1. ÊTRE-FEU – 3. nuée
1. brûlure – 3. FORGE
Insérée dans le même moule, la version en transcript 2 et 3 devient :
| iefrir | te ima | /
/ |
stalma | tie prianix |
| artrirei | tie prianix | imodie | te ima |
soit :
| feu | du ciel | /
/ |
forge | des flots |
| brûlure | des flots | nuée | du ciel |
ou encore :
FEU DU CIEL = FORGE DES FLOTS
brûlure des flots = nuée du ciel
Feu du ciel : forge des flots ; brûlure des flots : nuée du ciel.
Mais deux autres dispositions sont possibles, dont la seconde est pratiquement tautologique :
FEU DU CIEL = brûlure des flots
nuée du ciel = FORGE DES FLOTS
Feu du ciel : brûlure des flots ; forge des flots : nuée du ciel.
et :
FEU DU CIEL = nuée du ciel
brûlure des flots = FORGE DES FLOTS
Feu du ciel : nuée du ciel ; brûlure des flots : forge des flots.
[Le mot : iépriani, mot à mot : « tout flot », qui apparaît dans la version en transcript 1, désigne la « grande mer », l’« océan planétaire » d’Énantia — tandis qu’on trouve, dans la version en transcript 2 et 3, le terme plus vague : tié priani, « des flots ».
On notera d’autre part, d’un texte à l’autre, la variante : IERFRIR/iefrir, qui exprime peut-être la nuance : ÊTRE-FEU/feu ; ou peut-être il s’agit d’une contamination de IERFRIR (« le feu ») par IEPRIANI (« l’océan »).]
Deuxième verset :
*kevi IERFRIR IMODIE IMODIE IERFRIR kevi DUREE modie MODIE duree
*quand FEU-NUÉE/NUÉE-FEU quand TERRE-mer/MER-terre
kevi iefrir ni imodie res medine, duree ni modie res metrizie.
Quand feu et nuée s’embrassent, terre et mer alternent.
Les deux verbes de la version en transcript 2 et 3 : res medine – « s’embrasser » (en anglais : to embrace), et : res metrizie – « se remplacer » (en anglais : to criss-cross), sont entièrement omis dans la version en transcript 1.
La première moitié des deux versets comprend les termes : iè(r)frir – « feu », et : imodié – « nuée ». Ils sont dits « s’embrasser » dans la seconde version ; dans la première, ils sont répétés en une sorte de rime embrassée majuscule : IERFRIR IMODIE IMODIE IERFRIR.
La seconde moitié des deux versets comprend quant à elle les termes : durée – « terre », et : modié – « mer ». Ils sont dits « se remplacer » dans la seconde version ; dans la première, ils sont répétés, là aussi en une sorte de rime embrassée, mais se répartissent cette fois entre les deux flux du discours, majuscule et minuscule : DUREE modie MODIE duree ; ils se remplacent donc dans leur nivaux de langue respectifs.
Les deux versions présentent ainsi des significations identiques, exprimées cependant selon des manières totalement différentes :
transcript 1 :
*quand FEU-NUÉE-NUÉE-FEU
*quand TERRE-mer-MER-terre
avec :
MAJ 1/MAJ 2//MAJ 2/MAJ 1 = embrasser
MAJ 1/min 2//MAJ 2/min 1 = remplacer
transcript 2 et 3 :
Quand feu et nuée s’embrassent, terre et mer alternent.
Troisième verset :
*kevi TRIBITIE PALSMODE PALSMODE TRIBITIE kevi DUREE modie KIESAMAMESS
*quand TISON-VAPEUR/VAPEUR-TISON quand TERRE-mer NON-ÉGAL
kevi tribitie ni palsmodi res ubrinie, duree ni modie res umezetubre.
Quand tison et vapeur s’unissent, terre et mer se séparent.
Pour ce verset aussi, les deux verbes employés dans la version en transcript 2 et 3 : rès ubrinié, « s’unir », et : rès umézétubré, « se séparer », font défaut dans la version en transcript 1, où l’on observe cependant l’apparition du terme final : KIESAMAMESS, « NON-ÉGAL », un adjectif de relation constituant une lointain analogue du verbe : rès umézètubré, « se séparer ».
En revanche, la première moitié de la version en transcript 1 a une structure syntaxique exactement identique à celle du verset précédent :
verset 2 :
kevi IERFRIR IMODIE IMODIE IERFRIR = quand FEU-NUÉE/NUÉE-FEU
verset 3 :
kevi TRIBITIE PALSMODE PALSMODE TRIBITIE = quand TISON-VAPEUR/VAPEUR-TISON
avec :
*quand TISON (s’unir) VAPEUR,
ou encore :
*quand TISON-VAPEUR (égale) VAPEUR-TISON,
La seconde version quand à elle passe du verbe : rès médiné – « s’embrasser », au verbe quasiment équivalent : res ubrinie – « s’unir ».
Les secondes moitiés des deux versions ont en revanche, du verset 2 au verset 3, des significations différentes, puisque, pour la version en transcript 1, l’idée est que :
a) TERRE (remplace) MER et MER (remplace) TERRE (verset 2)
b) TERRE (et) mer NON-IDENTIQUES (verset 3)
tandis que, selon la seconde version :
a) terre et mer alternent (verset 2)
b) terre et mer se séparent (verset 3).
