Témoignages d’Ève de Poitiers (1999-2003),
recueillis par Raymond Lumley et revus par leur auteure
« Voir Véga »
Emblème pour : Danse des mortes au point du jour, 6-1,
avec le portrait de Renée Vivien
1.
Transports
« Il y a, dans le Temps du Rêve, un écosystème particulier que nous appelions, Irma et moi, Nargun/Eingana-Anjea, ou plus simplement le Narg-EinJea. Il s’agit du sol nourricier commun à ces trois esprits tutélaires — un environnement que, bien entendu, nous ne pouvions pas connaître exhaustivement ; c’étaient plutôt nous qui, avec beaucoup d’autres, dépendions absolument de lui.
« Il était difficile de savoir combien d’esprits humains avaient pu se trouver intriqués dans ce nœud d’échardes pensantes, combien de femmes, combien d’ailes de papillon, combien d’essaims de papillons se fragmentaient dans la verrière déchiquetée de ce territoire hors du temps. Car il faut out d’abord considérer ici le Temps du Rêve, dans lequel se trouve la source jaillissante de toutes les durées, la floraison dissimulée du devenir universel. Tout ce que je peux vous dire, sans vouloir jouer à la Pythie, est que la continuité de l’arc-en-ciel en était un préalable, lui qui superposait et confondait les couleurs de nos destinées inchoatives.
« Là, tous les événements qui sculpteront bientôt les profils de nos personnes demeuraient comme indifférenciés ; là se dissimulait un ruissellement de pensées que nous ne savions appréhender, de mots que nous ne pouvions prononcer. Dans cet abîme qui palpite au revers des images, il n’est aucun esprit indépendant, aucune personne comme vous et moi. Pas du tout. Cet abîme est le recto du relief primordial où l’existence n’en finit pas de creuser ses racines antérieures. On y trouve un foisonnement d’alternatives, que sillonnent quelques brusques balafres, des dégradés subtils. Un lacis de suggestions balbutiantes ; une pelote d’intentions entremêlées ; un écheveau de sentiments informulés.
« Nul ne s’y approprie ce qui s’y murmure en sourdine ; nul n’y observe ce qui obscurément y chatoie — car là ne réside aucun être pensant, ni homme ni héros, ni dieu ni démon. On n’y trouve pas la moindre parole créatrice, aucune légende fondatrice, aucun récit cosmogonique. Au sortir de ces tourbillons de lave hadéenne tout juste solidifiée cependant, l’écosystème Eingana-Anjea-Nargun avait déjà, de ce côté-ci du socle rocheux de l’être, une physionomie multilobée reconnaissable entre toutes.
« Cette géographie tripartite n’abrita tout d’abord aucune entité distincte, car aucun esprit indépendant ne pouvait encore s’y insérer. Il s’agissait d’un intricat de pensées inchoatives, d’une constellation d’images et de désirs erratiques — un duveteux peloton de perceptions et d’attraits qui investissait rides et fissures du socle magmatique, colorant ses adrets, adoucissant ses ubacs, éteignant ses lacs d’obscurité compacte, avivant ses crêtes de clarté stridulante.
« Rien dans le soubassement du monde ne s’observe au miroir de son propre absolu ; rien ne s’érige en singularité souveraine, ne s’instaure en fantasme de désir omnipotent. Narg-EinJea est un monde calciné dans la fournaise de sa propre intimité, un cyclone dont l’œil est sa propre matrice. Il n’ouvre sur aucun havre de vent cristallin, n’occupe aucun ciel où il puisse croître et fructifier. Narg-EinJea est une terre séquestrée qui s’enchâsse en elle-même ; nul espace ne la baigne, nul vide ne la contient — pas même l’étincelle d’une âme inconsciente ; nulle pensée ne la nimbe, nulle caresse ne la guide — pas même le crépuscule d’une cruelle agonie. »
« Le nadir de la pensée »
Emblème préparatoire pour : Danse des mortes au point du jour,
5-1 — Accueillir les météores
« Mais pour cette raison même, Eingana-Anjea-Nargun est susceptible d’accueillir des hôtes de toute espèce, en plus grand nombre qu’on ne pourra jamais le concevoir — des vagabonds et des enfants perdus, des estropiés et des monstres de foire. Ne pouvant lui-même être accueilli, il ne sait pas ce que c’est qu’accueillir. Aussi héberge-t-il volontiers ce qu’il ne perçoit pas ; aussi accueille-t-il, bien qu’il n’en ait aucun désir, bien qu’il ne s’en impose aucunement le devoir, tous les hôtes de passage qui viennent échouer en sa demeure.
