Au temps du rêve

 

 

  

 

Témoignages d’Ève de Poitiers (1999-2003),
recueillis par Raymond Lumley et revus par l’auteure

 

 

 

 

 

Bidju love au coeur de Myndie (deja)

Bidju lové au cœur de Myndie
Illustration qui, sans avoir été explicitement « refusée » par Ninggalobin,
n’a pas trouvé place dans Merriblinte

 

 

 

I

Passages

 

 

« Les éphémères, parce qu’ils restent enkystés dans les interfaces du monde qui scrute, n’observent que l’écume de la déferlante incertaine, des courants de surface qui viennent rider les détroits du temps. Ils ignorent ce que se passe dans les autres dimensions du réel, ils ne peuvent concevoir ni pourquoi au fil des millénaires, dans ces immensités abyssales qu’ils croient désertes et immuables (mais qui grouillent de vie), des éruptions sous-marines bouleversent les soubassements du monde, ni comment les fumeurs noirs de l’inconscient fécondent si puissamment les escarres du basalte. C’est tout juste s’ils imaginent que les turbulences dont ils observent les effets de surface résultent de différences thermiques issues des strates les plus superficielles de l’océan.

« Il n’en fut pas de même pour notre dyade. Notre ancrage personnel dans le monde du Rêve eut pour origine les trois jours qu’Irma passa dans les limbes de Hanging Rock. Elle fut alors immergée dans un mode d’être, à la fois conclusif et initial, qui sous le nom collectif d’EingAnjea = AnjEingana devait déterminer notre conjointe destinée. Cette modalité existentielle insolite, qu’elle ne sut au départ appréhender, fit de nous la personne que nous devions devenir. Car notre intimité, notre intrication l’une à l’autre, va bien au-delà de l’expérience qu’Irma vécut en 1940 : les odyssées mnémoniques qu’au fil des décennies nous avons parcourues, et au fil desquelles nous avons exploré, encore et encore, nos existences parallèles, constituent le second volet des rapports qui nous lient aux grands Esprits démiurgiques et tutélaires.

« Irma traversa physiquement la bouche d’ombre qui, au cœur de Merriwollert, unit la Terre au Temps du Rêve ; je n’eus pas ce privilège. Mais je ne m’en plains pas : j’ai moi aussi fait l’expérience de ces pérégrinations physiques d’un univers à l’autre, puisque nos vies parallèles, se déroulant le plus souvent dans leur immédiate proximité, nous eûmes plusieurs fois l’occasion d’emprunter de tels passages. Je sais donc d’expérience que pour se projeter physiquement d’un monde à l’autre sans franchir les portes de la mort, il est nécessaire d’entrer en résonance psychique avec un autre lieu, un autre temps, un autre monde, et de nous plonger, traversant le Temps du Rêve, dans un environnement surprenant, et en même temps familier parce que nous nous y trouvons dores et déjà présentes. »

 

 

 

5-outrepasser-la-vision

Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers

 

 

 

« Les paysages de la Terre (ainsi que ceux des mondes sur lesquels nous menons nos autres existences) ne sont pas également sensibles à l’approche du Temps du Rêve ; et les gens qui y vivent n’éprouvent pas tous la même affinité pour les grands Esprits démiurgiques et tutélaires. Aujourd’hui d’ailleurs, la plupart des configurations géographiques et physiques façonnées par notre civilisation technologique ne coïncident avec aucun nœud d’affects, aucune confluence de sens, aucun fourmillement d’images venues des Temps Anciens, qui nous permettraient d’affirmer notre solidarité avec un plus vaste univers spirituel : sans constituer des barrières infranchissables, ils ne sont pas spécialement capables de mettre les esprits des êtres humains en congruence avec des pensées venues du Rêve, avec les idées charnelles qui nourrissent la sève de nos âmes.

« Au cours de nos rêves nocturnes, nous entrons en contact avec les circonvolutions affectives d’un “inconscient cosmique”, dont il est difficile, à cause de sa nature même, de définir les linéaments en utilisant la langue du monde qui scrute. Aujourd’hui encore cependant, quelques rares configurations naturelles s’accordent suffisamment aux particularités de cet océan d’images issues du tréfonds des âges et des lieux pour permettre à certains esprits humains, grâce à un étrange procès de rappels cumulatifs réciproques, de focaliser leur attention vers les racines les plus profondes de leur personnalité. Dans un second temps, grâce à ces visions prophétiques, notre moi peut apprendre à communiquer avec les fondements extra-personnels de nos esprits ; et nous faisons alors retour à notre patrie spirituelle.