Quatrième verset :
*TI KLATAFRAKTERE iémendeche // TI CRIZA palir // FRIMASSIRE samamess IMODIE artrire
*DE EXPLOSION tout-homme // DE FOURCHE temps // VOLCAN égal NUÉE brûler
zi criza tié palirx ne zi klatafraktere tie mendechex,
zi criza tie palirx ne mis frimassire, mise imodie krire
La fourche des temps est l’explosion des hommes,
la fourche des temps est un volcan, une nuée ardente.
L’élément : TI CRIZA palir (« DE FOURCHE temps ») de la version en transcript 1, se trouve en position centrale, tandis qu’il se trouve répété à deux reprises dans la seconde version sous la forme : zi criza tié palirξ (« la fourche des temps »).
Cet élément gouverne simultanément :
a) Dans la première version le groupe : TI KLATAFRAKTERE iémendeche (« DE EXPLOSION tout-homme »), devenu dans le seconde : zi klatafraktere tie mendecheξ (« l’explosion des hommes »).
b) Dans la première version le groupe : FRIMASSIRE samamess IMODIE artrire (« VOLCAN égal NUÉE brûler »), devenu dans le seconde : mis frimassire, mise imodie krire (« un volcan, une nuée ardente »).
Dans les deux groupes syntagmatiques initiaux de la première version, la particule de liaison : TI (« DE »), se trouve en position initiale, bien qu’elle relie les deux termes suivants selon l’ordre régulier :
« (DE) EXPLOSION tout-homme », au lieu de : « EXPLOSION (DE) tout-homme »
« (DE) FOURCHE temps », au lieu de : « FOURCHE (DE) temps ».
Et dans le dernier groupe des deux versions : « VOLCAN » ou encore « NUÉE ardente » (pyroclastic étant le nom anglais de ce phénomène éruptif) sont identifiés, dans le premier cas par le mot de relation : samamess, « égal », et dans le second par simple juxtaposition, soulignée par le signe espénien de la ponctuation faible, qui correspond dans les traductions à une virgule.
[On peut enfin noter la variante : artrire (transcript 1)/krire (transcript 2 et 3), pour rendre l’adjectif « ardente » dans le syntagme : « nuée ardente ». En fait, l’adjectif féminin : « ardente » correspond littéralement à : krire, tandis que l’adjectif : artrir (au masculin), littéralement : « brûlant », dérive du verbe : artriré, brûler, d’où vient aussi : zi artriréï, « la brûlure ».]
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Les deux variétés linguistiques de l’énantien appartiennent à la même langue. De profondes différences permettent cependant de les distinguer sans aucun risque de confusion.
La langue utilisée dans les textes en Transcript 2 et 3 est l’espénien d’Hélène Smith, du Cahier énantien rédigé par S-21, et du Codex espeniensis. Cette langue est de type synthétique, au même titre que les langues indo-européennes, et constitue apparemment la langue maternelle des habitants d’Espénié.
L’Énantien des textes rédigés en Transcript 1 ne diffère en rien des précédents en ce qui concerne le lexique de base et la morphologie[2]. La différence est dans la syntaxe, dans la structure des phrases, dans l’agencement des éléments du discours. Mais le recours à l’enchâssement (parataxique et/ou gigogne) n’en fait nullement une langue véritablement agglutinante.
Il s’agit presque certainement en revanche d’une forme d’expression savante, construite de manière sans doute délibérée à partir de la langue couramment employée par les habitants d’Espénié[3]. Mais cette conjecture ne m’aide pas beaucoup lorsqu’il s’agit de déterminer où, par qui et dans quel contexte le manuscrit LaraDansil fut élaboré.
[1]. Un début de réponse se trouve peut-être dans les spéculations auxquelles se livraient Irma Waybourne et Ève de Poitiers lorsqu’à l’aide de leur œuvre intitulée : Einganjea, elles partaient à la découverte onirique de leurs « vies parallèles ». En 1999-2000, Ève de Poitiers confia ainsi à Raymond Lumley que d’après elles, le temps est d’étrange façon circulaire et qu’à une époque située « aux antipodes de tous les instants », passé et futur se rejoignent, le flux du devenir pouvant alors s’inverser.
Schéma attribué à Irma Waybourne par Ève de Poitiers, et contenant les annotations suivantes (de haut en bas) :
Today (any Day) : aujourd’hui (n’importe quel jour).
Time’s Crossing : Carrefour du temps ; The antipodes of any Day : Les antipodes de n’importe quel jour.
Ancient Times : temps anciens
The Origins : les origines.
Pour de plus ample précisions à ce sujet, voir le témoignage d’Ève Poitiers dans : Au temps du rêve. [Note d’Helena Stang, 2039]
[2]. Celle-ci cependant se trouve simplifiée par rapport à l’énantien ordinaire.
[3]. Cette hypothèse se trouve confortée par le fait que certains Espéniens, tels ceux qui participèrent au projet Minnole Bécarre, et parmi eux Yashoni nikaïné et Ranjendré nikaïna (qui devait devenir, en un autre temps et sur une autre planète, S-21 l’errant), avaient pour objectif de développer une langue universellement enchâssée, dont le fond cependant conservait le lexique de l’espénien ordinaire.











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