Harald Langstrøm
La langue employée par le manuscrit LaraDansil relève-t-elle, comme le pensait Théodore Flournoy au sujet du « martien » d’Hélène Smith, de préoccupations essentiellement infantiles ? N’est-elle que le fruit d’une mystification, bizarre autant que laborieuse, laborieuse autant qu’étrange ? À la différence de ce que suggèrent les innombrables analogies existant entre la langue du Codex espeniensis ou des textes en transcripts 2 et 3 d’une part, et le français, langue maternelle d’Élise Müller, notre médium d’autre part, la complexité des structures grammaticales mises en œuvre par les textes en transcript 1 (et jusqu’aux nombreuses et surprenantes irrégularités qu’on y relève) excluent selon moi qu’il s’agisse d’une quelconque langue privée ou d’un langage secret — les auteurs de tels codes prenant grand soin d’assurer à leurs inventions une parfaite cohérence cryptique, leurs destinataires devant, à partir de règles clairement formulées (bien que le plus souvent complexes), être en mesure de déchiffrer en toute certitude le message qui leur est subrepticement adressé.
On peut cependant tout à fait légitimement penser que le lexique de l’énantien présente un aspect ludique, sensible en particulier dans l’expressivité apparemment outrée d’un certain nombre de ses vocables[1]. Rappelons par exemple les sonorités grandiloquentes des termes qui, dans le chapitre 4 du manuscrit, caractérisent les cataclysmes jumeaux par lesquels furent ravagé les deux îles-sœurs de Lara et de Béniel :
zi frimafraktere ka ten ti si tou Aru blubire,
zi klatafraktere ti zi burda ka atrizi riz Beniel boglateve,
kit balkaneiξ ka kie telarir ani ti brouke iche medinei.
L’éruption qui près de moi en Aru hurle,
l’explosion de la bombe qui là-bas sur Béniel tonne,
deux fracas qui ne finiront pas de briser notre étreinte.
La frimafraktère qui détruisit Aru (Lara), la klatafraktère qui ravagea Béniel, sont deux désastres qui, linguistiquement parlant, partagent le (ou la) même fraktère — un terme qui n’est pas sans évoquer le français « fracture » et « fracas » — sans parler de l’étrangeté des termes caractérisant leurs propriétés sonores : boglatère (« tonner »), blubiré (« hurler »), balkanéï (« fracas »). Et que dire d’adjectifs tels que pechkatav (« désert »), balb (« nu »), etc., qui apparaissent dans le chapitre 1 ?
Je ne peux m’empêcher d’y discerner le sourire en demi-teinte du chat du Cheshire. Car tout cela évoque furieusement les néologismes qui parsèment le poème de Lewis Carroll : Jabberwocky, où l’on trouve la description, non de catastrophes naturelles ou technologiques (zi burda, « la bombe »…), comme c’est le cas dans le manuscrit LaraDansil, mais d’un dangereux prédateur :
Jabberwocky
Lewis Carroll
`Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe:
All mimsy were the borogoves,
And the mome raths outgrabe.
« Beware the Jabberwock, my son!
The jaws that bite, the claws that catch!
Beware the Jubjub bird, and shun
The frumious Bandersnatch! »
He took his vorpal sword in hand:
Long time the manxome foe he sought —
So rested he by the Tumtum tree,
And stood awhile in thought.
And, as in uffish thought he stood,
The Jabberwock, with eyes of flame,
Came whiffling through the tulgey wood,
And burbled as it came!
One, two! One, two! And through and through
The vorpal blade went snicker-snack!
He left it dead, and with its head
He went galumphing back.
« And, has thou slain the Jabberwock?
Come to my arms, my beamish boy!
O frabjous day! Callooh! Callay! »
He chortled in his joy.
`Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe;
All mimsy were the borogoves,
And the mome raths outgrabe.
Lewis Carroll, Through the Looking-Glass (and What Alice Found There),
Chapter 1, Looking-Glass House, 1871
Il était reveneure ; les slictueux toves
Sur l’alloinde gyraient et vriblaient :
Tout flivoreux vaguaient les borogoves ;
Les verchons fourgus bourniflaient.
« Au Jabberwoc, prends bien garde, mon fils !
A sa griffe qui mord, à sa gueule qui happe !
Gare l’oiseau Jubjube, et laisse
En paix le frumieux, le fatal Bandersnatch ! »
Le jeune homme, ayant ceint sa vorpaline épée,
Cherchait longtemps l’ennemi manxiquais,
Puis, arrivé près de l’Arbre Tépé,
Pour réfléchir un instant s’arrêtait.
Or, tandis qu’il lourmait de suffèches pensées,
Le Jabberwoc, l’œil flamboyant,
Ruginiflant par le bois touffeté,
Arrivait en barigoulant !
Une, deux ! Une, deux ! D’outre en outre,
Le glaive vorpalin perce et tranche : flac-vlan !
Il terrasse la bête, et, brandissant sa tête,
Il s’en retourne galomphant.
« Tu as tué le Jabberwock !
Dans mes bras, mon fils rayonnois !
O jour frableux ! Callouh ! Calloc ! »
Le vieux glouffait de joie.
Il était reveneure ; les slictueux toves
Sur l’alloinde gyraient et vriblaient :
Tout flivoreux vaguaient les borogoves ;
Les verchons fourgus bourniflaient.
