CHAPITRE 4

 

  

 

Harald Langstrøm

 

 

 

 

 

Version anglaise

 

Farewell, wandering port; Farewell, receding world.
I and You and You and I from now on are strangers.
Never more shall we meet.
The blast of the bomb thundering over distant Beniel,
the eruption howling on near Aru –
twin crashes which for ever our embraces break.

  

Adieu, port qui vagabonde ; adieu, monde qui s’éloigne.
Moi et Toi et Toi et Moi dorénavant sommes des étrangers.
Jamais plus ne nous rencontrerons.
Le souffle de la bombe qui tonne là-bas sur Béniel,
l’éruption qui rugit ici même en Aru –
fracas jumeaux qui pour toujours brisent notre étreinte.

 

 

Manuscrit 19-26

 

LES TEXTES

 

N° 19

 

 19

 19-1

*ARU vini
*RENEI purvine ATTANA messouiste UMEZETUBRE
*VI samamess VOPRESTITEE kavivene si
*VEVECHIR nini NORI
*kit balkanei FRIMAFRAKTERE va ARU blubire KLATAFRAKTERE TI burda BENIEL va boglateve
*TELERE kie ti BROUKE medinei

*ARU titre
*PORT loin MONDE vogue SEPARATION
*TOI égal DESORMAIS étranger moi
*REVOIR nous JAMAIS
*deux fracas ERUPTION où ARU hurle EXPLOSION DE bombe où BENIEL tonne
*FINIR non de BRISER étreinte

 

N° 22

mira mira attana ka messouiste , mira mira renei ka purvine .
vi ni si si ni vi voprestite ove kavivenee ze mis e ze kav .
nori kie nini vevechir .
zi frimafraktere ka ten ti si tou Aru blubire ,
zi klatafraktere ti zi burda ka atrizi riz Beniel boglateve ,
kit balkaneix ka kie telarir ani ti brouke iche medinei .

 22 texte

Adieu adieu monde qui prend le large, adieu adieu port qui s’éloigne.
Toi et moi, moi et toi désormais sommes étrangers l’un à l’autre.
Jamais ne nous reverrons.
L’éruption qui près de moi en Aru hurle,
l’explosion de la bombe qui là-bas sur Béniel tonne,
deux fracas qui ne finiront pas de briser notre étreinte.

 

N° 24

mira mira renei ka purvine, mira mira attana ka messouiste.
si ni vi vi ni si voprestite ove kavivenee ze mis e ze kav.
nori kie nini vevechir.
zi klatafraktere ti zi burda ka ka ten ti si riz Beniel boglateve,
zi frimafraktere ka atruzi tou Aru blubire,
kit balkaneix ka kie telarir ani ti brouke iche medinei.

24 texte

Adieu adieu port qui s’éloigne, adieu adieu monde qui prend le large.
Moi et toi, toi et moi désormais sommes étrangers l’un à l’autre.
Jamais ne nous reverrons.
L’explosion de la bombe qui près de moi sur Béniel tonne,
l’éruption qui là-bas en Aru hurle,
deux fracas qui ne finiront pas de briser notre étreinte.

 

Commentaires

 

 a) Le titre du texte n° 19 : Aru, et non pas : AruBéniel (du nom des deux îles sœurs qui désormais « s’éloignent » l’une de l’autre), prolonge le point de vue qui jusqu’à présent privilégiait celui de l’île aînée. Il s’agit donc avant tout de décrire ici ce qui arrive à l’île de Lara, devenue Aru, après avoir été Laru puis Naru. Et les doubles dénominations, qui associent les noms des deux îles jumelles, n’apparaîtront pas dans les titres avant le chapitre 7, qui constitue le centre de gravité du manuscrit.

 

 b) Les deux îles sont pourtant d’ores et déjà clairement individualisées, et leurs silhouettes représentées. Dans le cas présent, l’île aînée (l’île souche) est « Aru », tandis que l’île puînée (l’île greffée) est « Béniel », et de légères, mais sensibles différences se font jour entre les trois formulations du même texte d’ensemble. La version en transcript 2 (n° 22) désigne par « moi » l’île d’Aru (ou si l’on préfère Miranda Waybourne) ; celle en transcript 2 (n° 24), fait maintenant de « moi » l’île de Béniel (ou si l’on préfère Marion Waybourne), tandis que la version en transcript 1 (n° 19) adopte le point de vue de Sirius, ne privilégiant aucun point de vue, bien que citant les noms des deux îles.

