Témoignages d’Ève de Poitiers (1999-2003)
recueilli par Raymond Lumley et revus par leur auteure
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Nos existences parallèles, dont le cadenas et la clé se trouvent dans EingAnjea, ne sont pas des réincarnations. Pas du tout. Lorsque l’esprit d’un être humain se réincarne (ou est supposé le faire), sa nouvelle existence se déroule dans la même trame temporelle que les précédentes, et s’insère dans l’histoire d’une seule et même humanité. Les destinées parallèles qu’Irma et moi nous avons partagées, partageons et partagerons encore et encore, prennent place dans des espaces-temps isolés les uns des autres ; elles appartiennent à des lignes de développement totalement divergentes. Il vous est donc nécessaire, pour comprendre cela, d’élargir le cadre de votre vision du monde, modifier votre conception du devenir universel.
« L’espace-temps n’est pas un, mais multiple ; l’univers n’est pas homogène, mais feuilleté. Multiples sont les terres, innombrables les planètes où, dans des cosmos alternatifs, vivent des humanités distinctes. La destinée de chacune d’elles est singulière, particulière aussi l’histoire de son épanouissement, de son déclin et de son inéluctable chute. Pourtant, ces humanités, éparpillées dans les strates de l’espace et du temps, bien que causalement indépendantes, établissent ponctuellement des contacts grâce à certaines êtres pensants dont des analogons apparaissent ici et là, — à condition que plusieurs de ces analogons retrouvent dans leurs rêves et leurs visions la trace mnésique de leurs alter ego.
« Il faut comprendre aussi que, dans l’univers, chaque ère successive de la temporalité est, non pas linéaire, mais circulaire avec, pour chaque boucle de son intrication, une orientation générée par l’enchevêtrement de séquences historiques hétérogènes, en sorte que, tels les brins d’un écheveau complexe, par leur cumul le temps s’écoule de ce qui devient de proche en proche leur “passé collectif” vers leur “futur collectif”. Mais cette orientation ne s’étend pas au-delà de ce qui fait coïncider, au cours de chaque ère, le premier surgissement et l’anéantissement ultime. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Les cercles ataviques des éons ne portent pas de sceau trivial et leur circonférence n’est pas vulgairement homogène. Le point de rencontre entre la source expansive de la totalité de leurs passés et le foisonnement divergent de la totalité de leurs futurs n’appartient à aucune durée en acte : il se trouve, pour chacun des instants de toutes les séquences temporelles, aux antipodes de tout présent. Ce n’est pas un instant comme les autres, et ce n’est pas à vrai dire un instant.
« L’absence pour nous de tout point de jonction entre le surgissement des ères et l’aboutissement des siècles, en raison justement de sa défaillance principielle dans la série des présents, représente l’inatteignable convergence, l’impossible jonction de tous les développements temporels orientés. C’est une singularité qui adjoint, aux grands cercles de ères, le signe de l’éternité. Et comme dans le sceau de l’éternelle absence l’avenir ne se sépare pas du passé, il existe des chemins, que nul être cependant ne peut emprunter, qui mènent de l’éternel au surgissement du temps, et des sentiers qui conduisent de l’effondrement des ères au gouffre de l’éternité.
« Ces chemins, ces sentiers, parce qu’il est immergé dans le temps seulement, aucun être de pensée ne peut les emprunter : ils lui sont éternellement absents. Aucune voie, partant du présent, de n’importe quel présent, ne rejoint ainsi l’éternité : le flot de la durée inexorablement sépare chaque passé de son futur, et les traverses qu’ouvre le Temps du Rêve mènent seulement d’un futur qui un jour sera présent à un passé qui fut jadis présent, non à l’aboutissement ultime, non au surgissement primordial. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Considéré dans chacune de ses ères successives, ou dans son foisonnement multifolié, le Temps de l’univers est une guirlande où précairement s’imbriquent une infinité de fils événementiels hétérogènes : pour eux la racine du passé le plus lointain, les rameaux des futurs les plus distants fuient comme des asymptotes. Tous leurs présents, parce qu’ils sont des instants actuels, se tiennent aux antipodes de l’origine éternelle, à l’opposé de l’aboutissement fatal. Pour tous les êtres qui pensent et qui sentent, et jusqu’aux Esprits tutélaires, jusqu’aux Esprits démiurgiques, le point de jonction essentiel — la singularité où les plus extrêmes destinées des ères nourrissent le réciproque surgissement de tous les nouveaux mondes, ne peut que demeurer hors de portée.
