Entrelacs

 

 

 

Harald Langstrøm

 

 

 

3-1

 

 

 

L’Espénien syntaxique, dont la compréhension nous est relativement aisée (parce que sa grammaire demeure étroitement apparentée à celle du français — ou de ce que le linguiste Benjamin Whorf appelait jadis le Standard Average European (SAE), l’européen standard moyen), apparaît dans les textes en transcript 2 et 3 du manuscrit LaraDansil, ainsi que, plus largement, sous la plume d’Hélène Smith et dans l’ensemble des œuvres que l’on peut d’une façon ou d’une autre rattacher à S-21. Les textes en transcript 1 du manuscrit en revanche, dont la structure grammaticale est assez différente (bien qu’elle ait quasiment le même lexique), sont d’un abord plus déroutant dans la mesure où l’enchâssement et la parataxe y jouent un rôle déterminant.

Il est possible, il est vrai, de considérer l’enchâssement comme un forme particulière de parataxe — cette dernière se définissant alors comme une opération tout à fait générale permettant de composer une phrase, ou une proposition, ou un simple groupe verbal, par juxtaposition de divers éléments lexicaux. Je réserverai cependant ici le terme de parataxe aux seules juxtapositions dont les éléments placés côte à côte ne sont en rien subordonnés les uns aux autres, et dont les rapports de signification ne sont explicités par aucun mot de liaison. Il sera possible de distinguer alors enchâssement et parataxe, cette dernière constituant le degré 0 de la juxtaposition ; et l’opération de parataxe se transformera en agglutination par fusion progressive de ses éléments, et en enchâssement par hiérarchisation ou spécification de leurs rapports grammaticaux.

Dans toute opération d’enchâssement, apparaît une distinction hiérarchique entre instance enchâssante et instance enchâssée, la seconde étant subordonnée à la première, en sorte que cette opération peut être représentée par un système de parenthèses, qui le cas échéant s’emboîtent les unes à l’intérieur des autres. [On a parfois recours aussi à des notes en bas de page, à des tirets, à des virgules encadrantes (bien que dans la prosodie classique les tirets et les virgules remplissent concurremment d’autres fonctions), l’avantage de la parenthèse étant qu’on peut, en cas d’emboîtements gigognes, indiquer à quel degré d’incise on est parvenu, comme le fait par exemple Raymond Roussel dans ses Nouvelles impressions d’Afrique :

Raymond Roussel - Nouvelles Impressions d'Afrique, 1932, p. 225

Raymond Roussel, Nouvelles impressions d’Afrique, 1932, p. 225 

On trouve ainsi, dans cette page choisie au hasard, et en l’espace de 22 alexandrins : une note en bas de page ; dans le texte principal, une parenthèse emboîtée de cinquième rang, une incise entre tirets cadratins, plusieurs incises entre virgules ; et dans la note, une parenthèse simple.]

On distingue en outre, dans l’emboîtement simple, trois composantes : la proposition enchâssante ; la proposition enchâssée ; l’élément qui gouverne l’apparition de la parenthèse — le plus souvent un groupe verbal, parfois un mot, et même, dans quelques cas, la proposition enchâssante tout entière.

Ainsi, dans la note de bas de page ci-dessus :

Si le mérite humain exclut la modestie
Autant que le lundi l’ardeur des travailleurs
(On se fait aux loisirs ; l’âme et le cœur ailleurs,
Sombre est le lycéen quand il rentre en octobre ;),
Que, chez le criminel, la démence l’opprobre,
Qu’un hiver peu neigeux la cherté du gros sel,
L’orgueil, pourtant, n’est pas un vice universel ;

la proposition enchâssante occupe (2 + 3), soit 5 vers, tandis que la proposition enchâssée (qui quant à elle occupe 2 vers) dépend du seul deuxième vers : « autant que le lundi l’ardeur des travailleurs », — sachant que le rapport unissant l’élément enchâssant et la proposition enchâssée n’est ni absolument limpide, ni explicitement développé : Le lycéen est-il un travailleur ? La semaine de travail est-elle l’analogue d’une année scolaire ? Sans doute ne doit-on voir, dans cette association d’idées menant du travailleur au lycéen, qu’un enchaînement contingent[1].