« Chaque fois que des errants venus d’on ne sait où (ils ne surgissent certainement pas du néant) s’insèrent dans une de ses anfractuosités (certains y végètent, d’autres y foisonnent) sa physionomie se modifie. En ses vergers, qui ne sont pas des mondes mais des vallons et des plateaux insérés dans une contrée de rêve infini, se conjuguent le proche et le lointain. En ses parages, qui ne sont pas des âmes mortes mais des esquisses d’aquarelle et des franges de souvenirs, s’insère l’exotique au cœur du familier. En ses plaines et ses rapides l’accident s’amalgame au substrat ; en ses landes et ses halliers, la singularité de la rose trémière se greffe au pullulement des fougères arborées.
« C’est pourquoi la terre Narg-EinJea n’est ni une ni multiple, mais un chaos mêlant l’homogène au divergent ; c’est pourquoi la terre Narg-EinJea greffe la pluralité dans l’un, et suscite l’unité dans les proliférations de l’innombrable.
« À partir de là, le monde devient l’arbre-monde, berceau des multitudes.
« Nous faisons, vous et moi, partie d’une de ces multitudes ; nous sommes, Irma et moi, partie d’Eingana-Anjea-Nargun. Mais nous n’abritons pas en dehors de nous la multitude, car nous sommes un même cœur en des corps divergents. Ici, à Melbourne, qui fut le carrefour de toutes nos vies, le narthex de notre destinée, nous sommes éparses. À Hanging Rock, nous fûmes et serons une, absolument une : nos souffles conjoints nous ensevelissent à jamais.
« Et parce que nous sommes, partout et toujours (bien qu’en secret parfois), notre amour, chacune de nous, lorsque nous voyageons de destin en destin, portons des noms nouveaux, revêtons des apparences étrangères, habitons des demeures pérégrines. Car nous nous échappons, encore et encore, dans l’interface infinitésimale qui transforme le passé en futur, et qui ramène le futur au passé. »
« Au déclin du crépuscule »
Emblème préparatoire pour : Danse des mortes au point du jour,
8-2 – Fermer les yeux
« Il faut plutôt considérer les femmes que nous sommes, et toutes celles qui nous habitent — ou plutôt que nous habitons — comme des étoiles errantes, des voyageuses excentrées, puisque toutes arpentent les abîmes de la durée ; loin de tisser l’échéance de notre ultime communauté, elles sinuent chacune le long de son bief d’événements, tracent aveuglément chacune sa voie dans l’humus fibreux des êtres et des choses.
« — Car la surface du roc qui surplombe l’avers de l’abîme est le gouffre des âges, la claire cavité d’une absence infinie, au creux de laquelle l’arbre-monde déploie ses racines et ses frondes. Aussi, pour celles et ceux qui y trouvent refuge, n’est-il nulle troncature assurée, nulle canopée substantielle ; pour celles et ceux qui y nichent, aucune fondation première, aucune frondaison dernière ; pour tous enfin, pas de sol et pas de ciel, — mais le méandre d’un rameau qui se perd dans le taillis des lianes, — mais l’angle tors d’un surgeon qui pointe vers l’inconnu, — mais l’élan retardé d’un bourgeon d’où pleure doucement la sève.
« — Car seul durablement s’offre aux regards de chacun de ses hôtes l’écosystème où s’édifie le hasard de son nid, dont, de proximités prudentes en écarts scrupuleux, il explorera les abords, recoins après déhanchements, fragments d’écorce après sépales, lichens après saignées.
« C’est pourquoi des esprits comme les nôtres ne connaissent de l’arbre-monde que la portion de ramure dont les contorsions décrivent l’architecture mentale des entités dont ils dépendront désormais en ce qui concerne leur adhérence au Temps du Rêve. Et le repli de verdure dans lequel nous sommes enkystées, avec ses allées de bruyères, ses échappées de lumière et ses cachettes occluses, est ce que nous appelons l’écosystème Nargun-Eingana-Anjea. À la dyade déjà formée par Eingana et Anjea est venu s’adjoindre l’Esprit métamorphique de Nargun, un Janus bi-frons mi masculine mi féminin, mi chasseresse mi gibier.
« Et nous, qui ne savions rien d’elle, ignorions que notre couple jouxtait l’insensible faux-semblant, et que notre clairière abritée des vents et des pluies débouchait sur un gouffre d’obscurité, une fournaise de lumière noire. Car nous nous étions enfoncées dans l’intimité de notre amour, sans autre transcendance que celle d’EingAnjea = AnjEingana. Mais il fallut nous rendre à l’évidence : nous partagions l’espace de notre liberté, et notre patience australienne, l’anonyme sécurité qui nous avait si longtemps servi de bouclier, n’épuisait pas l’éventail de notre destinée.