Lewis Carroll, De l’autre côté du Miroir, chapitre 1 — La Maison du Miroir,
traduction de Henri Parisot
Je me garderai cependant, malgré — ou justement à cause — de la vivacité du sentiment de grotesque étrangeté que je ne peux m’empêcher de ressentir en présence de certains vocables espéniens, de sauter, comme le firent en leur temps Théodore Flournoy et Victor Henry, à la conclusion qu’il s’agit d’une langue ludique ou infantile. La puissance d’expressivité que nous prêtons aux mots (à ceux en particulier qui ne nous sont pas familiers) est, nous le savons, liée aux associations qu’évoque en son for intérieur chaque auditeur à partir de ses connaissances linguistiques, de sa sensibilité personnelle, de ses expériences passées. Il ne faut donc pas croire qu’il s’agit là d’une propriété objective des entités linguistiques considérées. Des mots comme « charabia », « abracadabrantesque », « pyroclaste », en raison des images que le locuteur français associe à ces sonorités quelque peu hors du commun, peuvent sembler « trop beaux pour être vrais » — cela ne prouve pas qu’ils soient partie prenante d’une langue artificielle, ou le résultat d’un canular.
Une autre particularité, grammaticale cette fois, peut toutefois donner à un lecteur peu averti l’impression qu’un parler exotique (tel le langage utilisé par les textes en transcript 1 du manuscrit LaraDansil) n’est que baragouin sans consistance ni signification : il s’agit d’un recours trop ostensible à la parataxe.
Il ne faut pas perdre de vue cependant que la parataxe est une des opérations fondamentales de toutes les langues parlées : celles-ci devant dérouler dans le temps la succession de leurs syntagmes, la parataxe constitue la base première de toute combinatoire linéaire permettant de former des propositions, des phrases et des discours. Cette universalité explique d’ailleurs pourquoi elle semble caractéristique du parler des enfants : ceux-ci, ayant acquis la maîtrise d’un premier répertoire de termes lexicaux, se contenteraient d’aligner les uns à la suite des autres ces fragments de langue, en quelque sorte « bruts de décoffrage ».
L’idée que tout langage assignant un rôle prépondérant à la parataxe serait nécessairement un sabir primitif, un jeu d’enfant, se trouve inversement confortée par la croyance qu’un appareil impressionnant de conjugaisons, de déclinaisons, une armée de connecteurs logiques, de prépositions, de conjonctions de coordination et de subordination, s’ajoutant comme de l’extérieur à un lexique de base, seraient seuls en mesure d’exprimer les subtilités de la pensée adulte, de rendre compte des arcanes du réel. Mais, outre le fait que toute langue est fondamentalement parataxique, la faculté que possèdent certaines d’entre elles de combiner librement les substantifs pour créer autant de néologismes qu’on voudra, n’en fait pas des idiomes archaïques ou déficients. Car que devrais-je penser alors du nom que portent les institutions que je dirige ? Les dénominations d’Andenverdensmuseet et d’Endetidsmuseet sont-ils la preuve que le danois, ma langue maternelle, est une langue artificielle, un parler d’enfants avides de mystifier les sociétés adultes qui les entourent[2] ?
Et des noms composés comme : « chef-d’œuvre », « adjudant-chef », « chef-lieu », « couvre-chef », ne permettent certainement pas d’affirmer que le français est une langue infantile, un sabir incapable de véhiculer des significations culturelles transcendantes, ni qu’il est le résultat d’un canular, le fruit d’une mystification, la pièce maîtresse d’un complot visant à calomnier la grandeur historique et culturelle de la langue han.
En vérité, toutes les langues, lorsqu’elles sont perçues comme « étrangères », donnent l’impression, parfaitement subjective au demeurant, qu’elles relèvent d’un charabia lardé d’exotismes factices, et qu’elles peuvent avoir été maladroitement fabriquées par un faussaire amateur. Bien entendu l’espénien ne fait pas exception à cette règle.
À mon sens, la véritable différence permettant de distinguer certaines formes de l’énantien de langues comme le français, l’anglais ou, dans une moindre mesure, le han, tient au poids relatif attribué à ce que la linguistique appelle la masse parlante, dépositrice des significations linguistiques acquises, ainsi qu’aux différentes forces qui la travaillent d’une part, — aux locuteurs individuels, seuls véritables créateurs de la parole intentionnelle d’autre part. Le processus qui débute avec la création d’une tournure nouvelle, et qui parfois donne lieu à sa cristallisation plus ou moins durable dans les structures de la langue, suppose, à une extrémité de la chaîne, l’intervention motivée d’un seul et unique locuteur s’exprimant en son nom propre et, à l’autre bout, l’existence (ou l’apparition) d’un besoin collectif d’une partie significative de la masse parlante, ce qui permet la conservation plus ou moins durable de ladite expression, non en tant que parole, mais en tant que syntagme : sa signification acquiert alors une dimension supplémentaire qui concerne, au-delà de ce qu’un locuteur désire immédiatement exprimer, la manière dont il se situe au sein de la masse parlante, à quel groupe ethnique, social ou culturel il appartient, et peut-être aussi et surtout à quels groupes ethniques, sociaux ou culturels il n’appartient pas.
Ce processus a souvent semblé analogue à celui qui, en biologie, régit la sélection naturelle. Mais, dira-t-on, la parole est un domaine où de manière évidente les intentions jouent un rôle décisif, alors que, dans le processus de diversification du matériel génétique, les mutations se produisent totalement au hasard. Il n’y a pas de parole, il n’y a pas de langue sans désir d’expression, sans volonté de communiquer une représentation d’ordre mental, alors que le processus de recombinaison ou de modification chromosomique n’a pas pour cause une tendance préalable à la complexification génétique, aucune tendance à la perpétuation de certains caractères héréditaires.
