Harald Langstrøm
Le Codex expeniensis consacre deux chapitres, respectivement intitulés :
tarvinéξ — tarvini : « Langues – langage » (pages 35-46)
zi tarviné té attanâ : « La langue du monde » (pages 47-58),
à la question du langage ; il veut nous faire comprendre quelque chose de tout à fait analogue à ce que je viens d’avancer à propos des textes en transcript 1 du manuscrit LaraDansil.
Les rôles respectifs que, dans le langage en général, jouent la parole et la langue sont tout d’abord évoqués :
tarvineξ–tarvini
zée tarvinéξ tié mendècheξ
triné ti mis attanâ
kâ kié triné ani ti pi touzé
zée tarvinéξ tié mendècheξ
kâ oné zée tarvinéξ ti Babel
kié triné ani ti Iéttanâ –
trinhédé tié mendècheξ
trinée ti pié touzé
Langues–langage
Les langues des hommes
parlent d’un monde
qui ne parle pas de lui-même.
Les langues des hommes,
qui sont les langues de Babel,
ne parlent pas de l’Univers. —
Parlent-elles des hommes
parlant d’eux-mêmes ?
Codex espeniensis, page 35
L’homme est, on le sait, un animal capable de langage. Mais si l’homme parle, de qui, de quoi parle-t-il ? On serait tenté de répondre : de tout et de rien, de l’être et du non-être ; et de lui, de sa vie quotidienne, de ses désirs ; et de l’Univers aussi, qui est le tout, ainsi que du vide, garant de la multiplicité des corps et des esprits. L’homme, parce que son essence se trouve dans le langage, se construirait ainsi naturellement par sa parole ; et manifestant dans ses discours l’être de toutes choses, il révèlerait par là même la nature de celui qui s’avère capable de produire ces discours.
Mais la réalité, nous dit le Codex espeniensis, est plus complexe, car le langage est multiple, et non pas un.
1
Ce que le Codex appelle « les langues des hommes » (zée tarvinéξ tié mendècheξ) sont des codes arbitraires déposés dans des structures sociales inconscientes ; et ces langues ne parlent pas. Ou plus précisément, les paroles qu’elles autorisent ne se préoccupent pas du monde, ne s’adressent pas à l’être des choses, et révèlent encore moins la place que l’homme, en tant qu’être de langage, occupe dans l’Univers. Et parce que « les langues des hommes » définissent et à leur tour sont définies par des masses parlantes, ce sont « des langues de troupeaux » (tié tarvinéξ ti mânizakiξ). Dans ces troupeaux, les êtres humains, en tant qu’individus singuliers, sont seuls, car incapables de s’adresser personnellement à leurs semblables comme à leurs dissemblables, de manifester, à leurs proches comme à leurs lointains, ce qu’ils sont : lorsqu’ils utilisent l’une de ces langues de troupeau, ils délaissent par les mots qu’ils utilisent leur identité personnelle au profit d’un assemblage inadéquat d’identités factices, assimilant leur être à un découpage arbitraire d’étiquettes verbales ; ils s’arrogent des déterminations fictives qui masquent à leurs propres yeux leurs vraies qualités, ils s’attribuent des fonctions qui ne s’adaptent ni à leur être ni à leur situation, mais dont la panoplie se trouve répartie dans une collectivité de distinctions et de frustrations qui se donne à elle-même le nom de société et qui, régissant leur affairement, réglementant leur souci, épuise précocement leur énergie.
Chaque être pensant a le sentiment de sa personne. Mais ce sentiment ne se trouve ni dans son cerveau ni dans son nom : l’identité d’un homme est un style, un goût, une odeur, une caractéristique intime dont la présence unifie ses gestes et ses actions. L’homme a besoin de l’homme. Nous avons besoin des autres, besoin de respirer dans un monde d’êtres pensants capables de se manifester les uns aux autres leur appartenance commune à l’Univers, de se signifier les uns aux autres quel lot singulier leur échoit. Alors seulement notre existence réciproquée trouvera confirmation de sa présence dans les ombres et les lumières de l’Univers.
Trouver qui nous sommes consiste, pour chacun de nous, à mettre en commun un kaléidoscope de fumets et de coloris. Et il n’est pas ici question d’attribuer à chacun une seule et unique parcelle chromatique tirée d’une gamme arbitrairement taillée dans l’étoffe bigarrée du monde, mais de chanter comment chaque tonalité en mouvement s’enrichit au contact de toutes les autres tonalités, de toutes les autres nuances qu’elle rencontre ; il s’agit de raconter, non le bourdon uniforme d’une corne de brume, mais l’apparition, à chaque instant et à toutes les échelles de proximité, de dynamiques polychromes efflorescentes. Or cela, les langues que les masses parlantes s’approprient, et qui s’approprient en retour des masses parlantes, ne peuvent le faire. C’est pourquoi l’homme, perdu dans son troupeau, est plus seul que s’il était le dernier survivant de son espèce sur une planète dévastée.
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zée tarvinéξ tié mendècheξ
oné tée tarvinéξ ti Babel –
hédé oné med tésée kantièré
késéïmiribiée ine mendèche
zée tarvinéξ tié mendècheξ
oné tée tarvinéξ ti Babel –
hédé oné med tésée kantièré
tié tarvinéξ ti mânizakiξ
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zée tarvinéξ tié mendècheξ
kié adiparêzié ani ine mendèche
ti trimênéni zé mendèche
zée tarvinéξ tié mendècheξ
kié adiparêzié ani iné mendèche
ti séïmiré zé mendèche
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ti kizé triné
zée tarvinéξ tié mendècheξ
zée tarvinéξ tié mendècheξ
triné ti zi érédutéi –
zée tarvinéξ tié mendècheξ
triné tié mânizakiξ –
zée tarvinéξ tié mendècheξ
triné ti zi érédutéi
té mendèche toué bi mânizaki
>
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Les langues des hommes,
sont des langues de Babel ; –
elles sont pour cette < raison ? >
< incompréhensibles > à l’homme.
Les langues des hommes,
sont des langues de Babel ; –
elles sont pour cette < raison ? >
des langues de troupeaux.
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Les langues des hommes
ne permettent pas à l’homme
de s’entendre avec l’homme.
Les langues des hommes
ne permettent pas à l’homme
de comprendre l’homme.
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De quoi parlent
les langues des hommes ?
Les langues des hommes
parlent de la solitude –
les langues des hommes
parlent des troupeaux –
les langues des hommes
parlent de la solitude
de l’homme dans son troupeau.
Remarque.
L’espénien distingue, comme nous le faisons : zi machétir, « la possibilité », et : zi dovrovété, « la nécessité ». Et k-ovrovê, dont je restitue ici grâce au concept d’« arbitraire », si cher à la linguistique contemporaine, appartient à cette classe de mots espéniens qui comprennent le préfixe de négation : k-, issu par contraction de : ké, kié, présent dans : kié… ani…, « ne… pas… ». Ainsi la kié-dovrovê, devenue la kovrovê, est une sorte de « non-nécessité », de « contingence ».
Or la caractéristique qui transforme les « langues des hommes » en « langues de troupeaux » est leur radicale contingence, en sorte que l’« arbitraire du signe », kovrovê té tarvizé, caractérise le mode existentiel fondamental de toutes les langues essentiellement conventionnelles.
