Témoignages d’Ève de Poitiers (1999-2003),
recueillis par Raymond Lumley et revus par leur auteure
Le rocher des étoiles (Merriblinte, page 2)
« Il y a d’une part le “monde qui rêve”, habité par les Esprits démiurgiques et tutélaires, et d’autre part le monde de la veille, le monde de Hanging Rock et de Merriwollert, où matière et esprit coexistent, se fécondant mutuellement de leurs étreintes problématiques. Le premier est un monde temporel mais pérenne, un monde sans espace où la durée, faute de fatalité linéaire, finit par s’enrouler sur lui-même ; dans Merriblinte, ce monde s’appelle : le Temps du Rêve[1]. Mais il existe, à côté de celui-là, un monde d’espace illimité qui se greffe sur des durées irréversibles ; car l’irruption de l’espace dans les replis de l’éternité rend le destin irrévocable, et le temps sans reprise. Il est difficile de donner à ce patchwork instable d’esprits et de corps, à ce monde fait d’alliages psycho-physiques plus ou moins harmonieux, un nom qui sache s’adapter à sa nature hybride. Irma en parlait comme du “monde qui scrute” ; on pourrait tout aussi bien l’appeler le “temps de l’éveil” — bien que ce temps, en ce qui concerne du moins l’acuité de l’esprit humain, soit plutôt celui de la cécité abstruse[2].
« Lorsqu’ils habitent le monde qui scrute, les esprits des vivants n’observent ce qui s’y passe que par le truchement de leur corps, c’est-à-dire par le biais de leurs sens physiques et non grâce à la force de leur intuition, à l’acuité de leur esprit ; et ils doivent le plus souvent, pour agir sur la substance matérielle des choses, se servir de leurs mains, utiliser la dextérité de leur corps. Ils ne peuvent rire, aimer, échanger des idées, nourrir leurs enfants, qu’à condition de traverser le gouffre de la séparation, accepter les lois du hiatus causal, et confier leurs paroles au néant même qui retient leurs esprits prisonniers.
« Dans le monde qui scrute, toute vie animale et végétale connait la disparité des corps et des âmes, dont l’opposition isole les humains bien sûr, mais séquestre aussi les animaux, cloisonne les paysages naturels, et fige jusqu’aux formations rocheuses qui pourtant, telles Hanging Rock, se trouvent si puissamment imprégnées d’esprits[3]. C’est que, lorsqu’ils s’infusent dans des êtres dont nous affirmons aujourd’hui qu’ils sont inanimés ou, bien que vivants, entièrement privés de pensée, les âmes des choses sont peu actives, peu différenciées, essentiellement réceptives. Il ne faudrait cependant par croire à l’inverse que, parce qu’un flux minimal d’esprit traverse tous ces êtres, il y a une âme particulière, et encore moins un esprit conscient dans chaque arbuste, dans chaque brin d’herbe, dans chaque fourmi. En réalité, ce flux résiduel se contente de relier chaque arbuste, chaque brin d’herbe, chaque fourmi, aux Esprits tutélaires et démiurgiques dont ils dépendent.
« La trame fondamentale du substrat spirituel qui imprègne le temps de l’éveil (comme d’ailleurs le temps du Rêve) est ainsi constitué de nœuds de relation qui se comportent comme de minuscules opercules d’affects amplifiant et amoindrissant tour à tour les courants de sensations et d’images grâce auxquels chaque chose et chaque être, manifestant les uns aux autres leur présence, de proche en proche cimentent l’unité de l’univers. Chacun de ces nœuds possède une couleur propre qui, bien que discrète, ajoute à tout ce qui l’atteint une modulation, une saveur, une atmosphère particulière ; ainsi cette nuance s’insère dans l’arc-en-ciel de beauté et de laideur dont se tisse la tapisserie du monde, fredonne sa note dans le concert de dissonances et d’harmonie qui module la symphonie du temps. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Les êtres humains s’éveillent d’abord à la conscience dans le monde qui scrute ; nécessairement oublieux du Temps du Rêve, ils ignorent que le monde dont ils procèdent est le Temps du Rêve. Et comme ils ne se souviennent pas de ce qui leur est arrivé en deçà de leur naissance, comme ils n’anticipent pas ce qui leur adviendra au-delà de leur mort, ils considèrent le temps de l’éveil comme leur unique demeure, et voient leur existence comme une éphémère destinée. Et de fait, ils vivent enfermés dans un présent qui n’embrasse pas même la durée totale de leur corps. Certains d’entre eux pourtant parviennent à appréhender plus authentiquement la nature de leur personne entière, et de cette manière accèdent à une pensée plus étendue de leur passé et de leur avenir. Ils découvrent alors ce qu’est le Temps du Rêve.