La question n’est cependant pas ici de disserter sur une prétendue opposition entre le déterminisme aveugle, la causalité fatale qui gouverneraient le domaine de la biologie, et l’intentionnalité spirituelle, la liberté morale qui régneraient dans le monde des esprits. Peu importe en effet de savoir si, dans le domaine de la linguistique, les forces sociales, garantes des rapports de signification, sont ou non susceptibles de concevoir des intentions qui leur soient propres, d’agir en fonction de causes finales (c’est-à-dire de susciter des comportements dont la cause ne se trouve pas dans la situation matérielle présente, mais dans la représentation psychique d’une situation future possible). Car si l’évolution diachronique des langues est régulée par des processus individuels et collectifs clairement orientés —il n’est pas nécessaire qu’un processus orienté soit intentionnel. Ce qui guide et oriente la sélection naturelle est l’écosystème, le milieu ambiant au sein duquel le vivant individuel vit et meurt, au sein duquel se développent et périclitent toutes les variétés, toutes les espèces vivantes possibles. Et malgré la mort nécessaire de tous les vivants, malgré l’extinction inéluctable de toutes les espèces, certaines constantes de l’évolution, telle la tendance à la complexification, sont à long terme parfaitement discernables, tandis que d’autres sont progressivement entravées.
La biologie est un domaine où, comme on le sait, tout se passe comme s’il y avait des causes finales, comme s’il y avait des intentions. Peu importe alors à mon propos qu’il y ait effectivement ou non, dans le domaine de la pensée, des causes finales, des intentions : on peut et on doit affirmer (beaucoup de psychologues ne manquent d’ailleurs pas de le faire) qu’en psychologie tout se passe comme s’il n’y avait que des causes efficientes, comme si les intentionnalités psychiques n’étaient pour finir rien d’autre que des processus physiologiques.
Il ne s’agit donc pas de distinguer ici intentionnalités psychiques (qui seraient l’apanage de l’« âme ») et déterminismes physiologiques (qui constitueraient le domaine réservé du « corps »), mais d’interroger les rôles à la fois complémentaires et opposés que jouent, dans certains processus orientés d’évolution collective, l’initiative individuelle lorsque celle-ci vient s’insérer dans des dispositifs de masse.
En ce qui tout d’abord concerne l’épigenèse de telles structures, la différence entre ces deux instances de réalité réside dans le fait que, quelle que soit leur nature (fruit du libre arbitre ou du déterminisme) et leur fondement ontologique (matériel ou spirituel), les événements élémentaires sont multiples, répétitifs (parce que le plus souvent indiscernables), indépendants les uns des autres, tandis que les nébuleuses formées par leur collection relèvent du traitement stochastique de l’information — qui allie imprévisibilité individuelle et prédictibilité de masse. On a de cette manière l’impression qu’au niveau des individus singuliers, il y a une sorte d’éternel recommencement, que, lorsqu’il s’agit d’esprits, tout chaque fois doit être réappris en commençant par le primitif, par le fondamental, alors qu’il y aurait au niveau collectif, dans certains cas au moins, progrès par accumulation, et donc préservation d’acquis nouveaux, comme certaines mutations favorables à la vitesse de reproduction différentielle de l’espèce, dans les structures de base.
Dans ce type d’interprétation, il peut sembler que certaines opérations linguistiques, comme la parataxe pure, seraient plus archaïques, parce que plus « simples », tandis que la primauté donnée à la syntaxe serait une caractéristique structurelle des langues « les plus évoluées ». Mais cela, et les linguistes le savent, n’est qu’un leurre. Il est en effet impossible d’affirmer qu’une langue est plus évoluée qu’une autre : toutes les langues sont des systèmes de signes caractérisés par le caractère résolument arbitraire de leurs éléments constitutifs premiers — et c’est pour cette raison d’ailleurs que toute langue, afin de garantir le jeu de ses significations, doit être déposée dans une masse parlante.
Le langage implique d’autre part l’exercice individuel de la parole ; et les locuteurs, pour composer leurs discours, ont recours à certaines formes de régularités systémiques, l’opération la plus générale étant à cet égard l’analogie. Or celle-ci n’a a priori rien à voir avec l’élaboration d’une syntaxe, mais entretient avec la parataxe (et ses dérivés) des rapports si étroits qu’on peut légitimement affirmer qu’il n’y aurait pas d’analogie sans parataxe.