2
Le Codex espeniensis oppose ensuite « les langues des hommes » aux « langues du monde » (zée tarvinéξ té attanâ)[1]. Celles-ci se distinguent des « langues de troupeaux » par leur « expressivité » (mirivuséï), elle-même définie par leurs « accents » (trimazinéξ), leurs « traits » (mirivéïξ), leurs « rythmes » (uzétarveξ), et leurs « figures » (rapiéïξ).
Il est donc nécessaire de distinguer, dans le rapport que l’être humain entretient avec la parole, deux manières radicalement distinctes. La première est liée aux qualités d’expressivité naturelle de chaque espèce pensante, qui à leur tour dépendent de sa nature (biologique et psychologique). Cette façon particulière de s’exprimer, appelée ici : « le langage des hommes » (zé tarvini tié mendècheξ), définit l’essence, non de la langue elle-même, mais de l’être parlant en tant que celui-ci appartient au monde, qui est le lieu du « devenir » (kavatéï[2]) et du « mouvement » (miritrizi[3]), c’est-à-dire en tant qu’il ne se considère pas lui-même comme une entité souveraine qui serait, ontologiquement parlant, indépendante de l’Univers. Ainsi, le « langage des hommes », qui est notre « langue du monde » particulière, est universel au sein de l’espèce que nous, habitants de la Terre aussi bien que de la planète Énantia, formons aujourd’hui ; et il doit être distingué des « langues (tarvinéξ) des hommes » qui, essentiellement multiples, peuvent se passer, en tant que systèmes de signes arbitraires déposés non dans les corps et les esprits des locuteurs mais dans une « masse [soi-disant] parlante », de toute prosodie, de toute expressivité, de toute modulation dans le déploiement unidimensionnel de leurs syntagmes.
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zi tarviné té attanâ
zi tarviné té attanâ
titélé zé mendèche
ané li zi tarviné té attanâ
ké prové ti purniviné é pi touzé
zé mendèche purniviné ine attanâ
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zi tarviné té attanâ
triné ti Iéttanâ
ni ané litèske hédé triné ti Iéttanâ
kédé uzé zi ébriniéi té kavatéi
kédé né zi ébriniéi té miritrizi
zi tarviné té attanâ né ébriniéi
li bée trimazinéξ li bée mirivéiξ
li bée uzétarveξ li bée rapiéiξ
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La langue du monde
la langue du monde
définit l’homme ;
c’est par la langue du monde
qu’avant d’<appartenir> à lui-même,
l’homme <appartient> au monde.
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La langue du monde
parle de l’Univers ;
et c’est parce qu’elle parle de l’Univers
qu’elle dit la pensée du <devenir>,
qu’elle est la pensée du <mouvement>.
La langue du monde est pensée
par ses accents, par ses traits,
par ses <rythmes>, par ses figures.
Dans les « langues de troupeaux », la prosodie constitue un accompagnement. Si elle demeure nécessaire, — le signifiant du discours étant une représentation empirique individualisée, — sa présence cependant s’avère, par rapport au signifié, intrinsèquement non significative ; la prosodie demeure un accident, étrangère au véritable moteur de la signification arbitraire déposé dans le système linguistique seul. Les langues de troupeaux, en tant que systèmes informatifs, sont donc totalement indépendantes de la manière dont elles s’incarnent dans la parole individuelle. La seule nécessité — tout média supposant la présence d’un véhicule sensible — est qu’elles puissent se manifester physiquement. Mais, comme le disait jadis Ferdinand de Saussure : « Le moyen de production du signe est totalement indifférent, car il n’intéresse pas le système. Que j’écrive les lettres en blanc ou en noir, en creux ou en relief, avec une plume ou un ciseau, cela est sans importance pour la signification. »
Ainsi, « le moyen de production du signe », qui fait partie de l’art de la parole et ne concerne en rien le système de la langue, fait figure de propriété inessentielle (bien qu’ontologiquement indispensable) des « langues des hommes ». Inversement, le « langage de l’homme », qui est la « langue (humaine) du monde », attribue à la parole, en tant que mise en œuvre, sensible et singulière, du verbe, un rôle absolument décisif. Cela signifie-t-il que cette parole s’émancipe de tout arbitraire et, plus largement, de tout système de signification conventionnelle[4] ? Il n’en est rien.
De même qu’un système linguistique formé de signifiés sans contrepartie signifiante serait une contradiction dans les termes, ou supposerait en l’homme une faculté proprement mystique[5] de communiquer des pensées — de même un jeu de signifiants matériels qui ne s’associerait à aucun nuage de signifiés potentiels scellerait l’impossibilité de toute signification, interdirait toute forme de communication psychique entre les hommes. Il faut en effet se rappeler que :
— Les corps sont séparés. Il est ainsi nécessaire qu’un corps vivant perçu ait recours à des représentations sensibles, à des signifiants empiriques, pour communiquer ses pensées à un autre corps vivant perçu.
— Les esprits conçoivent des pensées intérieures. Il est alors nécessaire que les contenus sensoriels destinés à manifester physiquement ces pensées intérieures ne soient pas de simples processus physiologiques, des signaux s’adressant à des séries de causes et d’effets purement physiques, mais viennent se greffer, dans les rapports entre êtres pensants, sur des conduites déjà dotées de sens.
Parce qu’aucun signifiant ne peut se signifier lui-même, une dualité s’instaure, en tout langage, entre la constellation de ses signifiants et celle de ses signifiés ; et s’il n’est pas nécessaire que le signifié soit un concept, une abstraction, une idée, ni que le rapport de signification soit intrinsèquement arbitraire, la nécessaire distinction établie en chacun d’eux entre domaine des signifiants et domaine des signifiés impose à tous que, même lorsqu’un rapport d’analogie naturelle s’établit entre les deux côtés de la signification, une convention (un accord, une rencontre fondatrice préalable) indique aux partenaires de l’échange comment la gamme des signifiants perçus de l’extérieur devra se transformer, dans l’intériorité de leurs esprits respectifs, en un jeu de signifiés, qui s’ajouteront à la représentation des stimuli empiriques. C’est que la représentation d’un sens n’est pas une image, un tableau, mais une intention, une attitude, une conduite.
Dans la langue (humaine) du monde cependant, cet ensemble de conventions intentionnelles, qu’on peut si l’on veut considérer comme arbitraires parce que liées à ce qu’il y a de contingent dans le nature humaine, — relève, non de la liberté souveraine de chaque individu, mais de l’accord consensuel de tous les locuteurs présents. Mais il ne concerne nullement les rapports de signification individuels et définit comment un certain domaine de signifiants sensoriels global constitue le point de départ, l’amorce d’une métaphore complexe au sein de laquelle une collection indéfinie d’objets matériels devient la contrepartie symbolique de certaines de leurs propriétés associatives seulement, tissant des écheveaux singuliers, ourdissant des trames particulières dans la trop riche étoffe du monde.
L’ouverture d’un espace de communication, qui est rencontre et convenance, ne s’accompagne donc pas ici d’une nécessaire soumission individuelle et collective à l’arbitraire des signes : cette ouverture préalable à toute communication est le symbole même de l’appartenance de tous les êtres humains à l’Univers qui se propose en deçà et au-delà de leurs perceptions individuelles. Car l’être pensant d’abord ne perçoit pas l’univers ; c’est l’Univers qui en premier lieu s’adresse à l’être pensant.