« Par l’intermédiaire de Natalie Barney et de Renée Vivien, nos lointaines cousines, nous partagions notre microcosme avec d’innombrables exhalaisons de Nargun. »
« Au point du jour »
Emblème préparatoire pour : Danse des mortes au point du jour,
2-2 — Exécrer la faiblesse des vents
« Le gouffre des âges qui écartèle le Temps du Rêve n’est, pour l’arbre-monde, qu’un interstice entre ses moindres rameaux, le frisson assourdi de son tout premier éveil. Et nous, qui pourtant nous pensons aussi vieilles que le socle hercynien du monde, ne sommes, à l’aune de l’arbre-monde, que d’éphémères papillons se désaltérant à la margelle d’un pétale déjà fané. Non, je nous surestime une fois de plus : nous ne sommes, Irma et moi, que la nervure de l’aile d’un de ces papillons.
« Chacune de nous crut d’abord qu’elle se mouvait librement dans sa propre existence, chacune respirant l’effluve de ses propres pensées, une âme dont les membranes et les écailles n’étaient que ses désirs chatoyants : nous n’avions pas alors souci de que ce que l’autre accomplissait, de ce que l’autre ressentait. Notre autre cependant, dans le repli d’espace et de temps que nous occupions en aveugles, le sentait et l’accomplissait aussi.
« Et le corps insubstantiel, le corps éthéré du papillon que nous ne serons jamais ni l’une ni l’autre séparément, dont nous ne faisons qu’étendre à nous deux les ailes, est la substance d’un être plus vaste et plus durable qu’Irma nommait EingAnjea = AnjEingana. Le corps du papillon, parce qu’il réside dans le Temps du Rêve, est le soubassement sur lequel serpentent les linéaments de nos moi jumeaux, de notre personne commune. Car seule EingAnjea/AnjEingana affermit le souffle de nos destins croisés, guide les battements de nos vies embrassées.
« Nous occupons, lors de nos rencontres et de nos fusions — comme au cours de nos séparations —, des lieux à la fois proches et lointains, connexes et distincts, qui tour à tour nous séparent et nous rapprochent, et qui tous s’insèrent dans l’immensité du Temps du Rêve. C’est pourquoi tout ce qui nous advient dans l’arbre-monde est pour finir appréhendé par notre couple selon des approches convergentes, des appréciations confluentes, des interférences additives.
« Dans l’un de ces lieux niche la partie d’EingAnjea qui se réfère à moi ; c’est là que bat le cœur des espérances et des nostalgies dont les effluves sont imprégnées de la saveur d’Anjea. Loin que je sois, en tant qu’Ève de Poitiers telle que vous me voyez aujourd’hui, en mesure de définir sa nature exacte, c’est ce bourgeon de l’arbre-monde qui, disséminé avec d’autres au hasard des ramures, dessine mes traits et assure ma voix.
« Mais à la différence d’autres âmes qui agitent leur unique moi multicolore dans ce recoin de pénombre et de verdure, je ne suis pas seule. Je forme avec Irma, dans la réitération de nos existences multipliées, un couple éternel de reflets, qui chatoient dans le miroir de l’autre, et les éclaircies du soleil. »
« Au solstice de midi »
Emblème préparatoire pour : Danse des mortes au point du jour,
2-1, Bénir/maudire par inadvertance
« Il y a aussi, près de notre refuge, une autre clairière, où foisonne le muguet, le lilas, d’où s’élance le noisetier, où bourdonne l’écheveau des insectes forestiers : cette trouée de soleil oblique dans l’air du soir, c’est Nargun. Chaque fois que nous nous hasardons hors de notre cachette, que nous découvrons une autre saison de nos vies, que nous nous aventurons plus loin dans les vallonnements du destin, nous sommes susceptibles de rencontrer le visage Nargun.
« La fourche où dans l’arbre-monde s’enracine notre asile, avec ses cristaux d’ébène, ses replis de mousse et ses anfractuosités de silice, est l’écosystème Eingana-Anjea-Nargun. Mais ces trois entités tutélaires, qui sont des paysages de pensée, ne définissent pas à elles seules la vastitude secrète du socle où nos identités déploient leurs méandres. Car tandis que nos cheminements parcourent une seule oasis trilobée du Temps du Rêve, l’arbre-monde — qui est l’univers — plonge ses racines dans un inconcevable humus, projette ses frondaisons dans une vastitude dont nous ne pouvons rien imaginer.