« C’est pourquoi aussi l’anneau de notre temporalité ne dessine pas le cercle d’une destinée univoque, l’ouroboros une irréfragable Grande Année qui, dévorant ses enfants, s’enfermerait elle-même dans l’éternel retour de l’inéluctablement identique. Tout cercle temporel limité n’a ni commencement ni fin : chaque moment y marque le commencement d’un futur et l’achèvement d’un passé, en sorte que ne s’y trouve aucun véritable commencement, aucun véritable accomplissement. Un tel anneau est une séquence nuptiale sans ascendance ni descendance, une promesse avortée.
« C’est pourquoi le cercle de notre temporalité ne devient réel que lorsque sa durée se fait positivement infinie ; il s’agit alors d’un cercle virtuel au regard de toutes les durées propres, dont l’ampleur est illimitée seulement. Et ce cercle nous semble, en tant que destinée temporelle, potentiellement inachevé, comme brisé aux antipodes de tous les présents auxquels nous rêvons d’avoir accès.
« Là se trouve le “point singulier”, l’absence qui par sa radicale défaillance transforme l’écheveau du temps en fenêtre ouverte sur l’infini. »
Légende : un des cercles du temps, avec un « aujourd’hui (n’importe lequel) », son passé et son futur, et son ouverture sur les « antipodes de tous les présents », lieu des origines
« Ainsi, le déroulement linéaire et irréversible du temps n’embrasse qu’une partie, ne définit qu’une modalité de l’être : dans chacun des brins qui composent la tresse des Temps, le devenir s’écoule de ce qu’il est convenu d’appeler le passé vers ce qu’il est convenu d’appeler le futur, et non l’inverse : quel que soit la nature de son contenu événementiel, l’ordre séquentiel qu’il établit va de “l’avant” vers “l’après”, de l’antécédent au conséquent. Mais si tel “conséquent” se révélait, dans une autre tresse du Temps, être “l’antécédent”, et “l’antécédent” le “conséquent”, il n’y aurait là nulle contradiction, puisque les deux séquences appartiendraient à des ères temporelles absolument disjointes, toutes deux distinctement, mais isolément irréversibles.
« L’autre modalité de l’être existentiel se signale par le fait qu’au sein de chaque ère cosmique les racines du “passé” le plus ancien tend simultanément (ou devrais-je dire : “en même temps” ?), à se conjoindre aux ramures du “futur” le plus lointain. Ainsi toutes les ères ont mystérieusement, malgré leur pullulement, malgré — ou à cause de leur radicale déhiscence, une origine commune et une fin convergente. Et en raison de son étrangeté, ce point d’origine/aboutissement fuit aux antipodes de tous les instants vécus, se dissimulant là où gît un autre mode de la temporalité, qui est une figure de l’éternité.
« Ce mode de l’éternité contient non un instant infiniment durable, non un devenir infiniment fluent, mais il focalise une infinité de lignes temporelles qui nous deviennent peu à peu asymptotiquement inaccessibles. Ainsi chaque cycle de l’espace et du temps, parce qu’il se rattache, au-delà de sa propre durée, à la singularité universelle, en sa virtualité supra-cosmique s’adresse à — et se distingue de toutes les ères et de tous les écheveaux du temps. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« À nos yeux de simples Rêveuses, de simples Voyageuses, le “point singulier” de l’ère à laquelle nous appartenons s’efface au-delà de la racine du monde comme de nos accomplissements parallèles. Il nous est pour cette raison impossible de définir, relativement à notre durée cosmique, dans quel sens se déroulent les séquences temporelles complexes qui se déroulent, relativement à nous, sur les autres versants de l’éternité.
« Considérées de ce côté-ci du temps, où notre appréhension du devenir nécessairement se cantonne, ces ères éparpillées existent en quelque sorte simultanément, ou du moins parallèlement : relativement à notre temporalité linéaire, le chemin qui retourne à leur passé comme celui qui les conduit vers leur futur, ne se situe pas plus dans notre passé que dans notre futur : Le “point singulier”, commun à toutes les ères, est, intrinsèquement parlant, un atome d’éternité, bien qu’on puisse tout aussi bien le dire clivé en une infinité d’aspects dès lors qu’on le considère, comme nous le faisons aujourd’hui tous les deux, du point de vue du temps. — Il est pour nous pure absence, une absence dans laquelle nul présent jamais ne distinguera le passé du futur, le futur du passé.