Les textes en transcript 1 du manuscrit LaraDansil semblent privilégier une forme particulière d’enchâssement, que j’appellerai ici, faute de mieux, l’embrassement. Et comme on ne trouve, dans cette forme particulière d’écriture, aucun signe prosodique correspondant à la parenthèse (ouvrante et fermante)[2], il est nécessaire de remplacer celle-ci par des « mots ordinaires » qui, outre leur sens propre, prennent en charge la signification syntaxique d’un embrassement, cet effet supposant la réplication « en miroir » d’une même ou de plusieurs « chevilles » emboîtées les unes dans les autres et qui, par leur sens, se renvoient l’une à l’autre.

Ainsi, les versets n° 4, 5 et 6 du texte n° 61, chapitre 9, nous disent :

*MEME TERRE venu partageant CHAIR MEME pourtant CHAQUE MONDE va à DESTIN CHAQUE
*MEME homme demeure POURTANT
*TOUS nous homme MEME

soit :

1°)

MÊME                                                       MÊME
TERRE                             CHAIR
venu partageant

2°)

CHAQUE                                       CHAQUE
MONDE          DESTIN
va à

3°)

MÊME                                                                    MÊME
homme                                        homme
demeure |TOUS nous

Ou encore :

Venu de la même terre | partageant la même chair
Pourtant
Chaque monde va | à chaque destin
Pourtant
Même homme demeure, nous (sommes) tous même homme.

 Il s’agit du destin réservé à Mickael Fitzhubert après son dédoublement survenu, à en croire le manuscrit LaraDansil, « à la fourche des temps ».

Les « jumeaux » sont originaires de la même terre, partagent la même chair ;
pourtant, sur leurs deux mondes (ils) vont à la rencontre de deux destins (différents) ;
pourtant, (ils) demeurent le même homme, (car) nous (sommes) tous un (seul et) même homme.

Ce système de subordination par embrassement se superpose aux relations parataxiques (bien qu’inégales, et donc elles aussi hiérarchiques) que développent les deux flux de discours, majuscule et minuscule, caractéristiques de tous les textes en transcript 1.

Les limites des embrassements sont ici marquées par la répétition des termes identiques, tels : MÊME, CHAQUE, homme. Mais comme la structure de ces versets se conforme de plus à une évidente symétrie interne, deux couples de substantifs, en raison de la place qu’il occupent dans la phrase, jouent un rôle semblable : TERRE / CHAIR et MONDE / DESTIN.

Dans ce type d’enchâssement le terme directeur (incarné par la balise), parce qu’il est hiérarchiquement d’un rang supérieur à la proposition enchâssée dont il provoque l’apparition, appartient parfois au flux majuscule, et l’élément enchâssé, au flux minuscule[3]. Mais il ne s’agit pas là d’une condition rigoureuse, ce type d’enchâssement impliquant plutôt l’apparition d’une structure linguistique où les relations de dépendance et de subordination entre propositions enchâssantes et propositions enchâssées sont d’ores et déjà signalées par ces mots/parenthèses.

 

 

2-1

 

 

L’enchâssement/embrassement tel que le pratique le transcript 1, entretient des rapports de similitude avec le langage ultra-martien que nous décrit Théodore Flournoy dans Des Indes à la Planète Mars, et : Nouvelles Observations sur un cas de Somnambulisme avec Glossolalie. Voici le premier échantillon que nous en livre Hélène Smith :

« (33) BAK SANAK TOP ANOK SIK
sirima nêbé viniâ-ti-mis-métiche ivré toué
rameau vert (nom de un homme) sacré dans

ÉTIP VANE SANIM BATAM ISSEM TANAK
viniâ-ti-misé-bigâ azâni maprinié imizi kramâ ziné
(nom de une enfant) mal entré sous panier bleu