« Il se trouve que dans le rêve (car tous les rêves relèvent, qu’on le sache ou non, du Temps du Rêve), l’esprit s’échappe dans les couloirs du temps, son existence se fait pérenne. Et tous les hommes célèbrent ainsi, à leur manière disparate, la symphonie du monde, certains, proches des Esprits tutélaires, nourrissent la remémoration/anticipation d’un plus vaste royaume, et sentent en eux la présence du Temps du Rêve, qui se trouve ici même et en même temps là-haut/là-bas, maintenant et aussi jadis/à jamais. Tous ont été, tous ils seront. Tous conservent leur identité au cours de cette errance spirituelle, qui a sa source bien en deçà, et son aboutissement bien au-delà de l’étroite limite de leur corps actuel. Mais cette existence pérenne ne se déroule pas dans un au-delà où se trouveraient un quelconque paradis, un quelconque enfer, qui seraient garants d’un système de rétribution judiciaire, légal ou moral. La justice rituelle, la justice normative, la justice morale elle-même tentent d’instaurer (ou de restaurer) un ordre anthropomorphe qui devrait se surimposer à l’ordre naturel des choses ; par quoi cependant l’ordre de l’univers, qui est celui de notre destinée, pourrait-il être remplacé ?
« Le Temps du Rêve, pour nous qui occupons d’abord le temps spatialisé de la solitude, pour nous qui séjournons dans l’espace temporalisé de la séparation, possède une durée radicalement étrangère à celle dans laquelle nous nous insérons aujourd’hui : c’est un tout autre mode de l’être. Pourtant, ce temps pérenne n’est ni un mode de l’immobilité, ni un mode de la simultanéité, ni un mode de la compacité adimensionnelle. Des événements y apparaissent et s’y enlacent, bons ou mauvais, désolants ou joyeux, exaltants ou poignants. Les Esprits qui y séjournent en permanence effectuent comme nous des choix, et doivent prendre en charge les implications de leurs choix ; ils affrontent aussi les conséquences des choix des Esprits qui les entourent, et dont ils partagent la destinée plurielle.
« Si une justice se fait jour dans cet enchaînement de déterminations et de consécutions réciproques, il s’agit d’une justice immanente, d’une justice naturelle, un peu comme celle que certains veulent trouver ici-bas dans l’enchaînement des causes et des effets — cette « justice » justement dont la plupart des êtres humains ne parviennent pas à se satisfaire. La différence est cependant que les consciences, dans le Temps de Rêve, ne connaissent pas la solitude, ignorent la séparation ; elles ne doutent pas qu’elles partagent avec toutes les autres consciences les racines de leurs pensées ; elles savent qu’elles ne sont pas des Sujets souverains, des pousses venues de nulle part.
« Une autre différence entre la “Justice immanente” du Temps du Rêve et l’idée de justice que conçoivent la plupart des humains dans le monde qui scrute, vu comme indifférent au juste et à l’injuste, est que, dans le Temps du Rêve, les conséquences de leurs choix produisent des effets bien au-delà de l’existence immédiate de l’esprit : ceux-ci perçoivent de quelle manière ces choix transforment leur personnalité, et celle de ceux qui s’en trouvent affectés. En contrepartie, si ce qui advient ne peut jamais être défait, rien dans le Temps du Rêve n’est jamais définitif, rien n’est jamais irrévocable : les échos des événements se propagent dans les couloirs du temps, mais aussi dans les innombrables scintillements du possible, en sorte que tout événement tragique est susceptible de venir s’insérer dans un ensemble plus vaste, qui en modifie la signification, et peut (ou non) en réconcilier le sens. »
Le Peuple des étoile
(illustration réalisée pour Merriblinte mais « rejetée » par Ninggalobin)
« Nous tous, que nous demeurions présentement amnésiques ou que nous nous soyons transformés en Rêveurs, avons été, encore et encore, avant notre naissance ; et nous serons, encore et encore, après notre mort. Mais il n’y a pas d’au-delà transcendant : le Temps du Rêve n’est un autre plan de la réalité, une autre modalité de l’existence. L’alternance de nos séjours dans le Temps du Rêve et dans le temps de l’éveil est un peu comme si nous étions appelés à mener notre existence totale en ville puis à la campagne, en bord de mer puis à la montagne, aux limites de la banquise puis dans une oasis perdue au cœur d’un désert, et non en ville ou à la campagne seulement, en bord de mer ou à la montagne seulement, aux limites de la banquise ou au cœur d’un désert seulement…
« Les amnésiques eux-mêmes, bien qu’ils ne conservent dans le monde qui scrute de leur présente existence aucune conscience de leur destinée pérenne, communiquent avec l’ensemble de la nature et la communauté des esprits par le truchement du Temps du Rêve ; eux aussi, loin d’agir les uns sur les autres par l’intermédiaire de leurs corps seulement, s’influencent mutuellement de l’intérieur. Malheureusement, quelle que soit leur longévité physiologique présente, quelle que soit l’ampleur de leur mémoire biographique actuelle, ils vivent, ou plutôt croient vivre leur existence personnelle un présent obscur et solitaire ; ils ressentent leur vieillissement comme une décrépitude irréversible, et leur mort comme un inéluctable anéantissement.
