par Raymond Lumley
Selon Sara Fitzhubert-Waybourne, le nom de « Sucharys », qu’elle donna à sa tapisserie, lui est venu spontanément, ou lui a été imposé de quelque mystérieuse façon ; dans son esprit, ce vocable est lié à des impressions de souterrains obscurs, oppressants, qui pourraient être le monde des morts (ou à celui des esprits, le « temps du rêve » des Aborigènes australiens ?), ou y mener. « Sucharys » signifierait vivre dans les limbes ou dans les enfers, languir dans un état intermédiaire entre perdition et salvation, triomphe et désespoir.
« Sucharys. Dans cette immense antichambre entre ici et là-bas, il y a des couloirs à n’en plus finir ; et dans l’obscurité qui silencieusement les baigne, se déplacent des âmes sans ossements, des esprits sans visages, leurs mains fantômes pliées sur le vide de leur cœur, leurs yeux sans lune enclos dans leurs paupières de brume. Les pensées sans mots et les mots sans pensée qui flottent, indifférents, et désolés pourtant, dans la vastitude angoissante des chambres, sont indécises, ondoyant lentement, comme une écharpe prise dans la profondeur d’un lac d’eau saumâtre, quelque vague souvenir oublié ce soir, une brève lueur éteinte désormais, une vibrance jadis exaltée, qui expire aujourd’hui. » (7 juin 1946)
Elle fut tissée, entre 1948 et 1959, par Sara Fitzhubert-Waybourne sur un métier à tisser de basse lisse fabriqué en 1783 au Pays de Galles, que Sara Fitzhubert-Waybourne se procura en 1947 auprès d’un collectionneur anglais et fit venir en Australie par bateau l’année suivante. Achevée, sa taille aurait de 3,037 m de haut pour 4,523 m de large.
La tapisserie Sucharys constitue la principale attraction du Fairfaith Museum de Martingale Manor (qui fut accessible aux visiteurs de 1993 à 2023, et vient de rouvrir ses portes)[1].
Sa particularité est qu’elle comporte, dans le cadre tout à fait exact d’une représentation d’ensemble de l’océan Pacifique, trois territoires qui, à l’époque où elle fut réalisée, n’avaient d’autre existence qu’imaginaire.
Terres « imaginaires » de la tapisserie Sucharys
En haut à droite : l’île de Larua
En bas au milieu : Rem Érion
Au centre et en diagonale du nord-ouest au sud-est : l’archipel continental d’Énantia (en taille réduite)
Il n’en va plus de même aujourd’hui. Le plus étonnant, et aussi le plus spectaculaire dans cette tapisserie, que nous regardons désormais d’un œil nouveau, est en effet la présence de Rem Érion à l’endroit même où cette île-continent devait brusquement apparaître le 16 mars 2021, cinquante-et-un ans après la mort de Sara. Cette dernière avait donc eu la prémonition de cet incroyable événement, qui bouleversa définitivement l’histoire de notre planète.
Pour cette même raison, nous ne savons désormais que penser au sujet de la présence de l’île de Larua au nord de l’océan Pacifique, et de celle, entre Larua et Rem Érion, de l’ensemble de l’archipel-continent d’Énantia (en réduction !). Aucun événement contemporain, aucune source historique ou documentaire, aucun carte ancienne ne vient corroborer ou infirmer l’idée d’une intrusion de ces deux territoires énantiens, en ces endroits précisément et à quelque époque que ce soit de l’histoire de la Terre.
La vie de Sara Fitzhubert-Waybourne fut marquée par plusieurs disparitions, aussi tragiques qu’énigmatiques : à celles de son frère en 1916, puis de son mari en 1929, vinrent s’ajouter celles de ses deux filles aînées en 1940, – disparitions auxquelles il convient d’ajouter, en 1947, le départ fracassant de sa troisième fille, dont, ne recevant jamais d’elle aucune nouvelle, elle dût, métaphoriquement parlant, porter le deuil.
