Aquarelles et Portulan

 

Outre la tapisserie Sucharys, Sara Fitzhubert est l’auteure d’une série d’aquarelles représentant des paysages et des architectures surréalistes, qu’elle a elle-même datées et légendées[1], avec dans tous les cas l’indication d’un lieu, et une inscription, réalisée dans ce qu’il a été convenu d’appeler l’« écriture des taches », et comportant le plus souvent aussi une date d’exécution.

Un portulan, qui se conforme au cadre de la tapisserie, permet d’assigner à tous ces lieux (à l’exception du Jøssingfjord, dont on sait qu’il se trouve en Norvège, une région du monde qui ne figure pas sur la tapisserie) une place dans l’océan Pacifique ou ses abords immédiats. Il n’est pas possible de préciser à quelle époque Sara en entreprit la réalisation ; il y a tout lieu de penser cependant que ce fut à d’une date relativement tardive, sans doute au cours des années 1950.

 

Le portulan

 

 P 1

Portulan original de Sara Fitzhubert

 

 P 2

Portulan « traduit » (grâce aux indications des aquarelles)

 

 

Répertoire des lieux repérés sur le portulan et représentés sur les aquarelles

  1. Hanging Gate.
  2. Larua, Kajun. Ce sont là des références explicites au manuscrit LaraDansil. Les noms de Larua et Kajun désignent la même île à deux moments différents de la catastrophe devant provoqué sa destruction presque totale. L’étrangeté est cependant que, sur le portulan de Sara Fitzhubert, Kajun est localisé dans l’archipel « réduit » d’Énantia, tandis que Larua apparaît, en « taille réelle », isolé dans la partie nord de l’océan Pacifique à la suite d’une éventuelle translation, comme l’a réellement connu Rem Érion au sud de ce même océan.
  1. Tuol Sleng.
  2. Jøssingfjord.
  3. Cétile Baufore (repéré en tant qu’Espénié).
    Il s’agit là des trois destinations figurant sur les « portulans » réalisés par S-21 entre 2005 et 2007. Cétile Baufore/Espénié est cependant, dans ces portulans largement postérieurs à la date de fabrication de la tapisserie, situé dans l’océan Pacifique sud, ce qui le relie à Rem Érion, tandis qu’il figure, dans la tapisserie Sucharys, au sein de l’archipel « réduit » d’Énantia, c’est-à-dire pas très loin de l’équateur, dans la partie est du grand océan.

 

 E8 f (M)

S-21, Portulan — E8 f (M), réalisé au cours de la première décade du XIXème siècle
Le titre (en espénien) dit:
zi tranéï, la porte

  1. Érion.
  2. Al Grishan. Bien que le nom d’Al Grishan nous soit absolument inconnu, cette « cité » est clairement localisée à la pointe nord-ouest de Rem Érion ; Al Grishan a donc dû se trouver, entre 2021 et 2026, transférée avec cette île-continent dans le sud de l’océan Pacifique.
  3. Geruu. Ce lieu se trouve dans l’archipel « réduit » d’Énantia, assez loin cependant d’Énantidem, le principal continent de cette planète (dont fait partie Rem Érion). Aucune documentation sur ce lieu n’est, à notre connaissance, disponible aujourd’hui.

 

Symboles toponymiques utilisés par Sara Fitzhubert (« Écriture des taches »)

 Symboles

 

Les aquarelles

 

  Hanging Gate

 

Hanging Gate 1

Hanging Gate – Sara Fitzhubert – vendredi 3 novembre 1944

 

Hanging Gate 2

Hanging Gate – Sara (non daté)

 

Hanging Gate 3

Hanging Gate – samedi 2 juin 1945

 

Hanging Gate 4

Hanging Gate (non daté)

 

Hanging Gate 5 - General view

Hanging Gate, vue générale
vendredi 3 novembre 1944 – Sara Fiszhubert Waybourne

 

Hanging Gate 6 - Lateral staircase

Hanging Gate – Escalier latéral
SJF – 1947

 