« C’est pourquoi le fil orienté de notre existence est susceptible de se conjoindre arbitrairement au passé aussi bien qu’au futur de tous les cycles pour nous extérieurs de l’univers, bien que tous ces temps nous apparaissent, lorsque nous y pensons du point de vue d’ici et de maintenant, comme constituant, pour reprendre les mots d’Irma, des Temps Anciens. Mais comme ils sont aux yeux de ceux qui les occupent des Temps Nouveaux, avec leur passé et leur futur tout aussi irréversibles que le sont à nos yeux les nôtres, ne sommes-nous pas nous-mêmes pour eux des Temps Anciens, avec notre passé et notre futur à leurs yeux interchangeables, d’ores et déjà accomplis ?
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Peut-être serait-il plus approprié de considérer les Événements Anciens, où se situent nos vies parallèles, comme appartenant simultanément à un passé qui nous serait infiniment éloigné et à un futur qui nous serait infiniment distant : ces deux branches de temporalité ne nous sont-elles pas également accessibles (ou également inaccessibles), au-delà de ce “point d’éternité sans dimension temporelle” où se perd le surgissement de notre propre temporalité, la seule qui aujourd’hui s’impose à nous, Rêveuses, comme rigoureusement irréversible ? Mais comment pouvons-nous rejoindre, comment pouvons-nous franchir ce “point singulier” où notre futur et notre passé coïncident ? Comment pouvons-nous traverser cette impossible étincelle d’une éternité radicalement séparée de toute durée ?
« — Parcourir pas à pas notre succession temporelle, d’instant précédent en instant suivant, et ainsi de suite jusqu’à notre mort, ne nous sert rigoureusement de rien : l’éternité transcende le temps linéaire, l’éternité se cache en deçà et au-delà de tous nos présents. Ou bien, si vous préférez, et comme le disait Irma, l’éternité se tient aux antipodes de tous les instants présents. Nous projeter par la force de notre esprit d’un instant quelconque à autre instant de notre cycle temporel, aussi éloigné que vous voudrez de celui auquel nous sommes attachés maintenant, ne sert de rien non plus : tous deux, en tant que simples instants présents, restent, également et infiniment, éloignés de l’éternité. C’est pourtant ce que font, d’après vous, les mizaξ. Vous voyez bien que nos propres excursions hors du monde n’avaient rien à voir avec les aventures de S-21, ne concernaient en rien votre planète Énantia.
« Il est donc impossible de traverser, encore moins de rejoindre l’éternel. Nous pouvons cependant, par la force de l’esprit — lorsque celui-ci communique avec le Temps du Rêve — nous projeter d’un instant présent de notre cycle temporel à un instant présent d’un autre cycle temporel avec lequel nous entrons en résonance, aller du temps actuel à l’un ou l’autre des “ Temps Anciens ” qui sont ceux de nos “temps parallèles”.
« Le Temps du Rêve n’est pas l’éternité ; le Temps du Rêve plonge juste en deçà, et fleurit juste au-delà de notre temporalité unilinéaire ; en même temps, le Temps du Rêve flaire les abords de l’éternité. C’est pourquoi il établit des liens entre les cycles du temps où nos sosies, où nos simulacres encore et encore ont vécu, encore et encore vivent, encore et encore vivront. Le Temps du Rêve accouple les univers et les mondes ; il relie, pour nous, certains Temps Anciens à notre temps actuel, dans la mesure précisément où ceux et celles qui s’éveillent au Temps du Rêve sont susceptibles de se remémorer — mieux, de parcourir en esprit une partie au moins de la gerbe foisonnante d’existences que vécurent, que vivent et que vivront leurs incarnations étrangères, leurs identités spirituelles vicariantes. »
Légende : Deux cercles du temps, avec celui des « temps présents », et l’un de ceux qu’Irma Waybourne situait dans les « temps anciens ». La mention des « origines » se trouvent ici relégués à la racine des « temps anciens, tandis que ce qui constitue « les origines » des « temps présents » n’est plus désigné que comme « les antipodes de tous les aujourd’hui », le « carrefour du temps ».
« L’intrication infiniment complexe des ères cosmiques est la tresse absolue de l’existence. En elle s’insère la tapisserie des mondes dont notre histoire constitue l’un des motifs. Et tous ces fils qui s’entrecroisent, qui parfois s’enlacent et parfois bifurquent, sinuent dans les anneaux entrecroisés du temps, dessinent un paysage multidimensionnel dont la structure n’est pas une, mais multiple, dont la trame n’est pas ordonnée mais chaotique, dont la chaîne voit ses reliefs traversés de bigarrures erratique, tour à tour violentes et attendries.