Et là où il n’y a pas, dans l’esprit qui s’éveille, représentation de l’Univers en tant que monde de signifiants (au moins potentiels), il n’y a aucune communication proprement humaine. Bien plus, une collection d’images sensorielles qui ne seraient rien d’autre que ce qu’elles sont, qui ne seraient pas un monde d’êtres, mais un déploiement de données empiriques pures, serait définitivement et totalement privé de sens. Mais percevoir le monde est accueillir déjà l’univers en son cœur ; percevoir le monde est aller déjà au monde. Il n’y a pas de langage vraiment humain, il n’y a pas de langue du monde sans expressivité du perçu, sans expressivité de ce que l’homme perçoit de lui-même et du monde. Ainsi ce qui, dans les « langues des hommes », qui sont les « langues de troupeau », se trouve ravalé au rang d’accessoire anecdotique, contient le secret de toute communication, ou plus exactement le secret de son jaillissement primordial, de son ouverture préalable.
Ce qui distingue les langues des hommes (zée tarvinéξ tié mendècheξ) du langage de l’homme (zé tarvini ti mendèche), qui est notre langue du monde (iché tarviné té attanâ), n’est pas que, dans les premières, l’arbitraire du signe interdirait toute individuation de la signification ; ni que, dans la seconde, toute convention serait bannie. La différence vient de ce que, dans les premières, l’arbitraire investit le cœur des langues tandis que l’expressivité du langage se trouve ravalée au rang de qualité accessoire, enjolivement et fioriture ; et que, dans la seconde, l’expressivité de ce qui se dit constitue l’essence même du langage, définit le sens du discours, la convention décrivant seulement le cadre à l’intérieur duquel la communication déploie son individualité générique.
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zi tarviné té attanâ
kié né ani zé miruzé
zi tarviné té attanâ
né zé mazimiruzé
ti iéeξ zée tarvinéξ tié mendècheξ
zi tarviné té attanâ
kié né ani zé tarvizéné
zi tarviné té attanâ
né zi mirivuséï
ti iéeξ zée tarvinéξ tié mendècheξ
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ni litèske hédé médiné
zi rabri mendèchée té atêv
zi tarviné té attanâ
né zé tarvini tié mendècheξ
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La langue du monde
n’est pas le < texte >,
la langue du monde
est le < contexte >
de toutes les langues des hommes.
La langue du monde
n’est pas le signifié,
la langue du monde
est l’expressivité
de toutes les langues des hommes.
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Et parce qu’elle embrasse
la pensée humaine de l’être,
la langue du monde
est le langage des hommes.
Mettre l’arbitraire au cœur des significations, comme le font les « langues de troupeaux », ou accorder au contraire à l’expressivité des sens et de l’esprit un rôle prépondérant dans le développement de multiples métaphores-univers, ouvre la voie à deux manières radicalement différentes de communiquer ses pensées. Celles-ci, dans la langue (humaine) du monde, sont accessibles à tous les récipiendaires sans apprentissage spécifique et apportent immédiatement la preuve que l’unité de notre espèce s’enracine dans l’unicité de l’univers (qui pourtant contient toutes les contrariétés, engendre toutes les différences potentielles).
Le conformisme unanime des troupeaux, qui se fonde sur la négation différentielle des significations, nous induit au contraire à penser que, si nous sommes tous identiques au sein des masses parlantes auxquelles nous appartenons (sans qu’elles nous appartiennent), c’est parce que nous n’appartenons pas à l’univers de culture et de pensée de ceux que nous considérons, au sein de l’humanité, comme des étrangers, des caricatures, des monstruosités.
La langue du monde, parce qu’elle est le langage universel de l’homme, est au contraire capable de conduire tous ceux qui lui confient leur pensée, à la compréhension de l’être, tandis que les langues des hommes, lorsqu’elles se trouvent privées de toute expressivité, lorsqu’elles se trouvent confiées à des machines, introduisent à des procédures de calcul, des algorithmes logiques qui créent des mondes factices de la culture, fictions de la technique.
3
Le Codex espeniensis fait ainsi état, en ce qui concerne l’ensemble des langages et des langues, d’un double englobement qui se déploie sur trois niveaux de réalité, avec :
1°) Les langues des hommes (les langues de troupeaux) — qui peuvent se métamorphoser en langage de l’homme, le renversement se situant au niveau du rôle respectivement dévolu à l’arbitraire du signe et à l’expressivité de la parole.
2°) Ce langage de l’homme, unique au sein de l’humanité vivant sur Terre et sur Énantia[6], est extraordinairement diversifié dans les modalités de ses manifestations ; et il est l’une seulement des innombrables langues du monde qui existent certainement dans l’univers — chaque espèce extraterrestre pensante disposant, adaptée aux particularités de son corps et de son esprit, de sa propre « langue du monde ».
3°) Toutes les langues du monde sont, considérées dans leur totalité potentielle et actuelle, le langage de l’Univers. Selon ce que nous dit le Codex espeniensis, ce langage, absolument unique en son genre, est « la langue même de Dieu ».
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zé tarvini ti Iéttanâ né ubré
zé tarvini ti Iéttanâ ianiné
zée tarviniξ ti iéξ zée attanâξ
zi tarviné té attanâ né ubré
zi tarviné té attanâ ianiné
zée tarvinéξ ti iéξ zée mendècheξ
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Le langage de l’Univers est un ;
le langage de l’Univers enveloppe
les langages de tous les mondes.
La langue du monde est une ;
la langue du monde enveloppe
les langues de tous les hommes.
Cette structure gigogne peut être synthétisée par le tableau suivant :
Note. Les humanités 1, 2, 3…, sont les espèces pensantes qui, dans l’Univers, se sont développées, se développent ou se développeront dans des environnements variés et sur des planètes différentes des nôtres.
Nous avons vu ce que le Codex espeniensis dit des « langues [arbitraires] des hommes », et du « langage [expressif] de [notre] humanité ». Celui-ci serait, parmi une infinité d’autres une des « langues du monde » (qui nous sont pour la plupart inconnues et nous seraient sans doute pour la plupart incompréhensibles parce qu’inadaptées à notre constitution sensorielle). Nous en apprenons en revanche beaucoup moins en ce qui concerne la façon dont l’ensemble des « langues du monde » peuvent constituer le « langage de l’Univers ». Lorsqu’il aborde cette question, le Codex devient essentiellement apophatique — tout simplement parce que :
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zi ébrinié ti Iéttanâ
kié né ani zi rabri
ti mis mendèche
zi ébrinié ti Iéttanâ
kié né ani zi rabri
ti mis zaki
zi ébrinié ti Iéttanâ
kié né ani zi rabri
ti mis grani
zi ébrinié ti Iéttanâ
kié né zi rabri
ti kémis atêv toué Iéttanâ
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La pensée de l’Univers
n’est pas la pensée
d’un homme ;
la pensée de l’Univers
n’est pas la pensée
d’un animal ;
la pensée de l’Univers
n’est pas la pensée
d’un corps ;
la pensée de l’Univers
n’est la pensée
d’aucun être dans l’Univers.