« Les êtres humains qui ont en revanche acquis l’intuition de leur permanence spirituelle (ou qui peut-être en jouissent naturellement depuis leur plus jeune âge), habitent un cosmos infiniment plus vaste que celui de leur perception immédiate ; ils ont la certitude de l’omniprésence du Temps du Rêve, ici même et là-haut/là-bas malgré l’espace qui les exile des racines de la vie ; et de sa plénitude temporelle maintenant et jadis/à jamais, malgré les jours qui, ici et maintenant, semblent passer et jamais ne revenir. Pour ces gens-là, le passé fut ce qui aussi sera ; pour eux, le futur sera ce qui fut aussi ; et pour eux, le seul passé véritable, le seul futur véritable demeure aux antipodes de la durée, ce qui s’échappe à distance infinie de tous les présents possibles, ce qui jamais ne fut parce qu’il ne sera jamais ; pour eux, ce qui se dissimule dans l’infini, au-delà de toute compréhension, n’appartient à aucun présent. Ces gens-là communiquent en rêve avec leurs existences passées et futures, parce qu’elles sont à jamais des existences présentes, parce qu’elles ont été, encore et encore, présentes, parce qu’elles seront, encore et encore, présentes. Ces gens-là sont les Rêveurs. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Les éphémères en revanche, enfermés qu’ils sont dans les cloisons de leurs cerveaux, appréhendent le flux du temps selon le mode de la séparation des esprits, et n’accèdent qu’à une infime parcelle de leur mémoire véritable. Ils se murent dans leur plus petit moi, et se condamnent ainsi à demeurer des “prisonniers psychiques”, des “mutilés spirituels”. Car comme ils ignorent quelle fut leur personnalité passée, quelle sera leur personnalité future, ils se comportent face à eux-mêmes en aveugles désorientés, en lobotomisés pris de claustrophobie panique. Jouets de l’instant qui se dérobe, du permanent blizzard des événements, ils dérivent et tournoient comme ces feuilles mortes qui, entre des nuées d’orage, brièvement scintillent sous un improbable rayon de soleil.
« Pourtant les éphémères pressentent eux aussi, à la limite des capacités de leur vision instantanée, et bien qu’ils demeurent jusqu’au bout persuadés de leur annihilation certaine, qu’existe un monde au-delà de leur perception. Mais ils n’ont aucun moyen de donner forme à leur intuition, et ont tôt fait de se convaincre que l’idée qu’existe un autre plan de réalité transcende définitivement leurs capacités de compréhension ; ou ils peignent cet au-delà à l’image de leurs angoisses sordides, à l’effigie de leurs rancœurs erratiques, à l’aune de leurs rêveries compensatoires. Ainsi la plupart des êtres humains, bien qu’ils soient activement intégrés au cycle éternel de la vie, sont tellement fascinés par leur cadre de vie matériel que leur racines, dans le Temps du Rêve, leur demeurent inconnues : ils traversent leur existence instantanée sans savoir qui ils sont, sans se chanter à eux-mêmes le bourdon de leur multiple destinée.
« Ces esprits, dans le concert d’affects et de pensées dont est tissée la trame du monde, demeurent anonymes à eux-mêmes, et se contentent de fredonner sans les comprendre les quelques contrepoints qui traversent et sans lesquels l’univers ne serait pas un monde : Sans cet arrière-fond spirituel, sans ces pensées implicites, l’existence serait une pure juxtaposition d’entités monadiques, sans caresses réciproques ni regards échangés ; et l’univers ne serait pas même un panopticon, que des dieux carcéraux auraient édifié pour jouir du dérisoire spectacle de notre enfermement. Car si les esprits murmurants des éphémères ne réfléchissaient pas, ne propageaient pas les sentiments et les pensées qui les envahissent, leur insufflant au passage quelques discrètes modulations auxquelles ils croient pouvoir s’identifier, il n’y aurait pas pour eux de terre où résider, de ciel où projeter leurs désirs.
« Mais de ce qu’est véritablement le ciel, ils n’ont nulle notion. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Ceux qui en revanche accèdent au souvenir, qui est aussi l’anticipation de leur moi véritable, empruntent la voie du Temps du Rêve ; ce sont les “voyageurs”. Ayant retrouvé jusque dans leur vie éveillée la trace de leur appartenance à la communauté des Esprits, ils perçoivent comment leur destinée s’insère dans le labyrinthe du temps, dans la tapisserie de la vie qui rend les humains — “rêveurs” comme “éphémères” — solidaires de tous les êtres sensibles de l’univers. Et ils se souviennent qu’ils ont, au cours des différents âges du monde, personnellement connu des métamorphoses dont leur présente existence ne constitue qu’une des moindres péripéties.
« Ces cheminements parallèles, qu’induit le souffle unanime de la pensée du Rêve, concernent au premier chef les Esprits démiurgiques et tutélaires ; tendant dès le départ à la narration, ils propage d’âge en âge un thème mélodique dont le refrain définit un style, dont le fil trace un destin. Ce thème et les modulations qui l’accompagnent, d’autres esprits les reçoivent, dont les idées possèdent une individualité suffisamment affirmée, suffisamment intriquée pour qu’elle s’enveloppe de modulations affectives nouvelles. Ces esprits choraux, qui sont ceux des Rêveurs, superposent leurs accents personnels à la mélodie fondamentale de l’univers, qu’ils propagent dans le tissu du monde, où pour finir s’épanouissent tous ces récits entrecroisés.