 On a ainsi :

N° 22
L’éruption qui près de moi en Aru hurle,
l’explosion de la bombe qui là-bas sur Béniel tonne.

N° 24
L’explosion de la bombe qui près de moi sur Béniel tonne,
l’éruption qui là-bas en Aru hurle.

 Cette même différence est suggérée par les inversions :

N° 22
Adieu adieu monde qui prend le large, adieu adieu port qui s’éloigne.
Toi et moi, moi et toi désormais sommes étrangers l’un à l’autre.

N° 24
Adieu adieu port qui s’éloigne, adieu adieu monde qui prend le large.
Moi et toi, toi et moi désormais sommes étrangers l’un à l’autre.

 Mais on se trouve à un moment où « l’échange des cataclysme » n’a pas encore eu lieu, en sorte que la situation finale, qui place l’éruption volcanique en Béniel et l’« explosion des hommes » en Lara-Agru, se situe encore dans le futur subjectif des deux sœurs, tandis qu’a déjà eu lieu la greffe puis la séparation du « monde de Béniel » à partir de l’univers aîné (qui sera bientôt désigné comme étant celui d’Énantia).

Et le texte initial du chapitre (n° 19 en transcript 1) constitue une synthèse de ces deux points de vue.

*ARU vini
*(RENEI purvine) (ATTANA messouiste) UMEZETUBRE
*VI samamess VOPRESTITEE kavivene si
*VEVECHIR nini NORI
*kit balkanei (FRIMAFRAKTERE va ARU blubire) (KLATAFRAKTERE TI burda BENIEL va boglateve)
*TELERE kie ti BROUKE medinei

*ARU titre
*(PORT loin) (MONDE vogue) SEPARATION
*TOI égal DESORMAIS étranger moi
*REVOIR nous JAMAIS
*deux fracas (ERUPTION où  ARU hurle) (EXPLOSION DE bombe BENIEL où tonne)
*FINIR non de BRISER étreinte

 « Le port qui s’éloigne » et « le monde qui prend le large », tout comme « moi » et « toi », ne sont pas ici explicitement mis en relation avec Aru d’une part, avec Béniel d’autre part. La seule différence permettant de discerner le rôle que jouent dores et déjà deux îles est la nature de la catastrophe qui s’y déroule : éruption en Aru, « bombe » en Béniel.

 

 c) Signalons enfin une intéressante particularité des textes n° 22 et 24.

On peut y lire, au verset 2, le membre de phrase : …voprèstité ové kavivénée zé mis é zé kav, « …désormais sommes étrangers l’un à l’autre ». Si le « dialogue », ou plus exactement l’échange de points de vue avait seulement concerné les deux sœurs, et non les îles qu’elles vont bientôt incarner, nous aurions dû avoir plutôt : « …désormais sommes étrangères l’une à l’autre », …voprèstité ové kavivénée zi misé é zi kavé. Bien sûr, le mot kavivénée est identique au masculin et au féminin ; mais il n’en va pas de même pour : « l’un à l’autre », zé mis é zé kav, et : « l’une à l’autre », zi misé é zi kavé.

Dans ces textes, le substantif : « port » (zi rênéï), est d’autre part féminin, tandis que : « monde » (zé attana), est masculin. Ce sont donc avant tout les mondes, Espénié et Béniel, et non les sœurs, Miranda et Marion, qui s’adressent l’un à l’autre. (Les deux îles, Aru et Béniel, feraient aussi bien l’affaire, puisqu’en espénien ce mot est masculin, comme cela se trouve attesté au n° 32, où l’on peut lire : ché odiéviné « ton île », et non : chée odiéviné, « ta île » ; et aussi aux n° 75 et 77, avec les trois expressions : odiéviné avété, et non : zi odiéviné avété (« l’archipel aîné ») – odiéviné tié misaïmex, et non : zi odiéviné tié misaïmex (« l’archipel des fleurs ») ; odiéviné kinêté, et non : zi odiéviné kinêté « l’archipel puîné »)[1].