« Voilà ce que sont ces mondes parallèles que vous appelez des “univers buissonnants”. Mais, et de cela je suis absolument certaine, nos existences alternatives, nos destinées divergentes ne forment nullement, dans l’espace et le temps, des “arborescences aléatoires” dont les branches se trouveraient définies par nos choix arbitraires. Nos vies alternantes se nichent dans de lointaines contrées de la guirlande cosmique ; et s’il était possible de les situer dans l’efflorescence d’une seule grande ère cosmique, sur le tissu circulaire d’un seul domaine spatial, elles occuperaient des positions disjointes au sein de séquences événementielles sans rapport aucun les unes avec les autres.
« Par rapport au monde que vous et moi habitons aujourd’hui, les vies parallèles que nous avons connues appartiennent, si vous voulez, à des “univers-ombres” ; mais admettez alors que, du point de vue de leurs habitants, ces univers aussi réels que pour nous le nôtre, alors que nous sommes à leurs yeux plongés dans un monde d’écume évanescente, une illusion de rêve enkysté dans le mirage d’un songe. Ne soyez pas étonné, dans ces conditions, qu’il me soit impossible de déterminer dans quel monde, dans quel ensemble de mondes se situent nos vies parallèles comparativement à celle que, l’une auprès de l’autre, nous avons passée à Melbourne.
« Nous avons mené cette existence apparemment sans relief dans un recoin de la Terre qui ne fut pas pour nous un cachot, mais une sorte de carrefour, un hall de transit, en sorte que nous avons consacré nos jours et nos nuits, non à vivre une nouvelle et dramatique existence parallèle de plus — car notre amour y fut apparemment le plus paisible que nous avons jamais connu — mais à nous souvenir, récapitulant ainsi pieusement quelques unes de nos tribulations majeures.
« Mais aucune de nos vies étrangères, que nous avons encore et encore explorées, revenant inlassablement sur leurs péripéties les plus marquantes, les plus douloureuses, ne s’adonnaient au recueillement, encore moins à la remémoration de nos autres existences. C’est pourquoi nous fumes persuadées que ce qui scella notre destin dans cette vie fut bel et bien, non la disparition d’Irma, mais l’expérience de fusion dyadique dans laquelle elle fut plongée durant les trois jours qu’elle passa dans les limbes de Hanging Rock. Cette clé à elle confiée nous permit, après notre rencontre, d’entrer en contact avec ces ères disjointes où, dans le giron d’AnjEingana = EingAnjea, nous avons vécu, nous vivons et nous vivrons nos existences parallèles, qui sont nos vies en quelque sorte primordiales. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Parmi les fils événementiels dont se tissent les cercles de l’éternité, la plupart — et c’est peu dire — n’accordent aucune place à nos humbles personnes, et nous n’avons par conséquent aucun moyen de savoir ce qui s’y passe. Il nous est cependant arrivé de sentir, à la limite de nos visions, l’approche de mondes qui, bien que nous n’en fassions pas partie, ne nous sont pas entièrement étrangers. Nous pressentons leur présence élusive — une sensation qui, telle l’irritant : “ je l’ai sur le bout de la langue ”, nous a longtemps troublées, car nous ne comprenions pas comment nos esprits, sans exister nulle part à l’intérieur ces mondes, y avaient cependant accès comme par la porte de derrière.
« Irma pensait que l’intuition de ces mondes nous était épisodiquement donnée parce qu’ils contiennent, non à proprement parler des analogons, mais de lointains avatars de nous-mêmes, des êtres dont les esprits entraient, à ptravers le Temps du Rêve, en résonance avec les nôtres. Il en fut ainsi de Renée Vivien et Natalie Barney, ce duo de poétesses saphiques aux caractères si différents des nôtres, qui vivaient dans le Paris de la belle époque… — un Paris qui, bien qu’il nous semblât familier parce que très semblable à celui de la Terre, appartenait à une temporalité parallèle, à laquelle nous n’avions accès que par l’intermédiaire d’Eingana et Anjea.
« Tout ce que nous avions vécu, tout ce que nous revivions encore et encore au cours de nos périples psychiques dans nos existences parallèles, nous a en revanche permis de dresser un tableau quasi complet de quatre de nos “vies historiques”, réparties en deux paires situées à des distances d’étrangeté inégales par rapport à la routine de nos vies australiennes immobiles. Dans chacune de ces paires, l’une se trouve décalée vers une espèce de futur putatif, l’autre vers une sorte de passé incertain[1]. Et ces vies se déroulent dans des mondes très différents de celui que nous habitons aujourd’hui : il ne s’agit pas de la même terre, du même ciel, des mêmes hommes. Cela signifie qu’elles se trouvent au-delà — ou, ce qui revient au même, en deçà du point d’éternité singulier où s’abîment tous les cycles temporels du cosmos multifolié. »
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
« Plus incertaine est la localisation des existences auxquelles se réfèrent : 3. À rebrousse larmes, et : 4. Sculpté sur le ciel pour tes lèvres, toutes deux investies d’un très fort coefficient d’étrangeté. Et si j’étais capable de donner un sens approprié à cette expression, je dirais qu’elles se situent “à proximité” du point singulier où se dissimule l’interface, le miroir obscur de l’éternité. Elles se déroulent, l’une dans l’imminence, l’autre dans la suite immédiate d’une catastrophe majeure. S’agit-il d’une sorte de Big Bang, d’une sorte de Big Crunch ? — Ce n’est pas sûr : tout présent factuel, quel que soit son coefficient d’étrangeté par rapport à nos vies présentes, est infiniment, et donc également éloigné du point singulier d’où jaillissent et où s’abîment tous les cycles de la temporalité historique.