« Un univers qui ne contiendrait nul Esprit démiurgique, nul être humain, aucun animal capable d’affects, serait encore un monde ; mais s’il n’y avait sous le ciel aucun paysage, aucune extrusion de roches telluriques, aucun palétuvier, aucune massif d’églantiers, aucune colonie de perce-oreilles, il n’y aurait ni espace ni temps, ni jour ni nuit, ni hiver ni été, et de tels cieux n’accueilleraient en aucun cas le pathos de l’animal, nos corps éphémères, nos âmes tenaces, le sourire des esprits tutélaires, la paix des Esprits démiurgiques. Car l’étoffe la plus résistante de l’être n’est pas faite d’individus singuliers, de pensées distinctes, d’idées structurées. Et s’il est vrai que les arbres et les plantes ne chantent pas d’emblée la mélodie du destin, leur discret scintillement décrit la matrice où peut éclore le phrasé d’un récit, leur exubérance fredonne l’envolée des accords à partir desquels peut se déployer la parole ; le substrat des choses seul sculpte les conques où, beaucoup plus tard, viendra s’incruster le sens.
« La réverbération multipliée de ces résonances primaires, le fond différencié de ces coloris élémentaires est la trame de la vie, la concaténation de la pensée ; mais ce fond repose lui-même sur la non palette uniforme de tous les futurs nuanciers du cosmos, sur la convexité muette de l’espace immobile d’où bientôt se détacheront les premières constellations du réel. C’est pourquoi les étendues apparemment stériles des innombrables planètes solitaires, canions et plateaux, cratères et cirques d’impacts, calottes glaciaires ou tourbillons gazeux, tornades atmosphériques ou brouillards givrants, ne sont pas la négation, mais l’absence implicitement disponible d’habitats flamboyants, de paysages vivants, dans lesquels fusionnerait en sourdine le spectre continûment entretenu des vibrations stellaires. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Les Rêveurs ne sont pas uniquement des êtres humains, ces animaux soi-disant rationnels dont les prétentions mêmes prouvent leur irrationalité, ne sont pas seulement des êtres doués de langage. Le hiatus qui les distingue, humains comme animaux, de leurs collègues éphémères tient plus au développement de leurs perceptions qu’à leurs performances linguistiques, à leurs prouesses dialectiques. Il est certainement impossible de discerner en eux une quelconque avancée vers plus d’intelligence, vers une capacité d’abstraction plus élevée ; ils ne manifestent par ailleurs nullement par l’exacerbation de leur sens de l’isolement, par l’approfondissement de leur solipsisme. Ce qui les distingue est bien plutôt l’efflorescence spectaculaire de leur sensibilité cosmique, doublée d’une appréhension holistique des interactions mentales collectives.
« Ainsi, la conscience d’un Rêveur n’est pas le résultat d’une rupture, d’un brusque changement de cap spirituel. En elle apparaît simplement un nouveau centre de perception, dont l’horizon n’embrasse pas seulement, comme c’est le cas des éphémères, un fragment de lieu, un pôle d’affects dont l’unique nœud d’efficience se perd dans la nuit du non-ressenti. La perception d’un Rêveur enveloppe potentiellement l’intégralité de l’univers, et se propage librement dans les chicanes du passé comme de l’avenir, dans les méandres des étoiles et des mondes. Et par le terme d’« univers entier », j’entends ici, non le désert du vide, la froideur de l’éternité, mais le sourire d’un visage, la source inépuisable des significations, le contact d’une main, la direction d’un regard qui ne serait pas celui d’un homme.
« Nombreux sont les Esprits galactiques qui creusent de leurs pensées les racines de l’espace, qui scrutent le maelstrom fractal des ères et des temps ; plus nombreuses encore, les entités qui accueillent le pathos de l’être dans ses rencontres multifoliées. Tous ces êtres participent, autant qu’il est en eux, au destin visionnaire des Rêveurs : tous se montrent capables de survoler les franges évanouies de la mémoire unanime, pressentent dans les brusques rafales de leur anticipation ce qui jamais encore ne fut rêvé.
« Mais les Rêveurs humains ne possèdent pas le pouvoir et la force, la souplesse et l’abandon nécessaires à l’appréhension de tout ce qui fut créé, et surtout de tout ce qui sera créé, parce que cela transcende l’acuité de leurs visions et de leurs rêves. Et si le monde de l’Esprit les entoure et les accueille de toute part, eux-mêmes ne sauraient ni créer ni concevoir quelle est la véritable nature des Esprits qui les protègent. Ils n’entendent pas leurs pensées, ils ne comprennent pas les signes qui traversent leur ciel ; ils ne sont, comparativement à leurs Esprits tutélaires, que des étoiles évanescentes ; ils sont encore, d’une certaine façon, des éphémères. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Seuls quelques animaux, à l’instar des Dabe Datsawima qu’évoque Merriblinte, sont dotés de sensibilité suffisamment empathique, suffisamment attentive à leur environnement, pour acquérir le sentiment de leur appartenance au monde de l’intériorité, de percevoir en eux la proximité du Temps du Rêve. Et parmi ces animaux intuitifs, seuls quelques rares humains (en fait, pour autant que j’aie pu le découvrir, au sein de chaque génération une poignée d’individus seulement) deviennent d’authentiques Voyageurs.