 

LES ILLUSTRATIONS

 

Les illustrations du chapitre 4 apportent quelques précisions décisives en ce qui concerne l’histoire de la famille Fitzpatrick.

 

N° 20 et 26

On trouve tout d’abord, comme ce sera le cas pour les deux chapitres suivants, une « carte/sihouette » de Lara-Aru en début (n° 20), et une autre de Béniel en fin de chapitre (n° 26).

 

 20          26

Aru et Béniel

Il s’agit dans le second cas de la même silhouette que celle qui termine le chapitre 3 (n° 18), à une opération de symétrie verticale près[2].

 

N° 22 et 24

Ces illustrations, qui accompagnent les deux textes développant les points de vue des deux sœurs (des deux mondes, des deux îles), représentent des architectures en partie ruinées sur fond d’incendie.

 

 22 image

 24 image

 

Il s’agit d’une sorte d’anticipation de ce diront les deux sœurs au chapitre 5.

Texte n° 30, AgruBéniel : « J’ai pris sur moi l’anéantissement inéluctable d’Agru » (Miranda).
Texte n° 32, BénielAgru : « J’ai pris sur moi la nuée ardente, la destruction de ma ville » (Marion).

 

N° 23

En position centrale, apparaît l’image de la « bombe », qui est l’« explosion des hommes », alors même que, dans ce chapitre, aucune éruption volcanique ne se trouve mentionnée.

 

 23

 

Ainsi, les traductions : « explosion nucléaire », « bombe atomique », constituent, dans le contexte du manuscrit, une confusion doublée d’un anachronisme. Le mot « bombe » il est vrai y apparaît plusieurs fois ; mais une bombe n’est pas nécessairement atomique et peut aussi bien être volcanique. En réalité, le terme « atomique » nous est suggéré de manière quasiment inévitable par la forme du « champignon », qui ressemble à s’y méprendre à ceux d’Hiroshima ou de Bikini.

 

N° 21 et 25

C’est enfin dans le chapitre 4 qu’apparaissent pour la première fois les portraits des deux petites filles du colonel Gaspar Fitzhubert, Miranda et Marion Waybourne. Dans son ultime chapitre, le manuscrit identifiera de plus une certaine Non-être Miranda comme étant « la sœur aînée » (associée à l’île de LaraShukun), et une certaine Marion Soir comme étant « la sœur puînée » (associée à l’île de BénielDansil).

 

 21          25

Visages n° 21 et 25

 Miranda 1936          Marion 1937

Marion et Miranda Waybourne,
portraits au point de croix réalisés par Sara Fitzhubert, 1937
(il existe, de ces portraits imaginaires, plusieurs versions)

      10 Miranda Waybourne          11 Marion Waybourne

Marion et Miranda Waybourne
Portraits que Raymond Lumley fit réaliser d’après photographies

 

Et bien que les portraits des deux sœurs, réalisés par leur propre mère trois ans avant leur disparition, ne ressemblent pas aux quelques photos conservées des deux jeunes filles, tout se passe comme si les ouvrages en point de croix de Sara Fitzhubert-Waybourne avaient été réalisées à partir des visages du manuscrit – ou qu’au contraire les visages du manuscrit (qui date d’avant 1886) ont été réalisés à partir d’ouvrages en point de croix créés une cinquantaine d’années plus tard.

 

 

 

 


[1]. Si les différentes traductions indiquent : « archipel », plutôt qu’« île », cela tient en partie de la version anglaise, où l’on trouve : old(er) archipelago, flower archipelago, young(er) archipelago, et non : older island, flower island, younger island, et au fait qu’à la fin de son effondrement, l’île de Dansil (Béniel) est devenue un archipel de rochers dispersés.

[2]. Les opérations de symétrie que subissent les différentes cartes/silhouettes du manuscrit exigeraient à elles seules une étude approfondie.