« Notre clairière s’abrite sous une voûte de feuillage où des âmes de passage, des esprits migrateurs viennent un instant nicher, tandis que la brise continûment souffle dans les ramures, qu’insensiblement la sève s’insinue au creux de l’aubier. C’est là que, dans nos cupules casanières, dans l’étreinte alternée de nos souffles, nos pensées trouvent le repos chaque fois qu’Irma et moi achevons une ou l’autre de nos vies, et qu’au détour des millénaires nous rêvons à l’incertain renouvellement, à l’inévitable déchéance des choses et des êtres.
« C’est à l’orée de cette prairie ombragée que de manière imprévisible apparaissent les diverses incarnations de Nargun — dont nous ne savons d’abord s’il s’agit d’êtres venus d’horizons dissimulés à notre vue, ou d’une seule et même personne revêtant de versatiles apparences. Nargun n’est sans doute pas une personne, n’est sans doute pas même une vivante constellation d’esprits : Nargun est une complexion fibreuse, une esquisse topologique, un ciselure erratique qui balafre l’écorce de l’arbre-monde ; Nargun est une rivière sans tain qui traverse la clairière où nous sommes blotties, un labyrinthe qui débouche sur l’infini du vide extérieur. »
« Au solstice de minuit »
Emblème préparatoire pour : Danse des mortes au point du jour,
1-1 – Séduire par procuration
« Chaque accès à notre refuge est en même temps une échappée vers l’inconnu — car tout passage est seuil. Aussi le destin qui nous advient tient-il à ce qui rôde au-delà de la clairière trifoliée où se déploient les méandres de nos vies, avec ses accidents fertiles et sa voûte hors de portée : une fable dont nous ne sommes pas maîtresses, et dont l’intrigue à jamais dépassera nos attentes.
« La prairie triangulaire qui limite notre écosystème et qui, lorsque nous regardons le ciel, semble douloureusement offerte à des rêves inaccessibles, n’est qu’une minuscule cavité dans l’emplanture de ce très vieux chêne qu’est l’arbre-monde ; et la voûte de pierreries silencieuses qui nous scrute autant que nous l’interrogeons n’est peut-être que sa dernière ramille appauvrie, éparpillée, bien que nourricière encore. Il demeure cependant un flagrant contraste entre le recul de nos affects à l’ombre de nos cœurs et l’amplitude du firmament qui nous fait face, et qui nous attire irrésistiblement vers l’autre rive de notre amour, vers cet être magnifique autant que terrifiant, splendide autant que destructeur, qu’est Nargun.
« Tandis que, dans notre îlot de bruissements et de caresses, nous-mêmes nous laissions aller à notre réciproque attrait, les êtres dont nous croisions les chemins hasardeux dans nos odyssées successives, étaient presque toujours étrangers les uns aux autres : de simples esprits vagabonds. Mais apparaissait parfois aussi l’une ou l’autre des facettes versicolores, éclatées et fuyantes, de cette entité pélagique qu’est Nargun. Car Nargun est un arc-en-ciel foudroyant, une lave métamorphique qui circonvient et submerge inlassablement les atterrages de notre fidélité.
« Nous sommes, dans notre dualité purement féminine, des êtres prévisibles ; Nargun au contraire nous imprègne de son souffle biais, nous harcèle de ses désirs fragmentés. Au gré des partitions aléatoires qu’il/elle se plait à interpréter, il/elle est, sous les atours disparates dont il/elle aime s’affubler, mâle ou femelle tour à tour, et parfois hermaphrodite biface, totem versatile, androgyne indécis. Cette entité millefeuille, toujours assertorique et chaque fois autre en ses prestiges séducteurs, détruisit plusieurs fois notre entente.
« Il est vrai que, dans les guirlandes de ses intrigues où elle sut par deux fois écarteler les gerbes de nos affects, qui explosèrent en escarres de souffrance, Nargun se montra si ingénument sensible à la fascination des femmes ! — Une fascination qui s’encombrait, hélas ! d’un tel capharnaüm d’ambivalences perverses ! Mais la fascination qu’en retour sa duplicité suscita en nous, brisant l’écho de nos regards, enténébra nos souffles, et la ramée à l’ombre de laquelle notre amour se pelotonnait alors en fut déchiquetée. »
« Le zénith de la matière »
Emblème préparatoire pour : Danse des mortes au point du jour,
5-2, Prendre un instant de recul
2.
Rencontres
« C’est en femme que, dans un éblouissement de soleil irisant les solives de fer, là-bas, je la vis pour la première fois. J’étais Anjea, la parèdre poétesse — elle était Nargun, la femme apparue. Ce fut pour moi une illumination, un fleuve de joyaux coulant du plus haut de sa chevelure blonde au plus bas de sa tunique, embrassant l’abîme qui sépare l’espérance de la mort.