On peut comprendre, et admettre que, si l’Univers pense, sa pensée n’a rien de commun avec celle des êtres qui, comme nous simples étants, jouissent d’une existence entièrement tributaire de leur environnement, non seulement matériel, mais aussi culturel, qui vivent en meurent immergés parmi une multitude d’autres étants, sans que ces vies et ces morts scellent le destin de l’Univers. Et on peut dire inversement que, si l’Univers ne pense pas, alors les espèces pensantes qui y apparaissent se trouvent plongées dans une réalité qui les dépasse absolument, qui n’a rien de commun avec elles.
Bien plus, lorsque nous nous disons que l’Univers pense ou qu’il ne pense pas, nous ne disons pas cela à l’Univers, ce n’est pas l’Univers qui nous apprend cela : nous nous le disons à notre seule pensée, n’ayant aucun moyen d’imaginer ce que peut être un Univers pensant, ou un Univers non pensant, qui demeurera quoi qu’il arrive inaccessible à toute visée anthropomorphe.
Nous pouvons espérer communiquer un jour avec quelques-unes des espèces pensantes disséminées dans la galaxie ; cela malheureusement ne changera rien à notre solitude relative dans l’Univers, car toutes les espèces pensantes extraterrestres (et extraénantiennes) se trouvent logées à la même enseigne que nous.
Et le fait que nous communiquions avec nos semblables (y compris certains de ceux qui habitent la planète Énantia) ne supprime pas notre état de déréliction collective, ne nous console pas de nous savoir abandonnés, s’il ne pense pas, dans un Univers indiciblement muet, dans un vide éternellement indifférent, ou de nous savoir confrontés, dans le cas contraire, à une pensée définitivement hors de portée, à un abîme radicalement incompréhensible.
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toué Iéttanâ firézi
zi ébrinié animiné –
tou sanâ ké rabri zakée
ni tou sanâ ké rabri mendéchée
Iéttanâ né bénié
mendéchée ni kémendéchée
obzi Iéttanâ né ébrinié
patrinèz zi ébrinié ti Iéttanâ
né misé ébrinié rudinézir kézakée –
patrinèz zi ébrinié ti Iéttanâ
né misé ébrinié rudinézir kémendéchée
obzi ine kétriné toué Iéttanâ
tubré firèzé atêv rabrinézé –
patrinèz zi ébrinié kié né
med zi bénié ébrinézée hédé touzé
kani kâ zâmèche
zi mazêté ké idé rès pové tou hédé
Page 9
Dans l’Univers certainement
la pensée existe —
en tant que pensée animale
et en tant que pensée humaine.
L’Univers est <matière>,
humaine et non-humaine.
Si l’Univers est pensée,
alors la pensée de l’Univers
est une pensée < radicalement ? > non-animale —
alors la pensée de l’Univers
est une pensée < radicalement ? > non-humaine.
Si au contraire dans l’Univers
seuls certains êtres pensent —
alors la pensée n’est,
pour la matière pensante elle-même,
rien qui vaille
la peine qu’on s’y arrête.
Mais, humainement motivée, la question demeure cependant : l’Univers pense-t-il ou ne pense-t-il pas ?
Le passage le plus énigmatique peut-être du Codex espeniensis — j’avoue ne pas le comprendre véritablement, et être en conséquence incapable de le traduire d’une manière qui me satisfasse pleinement — nous explique, de manière cataphatique cette fois, comment la pensée humaine est susceptible de parvenir à la certitude que l’Univers, outre qu’il englobe de toute évidence l’existence totale de la matière, est un être de pensée :
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uni kèdé rabri mis mendèche
machèd rabrinézé Iéttanâ ébrinézé
Iéttanâ né katâvé –
atrâtié med
zi rabri mendéchée
misé firézé iéttanée
Iéttanâ né bénièv –
atrâtié med
zi rabri mendéchée
misé firézé iéténévée
Iéttanâ né ébrinié –
atrâtié med
zi rabri mendéchée
misé firézé délée attubré
Page 18
Par quelle idée un homme
peut-il penser l’Univers pensant ?
L’Univers est vide –
voilà pour
la pensée humaine
une certitude universelle.
L’Univers est matériel –
voilà pour
la pensée humaine
une certitude omniprésente.
L’Univers est pensée –
voilà pour
la pensée humaine
une certitude < ? > seulement.
Dans ce passage, le mot décisif est, à la dernière ligne : délée, adjectif définissant quel genre de certitude l’homme peut acquérir en ce qui concerne le fait que l’Univers n’est pas seulement peuplé d’espèces d’êtres pensants (qui seraient alors par définition des êtres humains, quelle que soit par ailleurs la configuration de leurs corps), mais possède en tant que tel une pensée, inaccessible d’ailleurs à la pensée humaine. Ce terme malheureusement est un apax, dont le sens demeure obscur. La « certitude délée seulement », zi firézé délée attubré, s’oppose cependant à la firézé iéttanée, la « certitude universelle », et à la firézé iéténévée, la « certitude omniprésente » qui nous amène à penser que l’Univers est vide et que l’Univers est matériel ; — mais quelle conclusion pouvons-nous tirer de ce fait ? La seule chose que je me sente en mesure d’avancer à ce sujet est qu’il s’agit d’une certitude problématique, ou pour mieux dire d’une certitude non partagée (elle n’est pas « omniprésente »), d’une certitude confidentielle (elle n’est pas « universelle »).
Considérons maintenant le fait que, pour le Codex espeniensis, l’Univers pense ; nous pouvons alors comprendre pourquoi cet Univers est appelé Dieu : un Univers qui pense possède une unité ; et cette unité n’est pas l’unité d’un corps, n’est pas l’unité de la matière, mais l’unité de sa pensée. Un univers qui ne pense pas est en revanche un univers vide, un univers privé de toute unité, un univers réduit à la multiplicité des corps qui s’y déploient.
Page 15
Évéi né
zi ébrinié
ti Iéttanâ
Page 15
Dieu est
la pensée
de l’Univers
Le Codex espeniensis affirme d’ailleurs lui-même explicitement que l’Univers est matériel, que cette matière est omniprésente — mais que l’Univers n’est pas un corps. Et que l’Univers, s’il est bel et bien pensée, ne pense pas par idées, n’est pas une idée.
Ainsi, de même qu’il est légitime de nous demander ce qu’est la matière universelle, force nous est de convenir que le mystère est plus grand encore en ce qui concerne la pensée de l’Univers, la pensée universelle.
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ni obzi Iéttanâ kié triné ani
zée tarvinéξ tié mendècheξ
kié ané ani ké Iéttanâ né kitriné
kié ané ani ké Iéttanâ
né pitékê ti ébrinié
Iéttanâ triné iéeξ zée tarvinéξ té attanâ
Iéttanâ triné zé tarvini ti Évéi
Page 44
zé tarvini ti Iéttanâ
kié né ani zi tarviné tié mendècheξ
zé tarvini ti Iéttanâ
kié né ani zi tarviné té attanâ
kâ kié triné ani
iéeξ zée tarvinéξ té attanâ
kiéfinaïmir ani
zi tapié ti Iéttanâ
Page 45
zé tarvini ti Iéttanâ
né zi frolizéi ti palir
zé tarvini ti Iéttanâ
né zé priâni ti kavatéi
zé tarvini ti Iéttanâ
né zé hênévêréi tié atêv
Page 43
Et si l’Univers ne parle pas
les langues des hommes,
ce n’est pas que l’univers soit muet,
ce n’est pas que l’univers
soit privé de pensée.