VANEM SÉBIM MAZAK TATAK SAKAM
viniâ-ti-mis-zaki datrinié tuzé vâmé gâmié
(nom de un animal) caché malade triste pleure

Auditif pour le texte non martien (voir chapitre suivant), qu’Hélène a entendu prononcer le 2 novembre par les êtres étranges du tableau de la vision précédente. Vocal pour la traduction martienne de ce texte, laquelle a été donnée par Astané (incarné en Hélène, et parlant par sa bouche la langue inconnue, suivie pour chaque mot de son équivalent martien) dans la séance du 18 décembre 1898. Aussitôt après, Astané a cédé la place à Esenale qui, à son tour, a répété la phrase martienne en la traduisant mot à mot en français selon le procédé habituel. »

Des Indes…, pp. 218-219

« Les hommes, avec torse et bras nus, n’avaient pour tout vêtement qu’une sorte de jupe arrêtée à la taille et soutenue aux épaules par des bandes ou bretelles larges et d’apparence forte. Leur tête était complètement rasée, courte, n’ayant guère que 10 ou 12 centimètres de hauteur sur environ 20 de largeur. Les yeux très petits, la bouche immense, le nez comme une fève, tout était si différent de nous que j’aurais presque cru voir un animal plutôt qu’un homme, s’il n’était tout à coup sorti des paroles de la bouche de l’un d’eux, lesquelles je pus — je ne sais trop comment — heureusement noter. C’était une langue inconnue de moi, toute par soubresauts : bak sanak top anok sik étip vané sanim batam issem tanak vanem sébim mazak tatak sakam.

« Dans la scène de traduction, Hélène incarnant Astané répéta cette phrase d’une façon excessivement rapide et saccadée. Toutes les voyelles sont brèves et à peine articulées, tandis que les consonnes initiales ou finales b, k, t, p sont précédées d’un court silence et explosent violemment, ce qui donne à l’ensemble un caractère haché et sautillant. »

Des Indes…, pp. 251-252

« Le naïf philologue subliminal de Mlle Smith a été frappé de mes remarques sur l’ordre identique des mots en martien et en français, et a voulu échapper à ce défaut dans son nouvel essai de langue inédite. Mais ne sachant pas au juste en quoi consistent la syntaxe et la construction, il n’a rien trouvé de mieux que de substituer le chaos à l’arrangement naturel des termes dans sa pensée, et de brouiller les mots de sa phrase, en en supprimant même peut-être quelques-uns, de façon à dépister la critique la plus sévère et à fabriquer un idiome qui n’ait décidément plus rien de commun sur ce point avec le français. C’est bien ici que le plus beau désordre est un effet de l’art. Il a du reste réussi, car, même avec la double traduction martienne et française du texte 33, il est impossible de savoir exactement de quoi il s’agit. C’est peut-être la petite fille Étip qui est triste et qui pleure parce que l’homme Top a fait mal à l’animal Sacré Vanem (qui s’était caché, malade, sous des rameaux verts) en voulant le faire entrer dans un panier bleu. À moins que ce ne soit le rameau, l’homme, ou le panier, qui soit sacré, l’enfant malade, etc. Le rameau vert détonne dans un monde où, d’après la vision d’Hélène, il n’y a ni arbres ni verdure ; mais Ésénale n’a pas spécifié s’il s’agit de vert ou ver, vers, etc. ; ni si caché et entré sont des participes ou des infinitifs. – Je laisse ce rébus au lecteur. »

Des Indes…, pp. 253-254

L’interprétation proposée par Théodore Flournoy (et à laquelle il ne croit pas lui-même), implique l’enchâssement :

ÉTIP triste pleure [parce que] TOP (faire) mal entrer dans panier bleu [animal] sacré VANEM caché malade sous rameau vert

soit, dans l’ordre des mots proférés par Hélène Smith

rameau vert TOP sacré dans ÉTIP mal entrer sous panier bleu VANEM caché malade triste pleure