« Et le regard captivé de la femme-enfant que j’étais alors, cette Anjea nichée dans l’échafaud de la Tour, Nargun l’aima tout entière à l’instant. L’éclat de ses bijoux, qui étaient les yeux de son désir, fit tressaillir mon cœur ; le tremblement de ma bouche la bouleversa en retour. Notre regard noué, qui le temps d’un baiser scintilla dans le treillis du métal, dévora le ruban silencieux de la brume.
« Mais la présence d’Eingana, de quelque mystérieuse façon, assombrit notre horizon. Car ce qui nous était échu, à Nargum et à moi, dans le rire de ce premier regard, dans l’éclair de cet appel instantané, retentissait aussi dans le nadir des rêves d’Irma. De là depuis toujours sourdait le fiel de ses peurs, caracolait le maelström de ses vertiges : selon ses angoisses les plus intimes, Ève, et non pas Anjea, allait être séduite par la femme-joyaux, et il fallait qu’Irma, et non pas Eingana, complaisante à la souffrance que lui causait ma trahison, creuse la vacance de notre amour dans les entrailles de sa profonde solitude. Car il fallait qu’elle, et non pas Eingana, se laissât dépérir et mourir.
« À compter de cet instant, nous n’avons plus distingué comment, en EingAnjea, se superposaient et se concurrençaient ces deux couples de femmes amoureuses : celui de la ville lumière, Renée Vivien et Natalie Barney — et celui de la roche sombre, Irma et moi : nous avions bien, selon Irma, reposé toutes quatre dans le giron d’EingAnjea = AnjEingana, lorsqu’elle avait été durant trois jours engloutie dans la ténèbre de Hanging Rock. Peut-être cette conjonction était-elle tout simplement due au fait qu’Irma et Renée appartenaient à Eingana, tandis que Natalie et moi relevions d’Anjea. Quoi qu’il en soit, Nargun fut pour nous quatre la pierre d’achoppement de notre bonheur, occasion de tragédies.
« Mais là pour moi s’arrête l’intrication de nos destins personnels. Nos deux couples étaient issus de deux époques, de deux pays parfaitement distincts, poursuivaient des chimères disparates. Les Parisiennes, une Anglaise et une Américaine, oisives et cultivées, s’étaient tournées vers Sapphô, dont elles voulaient ressusciter l’aristocratique distinction. Nous, les Australiennes, obscures et besogneuses, multiplions les évasions vers ce qui, pour le reste de l’humanité, n’était que nulle-part et nul-temps. »
« Honnir la parole prise »
Emblème réalisé par Ève de Poitiers, où l’on voit le portrait d’Irma Waybourne
« Irma affirmait qu’en raison de nos existences éparpillées dans lesquelles nous étions entraînées sans les avoir choisies, nous portions toutes deux la semence d’un désir sans limite. Pire encore, l’aiguillon de puissance que nous exercions l’une sur l’autre nous fouaillait sans que nous puissions nous soustraire à son emprise. Et justement parce que nous étions, en tant que femmes et en tant qu’amantes, si intimement intriquées l’une en l’autre, notre implication réitérée dans la passion et la douceur, dans la violence et la tendresse, tôt ou tard nous vouait à nous déchirer, non parce que notre amour se transmuait en haine, mais parce qu’il nous disloquait lorsqu’il nous faisait une, parce que nous ne pouvions aimer l’altérité de l’autre qu’à condition de nous plonger dans l’identité de l’une, et parce que nous ne pouvions aimer notre gémellité qu’à condition de nous aliéner la subjectivité de l’autre.
« Eingana (ou plutôt Irma enkystée dans Eingana) était, je le sais maintenant, loin de comprendre la nature de cette violence qui périodiquement l’envahissait du tréfonds de son corps : cet emportement d’un amour qu’elle s’acharnait à ressentir comme trahi et comme traître, elle le projetait sur moi, me l’imputant injustement alors qu’il était la flamme dont son cœur demeurait à jamais prisonnier, et dont son désespoir se nourrissait depuis la nuit des temps.
« Dans le secret du sommeil, Anjea et Eingana, ces deux Esprits tutélaires qui — pour autant que nous ayons pu le savoir pour avoir participé à quelques à-côtés de leurs rêves et de leurs passions — éparpillent elles aussi dans l’arbre-monde leurs destinées tour à tour emmêlées et séquestrées, semant leurs avatars aux quatre vents de l’espace et du temps. Et bien qu’elles aient ancré l’une en l’autre leurs cœurs et leurs pensées, elles bercent elles aussi au plus profond de leur souci des mélopées hostiles, des fantasmes d’aversion, des élans répulsifs.