Hanging Gate 7 - Main cliff

Hanging Gate, Falaise principale
samedi 2 juin 1945

 

Hanging Gate 8 - Side pediment

Hanging Gate, Fronton latéral, printemps 1949

 

Hanging Gate 9 - Secondary castle

Hanging Gate –  Castellet – fait par Sara Jane Fitzhubert le dimanche 27 avril 1947

 

 

Hanging Gate 10 - Semlek Asrab - Main Entrance 

Semlek Asrab – Entrée principale – SJW (non daté)

 

Larua, Kajun

 

Larua 2

Larua – 1949 – Sara Jane Fitzhubert Waybourne

  

Larua 3 

Larua – Sara Jane Waybourne – 1949

 

Kajun 2 

Kajun – Sara Fitzhubert Waybourne (sans date)

 

 

Kajun 3 

Kajun, Sara Fitzhubert Waybourne (9 août 1945)

 

 

 

 Tuol Sleng (Phnom Penh)

 

Tuol Sleng

Tuol Sleng – Sara Jane Fitzhubert Waybourne – 11 janvier 1949

 

Jøssingfjord

 

Jossingfjord 1

 Jøssingfjord – SJW – mai 1942

 

Jossingfjord 2

Jøssingfjord
Sara Fitzhubert – 8 septembre 1948

 

 

Jossingfjord 3 

Jøssingfjord – Sara – 12 1952

 

 

 Cétile Baufore (en Espénié)

 

 

 Cetile Baufore 1

Cétile Baufore – SJF – 1949

 

 

 Cetile Baufore 2

Cétile Baufore – SF – 30/10/1941

 

 

Cetile Baufore 3 

Cétile Baufore – SFW – 31/10/1941

 

 

 

 Érion, un lieu situé au nord-est de Rem Érion

 

Erion 1

Érion – 1957 – SJW

 

Erion 2

Érion – 1957 – SJW

 

Erion 3

Sara Jane Fitzhubert Waybourne – 14/02/1950
(avec le “caractère”qui  correspond à : Érion, dans les deux aquarelles précédentes)

 

Al Grishan, à l’extrémité nord-ouest d’Érion

 

Al Grishan 1

Al Grishan – dimanche 18 février 1945

 

 

 Al Grishan 2

Al Grishan – Sara – lundi 19 février 1945

 

 Al Grishan 3

Al Grishan – samedi 17 février 1945

 

 Al Grishan 4

Al Grishan – lundi 19 février 1945

 

 

 Geruu

 

 

 Geruu 1

Geruu – SJFW – mai 1944

 

 

 Geruu 2

Geruu – vendredi 24 mars 1944

 

 

Geruu 3 

Geruu – SFW – mardi 9 mai 1944

 

*

 *            *

 

 

Les carnets où Edith Waybourne transcrivait les confidences de Sara ne donnent presque aucune indication utile concernant les paysages et les architectures figurant sur ses aquarelles.

Sara ne se considérait d’ailleurs pas comme la véritable auteure de ces œuvres, celle qui en assumerait la responsabilité ; elle admettait que c’était bien elle qui tenait le pinceau, dans la mesure où elle pouvait à tout moment interrompre son travail — mais elle ne s’attribuait en rien la maternité de leur contenu : l’inspiration qui présidait à leur surgissement lui était absolument étrangère, la source de celle-ci se trouvant, d’après elle, dans une entité autonome, entièrement dissociée de sa propre personne. Et de cette entité, qu’elle ressentait comme implacable (bien que totalement indifférente en même temps), elle ne savait quasiment rien.

« C’est comme une image qui se forme dans mon esprit quand je voudrais ne pas y penser. C’est une rage de dent, la démangeaison d’une main fantôme, un prurit d’eczéma. Ça ne s’emporte pas, ça ne demande rien, ça se contente d’être là. Et moi, pauvre de moi, je sais ce que ça me veut. Alors au début, je me rebiffe, ça me révolte, j’essaie de me soustraire, de me cacher, de ne pas être une fois de plus possédée. Même alors, ça ne manifeste aucune contrariété, ça a l’air de s’en ficher complètement. C’est là, rien de plus.