« Ceux qui eurent eu la chance d’entrer en résonance avec une architecture, un paysage, un récit de voyage, ou encore avec une personne élue, ont ainsi pu rejoindre, tout d’abord en pensée et en image, ensuite réellement et dans l’intégrité de leur corps, les mondes du passé et de l’avenir. Irma devint très tôt une authentique Voyageuse ; elle fut pour cette raison mon initiatrice, celle qui traça la voie, celle sans qui, pour la dyade que nous sommes en deçà et au delà des abîmes de l’espace et du temps, rien n’aurait été possible. »

 

 

 

7-raviver-lelan-des-souvenirs

Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers

 

 

 

« Vous prétendez que dans ces lieux privilégiés où Temps du Rêve et monde qui scrute viennent à la rencontre l’un de l’autre, se trouvent ce que vous appelez des mizaξ, c’est-à-dire des dispositifs matériels permettant de passer d’un univers à l’autre, qui serait comme son image dans un miroir. Vous avez tort : les voies qui mènent des mondes qui scrutent au Temps du Rêve, et du Temps du Rêve aux mondes qui scrutent, ne doivent rien à la technique ; et ce sont encore moins des “trucs parapsychologiques” susceptibles de “téléporter” des badauds d’un point à l’autre de l’espace-temps. Le vecteur de forces qui relie Blintebrewit à Merriwollert (qu’on appelle aujourd’hui Hanging Rock) éveilla en Irma des facultés qu’elle possédait depuis toujours, et dont elle avait abondamment fait usage au cours de nos existences parallèles.  Elle se contenta donc de renouer avec sa véritable nature et, se transformant en Voyageuse, plongea, de sa propre initiative et sans béquille extérieure, dans le Temps du Rêve.

« Vous me dites que, selon votre théorie des mizaξ, il est nécessaire que s’établisse, entre l’esprit du voyageur et la topologie du lieu où il désire se rendre un rapport d’affinité représentative qui lui permet de s’orienter dans les labyrinthes de l’espace et du temps. Et d’après vous cette adéquation se réalise, non dans des dispositifs matériels bruts, mais dans l’esprit conscient et inconscient du voyageur, qui superpose dans sa vision le double environnement de son point de départ et de son point de destination.

« Il n’en reste pas moins que le miza dont vous parlez permet seulement de mettre en contact deux espaces-temps physiques, deux planètes matérielles. Irma bien au contraire, durant son séjour dans les profondeurs de Hanging Rock, ne fut nullement projetée dans un monde physique semblable au nôtre : elle rejoignit les lisières du Temps du Rêve, où elle fit l’expérience d’un mode de réalité ontologique qui, par sa substance et sa nature, se distingue radicalement de tous les mondes qui scrutent.

« Les mondes qui scrutent sont temporels ; le Temps du Rêve est intemporel. Les premiers sont solitaires, fragmentés, disjoints, éparpillés ; le second est solidaire, continu, chaleureux. Or l’immersion d’Irma dans ce milieu essentiellement psychique eut, selon la temporalité du monde qui scrute, une durée de trois jours, tandis que son esprit ravi dans celui d’EingAnjea = AnjEingana fit l’expérience d’une amplitude temporelle illimitée. Le Temps du Rêve, pour ceux qui y résident, est celui de la vision pérenne : les règles de l’écoulement temporel univoque, qui entravent les corps et limitent les âmes, y sont mises en échec.

« Cela ne veut pas dire cependant que la pensée, dans cette dimension psychique épurée où elle jouit d’une clairvoyance aiguisée, se trouve anéantie dans l’instantanéité d’un unique présent, ou qu’elle se fige en une coexistence immobile de toutes les durées : les miroitements du devenir ne n’y trouvent pas confondus, les univers ne s’y trouvent pas uniformément juxtaposés. Les multiples flux de pensée qui s’y épanouissent, s’ils impliquent une métamorphose des structures de l’espace matériel, n’imposent pas que disparaisse toute distance d’idée, que s’abolisse toute distinction de la pensée. L’espace tout simplement n’y est pas celui de la matière, n’est pas celui de la causalité mécanique, mais un milieu dans lequel jaillissent les sentiments, dans lequel s’articulent les intentions, dans lequel scintille la liberté.