Considérons ainsi l’adjectif espénien : mess, « grand ». Ce mot peut se comporter comme un suffixe, ajoutant au terme qu’il qualifie l’idée de « taille », d’« extension ». On voit ainsi apparaître, par la parataxe de mess et de trizi, « le lieu », le terme : messtrizi, la « dimension ». Cependant, mess implique aussi l’idée que la grandeur considérée est relativement importante. On obtient alors, par la parataxe de mess et d’andiné, « longtemps » : messandiné, « permanent », et par la parataxe de mess et cêné, « beau » : messcênéï, « splendeur »[3]. On perçoit ici le principe d’une analogie, qui a permis la formation, à partir de mess et de ganêné, « courageux », de l’adjectif : messgavêné, « héroïque », et qui me permet de former une infinité de termes « espéniens » — qui ne se trouvent attestés dans aucun des textes actuellement à notre disposition, tels que :
*messléziré : « agonie », dérivé de : léziré, « souffrance »
*messténasséï : « ambition dévorante », dérivé de : ténasséï : « désir », « avidité »
*messténêvé : « être au contact immédiat », dérivé de : ten-êvé, « présence », un substantif dont l’étymologie est : « proche-(je) suis » et « proche-(tu) es », avec : ten, « proche », et : cé êvé/dé êvé, « je suis »/« tu es », etc.[4]
Il n’y a aucune évolution possible des langues sans intervention primordiale de la parole créatrice. Et la vie du langage combine à tout moment, selon des modalités infiniment variables, le côté conservateur de la masse parlante, qui garantit le jeu des significations arbitraires, et le rôle dynamique de la parole singulière, dont l’objet est, du point de vue de l’évolution, de combiner librement les signes préexistants. Or combiner est une opération fondamentalement parataxique, ce qui explique, indépendamment du fait que la parole tout d’abord se déploie dans la dimension linéaire du temps, que cette opération, par son aptitude potentiellement multidimensionnelle à susciter des configurations nouvelles, est bel et bien le tissu ontologique vivant dont se nourrit la dynamique du verbe.
Les deux croyances connexes selon lesquelles, dans le domaine de l’évolution en général, les interactions entre structures institutionnelles et interventions des acteurs individuels définissent toujours spontanément une direction, sinon prédestinée, du moins cumulative parce qu’orientée selon une logique qui leur serait propre, — et que chaque individu nouveau d’autre part, parce qu’il est une initialement une tabula rasa, parcourt nécessairement l’intégralité des étapes qu’a parcourues, depuis l’origine, la collectivité de ses prédécesseurs, constituent par conséquent une légende qui, malgré d’innombrables démentis, renaît sans cesse de ses cendres en raison de son pouvoir de séduction dû à son apparente simplicité.
S’il est faux de prétendre que « tout est langage », le modèle d’interactions différentielles mettant aux prises les configurations inertes de la réalité objective (la masse parlante) d’une part, et les êtres singuliers qui les mettent en œuvre (les locuteurs individuels) d’autre part, ne concerne pas seulement le domaine de la linguistique. De toute évidence, il s’applique aussi au domaine de l’histoire et de la sociologie[5], en sorte qu’il est absolument faux de décrire l’évolution de nos sociétés comme traçant le linéament d’une marche en avant vers un plus grand épanouissement des facultés supérieures de l’homme — progrès incertain certes au regard de l’existence individuelle de ses acteurs, mais dont l’effet cumulatif se ferait déjà sentir à l’échelle d’un vie humaine, et s’épanouirait dans toute sa splendeur à l’échelle des millénaires et des civilisations.
Mais puisqu’une telle marche de l’histoire vers la perfection (et peu importe ici qu’on conçoive ce « mieux » comme un mieux-être moral, comme l’instauration de la paix universelle entre les hommes ou comme l’obtention de la sécurité et du confort matériel pour tous) n’est certainement pas assurée aux échelles de temps les plus courtes — et certainement pas en ce qui concerne l’ordre de grandeur le plus infime, celui des individus singuliers — il n’est nullement certain que cette pétition de principe optimiste s’avère à la plus grande de toutes les échelles de temps et au plus vaste de tous les ordres de grandeur, ni que le destin de cette humanité qui peuple les deux planètes jumelles de la Terre et d’Énantia soit d’atteindre pour finir un état d’ultime perfection.
Il est vrai qu’il y a, dans l’histoire des hommes, à diverses échelles de temps et au sein de populations plus ou moins nombreuses, des histoires partielles qui suivent clairement la voie du progrès. Mais ces efflorescences de culture, de paix, de prospérité, d’humanisme, sont en même temps noyées dans un torrent d’événements d’apparence chaotique, et subissent elles aussi la malédiction du temps : les affres de la barbarie, de la guerre, des rapines collectives, du mépris — ou, pire encore, de l’indifférence absolue envers les hôtes de la réalité autres que soi-même — bien qu’elles aussi n’aient qu’un temps, empêchent de tracer, à l’échelle temporelle et pour l’ordre de grandeur immédiatement supérieurs, le linéament d’une histoire qui serait irréversiblement orientée vers le mieux. L’Histoire de notre humanité, malgré ses embellies, revêt alors plutôt les apparences d’un conte d’idiot, plein de bruit et de fureur — et cette façon de voir les choses, antagonique de la précédente, implique qu’à l’échelle du cosmos, l’humanité n’est qu’une sinistre péripétie, dont miséricordieusement le souvenir s’effacera vite.
On rétorquera que ce sont certains au moins des hommes d’hier et d’aujourd’hui qui ont conçu dans leur conscience individuelle, et mis en pratique dans le cadre des sociétés imparfaites où ils vivaient, les valeurs supérieures d’humanité et de cosmopolitisme. Car si l’idéal moral veut que chaque être pensant soit digne de respect, l’idéal de la sagesse exprime la certitude, lorsque la peur est surmontée, lorsque l’attachement à nos semblables et à nos dissemblables est appréhendé comme constituant l’unique condition de notre bonheur, que nous sommes non des potentats (d’ailleurs incapables d’assurer notre domination sur ceux qui nous entourent, et qui ne tarderont pas à nous remplacer), mais des éléments indissociables de la nature tout entière, cette nature que nous appréhendons comme nôtre parce qu’elle se reflète en chacun de nous et que chacun de nous se reflète en elle.