« C’est pour toutes ces raisons sans doute qu’Irma, lorsqu’elle vit passer sur moi l’ombre de Nargun, saisit comme prétexte mon unique incartade hétérosexuelle de jeune fille, et puisa dans sa souffrance l’alibi de son propre trépas. »
« Refuser la vacance du pardon »
Emblème réalisé par Ève de Poitiers, avec son propre autoportrait
« Nargun, parce qu’elle/il est bisexuel(le) et surtout métamorphe, joue un rôle déterminant dans la transition menant de notre état d’indifférenciation première à la séparation de nos personnes. Je ne dis pas que son rôle y fut décisif mais que, sans sa présence occulte, le processus qui permit à EingAnjea = AnjEingana de se scinder en Anjea et Eingana, puis à Eingana et Anjea de composer à nouveau l’être bicéphale qu’est EingAnjea = AnjEingana tel que nous l’aurions connu dans les profondeur de Hanging Rock[1], aurait été bien différent de ce qu’il fut effectivement.
« Hanging Rock, derrière son apparence d’amas rocheux volcanique, est un lieu d’échange privilégié entre le Temps du Rêve et le monde qui scrute. Nombreux sont les esprits qui y transitent ; Irma cependant s’y trouva bloquée pendant trois jours et trois nuits ; peut-être aurait-elle pu demeurer à jamais prisonnière de la personne d’EingAnjea = AnjEingana. Cela aurait alors été à moi, ou plutôt à Anjea à travers moi, d’ouvrir à partir de la vie que nous avons menée/menons/mènerons dans les Serres de Pierre[2] le chemin vers ce que vous appelez le cycle de nos réincarnations, qui sont des existences parallèles se déroulant sur des terres analogues à la nôtre.
« Mais pour que cela puisse avoir lieu, il aurait fallu que nous nous soyons rencontrées, c’est-à-dire qu’Irma, malgré l’absence de sa mésaventure à Hanging Rock, ait quand même décidé de quitter Martingale Manor pour se rendre à Melbourne, et que nous ayons par la suite su trouver, sans le précédent de Merriblinte, un cheminement nous permettant d’établir le contact, à partir de notre petite maison de Melbourne, avec une au moins de nos existences parallèles.
« Le déploiement de nos destinées feuilletées suppose que nous passions, non du Temps du Rêve au temps de l’éveil ainsi que cela a lieu au moment de la naissance, mais du temps de l’éveil au Temps du Rêve, ainsi que cela a lieu à la fin de la vie — sans qu’il y ait simultanément destruction, ni même abandon de notre corps vivant. Seul cette opération pouvait nous ouvrir un chemin, à nous les pauvres Australiennes, vers nos incarnations renouvelées, vers nos existences multipliées ; et nous serions alors consciemment devenues ce que nous avons toujours été, ce que nous sommes et serons toujours.
« Alors notre être indissocié, à l’instar de celui que formait jadis MyndieBidju, s’épanouit en pétales inlassablement tissés et déchirés au fil des siècles, délicatement ciselés au creux de paysages que, sous des cieux toujours changeants, notre dyade arpente encore et encore. La différence entre MyndieBidju et la dyade que nous formons nous-mêmes est que le point de départ de leur séparation se trouve dans le Temps du Rêve dont il/elle sont tou(te)s deux originaires, — tandis que notre origine à nous se situe dans ce monde-ci, le monde de la matière. C’est donc seulement grâce à l’intervention d’Eingana inspirant Irma que nous avons de notre vivant réussi à nous transporter dans le Temps du Rêve, alors qu’en vertu de notre naissance nos esprits auraient dû rester asservis à la seule perception du monde de l’éveil.
« Pourtant, notre état d’indifférenciation fusionnelle, ontologiquement primordial, demeure d’une certaine manière « postérieur » à notre mode d’être ordinaire, celui du monde de l’éveil : dans celui-ci, la distinction gémellaire de nos regards soudainement attirés l’un vers l’autre est le reflet, ou si vous préférez l’effet retournant à sa cause, de notre attachement au Temps du Rêve. C’est pourquoi, même si Irma n’avait pas été engloutie dans Hanging Rock, je suis sûre que, d’une façon ou d’une autre, nous nous serions rencontrées et que, par un biais ou par un autre, nous aurions su découvrir le chemin du Temps du Rêve. »
« Succomber aux embûches du lointain »
Emblème réalisé par Ève de Poitiers, où l’on voit le portrait de Renée Vivien,
parèdre d’Irma Waybourne
« À l’époque des Jardins de la Mort[3], où se trouve en quelque sorte le point d’orgue de nos destinées parallèles, nous nous trouvions dans notre état ontologique, non de dyade indissociable, mais de couple simplement apparié. Eingana, infectée par la maladie de la végétation, dévorée de concrétions cristallines, se métamorphosait peu à peu en effigie de pierre. Or, d’après Irma, Nargun n’a pas seulement eu, lorsque nous étions ainsi prisonnières des Serres de cristal, pour effet de la transformer, elle, en statue de pierre ; elle m’a en même temps octroyé, à cause de la brusque passion qu’elle avait conçue/concevrait pour moi dans les labyrinthes verticaux de la Tour de fer, la capacité de m’immiscer dans les interfaces qui séparent les polarités du vide, les modes du réel, les gradins de la vie.