« Et ça finit toujours par gagner. Parce que je me résigne. Afin d’obtenir une rémission. En réalité, aucun prix n’est à payer, pas de récompense, pas de punition. La punition, je me l’inflige à moi-même aussi longtemps que je résiste. Et ce qui me désespère le plus, c’est qu’il n’existe aucune récompense que je puisse m’accorder à moi-même, pas le moindre réconfort, rien pour me consoler. J’accomplis la tâche, j’en termine avec ce qui doit être fait. Et je ne saurai pas ce que j’aurai peint, je ne saurai pas ce que ça veut dire, je ne saurai même pas si ça existe.

« Je place un cadre sur la feuille de papier chiffon, je prends le pinceau et je me regarde faire. Je sais bien que c’est moi qui peins, je reconnais ma façon de procéder. C’est moi, mais tout ce qui pense là-haut, tout ce qui regarde là-haut, et que j’appelle moi, qui est moi, se contente d’assister à ce qui se passe, se contente de laisser les choses se faire. Pourquoi dis-je alors que c’est moi qui peins ? Tout simplement parce que je m’arrête quand je veux. Je pose le pinceau, je regarde ce que j’ai fait, je ne sais pas ce qu’il reste à faire – mais je sais qu’il y a encore du boulot. Et ça va rester dans mon esprit comme un bruit de fond qui m’agace et m’élance, jour et nuit, se contentant attendre, même quand je dors, surtout quand je dors ; parce que, lorsque je me réveille, c’est comme si je n’avais pas dormi du tout, comme si j’avais été rongée par une démangeaison tout ce temps-là, comme si je ne pourrai jamais plus trouver un vrai repos.

« L’année dernière, j’ai brûlé une de ces choses qui me répugnent. Aucune force ne s’y est opposée, aucune voix ne s’est élevée pour m’interdire de le faire. Mais il a fallu au bout du compte que je m’y remette, j’ai dû tout recommencer ; et c’était exactement ce que j’avais brûlé, exactement la même image. Alors à quoi bon ?

« Quand je retourne à ma table, à ma chaîne d’esclavage, quand je termine le travail, ça ne manifeste aucune satisfaction, aucun soulagement, ça se contente de se fondre dans le décor. Je ne sais pas où ça va se nicher, mais ça ne s’éloigne pas, ça m’observe du coin de l’œil, et je sais qu’au bout du compte ça reviendra. Dans l’intervalle, moi, je reste là, à regarder ce que j’ai peint, et je me demande ce que ça peut bien être.

« Et pour quelle raison dois-je signer ces choses ? Pourquoi y inscrire mon nom, alors que je ne sais même pas ce que ça représente ? » (mai 1954)

Il y a cependant tout lieu de penser que les dix aquarelles se rapportant au lieu appelé « Hanging Gate » représentent sous forme métaphorique l’« autre côté » du portail dissimulé dans Hanging Rock, portail qu’empruntèrent Jenaveve McCraw, puis Miranda et Marion Waybourne.

« Je ne sais pas, je n’ai jamais su ce qu’il y avait au-delà de Hanging Rock. Je n’y suis jamais allée ; et j’ai fait le vœu, depuis ce jour d’entre les jours, de ne jamais y mettre les pieds.

« Mais peut-être est-ce justement parce que je ne voulais pas leur rendre visite que ces satanées dents de roc sont venues se planter sous mon crâne. Hanging Rock a plongé ses crocs dans mon cœur, a percé mes poumons. Et depuis, l’autre côté de rien pèse sur le fond de mes yeux, bourdonne à mes oreilles.

« Il est comme aucune chose ne devrait être. Muet, il ne s’adresse à personne ; transparent, personne ne le voit. Mais il bruisse comme le vent dans une forêt de pierre ; c’est qu’il ne cesse de se parler à lui-même, il a tellement de choses à se dire. Et il scintille comme mille constellations dans un ciel sans lune, dans un vide sans soleil ; c’est qu’il se contemple lui-même avec une telle avidité ; il admire l’écheveau de ses doigts.