« Ainsi, les multiples transmigrations qu’Irma et moi avons pu effectuer au cours de nos transes, nous faisant partager nos existences parallèles, avaient le Temps du Rêve pour lieu de recueil et de transit. Comparé au nôtre, il s’agit d’un monde atopique et uchronique, bien que la manière d’être qui lui est propre en fasse un authentique univers de vie. »

 

 

 

8-faciliter-la-foi

Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers

 

 

 

« L’établissement de nouveaux passages entre le monde qui scrute et le Temps du Rêve n’est pas l’apanage exclusif des Esprits démiurgiques et tutélaires. Certains Voyageurs humains s’en révèlent capables, et s’il faut en croire Merriblinte, une autre espèce d’êtres vivants au moins, celle des Dabe Datsawima, savent tracer (sans les emprunter cependant) des sentiers conduisant d’un monde à l’autre.

« À l’occasion de leurs parades nuptiales, les Dabe Datsawima, qui sont des snoutobreξ, composent des symphonies particulièrement élaborées, aux mélodies complexes ; ces chants polyphoniques ont la propriété d’ouvrir le temps d’un soir des fenêtres qui leur offrent un aperçu du Temps du Rêve. Mais comme ils ne possèdent pas de moi différencié, tel celui des êtres humains, ce qu’ils perçoivent du Temps du Rêve leur apparaît comme une réalité aussi naturelle, et donc aussi ordinaire, que celle du monde qui scrute ; et s’ils perçoivent la présence d’Esprits démiurgiques et tutélaires, ils ne comprennent pas qu’il s’agit d’êtres transcendant le monde de la matière, d’esprits irréductibles au tissu de la causalité physique.

« Ainsi les Dabe Datsawima ne sont ni désireux ni capables de parcourir les corridors de l’espace et du temps, qui pourtant s’offrent à eux par la grâce de leurs chants. Ils ne sont donc pas à proprement parler des Voyageurs, bien que leurs évocations collectives du Temps du Rêve fasse d’eux quelque chose de plus que de simples Rêveurs.

« À l’époque où ils coexistèrent avec les snoutobreξ, nombreux furent les hommes qui grâce à eux prirent conscience de l’existence du Temps du Rêve et, sous le coup de cette découverte, devinrent des Voyageurs. Mais les Snoutobreξ, selon Merriblinte, vivaient dans le premier âge de la terre, en sorte que ceux qui voudraient entendre aujourd’hui les chants des Dabe Datsawima doivent, au moins par la pensée, franchir les gouffres du temps — et pour cela avoir d’ores et déjà su devenir des Rêveurs. »

 

 

1-lacerer-la-presence

Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers

 

 

 

II

Esprits

 

 

 

« Les Esprits démiurgiques et tutélaires sont, sinon les habitants permanents, du moins les résidents privilégiés du Temps du Rêve : ils y ont leur origine et y retrouvent leur foyer. Et l’essentiel de leur personnalité relève de leur matrie : c’est là qu’ils échangent continûment leurs pensées, que s’initient leurs entreprises, qu’ils procèdent à leurs métamorphoses ; c’est à partir de là qu’ils se répandent en Œuvres de Rêve, témoignages directs ou dérivés de leurs élans et de leurs projets.

« De ces Esprits et de leurs Œuvres, nous ne savons malheureusement que peu de choses, car nombreux sont parmi les grands Esprits ceux qui agissent au sein du Temps du Rêve seulement, ou dont les Œuvres concernent des mondes dans lesquels nous ne jouons aucun rôle, et auxquels nous n’avons de ce fait nul accès. De certains grands Esprits, nous percevons cependant des images déformées, des simulacres allégés ; c’est en particulier le cas lorsque ceux-ci viennent s’inscrire dans le fil de notre temps linéaire, dans les dimensions du monde de l’éveil, les seules qui nous soient ordinairement accessibles.

