Raymond Lumley, 2029
Irma et Ève
Les œuvres d’Irma Waybourne et Ève de Poitiers donnent lieu à deux interprétations parfaitement incompatibles : la première, qui est celle des auteures, considère que Hanging Rock constitue un point de passage privilégié vers ce qu’elles appelaient le Temps du Rêve ; la seconde, que je partage avec Harald Langstrøm, suppose que se trouve, quelque part dans cet amas volcanique, une tranéï (un portail) naturelle conduisant vers la planète Énantia.
Il me semble que, si Irma était simplement tombée en catalepsie durant les trois jours que dura sa disparition et avait à cette occasion rejoint le Temps du Rêve, comme le laisse effectivement entendre EingAnjea (voir à ce propos : 0. Sans substance absolument), on aurait certainement retrouvé son corps inanimé, quelque part dans une anfractuosité du rocher, les recherches menées dans tous les recoins possibles de cet amoncellement de rocs ayant été exhaustives, ou tout au moins menées avec la plus grande diligence. Et comment se fait-il que dans ce cas les restes des corps de ses deux sœurs aînées (sans parler de celui de Jenaveve McCraw quelques quarante ans plus tôt), dont les esprits auraient été emportés eux aussi dans le Temps du Rêve, n’aient jamais été retrouvés ?
Je suis pour ma part persuadé qu’Irma a presque certainement, avant son départ de Martingale Manor et peut-être même avant sa disparition de Hanging Rock, longuement consulté le manuscrit LaraDansil (avec sa traduction anglaise) dans le bureau de son grand-père. Je reconnais que ses œuvres postérieures (Merriblinte principalement) sont jusqu’à un certain point tributaires des révélations communiquées dans ses rêves par ce faire-valoir de son subconscient qu’est Ninggalobin, ainsi que de ses propres expérimentations psychiques visant à raviver ses souvenirs enfouis. Je me sens cependant en droit d’affirmer qu’Irma, âprement tourmentée par le mystère entourant sa disparition (ainsi que celle de ses sœurs), a inconsciemment enchâssé dans le « Roman Aborigène » qu’elle était en train d’élaborer de nombreuses données issues du manuscrit LaraDansil : il existe en effet de trop nombreux points de contact entre le manuscrit et les œuvres postérieures d’Irma et Ève de Poitiers, qui ne peuvent être dus au seul hasard.
Voici quelques-uns des éléments qui permettent de relier le manuscrit LaraDansil à Merriblinte et EingAnjea, avec en premier lieu les plus obvis.
1
On trouve dans le manuscrit LaraDansil et dans EingAnjea des représentations presque identiques des mizaξ situés à Stonehenge et dans (ou sous) le monolithe du Vigelandspark. Ces couples d’images nous montrent les mêmes éléments architecturaux observés sous des angles presque identiques.
Manuscrit LaraDansil, n° 31, Stonehenge
EingAnjea, 1er poème, emblème 5-1
Manuscrit LaraDansil, n° 49, Vigelandspark, le monolithe central
EingAnjea, 6° poème, emblème 2-1
2
Merriblinte se réfère abondamment à ces extraordinaires animaux que sont les Snoutobreξ et les Dabe Datsawima.
Merriblinte, pages 27 et 29
Le manuscrit LaraDansil nous offre quant à lui, à l’exception notable des Dabe Datsawima (qu’il mentionne cependant à plusieurs reprises dans son récit), des représentations de différentes espèces de Snoutobreξ, dont les honatatas :
Le manuscrit LaraDansil, 29, Honatatas
Manuscrit LaraDansil. À propos des Dabe Datsawima :
Benial.
Les Dabe Datsawima se mouvaient sans un bruit, comme s’ils glissaient.
Les mâles les plus grands allongèrent tous leurs nez.
L’un des animaux émit une sorte de grondement, rythmique et sourd,
d’abord lent, puis de plus en plus rapide.
Les uns après les autres tous entrèrent dans la mélodie ;
pendant ce temps les femelles tournaient lentement autour des musiciens mâles.
Le rythme sans cesse s’altérait, alternant staccato solo et polyphonie tambourinante
Tous enfin se relevèrent et la troupe disparut dans l’obscurité de la forêt.
Manuscrit LaraDansil, chapitre 6, n° 41
L’archipel des fleurs, second berceau des Snoutobrex.
Un nom pour l’archipel puîné, Marion Soir
écoute chanter les Dabe Datsavima,
Joint les mains, pense à sa sœur aînée,
non-être là-bas sur MirandaShukun,
puis étendant ses bras étreint
l’immensité paisible du monde étincelant.
Manuscrit LaraDansil, chapitre 11, n° 77
On trouve enfin une allusion aux chants des Dabe Datsawima dans EingAnjea : 1. Là-bas comme ici, fragments poétiques de la face 2.