L’Univers parle toutes les langues du monde ;
l’Univers parle le langage de Dieu.
Page 44
Le langage de l’Univers
n’est pas la langue des hommes ;
le langage de l’Univers
n’est pas la langue du monde.
Qui ne parle pas
toutes les langues du monde
ne humera pas
l’< apparition > de l’Univers.
Page 45
Le langage de l’Univers
est la < ? > du temps.
Le langage de l’Univers
est le flux du devenir.
Le langage de l’Univers
est le surgissement de l’être.
Remarque.
À la page 44 du Codex, le verbe finaïmé (ici au futur : finaïmir), signifie « sentir une odeur », comme en témoigne cette phrase transmise par Hélène Smith (c’est Astané qui s’adresse à elle) :
amès somé têsée misaïmé — ké dé surès pit châmi — izâ méta ii borêzé ti finaïmé,
« viens admirer ces fleurs — que tu crois sans parfum — mais pourtant si pleines de senteurs »,
texte 8, Des Indes, p. 206
Le complément d’objet direct de kié finaïmir ani : zi tapié (ti Iéttanâ), « le tapié (de l’Univers) », est quant à lui un substantif renvoyant au sens de la vue. Ainsi, dans le texte 32 :
bétinié tès tapié ni bée atev kavivé,
« regarde ce tapié et ses êtres étranges ».
Auditif 2 novembre 1898 (trad. 18 décembre).
— Hélène a la vision matinale d’un martien [Ramié] qui lui entoure la taille de son bras et de l’autre main lui montre, en lui disant ces paroles, un tableau étrange (tapié) renfermant des êtres extraordinaires.
Des Indes, p. 218
Curieusement, le mot tapié n’a pas été traduit par Hélène Smith/Esenale, et c’est Théodore Flournoy qui propose l’interprétation : « tableau ». Il se peut cependant que le sens du mot tapié soit plus large que celui de « tableau », et puisse englober l’idée de : « vision » (au sens de : « être l’objet d’une vision, recevoir une révélation »).
Il y a quoi qu’il en soit référence ici à une expérience de synesthésie, raison pour laquelle je propose de traduire : tapié, par : « apparition », un terme qui n’a rien à voir avec l’olfaction, et qui conserve la connotation d’étrangeté, d’énigme impliquée dans : « regarde ce tapié et ses êtres étranges ».
[Une autre particularité de ces deux lignes est qu’on y lit :
kiéfinaïmir ani
zi tapié ti Iéttanâ
nehumera pas
l’apparition de l’Univers
alors qu’on aurait dû avoir :
kié finaïmir ani
zi tapié ti Iéttanâ
Ces anomalies graphiques demeurent sans explication.]
La structure grammaticale (au moins partiellement) négative de l’ensemble du passage manifeste d’autre part une évidente réticence lorsqu’il s’agit de décrire les rapport unissant « le langage de l’univers » (zé tarvini ti Iéttanâ) et « les langues du monde » (zée tarvinéξ té attanâ)[7]. Il peut même sembler qu’il y a contradiction à affirmer simultanément :
Iéttanâ triné iéeξ zée tarvinéξ té attanâ
L’Univers parle toutes les langues du monde
Page 43
et :
zé tarvini ti Iéttanâ
kié né ani zi tarviné té attanâ
Le langage de l’Univers
n’est pas la langue du monde.
Page 44
Sans doute faut-il conclure de tout cela que :
a) « Le langage de l’Univers n’est pas la langue du monde » : — la langue du monde dont il est ici question est le langage de l’homme, cette parole expressive dont nous sommes seuls, nous les humains de la Terre et d’Énantia, tout à la fois les dépositaires et les récipiendaires.
b) Si « l’Univers parle toutes les langues du monde », — alors le langage de l’Univers est la langue de toutes les langues, la langue de tous les mondes, et il ne saurait être identifié à aucune d’elles, chaque langue du monde possédant des spécificités qui lui interdisent d’incarner à elle seule le langage de l’Univers.
c) Le langage de l’Univers est directement lié à l’apparition (tapié) du réel dans ses détermination les plus vastes, qui sont le « surgissement de l’être », le « flux du devenir », et la « frolizéi[8] du temps ».
d) Si un tel Univers pensant mérite de se voir attribuer le nom de Dieu, il n’y a certainement pas lieu de voir en ce Dieu un être immuable, éternel et tout puissant, sous prétexte qu’il jouit d’un mode d’existence différent de celui que partagent les autres existants, un mode d’être transcendant aux choses, aux êtres et aux mondes.
4
Abordons la question par l’autre bout. Partant de ce que nous dit le Codex espeniensis des langages expressifs (et en particulier du seul que nous connaissons aujourd’hui : le nôtre), voyons de quoi ce langage est capable, lorsqu’il s’adresse à « la pensée de l’Univers », qui est « la pensée de Dieu ».
Les langues arbitraires (zée tarvinéξ tié mendècheξ, les langues des hommes) séparent l’homme de l’univers, l’opposent à son environnement naturel, le murent dans des préoccupations « humaines, trop humaines » (mendéchée azouni mendéchée). Le langage de l’homme au contraire, qui est notre langue du monde, ouvre à ceux qui savent l’apprivoiser la possibilité de penser l’être du monde ; et ceux-là se trouvent dans la situation d’appréhender la nature authentique des choses, et de se rapprocher peut-être de la pensée de l’Univers (zi ébrinié tié Iéttanâ).
Cette pensée n’est pas l’idée de ceci ou de cela (zi rabri va ti dodé ti cidé), c’est-à-dire d’une chose ou bien d’une autre ; elle ne donne nullement lieu à la compréhension d’un concept de l’entendement ; elle ne correspond pas à la manipulation d’une abstraction zoomorphe ; elle ne crée aucun être de raison. Il s’agit en revanche, comme l’affirme le Codex, de la pensée même de Dieu. Or, en espénien comme en français, cette expression est ambiguë. Comparons en effet ce que nous trouvons à la page 15 du Codex :
Évéi né
zi ébrinié
ti Iéttanâ
Dieu est
la pensée
de l’Univers
avec ce que nous lisons page 10 :
térizié toué Iéttanâ
zé Éveiébrinié
machessédé niévé
Comment dans l’Univers
la pensée-Dieu
pourrait-elle être ?
Remarque 1. — Éveiébrinié est un mot composé de : Évei, « Dieu », et : ébrinié, « pensée », soit : « Dieu-pensée ». N’étant jamais accompagné d’un article, ce terme ne s’emploie qu’absolument.
Remarque 2. — Le verbe : niévé, dans : machessédé niévé, « pourrait-elle être », est sémantiquement étrange — ou particulièrement significatif : il unit des deux racines : *év, que l’on trouve, dans la conjugaison du verbe être, aux première et deuxième personnes du singulier de l’indicatif présent :
cé évé, « je suis »
dé évé, « tu es »
et : *ni, qui apparaît dans le participe passé :
nié, « été »
ainsi que (de manière défective) dans la troisième personne du singulier de l’indicatif présent :
hed/hédé né, « il/elle est ».[9]
Cette double racine ne figure par seulement dans l’infinitif :
être : niévé
mais aussi dans le participe présent :
étant : niévéné.