BAK SANAK TOP ANOK SIK ÉTIP VANE SANIM BATAM ISSEM TANAK VANEM SÉBIM MAZAK TATAK SAKAM

Il y a ainsi, dans ce texte, trois « propositions », que caractérise la présence d’un nom propre (VANEM, l’animal ; ÉTIP, la petite fille ; TOP, l’homme), avec la répartition :

BAK

SANAK

TOP

ANOK

SIK

ÉTIP

VANE

SANIM

BATAM

ISSEM

TANAK

VANEM

SÉBIM

MAZAK

TATAK

SAKAM

soit:

rameau

vert

TOP

sacré

dans

ÉTIP

mal

entrer

sous

panier

bleu

VANEM

caché

malade

triste

pleure

Dans ces tableaux, la disposition des mots ultra-martiens correspond à une lecture allant de gauche à droite et de haut en bas, sans tenir compte des blancs. Et il est nécessaire que l’auditeur, par-delà cette succession chronologique, établisse deux types de liens mentaux de nature transversale : entre chacune des propositions d’une part — leurs liens d’enchâssement étant principalement déposés dans les trois noms propres ; au sein de chaque proposition considérée isolément d’autre part.

Le premier type de lien, de type hiérarchique, correspond à l’ordre des colonnes — dont l’esprit reconstitue la hiérarchie en allant de droite à gauche, alors que, tout à l’inverse, la lecture se fait de gauche à droite : La petite fille pleure parce que l’homme a fait du mal à l’animal malade.

Le second est beaucoup plus ouvert, et sa compréhension nécessite une approche sémantique autant que grammaticale, son déploiement n’étant ni linguistiquement spécifié ni conforme au nôtre. Il s’agit par exemple pour nous de transformer chronologie linéaire de la première colonne : « rameau vert sacré sous VANEM caché malade », en : « VANEM malade caché sous rameau vert sacré », et, celle de la seconde : « TOP dans mal entrer panier bleu », en : « mal entrer TOP dans panier bleu ».

Et l’on obtient pour finir une sorte de tresse faisant se succéder des fragments inégaux issus des trois propositions :

P1

P2

P1

P2

P3

P2

P1

P2

P1

P3

L’appréhension du sens d’une phrase ultra-martienne est ainsi liée à un certain type d’activité mentale, qui accompagne la lecture (réelle lorsqu’il s’agit d’inscriptions ultra-martiennes gravées sur pierre en colonnes verticales, intérieure lorsqu’il s’agit de phrases parlées sans accompagnement de textes écrits), et suppose la représentation, implicite peut-être chez les locuteurs entraînés, de tels « tableaux d’hiéroglyphes ». Or ceux-ci contiennent deux types de traits : à leur structure intrinsèque, ou structure « nue », Hélène Smith adjoint des « zigzags » qui, contrairement à ce que croit Théodore Flournoy, ne sont pas de simples fioritures, mais indiquent comment les hiéroglyphes d’un même tableau sont secrètement liés les uns aux autres.

 

Hieroglyphe ultramartien nu et habille

Hélène Smith — Hiéroglyphe ultramartien signifiant : « repentir ». Structure nue et points d’ancrage des signes de relation syntaxiques

 

Mais ma tentative de reconstitution ci-dessus demeure nécessairement sujette à caution. Hélène Smith ne nous en a donné que sa version orale, et rien ne me permet d’imaginer quels hiéroglyphes correspondent à des mots tels que :

BAK, SANAK, ANOK, SIK…, etc.