L’idée de la tapisserie Sucharys, directement liée à la disparition de Miranda et Marion dans le chaos rocheux de Hanging Rock le 14 février 1940, remonte à l’hiver 1940-1941 ; ses différents projets de cartons furent réalisés entre 1941 et 1950 ; et elle acheta en 1947 le métier à tisser qui en permit la réalisation, à l’époque du départ d’Irma.
Sara avait librement accès, au moins depuis la mort de son père en 1931, au manuscrit LaraDansil, ainsi qu’à sa traduction anglaise ; elle a pu ainsi rapprocher les nombreuses silhouettes des îles jumelles de LaraShukun et BénielDansil qu’on observe sur le manuscrit, des divers noms qui s’y trouvent mentionnés, et parmi eux, ceux de Larua et de Kajun. Cette information, ainsi que l’ensemble de l’histoire contée par le manuscrit (qui cite explicitement les noms de Miranda et de Marion), a sans doute été le point de départ à partir duquel son imagination, ou plus exactement son esprit, conçut la structure du continent/archipel qui, sur la tapisserie, se trouve au centre de l’océan Pacifique, et dont elle a extrait puis agrandi deux fragments, afin obtenir, au nord, une autre représentation de l’île de Lara (appelée Larua, conformément à un passage du manuscrit et à deux aquarelles réalisées par elle en 1949), et au sud, une image parfaitement exacte de l’île-continent d’Érion.
Après sa mort, sa fille Edith retrouva d’autre part un carton à dessin contenant un certain nombre d’aquarelles annotées de la main même de sa mère. Celles-ci représentent des paysages, des édifices ou des structures bizarres, dont plusieurs nous montrent « Hanging Gate », l’autre face de ce portail entre les mondes que serait Hanging Rock[2]. « Hanging Gate » est tour à tour une sorte de pyramide entourée de vastes et longs bâtiments, un immense bloc de rocs escarpés peut-être troglodyte, ou plus probablement un édifice composé de divers fragments architecturaux baroques. On trouve aussi, parmi les aquarelles qu’elle réalisa durant les vingt années durant lesquelles elle réalisait la tapisserie Sucharys, nombre de paysages étranges et de monuments biscornus, tous apparemment vides d’habitants, et qui concerneraient divers autres lieux situés sur Énantia[3].
Avec les projets de cartons, Edith découvrit un « portulan », où se trouve indiquée la localisation (réaliste ?) de ces architectures et paysages mystérieux. Il couvre en effet la même aire géographique que la tapisserie, et on y remarque neufs « noms de lieu », écrits dans une écriture mystérieuse évoquant des suites de tâches d’encre, et qui figurent sur les aquarelles avec une hypothétique « traduction » en lettres latines.
Edith nous a enfin légué un inestimable témoignage concernant la nature des intentions, des préoccupations et des angoisses de sa mère. Devenue au fil des ans l’un des rares êtres humains à rendre visite à la recluse du grand salon de Martingale Manor, que certains n’hésitaient pas à appeler « la folle », ma mère consignait régulièrement dans ses carnets intimes des remarques au sujet des visites qu’elle rendait à sa mère, restituant parfois en substance certaines de ses confidences. En 2927, j’ai par hasard retrouvé ces carnets dans un grenier de notre demeure.
[1]. Une reproduction grandeur nature de la tapisserie Sucharys est exposée depuis 2034 à Endetidsmuseet de Nørrebro (Copenhague), en compagnie de doubles du manuscrit LaraDansil et des ouvrages d’Irma Waybourne, Merriblinte et EingAngea. NOTE D’HELENA STANG, 2040.
[2]. En fait, « Hanging Gate » est le nom que Sara donnait au portail lui-même, y incluant ses deux faces, celle donnant sur Hanging Rock et celle donnant sur Énantia.
[3]. Les aquarelles embrassent, en ce qui concerne leur réalisation, une période beaucoup plus longue que les projets alternatifs de cartons pour la tapisserie : ils sont datés du 30 octobre 1941 à l’année 1957, avec un maximum de production en 1944-1945, plus de la moitié de ces œuvres étant réalisées durant ces deux seules années.




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