— Or la racine : *ev, a un sens proche du latin : *st-, qu’on trouve par exemple dans le verbe : stare, « se tenir debout », « se dresser », et qu’on retrouve (sous sa forme fréquentative : *st-t) dans le français : « station », « statue », « statut », « institution », « constitution », « constatation », « statistique » etc., etc. Hélène Smith nous dit ainsi (à cette occasion Astané, parlant par sa bouche, s’adresse à elle, Élise Müller) :
(Texte 6) ti iche cêné éspênié ni ti êzi atêv astané êzi érié vizé é vi…
De notre belle « Espénié » et de mon être Astané, mon âme descend à toi…
i kiché ten ti si ké di êvé dé étéche mêné izé bénézée
oh ! pourquoi près de moi ne te tiens tu toujours, amie enfin retrouvée !
Auditif 13 décembre 1896 (trad. même séance). Des Indes, pp. 205-206
L’espénien se sert de cette racine pour nommer la divinité : Évéi — terme qu’on pourrait rendre par : « je-me-tiens », « je-me-dresse », là où le Dieu de la Bible se donne à lui-même le nom de : « je-serai ».
— Et la racine : *ni, se retrouve de son côté dans la conjonction de coordination : ni, « et »[10], redoublée dans : nini, « nous ». On y perçoit ainsi clairement l’idée de composition, de relation unifiante, d’unité dans la pluralité.
— La combinaison des deux racines véhicule par conséquent l’idée de « se tenir ensemble », « rester unis ». Il ressort cependant du texte du Codex espeniensis que si Dieu, qui se confond avec l’Univers en tant que celui-ci pense, est un être qui « tient ensemble », c’est parce qu’il se pose lui-même en tant qu’unité, parce qu’il forme un tout, et non parce qu’il s’unirait à toutes (ou à certaines de ses) « créatures », parce qu’il « se tiendrait » parmi des hommes.
Il est intéressant par ailleurs de noter que les concepts philosophiques d’« être », de « néant » et de « devenir », ne recourent pas de façon exhaustive à l’une ou à l’autre, ou à une composition des trois racines qui entrent dans la conjugaison composite du verbe être. On a en effet, au départ :
zé atêv, l’être. Il est clair que la racine : *êv, est présente dans : atêv, mais cette constatation ne nous mène nulle part, car, pour autant que nous le sachions, le préfixe : at-, n’a en espénien aucune signification indépendante. Ainsi le rapprochement entre : Évéi, « Je-me-tiens », et : zé atêv, « l’être », ne nous dit nullement ce que l’être/atêv doit à sa première syllabe, ni ce que, pour l’être de Dieu, signifie la disparition de cette première syllabe.
Puis :
zé katêv, le néant, qui est zé k-at-êv, le « non-être », le « non-at-être » ou encore : « préfixe de la négation-at-être ».
zé kavatéi, le devenir, qui est zé kav-at-é-ï, soit « le fait d’être autre » (que soi-même), ou encore : le « autre-at-être-suffixe conceptualisateur ».
Presque aussi énigmatique à mes yeux est la signification du mot composé : Éveiébrinié, la « pensée-Dieu », ou plus précisément : « Dieu-pensée », ou : « Dieu-penser ». Ce terme, employé absolument parce qu’il se comporte lui aussi comme un nom propre, constitue par conséquent une sorte d’hypostase divine. Il est malheureusement impossible de décider si ce vocable s’adresse à ce que Dieu pense (de lui-même = de l’Univers et/ou des mondes), ou à l’idée (adéquate) de Dieu telle qu’elle est appréhendée par certains êtres — lui-même et/ou les êtres qui, s’émancipant des « langues des hommes » qui leur sont propres, mais éventuellement aussi de leur « langage de l’homme », de leur « langue du monde » particulière, seraient parvenus à une compréhension, ne serait-ce que partielle, ne serait-ce qu’incidente, ne serait-ce que métaphorique, du langage de l’Univers.
Mais il se trouve (malheureusement) qu’un homme, après avoir acquis la maîtrise de sa « langue du monde », ne peut véritablement dépasser celle-ci, ne peut véritablement employer la langue de Dieu (zi tarviné ti Évéi), dans laquelle la pensée de Dieu (zi ébrinié ti Évéi) se trouve, d’une manière ou d’une autre, enveloppée. Le Codex est à ce sujet sans aucune ambiguïté.
Page 83
kémis atev toué Iéttanâ
kié triné zi tarviné ti Évei
—
zi tarviné ti Évei
né zi tarviné pit tarvini
kémis atev toué Iéttanâ
kié triné zé tarvini ti Évei
—
zé tarvini ti Évei
né zé tarvini pit tarviné
Page 84
kémis atev toué Iéttanâ
kié rabrinézé zée ébriniéξ ti Évei
—
zée ébriniéξ ti Évei
oné tié ébriniéξ pit rabriξ
kémis atev toué Iéttanâ
kié ébrinié zi ébrinié ti Évei
—
zi ébrinié ti Évei
né zi ébrinié pit rabrinézéξ
Page 85
adi ké kémis mendèche
kié triné zi tarviné ti Évéi
zi hénéi té adzié
liteske hede né mazinée
é iéeξ zée attanâξ
liteske hédé né mazinée
é iéeξ zée atev
pové tou Évéi
Page 86
adi ké kémis mendèche
kié rabrinézé zée ébriniéξ ti Évéi
zi hénéi té adzié
liteske hédé né mazinée
é iéeξ zée attanâξ
liteske hedé né mazinée
é iéeξ zée atev
amé ti Évéi
Page 83
Aucun être dans l’Univers
ne parle la langue de Dieu ;
—
la langue de Dieu
est la langue sans langage.
Aucun être dans l’Univers
ne parle le langage de Dieu ;
—
le langage de Dieu
est le langage sans langue.
Page 84
Aucun être dans l’Univers
ne pense les pensées de Dieu ;
—
les pensées de Dieu
sont des pensées sans idées.
Aucun être dans l’Univers
ne pense la pensée de Dieu ;
—
la pensée de Dieu
est la pensée sans ratiocinations.
Page 85
Bien qu’aucun homme
ne parle la langue de Dieu,
la voie qui monte du bien
parce qu’elle est commune
à tous les mondes
parce qu’il est commune
à tous les êtres
repose en Dieu.
Page 86
Bien qu’aucun homme
ne pense les pensées de Dieu,
la voie qui monte du bien,
parce qu’elle est commune
à tous les mondes,
parce qu’elle est commune
à tous les êtres,
vient de Dieu.
Remarque 1. Une (légère) rupture de symétrie apparaît, dans le texte énantien du Codex espéniensis, entre les termes employés pour désigner ce qui, en Dieu, relève du langage et ce qui relève de l’esprit.
Comme c’est le cas pour les « langues des hommes » et le « langage de l’homme », le Codex distingue en effet (bien que pour mieux en brouiller les cartes) : zi tarviné ti Évéi, « la langue de Dieu », et : zé tarvini ti Évéi, « le langage de Dieu » :
La langue de Dieu
est la langue sans langage
Le langage de Dieu
est le langage sans langue
On lit en revanche immédiatement après :
Les pensées de Dieu
sont des pensées sans idées
La pensée de Dieu
est la pensée sans ratiocinations
et non :
Les pensées de Dieu
sont des pensées sans idées
Les idées de Dieu
sont des idées sans pensée
Dans le domaine de la parole, il y a symétrie, en Dieu, entre le langage et la langue. Et d’une manière classiquement apophatique, nous apprenons que la langue de Dieu n’est pas un langage (accessible de quelque façon que ce soit aux êtres loquaces autres que lui), et que le langage de Dieu n’est pas une langue (car elle ne peut être parlée, au sens ordinaire que l’on donne au mot : « parole »).