« Car si tous les esprits se trouvent plongés dans le flux d’affects qui traverse les éons, la différence entre “éphémères” et “rêveurs” réside dans la manière dont leur pensée s’insère dans le tissu du monde de l’éveil, dans la matrice de la matière. Les éphémères se tournent, non vers l’univers dont ils sont les habitants, mais vers des fragments éclatés du réel, qui un instant les environnent, tournoient puis s’effacent, en sorte que leurs représentations et leurs affects s’éparpillent en nuées incohérentes, en sorte que leur personne se disjoint en fragments erratiques, en sorte que leur vie est à eux mêmes une charade dont ils sont incapables de comprendre le sens.
« Les rêveurs quant à eux se souviennent, ne serait-ce que vaguement, qu’il ont été depuis toujours, et que par-delà les anecdotes de leurs pérégrinations, à la jointure des coïncidences qui ont orienté leurs desseins, derrière le manteau d’Arlequin qui enserre aujourd’hui leurs pensées, quelqu’un, qui est bel et bien eux mais qui transcende leur moi présent, adhère à la présence insistante du monde. Et ce quelqu’un guide leur destin, parce que ce quelqu’un est capable, encore et encore et encore, de donner sens au chaos, de faire sien ce qui surgit de l’inconnu, ce qui l’affronte comme étranger, et même d’aimer malgré la crainte ce qui le plonge dans l’affliction.
« Pourtant les Rêveurs, bien que, simultanément et consciemment, leurs existences se déroulent dans le monde de l’éveil comme dans le Temps du Rêve, n’orchestrent pas la symphonie du monde. Ils n’en sont que des interprètes, ou des interprètes d’interprètes, tandis que seuls les grands Esprits démiurgiques et tutélaires, comme Myndie le serpent arc-en-ciel ou Bidju le planeur sucre, y jouent le rôle de véritables solistes. C’est que le foyer des grands Esprits est essentiellement le Temps du Rêve ; voyageant librement du Temps du Rêve au monde de l’éveil, ils ont alors à cœur d’aménager et d’embellir dans ce dernier les paysages au sein desquels, à l’issue de leurs pérégrinations, se dérouleront les destins manifestes d’autres esprits, ceux des éphémères et ceux des rêveurs, ceux des êtres humains et ceux des animaux sensitifs.
« Bien plus, les Grands Esprits font incessamment retour aux origines des temps ; c’est là qu’en secret se noue l’écheveau des visions trans-temporelles qui donnent substance au Temps du Rêve, et accordent sens aux innombrables aléas du monde qui scrute. »
« Il est une chose cependant que je n’ai jamais comprise, ou qu’Irma n’a pas eu l’occasion de m’expliquer de façon limpide. Dans l’abîme du jaillissement primordial qui les dépasse absolument, ces Grands Esprits ne devraient-ils pas, lorsqu’ils s’immergent dans le grand Tout, définitivement perdre leur individualité ? Ne se fondent-ils pas alors à la panpsychè universelle, cette pensée indifférenciée qui se tient en deçà du monde tranchant de l’éveil comme au-delà du Temps chatoyant du Rêve ? — La seule chose dont je sois sûre, c’est que cette panspychè universelle, que nul être singulier ne peut décrire, transcende infiniment la conscience même des Grands Esprits, qui ne sont après tout, telle la Mère du Temps du Rêve, que les plus éminents et les plus actifs des habitants du monde du Rêve.
« Ce qui est sûr aussi, c’est que sans la présence vivace de paysages apparemment inertes, sans l’attentive immobilité de l’espace vide, il n’y aurait dans le temps de l’éveil aucune symphonie du cosmos, aucune mélodie d’arrière-fond capable de fournir aux Grands Esprits démiurgiques les modes fondamentaux, majeurs comme mineurs, à partir desquels ils construisent leur propre répertoire, ainsi qu’aux êtres tutélaires qui peuplent les saisons et les ères, le moyen d’élaborer leurs variations, leurs reprises, leurs contrepoints.
« Car malgré leur diversité culturelle, tous les êtres conscients de l’univers doivent être considérés comme des matérialisations plastiques d’un même esprit anonyme et collectif ; et réciproquement tous les êtres matériels, malgré leurs différences d’échelle, doivent être considérés comme des spiritualisations pérennes d’un même substrat de l’univers lui-même sans origine ni forme. »
La Mère du Temps du Rêve
(illustration réalisée pour Merriblinte mais « rejetée » par Ninggalobin)
I bis
[…]
« C’est grâce à la continuité des êtres inanimés que s’établit la communication, médiate ou immédiate, entre les esprits diversifiés qui se disséminent à travers les immensités de l’espace et du temps. Mais nous nous acharnons à négliger la présence persistante de ces “esprits inconscients d’arrière-fond”, alors qu’eux seuls assurent, telle une basse continue, le système harmonique sous-jacent à la mélodie du monde, qui énonce le sens de l’univers. »
[…]
« Les rivières, les collines et tous les paysages que nous propose la Terre assurent la continuité des affects et des désirs qui, tel un arc-en-ciel de lumière, tel un réseau murmurant de vaisseaux capillaires, éclairent et imprègnent nos esprits singuliers. »
[…]
« Là où délicatement s’entrecroisent les courants de pensée, les sentiments infinitésimaux des structures matérielles les plus simples, des germes d’éléments harmoniques s’épanouissent par degrés, permettant l’apparition d’esprits sans cesse plus élaborés.