Nous ne possédons pas l’univers, et ne le possèderons jamais. Nous modifions jusqu’à un certain point notre environnement, mais cet acte de disposition, qui est d’ailleurs d’appartenance mutuelle, ne fonde aucun droit d’appropriation, car celui-ci n’a de légitimité que dans le cadre d’un arrangement provisoire qu’établissent individus ou segments sociaux conventionnels (légaux), et ne concerne nullement le rapport effectif que les hommes entretiennent avec leur environnement, rapport d’ailleurs beaucoup plus complexe que tout ce qu’une relation juridique peut envisager.
Ce qui gouverne l’histoire, par-delà l’activité des hommes singuliers qui pensent, qui agissent et qui parlent, est la confrérie secrète des esprits qui, dans ce milieu occulte qu’est l’inconscient collectif, façonnent par imitation, ou plutôt par contagion (et parfois, par frénésie et par possession), le profil des événements macroscopiques qui, à court ou à long terme, tissent les fils de l’humaine destinée. Et de semblables courants meuvent les forces sociales qui, au sein des langues, modèlent la constellation de leurs signes, bouleversent par petites touches mais inexorablement les fragiles équilibres qui maintiennent la coexistence conventionnelle de leurs signifiants et de leurs signifiés. D’un autre côté, les locuteurs semblent asservis, à cause de l’arbitraire des langues, à la masse parlante, « garante » des rapports de signification, qui de ce point de vue aurait un rôle purement conservatoire, et serait une force inerte seulement. C’est oublier que la masse parlante n’est qu’une abstraction au regard des forces sociales, actives bien qu’inconscientes, qui, loin de les conserver, modifient peu à peu les structures du langage.
Et si celui qui parle souhaite que celui à qui il s’adresse comprenne ce qu’il veut lui dire, les intentions (si toutefois elles existent) des forces sociales sont tout autres : il ne s’agit pas pour elles d’être comprises des forces sociales qui les environnent et auxquelles elles s’affrontent, mais de se démarquer d’elles à l’aide d’idiotismes, de signes de reconnaissance, de symboles d’appartenance et de rejet. Il ne s’agit pas alors pour elles d’être comprises de ceux qui se réfèrent à elles, mais de leur notifier que rien de nouveau, que rien d’original ne mérite d’être dit — le message étant non dans le dit mais dans l’implicite : puisque nous employons, dans nos échanges codés, les mêmes mots, les mêmes tournures, les mêmes expressions, nous sommes mêmes, nous appartenons au même groupe.
Ainsi, quand la balance penche en faveur des structures sociales d’identification et de conformisme, comme c’était le cas dans le système libéral qui s’est récemment effondré, alors aucun progrès véritablement panhumain n’est possible. Et les processus qui continuent à se faire jour dans de telles sociétés « mondialisées », définissent des orientations locales, des tendances partielles, qui peuvent donner l’illusion d’une authentique évolution. Mais ces processus intéressent des groupes humains qui, devant leur identité qu’à ce qu’ils rejettent, conçoivent tout ce qui n’est pas eux comme privé de bon sens, et même de sens, indigne d’humanité. C’est pourquoi de tels groupes recherchent l’éradication, mais surtout l’asservissement ou de toute autre forme de culture que la leur. Et pour cette raison justement, l’histoire qu’ils s’approprient ne peut être indéfiniment cumulative, se résolvant en destructions successives de fragments d’humanités éternellement réduits à se livrer une guerre d’asservissement réciproque.
Ainsi, dans le domaine particulier du langage, quand la balance penche en faveur de la conformité différentielle, la syntaxe normative étend son hégémonie au détriment de la faconde et de la créativité du parler individuel — et c’est hélas ! presque toujours le cas sur Terre ; lorsque la balance penche au contraire en faveur de la parole et de la plasticité du langage, l’aspect combinatoire propre à la parataxe semble occuper le devant de la scène — et il semble que cela ait lieu plus souvent et plus généralement en Énantia que sur la Terre.
Il n’est pas sûr en revanche qu’il soit juste d’opposer radicalement les destins historiques de ces deux parties de l’humanité. Fuyant la terre, les Énantiens se sont établis, individu après individu, sur cette noucelle planète, dont malheureusement le passé nous demeure très mal connu. Mais de leur origine individuelle et plus libre, les Énantiens ont semble-t-il gardé un souvenir vivace. Nous constatons ainsi qu’en Espénié, et de manière encore plus marquée en Rem Érion, les institutions sociales n’ont ni la même présence insistante, ni la même emprise idéologique qu’au sein des sociétés terriennes. Nous n’avons par exemple jamais entendu parler de quelque chose jouant là-bas un rôle équivalent à celui de l’argent. Mais je me garderai de prétendre qu’Énantia, de ce fait même et par l’opération du Saint Esprit, représenterait pour ses habitants comme pour ceux de la terre une sorte d’idéal, l’incarnation de ce que sera, ou devrait être l’aboutissement de l’histoire humaine[6].
Lorsque prévalent les structures institutionnelles, ce qui hélas ! s’avère sur Terre, le court terme est le lieu de l’impuissance et de la frustration individuelles ; le moyen terme voit la confrontation de forces psychiques anonymes et stupidement déterminées, toujours partielles, toujours multiples, qui définissent collectivement une situation de chaos, un bruit de fond donnant à plus grande échelle l’impression d’un monstre qui se dévore lui-même, d’un éternel recommencement de guerres venant détruire le peu qui entre temps a pu être construit. Voilà, dans une telle configuration, ce que l’on peut observer, et voilà surtout ce qu’on peut extrapoler à partir de cette observation.