Dans le domaine de la pensée, la distinction est au départ entre les « idées » des choses (rabriξ) et la « pensée » (ébrinié[11]). Mais, et c’est quelque chose de nouveau, le Codex introduit une différence, entre zée rabriξ, « les idées », et : zée rabrinézéξ, « les ratiocinations ».
Remarque 2. Il semble que l’énantien ne connaisse pas le verbe *rabrié, hypothétiquement formé à partir de : zi rabri, « l’idée (de ceci ou de cela, l’idée d’une chose matérielle distincte) », et qu’il ait recours au verbe : rabrinézé, « penser par idées ». De cette manière, le substantif : rabrinézé, dérivé de ce verbe lui-même dérivé, signifie, non pas simplement : « une idée », mais : « une pensée qui se base sur des idées », « une pensée qui se sert d’idées ». Et l’apparente étrangeté de ce terme vient du fait qu’il ne nous est pas facile d’imaginer ce que pourrait être « une pensée qui ne se sert pas d’idées (qui ne recourt à aucune représentation psychique) ».
De là le choix de traduire, faute de mieux : rabrinézé, par : « ratiocination ». Toute ratiocination suppose l’intervention d’idées, et qui plus est d’idées « creuses » — ce qui m’a permis de conserver la connotation péjorative de tous les mots appartenant à la famille dépendant de : « rabri », par rapport à la famille liée à : « ébrinié », — connotation analogue à celle qui oppose, dans le domaine de la parole, les mots liés à : zi tarviné, « la langue », par rapport à la famille de mots liée à : zé tarvini, « le langage ». Il n’en reste pas moins que, lorsque le contexte le permet, la traduction de rabrinézé, par : « pensée à l’aide d’idées », est plus précise.
5
Mais si l’homme n’a jamais, de quelque façon que ce soit, accès aux « paroles de Dieu », aux « pensées de Dieu », comment se fait-il que, dans le Codex espeniensis, la ratiocination sur Dieu soit (dans sa dérobade même) si détaillée et si prolixe ? En réalité, ce qu’on trouve à cette occasion explicité, ce n’est pas Éveiébrinié, Dieu-pensée « telle qu’en elle-même », ce n’est pas le contenu de ses paroles divines ou le récit de ses actes divins, mais une sorte de compte-rendu de la manière anthropomorphique, donc inadéquate, dont l’homme se rapporte à ce qui, dans l’élément divin, lui est accessible, j’ai nommé l’Univers.
La dualité d’attitude et de comportement qui rend problématique son rapport à la pensée et au langage, se retrouve alors bien entendu dans la conception que l’homme se fait de l’Univers.
— Ou bien pour lui l’univers n’est rien d’autre que la collection des êtres matériels plongés l’espace-temps (ou, c’est tout comme, dans le pluricosmos). Alors l’univers n’a pas d’existence véritable, son seul élément unificateur étant le vide, c’est-à-dire, étymologiquement parlant, le « néant » ; alors la matière et la pensée ne sont que des concepts zoomorphes, des abstractions sans contrepartie nouménale ; alors seuls existent dans le monde des corps épars et des esprits orphelins ; alors Dieu, non parce qu’il serait un esprit sans corps, mais parce qu’il est l’« Esprit sans pensées », la « Pensée sans esprit », est une pensée qui ne pense pas, une contradiction dans les termes.
— Ou bien l’Univers a une unité, et possède une cohérence. Alors son « liant » n’est pas seulement le vide, n’a rien à voir avec le néant. Alors, au tréfonds des corps singuliers, dans la texture même du vide, se trouve véritablement la matière universelle, et cette matière première, cette matière primordiale est non seulement une et la même en tous les corps, en toutes les ondes, en toutes les particules, mais produit des effets en tous les points de l’espace-temps — l’un de ces effets permettant à des êtres et à des mondes matériellement non superposables d’entrer, sous certaines conditions indissociablement physiques et psychiques, en communication les uns avec les autres ; alors la source vive de chaque esprit singulier se trouve dans la Pensée universelle, — et cette Pensée, une et la même en tous les esprits humains, manifeste sa présence là où règne la concorde ; alors cette Pensée produit des effets à l’échelle de l’univers, permettant à des esprits totalement différents, à des esprits totalement étrangers les uns aux autres, de frayer des voies de communication inouïes, d’échanger des pensées qui, sans cela, n’auraient jamais pu venir à l’existence.
Ainsi, selon qu’il considère les corps et les esprits de ses semblables comme radicalement indépendants les uns des autres, ou au contraire comme faisant partie d’un seul et même Univers qui les fait être, et à chaque instant nourrit leurs destinées particulières, l’être humain :
— ou bien se tournant vers les seules idées des choses, se laisse enfermer dans des systèmes de signes arbitraires qui, sans révéler leur être, lui permettent seulement de les désigner pour mieux tenter de les maîtriser ; désormais prisonnier des « signe de la contrainte », il court, nous dit le Codex espeniensis, à son propre néant ;
— ou bien, après avoir découvert qu’il est non pas une monade, non pas un homme, non pas même un citoyen du monde, mais un accent indissociablement uni à la symphonie universelle, parvient à exprimer, par l’esprit et par la voix, son appartenance à l’Un qui spontanément module son identité.
Or ce chant, pour celui-là même qui s’en fait l’interprète, est une énigme insondable.
Lorsqu’il pense l’Univers, l’homme ne s’adresse pas véritablement à Lui, et l’Univers ne se propose pas immédiatement à lui. Si la pensée de l’Univers s’est emparée de lui, c’est parce qu’il s’est fait, mystérieusement, l’écho de ce qu’il ne pourra jamais ni voir ni entendre ; c’est parce qu’il tressaille d’un souffle qu’il ne pourra jamais ni exhaler ni éteindre
Et lorsqu’il pense (la) Dieu-pensée, l’homme ne s’adresse pas véritablement à Elle, qui n’a ni esprit ni oreille pour entendre sa prière. Si Dieu-pensée, qu’il ne peut ni imaginer ni concevoir, abandonne en lui un reflet, c’est qu’il s’est fait, mystérieusement l’ombre de ce qu’il ne pourra jamais ni appréhender ni concevoir, et dont la source à jamais demeurera hors de portée.
Pour chaque homme et pour chaque monde, s’ouvrent ainsi deux voies, que le Codex espeniensis appelle respectivement : zi viséï te azanié, « la voie qui descend du mal », et : zi hénéï té adzié, « la voie qui monte du bien ».
Page 72
zi viséi té azanié
né zé tranéi ti zi mâniviréi
zi viséi té azanié
né zé tranéi ti zi umêzétubréi
zi viséi té azanié
né med etché mendèche
zé tranéi ti zi érédutéi
zi hénéi té adzié
né zé tranéi ti zi bouazéi
zi hénéi té adzié
né zé tranéi ti zi maziniéi
zi hénéi té adzié
né med etché mendèche
zé tranéi ti Iéttanâ
Page 72
La voie qui descend du mal
est la voie de la multiplicité ;
la voie qui descend du mal
est la voie de la séparation ;
la voie qui descend du mal
est pour chaque homme
la voie de la solitude.