« Alors Anjea/moi-même, entraînant avec elle l’esprit d’Irma, parvint à rejoindre le Temps du Rêve puis à nouveau le temps de l’éveil, après avoir failli nous perdre toutes deux dans l’interstice qui sépare les mondes et qui fragmente les ères. Ce fut en revanche Eingana qui nous nous procura à toutes deux, du-delà de nos syncopes et nos résurrections alternées, l’antidote de l’oubli, notre échappatoire au néant subjectif de la mort.
« Voila pourquoi, si Anjea préside à nos renaissances, Eingana demeure, en tant que déité psychopompe, le témoin et le héraut de nos accomplissements fractionnés. C’est pourquoi le cycle de nos morts et de nos résurrections nous fait passer, encore et encore, par la bouche d’ombre de Hanging Rock, où nous retrouvons, avant de le quitter à nouveau, l’état fusionnel de notre dyade, qui décrit le cercle et le sceau de notre destinée.
« Nargun est un pont qui unit des contraires ; c’est elle qui subsume l’intrication des extrêmes : Elle permet à ce titre au distinct, au décisif, à l’irrémédiable, de faire retour au confus, à l’incertain, aux fluctuations réversibles de l’Origine. C’est pourquoi Nargun préside à sa façon à notre fusion substantielle, qui est indissociablement absence instantanée à nous-mêmes, oubli de notre vie, perte de nos affections, et présence de l’une à l’autre, souvenir de nos destinées parallèles, multiplication de nos amours. »
« S’égarer dans la perfection »
Emblème réalisé par Ève de Poitiers, où l’on voit le portrait d’Olive Custance,
amante de Renée Vivien
« Y a-t-il le long du sentier fréquenté par Nargun d’autres clairières plus ou moins semblables à celle que nous habitons, et qui abriteraient d’autres femmes plus ou moins analogues à nous ? Je sais qu’il en existe au moins une.
« À un coude de la sente, enlacées l’une à l’autre, se trouvent deux femmes, réellement distinctes mais qui de quelque mystérieuse façon se superposent à nous en certaines de nos destinées parallèles. Peut-être s’agit-il de sœurs que la durée a exilées, et qui cisèlent autrement que nous ne le faisons la trame de leurs éclatantes amours ; leurs voix pourtant s’élèvent sous les mêmes vastes ombrages et, lorsque la brise s’y prête, rencontrent les nôtres. En elles surtout conspirent les chuchotements d’une nuée de fantômes, qui sont d’autres mirages évanescents, d’autres cruels faire-valoir de Nargun.
« Ces deux femmes, Natalie Barney et Renée Vivien, nimbent la silhouette endormie d’AnjEingana = EingAnjea, dont elles concrétisent d’autres dispositions, d’autres irisations potentielles. Et si dans le Temps du Rêve leurs esprits occupent une éclaircie proche à la nôtre, leurs existences possibles, leurs destinées alternes, telles du moins que nous les avons côtoyées, se déroulent dans une toute autre nichée du temps de l’éveil. Aussi sont-elles imprégnées d’autres fragrances, sont-elles entraînées par d’autres fluences de Nargun, des effluves tout autant destructrices et passionnées, séductrices et fascinantes, à la fois mêmes et distinctes des nôtres.
« Nargun se montre, en ce qui les concerne, essentiellement bisexuelle ; et elle est véhémentement polygame. S’affublant de cent matronymes, se masquant de cent affectations, il/elle aime de mille caresses, délaisse sous mille prétextes, trahit par mille de mensonges. C’est cette Nargun-là qu’Irma craignait par-dessus toute autre. Elle redoutait que j’en devienne la proie — mais, pour notre malheur à toutes les deux, désirait secrètement aussi me voir succomber à ses attraits.