« Il est immense et escarpé – sans sculpture ; il est fluide et grondant – un cratère ; il est rongé de l’intérieur, il est ruiné, il est mort, il est hanté – le visage de la fatalité. Il a volé mes filles, il me traite comme son esclave, il voudrait s’emparer de moi tout entière, m’emmener là je ne veux surtout pas aller. » (12 avril 1947)

Mais cela ne lui permit pas de résoudre l’énigme qui, parmi tous celles qui hantèrent son existence, détermina principalement le cours de sa destinée : Quel était le sort de ses deux filles aînées ?

« Le nom de Hanging Gate, quand je l’ai vu pour la première fois écrit de ma propre main, cela m’a donné le frisson. J’ai cru que peut-être il y aurait un déclic, que j’allais comprendre ce qui s’est réellement passé ce jour d’entre les jours. Mais la lumière s’est éteinte, l’étincelle a fait long feu. Dans ces images, il n’y a pas trace de mes filles ; personne n’habite ces colonnes de pierres empilées, ces façades masquées, ces ouvertures muettes.

« Et plus tard, avec le nom de Larua, et celui de Kajun aussi… Que dois-je penser de tout ça ? Y avait-il un esprit mauvais, emprisonné dans les rouleaux de ce maudit manuscrit ? Voit-il encore, entend-il encore ce qui se passe autour de lui ? Attend-il son heure pour frapper une fois encore l’une d’entre nous ? Pourquoi me pourchasse-t-il ainsi ? » (13 décembre 1956)

Elle ne nous renseigne pas plus au sujet de l’étrange « écriture des taches » dont elle était pourtant une sorte d’inventeur :

« Ces grappes de raisin rougeâtres montent des profondeurs du papier comme des bulles en suspension, toutes formées déjà ; elles sont ce qu’elles sont. En elles, il y a comme un sens incrusté, mais rien n’assure qu’il s’agisse des noms d’endroits qu’en même temps j’inscris à côté d’elles. Un motif d’ombre les habite. C’est comme si le futur s’avançait du fond des âges, s’accrochant à l’épaisseur du papier. A vrai dire, c’est seulement un des futurs qui se bousculent dans l’enfilade de tous ces destins effilochés, un des futurs qui déambulent orphelins dans les couloirs du temps – mais c’est le plus acharné, le plus cruel, et qui rejette les autres dans la densité de la roche.

« C’est un futur distant parce que étranger, mais il n’est pas très éloigné d’aujourd’hui ; il se compte en vies humaines, en disparitions humaines ; et il envahit notre temps par les corridors de Hanging Rock. » (16 octobre 1944)

Malgré ses efforts, malgré la réalisation de la tapisserie Sucharys, le fin mot de l’histoire lui échappa. Et sa vie, considérée dans son ensemble, fut à ses propres yeux remplie d’une lente amertume, d’une déception sans cesse reconfirmée.

« Comme je regrette de m’être plongée dans ces livres, ces documents, toutes ces cartes amassées par mon père. Regarde, les voilà tous là-bas, amassées contre le mur du fond. Et ils m’observent, avec leur air sournois. Ou triomphant. En tout cas, ils se bien gaussés de moi.

« Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ose pas les brûler. Je devrais sûrement le faire ; quelque chose m’en empêche. C’est comme si, idiote que je suis, j’essayais de combler le vieux chemin qui mena mes filles au jour d’entre les jours. Mais même si je pouvais leur en interdire aujourd’hui l’approche, Miranda et Marion n’en seraient ni empêchées ni sauvées.

« Ce qui compte, du moins l’ai-je cru au début, c’est découvrir s’il existe un chemin caché dans le manuscrit, qui me conduirait aux racines des choses, avant que tout cela ait été forclos, avant que tout cela ait été pensé. » (Décembre 1959)

 
 


[1]. Ces dates s’échelonnent de 1941 à 1957.