« Ce qui est certain en revanche, c’est que, du point de vue d’une chronologie relative analogue à celle qui nous est familière, les événements décrits dans À rebrousse larmes et Sculpté sur le ciel pour tes lèvres semblent accompagner d’assez près le point singulier de l’origine/accomplissement universel, et appartiennent ainsi tous deux au passé/à l’avenir relatif des autres poèmes — à l’exception bien entendu de : 0. Sans substance absolument, qui décrit un mode d’être intemporel parce qu’intrinsèquement réversible, et se réfère ainsi à une situation bien au-delà de l’origine/accomplissement de tous les cycles temporels que nous avons par ailleurs eu l’occasion de visiter.
« Sans substance absolument se trouve comme aimanté par le “point d’éternité singulier”, avec lequel pourtant il ne saurait se conjoindre. Irma d’ailleurs m’a souvent affirmé qu’elle ignorait si l’entité composite nommée EingAnjea = AnjEingana, occupe une ère particulière de notre temporalité cosmique, ou si le “lieu exotique” où elle s’est retrouvée durant les trois jours où elle disparut de Hanging Rock appartient au soubassement de tous les cycles temporels proliférant au sein du cosmos multifolié.
« Merriblinte de son côté fait état de deux cycles temporels successifs : celui des “temps anciens”, gouverné par le couple Myndie/Bidju, où fleurirent les Dabe Datsewima ; et celui des “temps présents”, dévolu au peuple des Wurundjeri, dont les clans furent placés sous le patronage conjoint de Bunjil l’aigle et de Waa le corbeau. Il est malheureusement difficile de décider si, dans ce conte, ces deux ères de la création appartiennent à deux fils intriquées de la même guirlande temporelle, ou à deux ères successives totalement indépendantes l’une de l’autre. Je pense pour ma part que le contexte dans lequel se situe ce mythe rend plus probable la seconde hypothèse[2]. »
Emblème inutilisé pour : EingAnjea — Sculpté sur le ciel pour tes lèvres
Note générale d’Harald Langstrøm
Il existe d’importantes différences, pour ne pas dire des contradictions, entre les explications d’Ève de Poitiers et les deux schémas (réalisés par Irma Waybourne) dont elle se servait en même temps à titre d’éclaircissement. Je ne vois pas comment, si j’en crois les témoignages qu’elle a laissés, la possible inversion du sens de la temporalité pourrait s’accomplir, lorsqu’on passe d’un « âge de l’univers » à l’autre, sans que la totalité des êtres concernés soient projetés d’une manière ou d’une autre au-delà — et non en deçà de ce qu’elle appelle le “ point singulier ”, clairement désigné dans les deux schémas d’Irma comme étant celui des Origines (The Origins). Dans le second schéma cependant, les temps présents (Present Times) et les temps anciens (Ancient Times) communiquent par un carrefour temporel (Time’s Crossing) qui ne se confond pas avec les Origines, repoussées à la seule racine des temps anciens.
Le premier de ces schémas ne pose pas de problème d’interprétation particulier : il nous montre comment l’ère temporelle dans laquelle se trouve notre monde (celui dans laquelle Irma disparut de Hanging Rock du 14 au 17 février 1940, puis vécut aux côtés d’Ève de Poitiers pendant une bonne trentaine d’années) définit un passé et un futur univoques, bien que tendant à se rencontrer asymptotiquement au point des Origines, une singularité située aux « Antipodes de tous les Présents » (Antipodes of any Day).
Le second contredit en revanche sur quelques points importants les explications d’Ève de Poitiers. À en croire le témoignage de cette dernière en effet, l’inversion possible du sens de la temporalité, qui caractérise le carrefour du temps, résulte du fait que les ères de la temporalité où se déroulent leurs vies parallèles ne leur sont pas naturellement accessibles, ce qui suppose, pour qu’elles soient en mesure de s’y projeter dans leurs rêves ou dans leurs transes, de « sauter en quelque façon par-dessus la singularité originelle ».