« Il s’agit d’abord des âmes d’êtres que vous considérez comme sensibles mais non pensants, et qui en vérité pensent absolument — bien que de manière encore allusive, car ils ne se réfèrent pas, dans l’élan de leur affect aveugle, au ciselures de leur propre pensée, de leur idée du monde.
« Fleurissent ensuite, à un degré plus haut de la chamarrure chromatique, les esprits des “éphémères”, qui tour à tour s’éveillent et s’évanouissent, croyant, telle une triomphante matinée suivie d’un angoissant crépuscule, chaque fois vivre leur première et dernière existence.
« Puis viennent les esprits des “Rêveurs”, êtres humains ou Dabe Datsawima, qui parfois se perdent dans les méandres de leurs propres destinées, et parfois apprennent à emprunter les chemins de l’espace et du temps, devenant ainsi d’authentiques “Voyageurs”.
« Le Temps du Rêve abrite enfin (car c’est là leur véritable demeure) les Esprits démiurgiques et tutélaires, en particulier ceux qu’évoque Irma dans Merriblinte et EingAnjea. Leurs cycles d’activité pérégrine, leurs méditations intérieures sont la respiration des ères, elles cisèlent le lent scintillement des constellations, rythment la succession des âges, ordonnent les saisons du monde. »
[…]
« Les Esprits démiurgiques et tutélaires n’assurent pas seulement, face à l’usure graduelle des siècles, et à rebours de l’inéluctable vieillissement des choses, le renouvellement triomphal de la vie ; ils bercent de leurs chants les êtres qui leur sont consonants, et sont pour chacun d’eux secrètement des matrices d’inspiration, des révélateurs d’idées, des façonneurs de talents. »
[…]
La Mère du Temps du rêve et le Peuple des étoiles
(illustration réalisée pour Merriblinte mais « rejetée » par Ninggalobin)
II
« On pourrait croire que, si le monde qui scrute est celui de la conscience, le Temps du Rêve devrait être celui de la déshérence à soi-même et aux autres, le temps de l’absence du moi, le temps de la déréliction. Cela est absolument faux. Certains songes nocturnes laissent parfois des traces vivaces longtemps après le réveil, et envahissent peu à peu la réalité du monde qui scrute — Merriblinte est de ce fait une preuve éclatante. C’est que la conscience habite aussi bien le Temps du Rêve que le temps de l’éveil, y compris chez ceux qui, s’absentant à eux-mêmes et aux autres, oblitèrent le souvenir des temps passés, comme l’anticipation des choses à venir. Mais comme, dans le monde qui scrute, le temps, lorsqu’il est passé, s’évanouit à jamais, les éphémères oublient que la pensée est leur être véritable ; leur esprit pourtant, dans le Temps du Rêve, n’existe ni au passé ni au futur, mais étant tout entier présent, il reste toujours offert à leur possible perception. Mais pour leur malédiction, les éphémères s’imaginent que leur vie dans le monde qui scrute est la seule existence qui leur sera accordée jamais.
« À les entendre, la vie du rêve n’est qu’illusion perceptive, fantaisie insensée, délire de l’imagination. C’est que leur moi, qu’ils perçoivent indépendamment de l’univers et des autres, refuse de s’ouvrir l’océan de pensée dans lequel pourtant il baigne, et dont continûment il se nourrit ; les éphémères s’en détournent alors sous prétexte que, ne pouvant le manipuler à leur guise, ils ne pourront jamais s’en emparer comme un bien personnel dont ils se prétendraient les tyrans capricieux. Ces amnésiques, enchaînés à la seule conscience de leur moi évanescent, ne font qu’égratigner la vague effrangée du temps. Refusant l’existence de ce qui les dépasse, ils se détournent de leur patrie d’origine.
« Toute conscience, bien qu’elle se donne à elle-même l’illusion de l’unité, de la transparence, de la simplicité, s’édifie sur les abîmes du non conscient. Et quelle que soit la manière dont on l’aborde, l’inconscient n’est en revanche ni un ni multiple, ni clair ni obscur : il embrasse les contraires sans les contraindre ni les édulcorer, marie l’un au multiple, amalgamer le pluriel au singulier ; l’inconscient accouple l’accord et la cacophonie, cumule la dissonance et l’unisson ; l’inconscient fluctue, l’inconscient se scinde en élans et fragments, l’inconscient s’éparpille en échappées de variables ; il superpose les états, identifie absurde et rationnel, donne sens à l’immotivé.