Et la prise en compte de tout ce qu’Énantia est susceptible de nous apporter, bien qu’à mes yeux très important, ne modifie pas ce tableau d’ensemble : Énantia y constitue un fragment supplémentaire, une variable qui n’a nullement, du fait de sa seule apparition, les moyens de changer la situation globale, parce que ce qui caractérise la catastrophe, actuelle et séculaire, de l’humanité est son éclatement en parcelles hostiles les unes à l’égard des autres. Et le fait qu’Énantia n’incarne pas pour la terre un danger ne signifie pas que la terre ne constitue pas un danger pour Énantia. Les récents événements qui provoquèrent l’effondrement de notre système économique mondialisé ont bel et bien eu pour unique cause l’attitude prédatrice des grandes puissances qui monopolisaient les institutions de l’ONU, tandis que Rem Érion n’avait d’autre moyen de se protéger de ces menées agressives que son retour à son espace-temps d’origine, inaccessible à ses ennemis.
Cependant, ce qu’il en est réellement de la plus grande de toutes les échelles de temps, demeure incertain. On aimerait espérer qu’une sorte de progrès à très long temps est possible, et cet espoir trouve à se nourrir dans le fait que l’humanité préhistorique terrestre (qui est à l’origine aussi de l’humanité énantienne) a au prix de dizaines, de centaines de milliers d’années d’existence précaire mais obstinée, peu à peu créé les conditions d’un ordre humain qualitativement nouveau, qu’on appelle « la civilisation » —si ce bouleversement fondamental correspond avant tout à une révolution dans les conditions matérielles d’existence de quelques sociétés, de certaines classes sociales privilégiées, de certaines régions favorisées, il n’en reste pas moins que la « révolution néolithique » prouve à mes yeux que des changements fondamentaux dans la destinée humaine demeurent possibles à très long terme.
Et c’est avec l’apparition de la civilisation que l’homme se rendit compte aussi que le nom n’est pas la chose, que les dénominations ne donnent pas accès au réel, et qu’il n’est pas nécessaire, pour posséder l’essence de l’homme, que l’autre parle la même langue que soi. Bien plus, il put découvrir que c’est par la parole créatrice que l’homme est capable, en tant qu’individu en qui se reflète le monde, de changer ses représentations, de changer son appréhension du monde. Alors, il n’est pas besoin que l’autre soit un allié, soit un partenaire d’échange, soit un interlocuteur idiomatique, pour qu’il soit homme : il suffit qu’il sente et pense selon les mêmes modes d’expressivité et de comportement, pour que cette similitude crée entre nous une exigence de solidarité, un devoir de respect. Il fut alors possible de concevoir ce qu’est la véritable la morale, qui est l’éthique adressée, au-delà de l’alliance et de l’amitié, à l’univers entier. Mais bien sûr, ce surgissement de l’exigence morale dans la conscience individuelle de quelques-uns n’a pas détruit les structures de sociétés alors en plein développement matériel, et par voie de conséquence l’inconscient collectif des groupes de plus en plus complexes, de plus en plus stratifiés, qui se livraient un combat de plus en plus acharné.
Qui — c’est-à-dire quel genre d’hommes, quel genre de forces collectives — fut l’artisan, il y a une dizaine de milliers d’années, de cette révolution contradictoire, de ce bouleversement contrasté ? Je ne sais, et sans doute, faute de documents, ne le saurons-nous jamais. Mais nous savons désormais que de tels changements sont possibles. Ce qui est sûr aussi, c’est que la « révolution néolithique » n’a pas constitué ce tournant réel et décisif vers un progrès total que certains se plaisent à imaginer. Ce qui est sûr hélas !, c’est que nous sommes aujourd’hui encore très loin de pouvoir nous prétendre des êtres humains à part entière, car à quelques exceptions près, nous ne sommes nullement d’authentiques citoyens de la terre, et encore moins d’authentiques citoyens de la galaxie.
Il y a donc pour finir en présence, dans ce modèle ayant pour but d’expliquer aussi bien l’évolution biologique qu’historique (et même linguistique), non pas deux, mais trois instances principales : celle du tout, celle des forces collectives et celle des individus singuliers. L’instance d’ensemble consiste, pour la biologie, dans le ou les mécanismes d’autoréplication et de transcription de l’ADN en ARN, fondement du code génétique. Et il s’agit, en ce qui concerne l’histoire, des capacités naturelles de l’homme en tant qu’espèce capable de culture et de pensée. Mais il n’est pas sûr en revanche que la linguistique forme une discipline véritablement autonome : pour elle, le niveau du tout n’est qu’une abstraction vide s’il ne contient que ces « masses parlantes » réputées inertes de la linguistique synchronique. Et le langage n’a pas de fondement propre s’il s’avère qu’on ne peut définir un noyau de significations universelles, présentes dans la totalité des langues humaines —autres que cette expressivité naturelle (et donc créatrice non seulement de langage, maisaussi et surtout de culture et d’histoire) dont parle le Codex espeniensis, et que met partiellement en œuvre l’énantien du manuscrit LaraDansil dans ses textes en transcript 1 [ainsi peut-être, mais de façon plus problématique encore, que l’ultramartien dont Hélène Smith nous a laissé quelques bribes].