« Or le schéma qu’elle montrait en même temps à Raymond Lumley révèle une tout autre structure du développement historique.
Le point singulier des Origines se trouve rejeté aux racines des « Temps Anciens », tandis que l’ère temporelle qui en jaillit donne accès à deux périodes, à deux cycles temporels qui se succèdent de manière absolument univoque (des « Temps Anciens » aux « Temps présents » et non l’inverse) ; entre les deux, un second seuil temporel, qui n’est pas un point singulier, mais ce qu’Irma nomme un « carrefour du Temps », qui lui aussi se place « aux Antipodes de tous les Présents »[3].
Il existe ainsi pour Irma deux types d’interruptions majeures dans l’écoulement de la durée : les Origines et le Carrefour du Temps, le Temps des Origines correspondant à l’apparition conjointe du Temps du Rêve et du monde qui scrute, tandis que le Carrefour du temps marque, non la chute du Myndie d’un plan d’existence à l’autre, mais le passage du temps de Snoutobreξ au temps des Êtres humains. Selon Ève en revanche, la singularité initiale des Origines, qui est l’instant de l’éternité, est le seul point de rupture capable de briser, en le multipliant, le devenir des ères et des mondes, ces ruptures affectant également le Temps du rêve et la temporalité du monde qui scrute.
Pour rendre les choses aussi claires que possible, j’ai fait réaliser, m’inspirant des œuvres d’Irma présentées ci-dessus, un troisième schéma, correspondant à l’interprétation qu’Ève de Poitiers donne des cycles temporels « parallèles » au sein desquels, selon ses dires, « se déroulèrent, se déroulent et se dérouleront » les 6 + 1 vies alternatives d’Eingana et Anjea :
D’après ce que je comprends d’EingAnjea et des considérations circonstanciées fournies par Ève de Poitiers, les sept existences parallèles menées par le couple Irma/Eingana et Ève/Anjea se trouvent réparties en trois couples de deux existences distinctes et une existence confuse, ontologiquement duelle :
Existence proche des origines (confusion d’Eingana et Anjea, ainsi que d’Irma et Ève)
0. Sans substance absolument, une vie dans les limbes (Hanging Rock, coalescence d’EinganAjea = AngEingana)
Deux existences pré/posthumaines
3. À rebrousse larmes, une vie dans l’archipel de feu (existence lors d’un phénomène volcanique explosif archaïque) / 4. Sculpté sur le ciel pour tes lèvres, une vie dans les deltas du temps (existence au fond d’un océan et/ou au creux d’un canyon, lieux impossible à localiser en termes de géographie terrestre)
Deux existences pré/posthistoriques
- Loin comme ici, une vie parmi les dieux et les prêtresses (Stonehenge) / 6. Sur de plus vastes terres, une vie de solitude parmi les gisants (Vigelandspark d’Oslo)
Deux existences historiques
2. Danse des mortes au point du jour, une vie dans les charpentes de fer (Tour Eiffel à Paris) / 5. Par le retour compliqué du semblable, une vie dans les jardins de la mort (Serres de Bruxelles)
Ces sept existences se déroulent dans des mondes parallèles et dans quatre « époques » différentes. Pour des raisons de lisibilité, le schéma ci-dessus ne représente que deux d’entre elles : l’époque de Sans substance absolument, proche des origines et pour cette raison en état de stase ou de confusion ontologique passé-futur, et l’une seulement des trois époques distinctement temporalisées (ère pré-posthumaine, pré-posthistorique et historique), qui comportent chacune deux « existences parallèles », la première étant antérieure, et l’autre postérieure à un point de référence correspondant grosso modo à notre présente époque historique.
Ces mondes parallèles semblaient cependant, en raison de la configuration temporelle du Temps du Rêve, subjectivement appartenir à des réalités dores et déjà accomplies. Ne les avaient-elles pas, au cours de leurs transes, déjà vécues et revécues ? — Voici ce qu’en dit Ève : « Alors tous ces temps [où se situent leurs vies parallèles] nous apparaissent comme s’ils étaient ce qu’Irma appelait des Temps Anciens. En ce qui me concerne, ce terme me semble quelque peu restrictif… ». Dans son esprit en effet, les « Temps Anciens » ne désignent pas seulement les cycles cosmiques se situant « de l’autre côté » des Origines, « de l’autre côté » du Temps du Rêve — ce niveau de réalité différent, aux antipodes lui aussi « de tous les présents », où les Esprits démiurgiques et tutélaires trouvent leur lieu de résidence naturelle — mais aussi, selon l’acception ordinaire du terme, les seules vies parallèles se déroulant dans son passé plutôt que dans son futur historique.