« Et si l’on fait entrer de plus en ligne de compte les paysages, les plantes, les animaux, les Esprits tutélaires, il faudra de plus distinguer autant d’inconscients irréductibles qu’existe de genres, d’espèces, d’individus différents ; et autant d’inconscients qu’on distinguera en chaque être de facultés et de vertus, de réseaux de mémoire et de matrices d’incertitude, de voies de désir et de fragments de personnes. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« La conscience n’est ni une ni homogène ; la conscience se méprend sur elle-même. Pour cette raison, elle s’égare dans les recoins du monde qui scrute, et de par sa diversité inchoative, sa bourdonnante multiplicité, se disperse dans le Temps du Rêve ; par-dessus tout, elle se heurte à l’interface qui sépare le monde de l’éveil du Temps du Rêve. Car de même que toute pensée, pour pouvoir étinceler brièvement, doit accepter de s’immerger dans la ténèbre de l’univers, s’enfouir dans l’obscurité de la matière, plonger dans la touffeur de la vie, de même la conscience doit-elle, avant de pouvoir légitimement se pelotonner dans son propre cocon, qui est le Temps du Rêve, et reposer en son propre sein, comprendre qu’elle jaillit des profondeurs de l’inconscient, qu’elle émerge, lorsqu’elle retourne à son propre foyer, des abysses d’un mutisme hébété, et qu’elle ne comprendra jamais comment elle a comblé le gouffre de son propre hiatus.
« Les états de conscience de l’homme (et sans doute aussi ceux des animaux qui se rendent présents à leur propre pensée), diffèrent beaucoup selon les espèces, et encore plus selon les individus : chaque esprit s’ouvre diversement au monde, embrasse plus ou moins finement les stratifications de la durée lointaine, dont les fuyantes perspectives pour finir lui échappent. C’est pourquoi les facultés qui lui permettent d’accéder à la compréhension de l’univers, initialement très inégalement réparties (ce qui n’est pas vraiment le cas de l’intelligence ordinaire), connaissent, en raison des circonstances de la vie mais aussi et surtout de l’entraînement individuel, des développements si spectaculairement contrastés.
« Presque tous les hommes en viennent malheureusement à restreindre leurs capacités perceptives intérieures pour mieux se consacrer aux tâches les plus urgentes, les plus étroites, les plus répétitives et les plus absorbantes, celles qu’ils dont ils doivent s’acquitter dans leur environnement extérieur ; ils ne se détachent bientôt plus du cadre pressant de la sollicitation sociale, de l’identification au troupeau, de la flatterie mutuelle compensatoire, de la jalousie mesquine, de l’avidité la plus sordide. Cependant, bien que le mode vigile de la perception sensible se trouve ainsi monopolisé par le souci de l’aveuglement unanime, par l’inertie de la réalité morte, l’état de rêve, diurne aussi bien que nocturne, persiste en chacun de nous, et rend les éphémères sensibles encore, pour le meilleur ou pour le pire, à des réalités spirituelles étrangement exotiques. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Il y a ce que vos scientifiques appellent les “états modifiés de conscience”, et parmi elles les “expériences proches de la mort…”, qu’ils considèrent au mieux comme des curiosités “exotiques”, privées de toute valeur informative, de tout rapport à la réalité humaine, car celle-ci nécessairement est matérielle, dans le sens le plus vulgaire du terme. En des temps plus anciens, et peut-être plus attentifs à l’intrication des phénomènes et des signes, on les appelait des “transports sacrés”, des “voyages shamaniques”, des “expériences mystiques”. Nombreuses sont en effet les modalités de ces échappées de l’esprit, car elles dépendent autant des particularités de ceux qui partent à l’aventure dans les replis de leur âme que des interprétations conceptuelles peu à peu élaborés par des générations d’observateurs plus ou moins clairvoyants.
« Parfois, le déclencheur qui mène à la découverte de ces potentialités psychiques est un stress d’angoisse brutal qui, par son intensité, force l’esprit à se réfugier au tréfonds de lui-même, à la recherche d’un éventuel refuge qui se trouverait dans ses racines les plus profondes. Et lorsque la muraille du monde qui scrute desserre son étreinte carcérale, l’esprit trouve l’échappée qui soudain le projette sous la lumière de l’éternité ; s’éveillant aux souffles du Temps du Rêve, il sent que s’articule en lui le nom de sa vraie liberté.
« Il peut s’agir, dans d’autres cas encore, d’un coup de foudre amoureux, lorsque deux esprits, comme ce fut le cas des nôtres, se lient dès le premier regard, et découvrent que la vigueur de leur attachement se prolonge depuis toujours au-delà du terreau d’où il a semble-t-il tout d’abord jailli. Bien plus, l’épanouissement de nos deux esprits a permis qu’accède au monde du Rêve une seule âme jumelle, en sorte que ce qui nous est advenu dans un recoin sans intérêt de Melbourne, dans la froidure hivernale d’une journée de 1958, s’est comme réverbéré dans les siècles des siècles, devenant une constellation d’existences aux multiples facettes, qu’inspire à jamais notre dyade de tendresses embrassées.