Mais ce qui en linguistique correspond aux mutations néo-darwiniennes : la capacité d’invention de la parole humaine, n’est pas un processus stochastique aveugle ne privilégiant aucune transformation spécifique ; en linguistique diachronique, une première sélection a donc lieu dès le niveau de la parole individuelle, avant que les forces sociales n’opèrent leur propre tri. Or ces deux processus de tamisage, bien qu’également orientés, sont de nature tout à fait différente : il s’agit pour le premier de communiquer des intentions et des idées, tandis que les forces sociales se soucient seulement de conformisme et de domination[7].
Au sein des langues vivaces dont les conventions de signification sont déposées dans une « masse parlante »[8], les voies de évolution ne seront donc pas les mêmes selon que d’un côté les locuteurs individuels se révèleront plus ou moins inventifs, ou au contraire plus ou moins soumis aux normes institutionnelles et matérielles de la langue, — et de l’autre côté selon que les forces sociales, dans leur combat permanent pour la prééminence, feront face à des adversaires plus ou moins nombreux et déterminés, ayant ainsi besoin que règne un conformisme plus ou moins strict parmi les individus qu’elles possèdent, et qui réciproquement les possèdent.
Plus un rôle important se voit confié à la parole, plus les locuteurs font foisonner l’inventivité de leurs propos, plus les façons de s’exprimer singulières prolifèrent. Et plus la faconde est grande, plus rapidement évolue la langue, sa mutabilité pouvant même être sensible au sein d’un seul et même discours : l’évolution du style du transcript 1 au fil du manuscrit LaraDansil, chaotique en apparence, mais évidente lorsqu’on examine la chose avec attention, en est une preuve.
Les textes rédigés en Transcript 1 du manuscrit LaraDansil ont tendance à multiplier les propositions doublement, triplement, quadruplement enchâssées, et ont au départ recours à des « balises signalétiques » qui font office de ce qui, dans d’autres conventions typographiques, seraient des parenthèses ouvrantes et fermantes (ou des tirets cadratins, ou des virgules, etc.), en sorte qu’on se trouve en présence d’un type tout à fait particulier d’imbrication de mots et de membres de phrase.
On a ainsi, pour le « parenthésage » du tout premier texte du manuscrit :
Texte n° 1, chapitre 1.
*LARA titre
*SUR-QUAND commencement TERRE flot OÙ
*SUR-QUAND fin FLOT terre OÙ
*ENTRE-OÙ terre-flot QUAND commencement-fin VIE de HOMME fin-commencement QUAND flot-terre OÙ-ENTRE
Les termes syntaxiques indiquant de quels compléments circonstanciels de lieu et de temps il est question jouent le rôle supplémentaire de signes d’enchâssement. On a ainsi :
SUR flot OÙ
(QUAND commencement )
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx[TERRE]
SUR terre OÙ
(QUAND fin )
xxxxxxxxxx[FLOT]
ENTRE-OÙ terre-flot | flot-terre OÙ-ENTRE
(QUAND commencement-fin | fin-commencement QUAND)
[VIE de HOMME]
Or il n’en va plus du tout de même lorsqu’on arrive à la conclusion de l’œuvre.
Texte n° 79, chapitre 11.
*DANSILSHUKUN titre
*ARCHIPEL des FLEURS second BERCEAU de snoutobre
*NOM pour l’archipel PUÎNÉ
*LE SOIR marion
*ÉCOUTE CHANTER dabe datsawima
*JOINT les mains PENSE À sœur aînée
*LÀ-BAS seul sur NON-ÊTRE mirandashukun
*ÉTENDRE puis deux bras ÉTREINT // paix // IMMENSE de monde ÉTINCELLE,
L’élément dominant est ici l’alternance, par enchâssements croisés, des deux flux du discours, majuscule et minuscule, en sorte que l’ordre des groupes de mots est parfois exactement le même dans les deux versions qui nous possédons, celle en transcript 1 et celle en transcript 2.
On a ainsi, pour le verset 2 :
Transcript 1
*ARCHIPEL des FLEURS second BERCEAU de snoutobre
Transcript 2
L’archipel des fleurs, second berceau des Snoutobrex.
Parfois, les différences sont minimes, comme pour les versets 3 et 4 :
Transcript 1
*NOM pour l’archipel PUÎNÉ
*LE SOIR marion
Transcript 2
Un nom pour l’archipel puîné, Marion Soir.
Et pour les versets 5, 6 et 7 :
Transcript 1
*ÉCOUTE CHANTER dabe datsawima
*JOINT les mains PENSE À sœur aînée
*LÀ-BAS seul sur NON-ÊTRE mirandashukun
Transcript 2
écoute chanter les Dabe Datsavima,
Joint les mains, pense à sa sœur aînée,
non-être là-bas sur MirandaShukun,
On a en revanche la (fausse) impression que le dernier verset est, dans la version en transcript 1, du pur charabia :
Transcript 1
*ÉTENDRE puis deux bras ÉTREINT // paix // IMMENSE de monde ÉTINCELLE
Transcript 2
puis étendant ses bras étreint
l’immensité paisible du monde étincelant.
Il y a en réalité, dans le transcript 2 considéré dans son ensemble, tension entre deux différentes manières d’effectuer des enchâssements, de signifier des imbrications, d’incruster les uns dans les autres des éléments de langue.