« Convexe aux harmonies des rhinolyres prolixes »
Bien que le cryptoglyphe accompagnateur ne ressemble pas de manière évidente à l’illustration de Merriblinte : Corroboree des Dabe Datsawima à Merriwollert, ci-dessus, le mot : « rhinolyres », c’est-à-dire : « nez-lyres » ou « lyres nasales », fait certainement référence à ces mystérieux animaux, qui chantent « en allongeant leur nez », puis en « émettant une sorte de grondement, rythmique et sourd, d’abord lent, puis de plus en plus rapide » (Manuscrit LaraDansil, n° 41).
3
Bien que je ne puisse tirer de ce fait aucune conclusion catégorique, il est d’autre part remarquable, que dans la version grecque de l’emblème poétique qu’EingAnjea consacre à Sapphô :
figure le mot incomplet :
interprété par Ève de Poitiers comme étant le début de :
énant[ieumenai],
qu’elle traduit par : « nous faisant face ».
Le même mot, adjectivé cette fois au masculin en tant qu’énantios :
apparaît dans l’un des poèmes les plus connus de Sapphô, où l’homme qui peut s’asseoir face à l’être aimé, est considéré comme l’égal des dieux[1] :
Celui-là me paraît l’égal des dieux
l’homme qui, assis face à toi,
captivé, écoute de tout près
la douceur de ta voix
Or c’est précisément de ce mot, qu’on trouve par exemple dans Aristote, De la génération et de la corruption, II, 337a :
tôn gar énantiôn ta’nantia aitia
« Car les causes des contraires sont contraires entre elles »,
qu’a été tire le nom de la planète Énantia.
4
Il existe enfin un rapport structurel tout à fait troublant entre les cryptoglyphes/icônes d’EingAnjea et les vignettes du manuscrit LaraDansil.
Ainsi pour le couple :
Manuscrit LaraDansil, n° 9
EingAnjea, 1er Poème, face 5, « La pierre en son énigme assise »
Et aussi pour les séries :
Manuscrit LaraDansil, n° 62 et 66
Manuscrit LaraDansil, de n° 68 à n° 72
EingAnjea, 4° Poème, face 8
La conception de ces vignettes (pour le manuscrit LaraDansil) et de ces cryptoglyphes (pour EingAnjea) est tout à fait similaire ; ceux de la seconde série sont tous en particulier gouvernés par des symétries circulaires d’ordre 11 ou 13.
La différence principale entre les deux est cependant que dans le manuscrit LaraDansil, les vignettes ne semblent jouer aucun rôle sémantique déterminant, et se comportent plutôt comme des marques de ponctuation, leur participation au discours d’ensemble, en particulier du fait de leur symbolique chromatique, étant de nature essentiellement prosodique, ou emphatique.
Les cryptoglyphes d’EingAnjea sont au contraire immergés dans un environnement pictural et symbolique qui les relie aux fragments poétiques et aux emblèmes, eux-mêmes associés à des sentences ou à des fragments poétiques de nature clairement linguistique. Et leur signification sémantique apparaît, au témoignage d’Ève de Poitiers, à ceux ou celles qui, lorsqu’ils se trouvent plongées dans un état de transe légère ou de quasi hypnose, savent les interpréter — et il s’agit, hélas ! des seules Irma Waybourne et Ève de Poitiers…
*
* *
Le manuscrit LaraDansil, il est vrai, ne parle nullement du Temps du Rêve ; il ne se préoccupe pas non plus de généalogies mythologiques (comme c’est le cas pour Merriblinte), ou de vies parallèles (comme c’est le cas pour EingAnjea). De leur côté, Merriblinte et EingAnjea ne font aucune allusion à l’existence d’un univers d’espace-temps, énantiomorphe par rapport au nôtre, où se situerait Énantia, notre planète sœur.
C’est pourquoi, malgré ou peut-être à cause de ces différences essentielles — qui permettent d’opposer facilement l’un à l’autre ces deux groupes de documents —, il s’avère impossible de répondre de manière définitive à la question de savoir quel fut le destin des cinq disparus de la « Maison Fitzhubert ». Tout ce que l’on peut dire de manière assurée est que le manuscrit LaraDansil ne fait nulle part mention d’Irma Waybourne, et que réciproquement les œuvres d’Irma Waybourne ne se réfèrent jamais aux autres disparus : Jenaveve McCraw, Miranda et Marion Waybourne, Michael Fitzhubert.