La voie qui monte du bien
est la voie de la solidarité ;
la voie qui monte du bien
est la voie de la communauté ;
la voie qui monte du bien
est pour tous les hommes
la voie de l’Univers.
Si « la voie du bien » est « la voie qui monte », c’est parce qu’elle est la voie de la solidarité, la voie de la communauté, et par conséquent la voie du cosmopolitisme, la voie de la « cosmothéologie ». Et à cette voie de l’être, qui est l’accomplissement de l’Univers, s’oppose, non la voie du néant mais, pour celui qui décide de l’emprunter, la voie seulement de son propre néant.
Page 79
litèske hedé né évêne é étchi
zi viséi te azanié
ladié zé mendèche
é bi évên katev
litèske med ié mendèche
hêdé né misé ni touzée
zi hénéi té adzié
ladié zé mendèche
é zi vizévêr tié messtriziξ
é zi vizévêr ti Iéttanâ
é zi vizévêr té atev
Page 79
Parce qu’elle est propre à chacun,
la voie qui descend du mal
conduit l’homme
à son propre néant.
Parce que pour tout homme
elle est une et même,
la voie qui monte du bien
conduit l’homme
à l’accomplissement des dimensions,
à l’accomplissement de l’Univers,
à l’accomplissement de l’être.
C’est pourquoi la première de ces voies « mène à Dieu », c’est pourquoi la première de ces voies « repose en Dieu ». Et c’est pourquoi la démarche qui apaise et unit, l’acte qui crée la solidarité, devancent et dépassent, lorsque la pensée défaille, toutes les paroles humaines.
Dieu n’est pas l’Univers, mais la pensée de l’Univers. Que Dieu puisse être l’Univers sans être l’Univers, voilà l’abîme qui fait de Dieu et de l’Univers, de l’Univers et de Dieu, une énigme insondable. Voilà pourquoi la pensée de Dieu, qui est la pensée de l’Univers, n’est pas la pensée d’une idée, n’est pas la pensée d’une chose, n’est pas la pensée d’un être, — mais, pour nous les hommes, la pensée d’une voie, la pensée d’une attitude, la pensée d’une destinée.
[1]. Le Codex parle parfois de « la » langue du monde (zi tarviné té attanâ), et parfois « des » langues du monde (zée tarvinéξ té attanâ). Il y a en réalité, pour chaque humanité, une seule « langue du monde », liée à la structure de son organisme et à la configuration de sa pensée ; et autant de « langues du monde » que d’humanités différentes disséminées dans l’Univers.
[2]. kavatéï – le « devenir », est formé par agglutination des deux mots : k-avé (« autre »), et : atêv (« être », « chose »), suivis du suffixe conceptualisateur : -ï. Ce mot désigne par conséquent la propriété, pour un être, de se faire autre (de « s’altérer »). Il fait de plus partie de la constellation philosophique où l’on trouve : k-atêv, le « néant », k-atav, le « vide », etc.
[3]. La famille des mots commençant par : miri- (terme dont le sens est incertain) est particulièrement fournie. On y trouve :
— mirivé – « tracer »
— mirivéï – « le trait »
— mirivuzé – « expression, expressif »
— mirivuséï – « expressivité »
mais aussi :
— miruzé – « texte », qui, comme mirivusé et mirivuséï, agglutine : mirivé, « tracer », et : uzé, « dire »
et :
— miritrizi – « mouvement », qui de son côté combine : mirivé, « tracer », et : trizi, « l’endroit », « le lieu ». Ainsi, dans le concept de mouvement, l’idée de « trajectoire », liée à la calligraphie, fait office de schème directeur.
[4]. Selon la théorie linguistique de la valeur, le rapport de signification, dans les langues arbitraires, n’existe pas à titre isolé (et positif), mais ne trouve de détermination particulière que négativement, par différence avec toutes les autres significations de la langue. Dans les langues (humaines) du monde au contraire, un rapport d’analogie positive s’établit entre signifiants et signifiés individuels. Mais cela ne signifie pas que, dans de telles langues, chaque signifiant signifie tout ce avec quoi il peut en général, de près ou de loin, directement ou indirectement entretenir un rapport d’association. La nature de l’analogie (ou de la métaphore) permettant de transformer le datum empirique en symbole signifiant déterminé suppose qu’un accord préalable (une convention) s’établisse entre les différents utilisateurs de cette forme de langage.
[5]. Car ne recourant à aucun signifiant, à aucune représentation sensible.
[6]. Unité qui n’empêche nullement qu’apparaisse, selon les occasions, les besoins et les désirs des locuteurs particuliers, un nombre quasiment infini de variantes en ce qui concerne la nature des signifiants ainsi que les métaphores susceptibles de se développer à partir d’eux, en sorte que cette langue enveloppe autant de « dialectes », apparentés et/ou discordants, qu’on voudra et qu’on pourra l’imaginer.
[7]. Notons cependant l’existence des deux mots : attanâ/Iéttanâ, le second étant formé à partir de ié- et attanâ, littéralement : « tout-monde », et employé avec une majuscule dans le sens d’« Univers ». Je n’ai pas trouvé comment conserver en français cette filiation particulièrement significative.
[8]. Comme l’adjectif délée, le substantif frolitzéï est, dans le corpus des textes espéniens aujourd’hui à notre disposition, un apax. Le contexte de son apparition nous indique qu’on doit le mettre en rapport avec les termes : zé priâni (ti kavatéi), « le surgissement (de l’être), et : zé hênévêréi tié atêv, « le flux (du devenir) ». frolitzéï est d’autre part un concept général, car il se termine par le suffixe –ï. Il désigne donc sans doute une certaine forme de mouvement, qui n’est ni exactement un surgissement, ni exactement un flux.
[9]. Les trois personnes du pluriel de l’indicatif présent sont calquées sur celles du singulier, avec apparition de la voyelle o initiale :
cé évé, « je suis » — nini ové, « nous sommes »
dé évé, « tu es » — sini ové, « vous êtes »
hed/hédé né, « il/elle est » — hed/hédé oné, « ils/elles sont ».
[10]. Il n’est pas rare que l’espénien (en particulier celui d’Hélène Smith) use d’homonymes là où le français fait de même. On a ainsi : é, « à », comme dans : êzi érié vizé é vi, « mon âme descend à toi », et aussi : é, « a », comme dans : hed é, « il a ».
Il en va de même, mutatis mutadis, pour : vi ni si, « toi et moi », et : ni-é, « été », un participe passé composé de ni et du suffixe « verbalisant » : -é. (Voir par exemple à ce sujet la conjugaison du verbe : amé, « venir », où l’on trouve : am-é, « venir » et « venu » ; am-é-ir, « viendras » ; am-ès, « viens » (impératif) ; am-i, (il) va.
[11]. Le mot espénien : ébrinié, est en même temps le verbe : « penser », et le substantif : « pensée », tandis qu’ébriniéï est le substantif conceptuel désignant la « pensée », en tant que « faculté en général ».

























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