Et ces deux manières peuvent coexister dans le même passage. Une sorte de « mélange d’imbrications » apparaît ainsi dans l’avant dernier texte en transcript 1 du manuscrit, où l’on remarque, dans certains versets, la présence de plusieurs « balises linguistiques » enchâssantes, alors qu’elles font totalement défaut dans d’autres.
Texte n° 73, chapitre 11 :
*SHUKUNDANSIL titre
*OÙ sur mer ROCHER désert nu ROCHER ciel sous OÙ
*plus visite NUL voit plus
*NOIR MORT mains deux doigts TORDU DRESSÉ mains deux doigts
*VERS ciel IMMOBILE flot HORS
*QUEL pour AÎNÉ NON-ÊTRE miranda archipel NOM
Le second verset contient un enchâssement marqué par les balises conjointes : OÙ/OÙ, et : sur/sous.
OÙ sur-mer sous-ciel OÙ
(ROCHER ROCHER)
désert-nu
tandis que le sixième verset ressemble (mais, comme je le montrerai bientôt, ressemble seulement) à un charabia totalement parataxique :
QUEL pour AÎNÉ NON-ÊTRE miranda archipel NOM
formé à partir de l’enchaînement « à la française » :
QUEL NOM pour archipel AÎNÉ ? — NON-ÊTRE miranda
dont les éléments, telles les pièces d’un puzzle, auraient été brouillés par un enfant négligent.
[1]. Aspect que l’on retrouve aussi dans de nombreux termes utilisés par le Codex espeniensis.
[2]. Les deux musées de Copenhague dont Harald Langstrøm fut, durant la plus grande partie de sa vie, conservateur en titre s’appelaient officiellement (et s’appellent toujours) : ende-tid-s-musee-t, soit mot à mot : « fin-temps-de-musée-le », et : anden-verden-s-musee-t, « autre-monde-de-musée-le ». Le premier se consacre à la préservation et à la diffusion des œuvres de S-21, cet artiste de rue cambodgien qui passa les dernières années de sa vie dans le quartier de Nørrebro à Copenhague, et le second s’est donné pour tâche de réunir (si cela est toutefois possible) l’ensemble des installation de Dénoshay Énaïva, cette artiste qui très certainement compte parmi les plus géniales de son temps. [Note d’Helena Stang, 2039]
[3]. mess-cêné-ï comporte aussi le suffixe « abstractivant » -ï, qui, accolé par exemple au verbe : trané, « passer », donne : trané-ï, la « porte », etc.
[4]. Et bien entendu, il n’y aurait aucune agglutination sans parataxe. Prenons ainsi l’exemple du verbr espénien : mirivé, « tracer », qui implique l’idée d’écriture manuscrite, dans laquelle on perçoit le style personnel de celui qui trace les lettres, et du substantif/adjectif : mirivuzé, « expression, expressif ». Le second dérive du premier par l’adjonction parataxique, au verbe mirivé, « tracer », du verbe : uzé, « dire », en sorte que la combinaison : mirivé-uzé, se traduit proprement par : « tracer-dire », l’idée supplémentaire de « parole » venant renforcer et préciser l’idée de style personnel, déjà présente dans mirivé. Et c’est dans un second temps seulement qui mirivé-uzé devient, par agglutination, mirivuzé. Mais l’agglutination est allée plus loin encore dans sa tendance à l’abréviation, aboutissant, par disparition de toute la seconde partie de : mir[ivé], au substantif : miruzé, « texte ».
[5]. Sans parler du domaine de la biologie, précédemment évoqué.
[6]. Pour autant qu’en l’état actuel de mes connaissances je puisse me prononcer en ce qui concerne les sociétés énantiennes, je dirai que celles-ci, à la différence des nôtres, sont le résultat d’une sélection tout à fait particulière. Très rares sont en effet les habitants de la terre qui se révèlent capables de se translater d’un espace-temps énantiomorphe à l’autre, et ceux-là sont par nécessité dotés d’une personnalité en moyenne plus indépendante et plus forte, sans laquelle ils n’auraient eu ni l’habileté ni le courage de tenter cette grande aventure. Pour cette raison sans doute, les sociétés énantiennes conservent, aujourd’hui encore, un profil plus personnel et plus libre, chacun conservant la liberté de se soustraire par translation spatio-temporelle à toute situation qu’il juge véritablement intolérable. Énantia est ainsi jusqu’à un certain point protégée des ambitions et des violences endémiques qui ravagent la Terre ; et c’est bien ce qu’on a pu constater à l’occasion de la courte apparition de Rem Érion au cœur l’océan Pacifique. Mais si ce critère de sélection implique, en tant que résultat collatéral, que les habitants d’Énantia sont en moyenne plus individualistes, et personnellement plus indépendants que les êtres humains demeurant confinés sur leur planète d’origine, cela ne signifie pas qu’ils jouissent d’une immunité magique qui les préserverait de tous les drames et de tous les maux imaginables.
[7]. Rappelons une fois encore qu’il n’est pas nécessaires que ces besoins collectifs inconscients soient liés à des intentions et que, si elles existent, ces intentions ne s’expriment pas nécessairement dans le domaine des représentations.
[8]. Ces « masses parlantes » (qui ne méritent alors plus tout à fait leur nom) peuvent, comme on le verra plus tard, réunir un très petit nombre d’individus seulement, et garantir, non des significations arbitraires, mais des conventions d’expression.










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