car, contrairement à ce que prétend Flournoy, qui tient à y voir des idéogrammes, il s’agit là d’une écriture purement conventionnelle. Nous ne saurons donc jamais quel « zigzags » auraient, dans le tableau de leurs hiéroglyphes ultra-martiens, permis de spécifier la nature des enchâssements mis en œuvre[4]. Et dans la version auditive que nous en donne Flournoy, ces « signes de relation » ont été semblablement supprimés. Il y a en effet tout lieu de croire que, dans la langue ultra-martienne parlée, les « zigzags » habillant les hiéroglyphes nus correspondent à différentes, et spectaculaires, intonations de la voix : « Hélène incarnant Astané répéta cette phrase d’une façon excessivement rapide et saccadée. Toutes les voyelles sont brèves et à peine articulées, tandis que les consonnes initiales ou finales b, k, t, p sont précédées d’un court silence et explosent violemment, ce qui donne à l’ensemble un caractère haché et sautillant. » (Des Indes, p. 252).

En l’état actuel des choses, il est donc impossible, comme le dit Flournoy, de décider si c’est « le rameau, l’homme ou le panier », qui est « sacré », si c’est « l’enfant » qui est « malade », etc.

Voici cependant, à titre anecdotique, une autre façon, aussi hypothétique que la précédente, de confectionner un « tableau hiéroglyphique » rendant compte de la nature enchâssée de cette phrase.

BAK

SANAK

TOP

ANOK

SIK

ÉTIP

VANE

SANIM

BATAM

ISSEM

TANAK

VANEM

SÉBIM

MAZAK

TATAK

SAKAM

soit:

rameau

vert

TOP

sacré

dans

ÉTIP

mal

entré

sous

panier

bleu

VANEM

caché

malade

triste

pleure

Avec le même flux linéaire :

BAK SANAK TOP ANOK SIK ÉTIP VANE SANIM BATAM ISSEM TANAK VANEM SÉBIM MAZAK TATAK SAKAM

rameau vert TOP sacré dans ÉTIP mal entré sous panier bleu VANEM caché malade triste pleure

on aurait, selon cette nouvelle interprétation :

ÉTIP malade (a) mal (alors que) TOP (est) entré sous (les) rameau(x) vert(s) sacré(s) — (c’est pourquoi) VANEM caché dans (le) panier bleu triste pleure

[la petite fille malade est seule parce que son père est allé participer à un rite religieux, aussi son animal familier pleure-t-il dans son panier].

On l’aura compris, cette reconstruction souffre des mêmes limitations que la précédente : des aventures de TOP, ÉTIP et VANEM, nous ne connaissons que ce que nous révèle la version orale du récit telle que nous la transmet Théodore Flournoy, version privée de toute sa prosodie originale.

 

 

1

 

 

           À tout cela s’ajoute le fait que les textes en transcript 1 font coexister, par parataxe extérieure et agglutination intérieure, deux flux de discours concomitants — une circonstance que ne connaissent pas les enchâssements propres aux phrases ultramartiennes. En transcript 1, les embrassements, je l’ai dit, sont balisés par des mots de relation qui, se répétant (le plus souvent au sein du flux majuscule en tant que signaux d’initiation / interruption), imposent à l’ensemble une symétrie génératrice d’emboîtements gigognes. En voici un exemple particulièrement significatif. Le texte n° 73, chapitre 11, a l’avantage de figurer en deux versions distinctes, l’une en transcript 1, la seconde (n° 75) en transcript 2[5].

 

73

 

n° 73

Chapitre 11, n° 73

 

1°) Son verset 2 contient un embrassement qui, utilisant en alternance quatre niveaux de langue répartis sur les deux flux, correspond à un double emboîtement :

*  VA-KANGK-KANGK-VA
riz-modie  pechkatav-balb   ima-imizi

* OÙ-ROC-ROC-OÙ
sur-mer  désert-nu  ciel-sous

soit :

OÙ                                                                                             OÙ
sur-mer                                                           sous-ciel
ROCHER                      ROCHER
désert-nu

Le noyau de l’emboîtement (pechkatav-balb = « désert-nu ») appartient au flux minuscule du discours ; cela signifie que l’accent porte, non sur le fait qu’il s’agit de ROCHERS, mais sur leur caractère d’aride nudité. L’emboîtement extérieur spécifie d’autre part la circonstance de lieu (OÙ ?), avec, comme double réponse : riz-modie / ima-imizi = « sur la mer / sous le ciel ».