« Et c’est bien ce qui arriva. Pas dans la vie que nous menions à Melbourne bien sûr. Le destin frappa dans la ville même où vécurent Natalie Barney et Renée Vivien — le Paris qui nous retint un moment prisonnières[4]. Mais en raison de la secrète ambivalence qu’elle entretenait à mon égard, Irma devait tôt ou tard s’infliger une terrible punition. Dans les Serres de glace[5], la maladie de la pierre apportée par Nargun, la femme-rocher, s’attaque à elle et, une fois de plus, la tue.
« Mais à cette occasion, Eingana/Irma mourante put se remémorer, en une sorte d’ultime fulgurance, quelques fragments de nos vies antérieures ; puis Anjea/moi-même découvrit comment nous transporter d’un monde à l’autre avec la possibilité de nous souvenir des existences que nous menions là-bas. Je serais ainsi la source de cette étrange vie qui fut la nôtre à Melbourne : nous y avons grâce à EingAnjea vécu et revécu, sans quitter le monde qui scrute, une ample partie de notre destinée.
Ainsi, c’est tout d’abord grâce à l’aide paradoxale de Nargun qu’Eingana/Irma a tout d’abord (ou par après ? — puisque lorsque nous avons revécu notre existence dans les serres de Pierre, nous nous étions déjà rencontrées et avions déjà confectionne EingAnjea) pris conscience de la multiplicité de nos destins dans les abîmes du temps. »
« Infléchir la droiture de la flamme »
Emblème réalisé par Ève de Poitiers, où l’on voit le portrait de Liane de Pougy,
amante de Natalie Barney
« Par le biais de Nargun, des visages qui nous sont désormais familiers se glissèrent pour la première fois dans nos étreintes, à Paris comme dans la jungle qui s’affale en bord de la mer[6]. Mais plus encore que pour nous, Nargun fut pour Natalie Barney et pour Renée Vivien ce Janus cruel qui se détourne de l’une pour mieux fasciner l’autre, trahissant pour finir également l’une et l’autre. Pour Natalie Barney et pour Renée Vivien, Nargun fut une magicienne plus retorse, une ensorceleuse plus emportée, tour à tour maternelle et filiale, archange descendu du ciel ou déesse sortie des enfers, rayon de miel lunaire ou fer rouge du soleil qui dévore le regard.
« Mais bien que sans l’ombre d’un doute leurs destins conspirent avec les nôtres, les noms de nos homologues parisiennes ne figurent jamais dans les textes d’EingAnjea. Et si quelques emblèmes font silencieusement apparaître leurs visages, avouant tacitement notre proximité, cela ne permet pas d’affirmer que leurs vies sont réellement partie des nôtres. Parcourent-elles leur propre cycle d’existences parallèles, dont elles sont ou seront elles aussi capables d’évoquer le souvenir ? Nous n’avons jamais pu en être sûres, car elles ne s’inséraient pas exactement dans notre propre constellation d’existence — ou, si vous préférez, n’habitaient pas la même clairière de l’arbre-monde.
« Pourtant, nous n’avons pu nous empêcher d’imaginer parfois qu’elles vivaient secrètement des vies semblables aux nôtres, et qu’elles faisaient face à leur manière, avec leurs qualités et leurs défauts, avec leurs talents et leur désillusions, à des situations auxquelles nous étions nous-mêmes confrontées, à Stonehenge ou dans le Vigelandspark, dans les abysses océaniques ou dans l’intimité de gorges encaissées. Avaient-elles fusionné elles aussi dans le cœur d’EingAnjea = AnjEingana, quelque part entre le monde qui scrute et le Temps du Rêve — dans l’au-delà peut-être de la tour Eiffel ? Tout comme Natalie Barney, je suis une facette d’Anjea ; et tout comme Renée Vivien, Irma habite l’esprit d’Eingana.
« Comment aurions-nous pu définir le lien qui d’elles à nous passe par Anjea et Eingana, si aucune de leurs aventures ne rencontrait les nôtres ? Nos deux couples ne sont-ils pas, sous les étreintes et les lèvres de Nargun, tour à tour et chacun pour son compte déchirés, rejoints et séparés encore ? — Mais cela suffit-il à identifier nos personnes, et à nous fondre, dans le Temps du Rêve, en une seule et même dyade ? »
« Fuir sans aveu ni dessein »
Emblème réalisé par Ève de Poitiers, où l’on voit le portrait de Natalie Barney,
parèdre d’Ève de Poitiers
[2]. À l’époque de : 5. Par le retour compliqué du semblable.
[3]. Voir : 5. Par le retour compliqué du semblable.
[4]. Dans : 2. Danse des mortes au point du jour.
[5]. Voir : 5. Par le retour compliqué du semblable,
[6]. Ève de Poitiers se réfère-t-elle ici aux Serres de pierre décrites dans : Par le retour compliqué du semblable ?













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