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
Laissons maintenant de côté les querelles de mots. Je pense pour ma part que les explications d’Ève de Poitiers ne rendent pas compte des difficultés de la question. N’oublions pas qu’Ève a toujours ostensiblement affirmé qu’EingAnjea était, tout comme Merriblinte, l’œuvre de la seule Irma ; je suis convaincu, preuves matérielles à l’appui[4], qu’EingAnjea fut le résultat de l’intime collaboration des deux femmes, ce qu’elle a toujours véhémentement nié. Il en va en partie de même en ce qui concerne les deux schémas temporels d’Irma et l’interprétation qu’en donne Ève : cette dernière n’a de toute évidence pas appréhendé le fait qu’ils se réfèrent autant — sinon plus — à Merriblinte (œuvre réalisée par la seule Irma) qu’à EingAnjea. En fait, si contradiction il y a, celle-ci oppose le contenu du mythe aborigène, avec ses Temps anciens et son Temps présent, aux conceptions temporelles sous-jacentes aux sept poèmes d’EingAnjea ; ou, si l’on préfère, met face à face le personnage de Ninggalobin et le couple que formèrent plus tard Ève et Irma.
Dans Merriblinte, le carrefour du temps correspond au passage des Temps Anciens, placés sous le patronage de Myndie le serpent arc-en-ciel et Djubi le planeur sucre, aux Temps Présents sur lesquels veillent Bunjil l’aigle et Waa le corbeau.
Au cours des Temps Anciens :
« Djubi et Myndie,
qui avaient appris à partager
paroles et nourritures,
(…) conçurent une multitude d’êtres
qui scrutent et qui rêvent, des êtres dont
on a aujourd’hui perdu le souvenir.
« En tête de ces êtres fabuleux
marchaient les Nasobèmes Honatatas,
qui, bien campés sur leurs narines,
élevaient tendrement leurs petits,
et se nourrissant de baies et de fruits,
rendaient grâce aux bontés de la terre.
« Mais parmi les êtres étranges
qui en ce temps réjouissaient
la vigueur juvénile du monde,
les plus étonnants et les plus merveilleux
furent les Dabe Datsawima,
qui, comme hier le faisaient les Wurundjeri,
comme aujourd’hui le font encore
les êtres humains qui rêvent,
chantant et dansant les corroboree,
évoquaient les esprits.
« Les Dabe Datsawima cependant,
ne s’adressant pas à eux-mêmes la parole,
malgré la profondeur éblouissante de leurs chants
ne savaient pas faire venir à eux le monde du rêve,
ne savaient pas maintenir ouverts,
lorsqu’ils ne chantaient pas,
les passages qui, tel Merriwollert,
rapprochent les mondes, unissent les ères. »
Merriblinte, page 26-28
En ces Temps Anciens, l’ordre de succession des six saisons du monde était tel que le grand cercle du temps, parce qu’il ne formait pas une tresse suffisamment serrée, pouvait encore se défaire. C’est pourquoi :
« Sur Merriwollert à cette époque,
les êtres qui aujourd’hui volent,
qui rampent, qui marchent et qui nagent,
menaient une existence misérable
ne parvenant pas,
entre fournaise et glace,
entre sécheresse et pluie,
entre aube et crépuscule,
à faire pulluler leur descendance.
« L’étoile masculine
et le rocher des phalangers
étaient alors incapables de recevoir
la marque du rêve
dans la chair de leurs os :
Bien qu’au pied de ses à-pics
fleurît orchidée et lilas,
chèvrefeuille et acacia,
eucalyptus et perce-neige,
Merriwollert n’abritait,
outre les Dabe Datsawima sans cervelle,
nul esprit capable de rêver.
« Pour cette raison, Djubi et Myndie décidèrent
de confier Merriwollert à la sollicitude
de Bunjil l’aigle et de Waa le corbeau,
qui depuis l’origine étaient
deux en un et un en deux.
« Alors l’hiver n’affronta plus l’été,
la neige enlaça la terre ;
et tout ce qui aujourd’hui rampe,
tout ce qui aujourd’hui marche,
tout ce qui aujourd’hui nage,
tout ce qui aujourd’hui vole
pullula au pied de Merriwollert,
qui est la porte entre les ères,
qui est la porte entre les mondes. »
Merriblinte, pages 34-36
Merriblinte décrit de plus « l’inversion du sens du temps » comme une modification de l’ordre des saisons, modification dont les effets, aussi bien naturels qu’anthropologiques, s’avèrent fondamentaux :
« Dès que Bunjil l’aigle et Waa le corbeau
commencèrent à rivaliser de sollicitude
pour que prospérât la vie au pied Merriwollert,
deux des six saisons du monde
échangèrent leur place
dans le grand cercle du temps.