Je conviens que, s’il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce que nous dit EingAnjea, il serait dans l’autre sens précipité de taxer de rêveries éveillées l’ensemble de ce qu’Ève de Poitiers m’a révélé ; j’y discerne en effet, non un tissu de fictions délirantes, mais une entreprise de transposition métaphorique, ou, si l’on préfère, de réinterprétations symboliques destinées à rendre compte d’expériences hors du commun, mais bien réelles — et dont il est malheureusement difficile de déterminer à partir de quel noyau empirique elles se sont peu à peu élaboré.
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Ayant pris acte de la profonde hétérogénéité existant entre le manuscrit LaraDansil d’une part et les différentes œuvres d’Irma Waybourne et Ève de Poitiers d’autre part, une première tentative d’explication globale serait de dire qu’il s’agit là de deux approches interprétatives d’un même ensemble d’événements — ces deux approches relevant de points de vue tellement divergents qu’ils en deviennent totalement inconciliables : l’approche d’Harald Langstrøm d’abord, qui prend en compte le seul manuscrit LaraDansil et ce qu’il a pu apprendre par ailleurs de la planète Énantia ; celle d’Irma Waybourne (et d’Ève de Poitiers) ensuite, qui consiste en amplification de ses rêves initiatiques des années cinquante, et qui aurait pour but d’expliquer ce qui lui est personnellement advenu en février 1940.
Nous savons depuis le célèbre précédent d’Hélène Smith que les « Rêveurs » (et non les véritables voyageurs qui empruntent physiquement l’une des voies transdimensionnelles ouvertes par exemple par un miza) rapportent de leurs excursions mentales dans d’autres mondes un témoignage dont le contenu est, au moins partiellement, subjectif. Ainsi les descriptions qu’Hélène Smith nous donne de l’archipel d’Espénié sont fortement tributaires des croyances en vogue dans les milieux spirites de son époque, ainsi que des débats entre les astronomes d’alors au sujet des canaux de Mars. De même, Irma Waybourne et Ève de Poitiers auraient injecté une bonne dose de mythologie aborigène dans les évocations quasi hallucinatoires de leurs « vies parallèles ».
Ma conclusion est alors que, si elle a bel et bien séjourné sur Énantia durant les trois jours de sa disparition en 1940, Irma Waybourne n’y a visité aucun des endroits actuellement documentés de cette planète. Les divergences descriptives sont en effet trop fortes pour qu’il soit possible de faire coïncider aucun des lieux auxquels se réfère EingAnjea avec ce que nous savons de l’archipel d’Espénié, qui fut successivement visité par Hélène Smith et Rajendré nikïna, alias S-21[2], ou du continent-île de Rem Érion, apparu quant à lui au large de la Nouvelle Zélande le 16 mars 2021, ou encore, bien entendu, des îles jumelles de Lara et Dansil.
Il y aurait en revanche bel et bien eu, dans l’esprit d’Irma Waybourne, une sorte de contamination inconsciente d’images venues du manuscrit LaraDansil avec les préoccupations inconscientes d’Irma Waybourne, cette contamination étant rendue possible par la transposition, dans les existences parallèles vécues par les deux femmes, de lieux se trouvant réellement sur terre — comme Stonehenge, le Vigelandspark, ou la tour Eiffel[3].
Buste de Sapphô
[1]. Dans l’interprétation libre que Renée Vivien — l’alter ego parisien d’Irma Waybourne — donna de ce poème, l’idée du « face à face » entre l’époux et l’aimée se trouve significativement effacée :
L’homme fortuné qu’enivre ta présence
Me semble l’égal des dieux, car il entend
Ruisseler ton rire et rêver ton silence.
[2]. Il a été suggéré qu’existait un lien entre la vie parallèle qu’Irma Waybourne et Ève de Poitiers passèrent dans les « serres de pierre » (5. Par le retour compliqué du semblable) et l’épisode idyllique du séjour de Rajendré en compagnie de Yashoni nikaïné dans les serres de l’île de Cantilévère (voir à ce sujet : Aventures en Espénié — Jétule Baronime ou le renouveau de la sève, première édition dans : Onze Pièces de Cuivre, bulletin de Endetidsmuseet, Copenhague, janvier 2017). Rien cependant ne permet d’affirmer qu’Irma et Ève vécurent cette existence parallèle sur l’île de Cantilévère : à l’époque où Rajendré se trouvait en Énantia, il existait dans l’archipel d’Espénié, et certainement ailleurs sur Énantia, de nombreuses îles couvertes de serres, une étape nécessaire dans le processus final destiné à rendre ce monde définitivement habitable.
[3]. S-21 se réfère lui aussi à la tour Eiffel dans quelques unes de ses œuvres graphiques — et qui plus est dans un contexte laissant ouvertement entendre qu’il y a eu (ou qu’il y aura) un miza à son sommet.

















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