« Ainsi, nous possédons tous à des degrés divers la faculté d’échapper au temps de l’éveil. La plupart d’entre nous, faute de sentir en eux sa proximité et sa puissance, négligent de l’accueillir au creux de leurs soucis diurnes, manquent à la cultiver, l’abandonnent à l’ivraie et à la dégénérescence. Et ils en nient pour finir jusqu’à sa possibilité, en particulier lorsqu’ils en découvrent le signe dans la prunelle d’un de leurs proches. Ceux qui au contraire reconnaissent la présence en eux du véritable Rêve, tôt ou tard utiliseront cette faculté, d’abord par accident, puis, si les circonstances s’y prêtent, de manière délibérée.
« Et peu importe les mots dont ils se servent pour décrire ce qui s’empare alors de leurs visions : ils sont devenus des “Rêveurs”. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Irma fit de moi une rêveuse. Non que je ne n’aurais pu le devenir un jour sans son intervention. C’est un fait toutefois qu’avant ma rencontre avec elle, je n’ai jamais perçu dans ma pensée, ni dans mes rêves ni dans l’urgence de mes plus noirs moments de galère, la caresse du Temps du Rêve, alors que, tels Irma, les rêveurs solitaires en sont parfaitement capables. La difficulté pour ceux-là, qui sont en quelque sorte des autodidactes, n’est pas tant de Rêver, que de prendre leurs rêves au sérieux ; la difficulté pour ceux-là, qui n’ont aucune idée préalable, n’est pas tant d’apprendre par eux-mêmes à développer des capacités innées, que d’appréhender la signification de ce qui leur arrive, de s’engager sans esprit de retour dans leur odyssée intérieure.
« Ayant pour ma part été initiée par Irma, je n’ai pas eu à découvrir le Temps du Rêve par mes seuls moyens. Il ne faudrait pourtant pas voir en moi une midinette qui tiendrait tous ses talents de son initiatrice. Lorsque nous nous sommes rencontrées pour la première fois, la brusque passion qui s’empara de nous ne venait pas d’elle seulement, ni de moi seulement, ni de chacune de nous deux séparément. Nous avons tout de suite su que nous étions liées l’une à l’autre de toute éternité, que nous étions déjà les amantes que nous allions devenir. Mais ce qui nous distingue des autres amoureuses, c’est que nous avons découvert de conserve que nous étions véritablement aimées, que nous nous aimerons véritablement encore et encore au cours de nos vies parallèles. C’est pourquoi Irma, qui avait jusque là été si sauvage et si secrète, un animal blessé, sut me faire partager ses rêves, sut me convaincre de la profondeur de ses visions rémanentes ; et c’est pourquoi j’ai de mon côté tout de suite compris que ce qui lui était arrivé à Hanging Rock nous concernait toutes deux, et qu’au delà des abîmes de l’espace et du temps nous formions depuis toujours et pour toujours une dyade, unie par la pensée, séparée par le corps, inéluctablement réunie par le destin.
« J’aurais cependant tendance à penser aujourd’hui qu’en réalité cet amour auquel, dans la banalité de notre existence casanière, nous avons voué toutes nos forces, consacré notre talent, subordonné notre intelligence, nous a pour la première fois liées l’une à l’autre dans le cercle de nos existences multifoliées, et que c’est à Melbourne que nous sommes bel et bien devenues pour la première fois EingAnjea/AnjeiNgana, en sorte qu’ayant su ouvrir l’une à l’autre nos âmes et nos cœurs, nous n’avons formé, dans l’éternité des temps parallèles, une seule âme, un seul cœur.
« Mais, me direz-vous, que nous serait-il arrivé si nous ne nous étions pas rencontrées ? — Irma aurait sans doute tracé un chemin solitaire jusqu’au Temps du Rêve ; mais l’aventure qui fut la sienne en 1940 n’aurait pas été la même ; elle n’aurait pas pu être absorbée par l’Esprit d’EingAnjea, mais par celui d’Eingana seulement ou encore, pourquoi pas, d’un autre Esprit du Temps du Rêve. Quant à savoir ce qui me serait arrivé, je n’en ai pas la moindre idée.
« Tout le reste est spéculation. »
EingAnjea, Là-bas comme ici, emblème de la face 1,
qui a inspiré la série qu’Éve de Poitiers réalisa pour moi en 2002-2003
[1]. On a plutôt tendance à traduire aujourd’hui ce terme fondamental de la mythologie aborigène par : Le Temps des Règles ; c’est en effet au cours de cette ère liminaire que les Esprits démiurgiques, comme le montre Merriblinte, instituèrent les règles à la fois naturelles, magiques et morales qui aujourd’hui encore président aux destinées de l’univers.
[2]. Il s’agit donc ici de l’éveil à la perception des corps, non de l’éveil à la vision des esprits, qui bien au contraire caractérise le Temps du Rêve.
[3]. Et cela vaut a fortiori, selon les dires de Ninggalobin rapportés par Irma Waybourne, pour les environnements artificiels ou entièrement refaçonnés par l’homme, tels que les paysages urbains, les sites de barrage, les canaux, les lignes de chemin de fer, etc.
[Toutes les notes sont de Raymond Lumley]















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