« La saison des acacias,
qui était la deuxième saison du serpent arc-en-ciel,
devint la deuxième saison du corbeau ;
et la saison des perce-neige,
qui était la deuxième saison du planeur sucre,
devint la deuxième saison de l’aigle.
« De la sorte, les moitiés des vivants d’aujourd’hui
n’opposent plus le mâle à la femelle,
le feu à la glace, la lumière à l’obscurité.
Et de Blintebrewit à Merriwollert,
voyagent et dansent les esprit des rêveurs,
tandis que, dans le monde qui scrute,
les vivants s’offrent nourritures et politesses. »
Merriblinte, page 38
C’est ainsi que les êtres humains remplacèrent le Rhinogrades, ces êtres devenus désormais fabuleux.
Cependant, dans cette nouvelle configuration des saisons, le cercle de la grande année, loin de s’ouvrir à des mondes alternatifs, se trouve voué à un éternel retour :
« Lors des corroboree
qui se tenaient au pied de Merriwollert,
les chants et les danses des femmes
permettaient que, dans le cercle du temps,
tout ce qui vient déjà fût advenu ;
permettaient que, dans le cercle du temps,
tout ce qui advint tôt ou tard revienne.
« Ainsi les chants des Dabe Datsawima,
qui précédèrent les corroboree des Kulin,
qui précédèrent les voix atones
des vivants qu’on entend aujourd’hui,
à nouveau s’élèveront sous les rochers de Merriwollert,
résonnant jusqu’aux cimes ressurgies
de Merriblinte, le rocher des étoiles. »
Merriblinte, page 57
On est bien éloigné des structures spatiotemporelles dont la description, élaborée par Ève de Poitiers, tente de rendre compte des existences parallèles dans lesquelles elle-même et Irma se trouvaient plongées au cours des transes en partie induites par la lecture et la contemplation d’EingAnjea. Pour résumer la situation, je dirai pour conclure que la première des deux illustrations d’Irma correspond à l’univers d’EingAnjea (à ceci près qu’on y trouve aucune mention explicite du Temps du Rêve, devenu le monde des Origines situé aux antipodes de tous les instants présents, et confondu avec la Singularité éternelle d’Ève), tandis que la seconde se réfère explicitement à l’univers de Merriblinte (à ceci près là aussi que le monde des Origines apparaît comme vacant et non comme se trouvant à la racine du Temps du Rêve).
EingAnjea — Sculpté sur le ciel pour tes lèvres, second emblème de la face 1
N.B. — Selon Harald Langstrøm, la théorie des mizaξ et des univers buissonnants, telle que développée par Nael di Faella, explique de manière infiniment plus adéquate que celle du Temps du Rêve les énigmes contenues aussi bien dans le manuscrit LaraDansil que dans les vies parallèles remémorées d’EingAnjea.
Cette théorie a en particulier pour avantage de faire l’économie du « Temps du Rêve » et de la cohorte de ses Esprits démiurgiques et tutélaires, en premier lieu d’Anjea, Eingana et Nargun tels que nous les décrit EingAnjea.
Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers
[1]. Les deux paires de poèmes d’EingAnjea correspondant à ces existences “historiques” sont : 1. Là-bas comme ici et 6. Sur de plus vastes terres, d’une part, 2. Danse des mortes au point du jour et 5. Par le retour compliqué du semblable d’autre part. 1. Là-bas comme ici dans la première paire et 5. Par le retour compliqué du semblable dans la seconde se référent à ce qu’il est possible d’appeler des “passés vicariants”, tandis que 6. Sur de plus vastes terres et 2. Danse des mortes au point du jour concernent des “avenirs alternatifs”. [Note de Raymond Lumley]
[2]. J’ignore cependant quel type de véracité il convient d’attribuer aux révélations de Ninggalobin, qui sont, au moins sur certains points et peut-être pour l’essentiel, de simples élucubrations. [Note d’Ève de Poitiers]
[3]. Chaque « présent » est cependant désigné par deux termes : « Aujourd’hui » (Today), et « n’importe quel Jour » (any Day). [Note de Harald Langstrøm]
[4]. Parmi ces preuves figure la série d’emblèmes entièrement nouveaux qu’Ève de Poitiers réalisa à ma demande, et qui viennent s’ajouter sans solution de continuité à ceux qui figurent dans EingAnjea. [Note de Raymond Lumley]














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