Ainsi, malgré une évidente différence de tournure, la « traduction » de ce verset en transcript 2 (qu’on peut lire au n° 75, ligne 1) est remarquablement fidèle :

zie kangkξ riz zi modie, zie kangkξ imizi ze ima, pechkatave ni  balbee.
« Les rochers sur la mer, les rochers sous le ciel, déserts et nus. »

 

2°) Versets 3, 4 et 5

*  KIE-MENDECHE
zou-bouaflire      veteche-zou

  *CAPRI-FIMEZE-VRINIE-FABIE
amiche-kit-kouib    amiche-kit-kouib

*LADE-KIMITRIZIV-TIA
ima           priani

soit :

*NUL-PERSONNE
ne-plus-visite   ne-voit-plus

*NOIR-MORT-TORDU-DRESSÉ
mains-deux-doigts     mains-deux-doigts

*VERS-IMMOBILE-HORS
ciel             flot

Le verset 5 contient un emboîtement élémentaire, mettant en jeu trois niveaux de langue seulement. On y trouve comme noyau : KIMITRIZIV = « IMMOBILE », avec là aussi un enchâssement extérieur spécifiant la circonstance du lieu. Cet enchâssement cependant n’est pas indiqué par la répétition de la cheville : VA (OÙ ?), mais suggéré par les deux prépositions encadrantes : LADE (« VERS ») / TIA (« HORS »), suivies de la réponse : « VERS / ciel » ; « HORS / flots ».

Le verset 3 possède une structure inverse de la précédente : les deux éléments encadrants n’y font pas office de parenthèses, mais dépendant également de l’élément central, qui à leur égard fait office de sujet ; il y a donc ici simple économie de moyen. Et il en va de même dans le verset 6, où l’immobilité centrale concerne aussi bien le ciel que le flot :

*LADE-KIMITRIZIV-TIA
ima           priani

*VERS-IMMOBILE-HORS
ciel             flot

Plus difficile à interpréter est le verset 4. Son flux majuscule est une suite de quatre adjectifs appartenant à un registre funèbre (avec : « MORT » en seconde position) ou controuvé (avec : « TORDU » en troisième position). Mais la raison d’être de la répétition de l’expression : amiche-kit-kouib = « mains-deux-doigts », est en première approche mystérieuse. Il ne s’agit évidemment pas d’une structure d’enchâssement, d’une mise entre parenthèses. En réalité, ces mains/deux/doigts représentent le point focal du texte entier, qui s’attache à la célébration d’un paysage que « nul ne visite / ne voit plus »[6], immobile « entre ciel et flot »[7].

Ce paysage désolé est tout ce qui, après le sacrifice de Miranda, subsiste de l’île de Lara. La répétition de : mains/deux/doigts, ne constitue pas dans ces conditions l’annonce d’un emboîtement, mais fait allusion à la symétrie énantiomorphe d’une main droite et d’une main gauche. Et c’est une semblable rupture de parité qui assure le confinement réciproque du monde de Béniel et du monde d’Énantia, ainsi que l’affirme le manuscrit :

« …toutes ces voies étrangères, toutes ces voies proches,
sont des mains droites et des main gauches,
qui tour à tour s’étreignent et tout à tour se quittent. »

texte n° 70 haut, lignes 4-6

Or toutes ces superpositions de sens et d’attribution disparaissent dans le texte rédigé en transcript 2 :

kiemendeche kie bouaflire, kiemendeche kie zou veteche
tese amiche capriee ni fimezee,
tese kouibξ vriniee fabiee lade zi ima
tia tie prianiξ kimiritrizive.

Nul ne visite, nul ne voit plus
ces mains noires et mortes,
ces doigts tordus dressés vers le ciel
hors des flots immobiles.

n° 75 en transcript 2, lignes 2-5

Seuls les flots sont maintenant considérés comme immobiles, tandis que l’adjectif « deux » est complètement omis — alors qu’il aurait été aisé d’écrire :

Nul ne visite, nul ne voit plus
ces deux mains noires et mortes,
ces doigts tordus dressés vers le ciel
hors des flots immobiles,

tandis qu’au contraire le mot : KIE-MENDECHE = « nul », est répété deux fois, insistant ainsi sur la dualité des verbes « visiter » et « voir ».

 

3°) Verset 6

*KED-AVETE-KATEV-VINIA
med          miranda-iodievine

*QUEL-AÎNÉ-NON-ÊTRE-NOM
pour          miranda-archipel

À première vue, on ne trouve ici aucun embrassement. Je remarque cependant que, dans le flux majuscule, les mots encadrants extrêmes : KED…  …VINIA = QUEL… …NOM, correspondent à la question, la réponse étant contenue à l’intérieur de cette « parenthèse ». Mais il faut alors pousser plus loin cette logique d’encadrement et adjoindre aux « chevilles-question » les trois mots :

AVETE…
med           iodievine

 AÎNÉ…
pour          archipel

On obtient ainsi, non un emboîtement, mais, à travers un zigzag sautant du flux majuscule au flux minuscule avec retour au flux majuscule, la question entière : QUEL NOM pour l’archipel AÎNÉ ?

Et la réponse constitue le noyau du verset :

  NON-ÊTRE
miranda

On a ainsi pour finir un enchâssement simple :

*KED-AVETE-[KATEV]-VINIA
med          [Miranda]-iodievine

*QUEL-AÎNÉ-[NON-ÊTRE]-NOM
pour          [miranda]-archipel

Et si l’impression générale qui prévaut demeure celle d’un « charabia » (dont la nature ne diffère guère de celle des textes ultra-martiens vus par Théodore Flournoy), cela résulte des sauts incessants d’un flux de discours à l’autre. Ceux-ci cependant renvoient à une forme tout à fait particulière d’enchâssement : l’inclusion croisée, qui fait alterner les fragments de plusieurs phrases imbriquées les unes dans les autres. Dans le cas présent, chaque mot se trouve isolé de tous les autres soit par changement de flux soit par aller/retour d’avant en arrière à l’intérieur du verset :

QUEL → NOM | pour → archipel | AÎNÉ → NON-ÊTRE | miranda

[ → = saut en avant dans l’ordre du verset
| = passage d’un flux de discours à l’autre avec retour en arrière dans l’ordre du verset]

 

 

3-2

 

 

 


[1]. C’est d’ailleurs dans cette incertitude, dans cette absence de justification, que l’enchâssement manifeste sa (relative) proximité avec la parataxe.

[2]. Pas plus que pour le tiret cadratin, la virgule d’incise ou la note en bas de page.

[3]. Qui se comporte alors tout à fait comme une incise.

[4]. Et je n’ai pas non plus la moindre certitude quant à la façon dont il aurait fallu répartir ces 16 mots en propositions distinctes et en groupes verbaux enchâssés.

[5]. Avantage qu’il partage avec 4 autres textes en transcript 1, sur les 12 que compte le manuscrit. Il s’agit des :

texte n° 1, chapitre 1, répété aux n° 3 et 5
texte n° 7, chapitre 2, répété aux n° 9 et 11
texte n° 13, chapitre 3, répété aux n° 16 haut et bas
texte n° 79, chapitre 11, répété par anticipation au n° 77.

[6]. Cette scène d’ailleurs peut jusqu’à un certain point être rapprochée d’une illustration d’EingAnjea :

0-1. Par le retour complique du semblable 1

Irma Waybourne, Ève de Poitiers : EingAnjea — Par le retour compliqué du semblable,
illustration liminaire.

[Note d’Helena Stang, 2039]

[7]. Un peu comme dans les textes n° 1, 3, 5, où « la vie des hommes » se déroule « entre terre et flots, entre commencement et fin ».