« Il y a bien sûr aussi les aventures auxquelles Irma et moi avons été directement mêlées. Les mondes parallèles dans lesquels se déroulent ces existences ne figurent pas nécessairement parmi les plus importants, ni les plus significatifs, bien que nous ayons ainsi été mises en contact avec une poignée de ces grands Esprits. Mais tout porte à croire que les interventions des Esprits démiurgiques et tutélaires au sein du monde qui scrute étaient-elles jadis plus nombreuses et plus élaborées, et qu’elles impliquaient des Esprits de caractères très différents d’Eingana, Anjea et Nargun, et dont nous avons malheureusement perdu tout souvenir[1]. »

 

 

 

9-multiplier-lecho

Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers

 

 

 

« Dans la tapisserie du monde, la constellation des grands Esprits se détache du bruit de fond de l’univers, et en même temps se différencie de ces étincelles évanescentes, de ces éclairs signifiants qui caractérisent l’appel désordonné des consciences éphémères. À l’opposé des pensées les plus élémentaires du tissu du monde, distendues comme les maille d’un filet, et par contraste avec les voix des éphémères, qui courent d’un esprit à l’autre sans jamais rencontrer les choses, les Esprits du Rêve polarisent les courants de pensée des étoiles, et les concentrent en pépites resplendissantes, qui sont les méditations du monde.

« Seuls les vivants édifices que les Esprits insèrent dans la texture de l’espace et du temps ont une présence suffisamment rayonnante pour stabiliser les arabesques du devenir, rasséréner les élans du rêve, insinuer de lents frémissements jusque dans les ténèbres matérielles. Car l’écheveau de leurs projets, dont le schéma d’ensemble ondoie dans le Temps du Rêve, féconde jusqu’aux replis les plus secrets du monde qui scrute.

« Mais l’empreinte que le Temps du Rêve creuse au vif du temps de l’éveil n’est pas l’hologramme véridique de leurs pensées intérieures, la reproduction fidèle de leurs ultimes desseins ; il s’agirait plutôt d’une sorte de trop plein de leur exubérance, d’un débordement de leur vitalité. Les Esprits démiurgiques, parce qu’ils vivent d’une vie sans commune mesure avec les envies et les revendications des éphémères, méditent des Œuvres dont les péripéties concernent avant tout le Temps du Rêve. Certains, tels Nargun, répandent aux quatre vents de l’espace et du temps d’innombrables d’avatars d’eux-mêmes, qu’ils laissent, avant de les réabsorber, vagabonder librement ; la plupart cependant, il ne faut pas l’oublier, n’entretiennent aucun rapport direct avec le temps de l’éveil.

« Inversement, tous les peuples, y compris ceux des Dabe Datsawima et des hommes d’aujourd’hui, dépendent d’Esprits tutélaires, sur le modèle de ceux qui se trouvent mentionnés dans Merriblinte. Ces patronages cependant, lorsqu’ils en viennent à se dissoudre dans le monde qui scrute, ne sont que des effets lointains de leurs causes authentiques. Et ainsi que cela se passe pour Eingana à l’égard des espèces dont elle façonne les corps, le lien d’hypostase qui relie le créateur à ses créations perdure autant que celles-ci parviennent à se conserver, mais disparaît lorsque l’espèce considérée se trouve anéantie par des circonstances hostiles, ou lorsque s’éteint l’étincelle de vie initialement déposée en elle : l’un ne va sans doute jamais sans l’autre[2]. »

 

 

 

6-deployer-la-presence

Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers

 

 

 

« Chaque grand Esprit se présente comme une entité éclatée qui va disséminant ses manifestations aux quatre vents du Temps du Rêve, puis selon un cheminement inverse, réabsorbe certaines d’entre elles en sa substance idéelle. Il permet ainsi que des éclats chatoyants de sa personnalité deviennent des êtres à part entière, qui se comportent de manière autonome bien qu’ils fassent toujours intrinsèquement partie de celui dont ils sont devenus les émissaires et les représentants. Car toutes les entités relevant d’un même Esprit restent en permanence liées entre elles par l’intermédiaire de ces fins murmures que modulent les myriades d’entités inconscientes dont se tisse la trame anonyme de l’univers.

« [Je suis cependant, je l’avoue, incapable de vous dire si, dans l’immense tapisserie du ciel, chacune de ces sources élémentaires, chacune de ces notes individuelles possède assez de caractères intrinsèques pour relever de tel Esprit tutélaire plutôt que de tel autre. Ce qui est certain, c’est que les couleurs les plus ternes, les idées les plus sourdes préexistent absolument à l’apparition du moindre esprit conscient : sans le socle qu’elles fournissent, il n’y aurait, dans le monde qui scrute, ni paysages ni forêts, ni espèces animales ni sociétés humaines ; sans le soubassement qu’elles stabilisent, il n’y aurait ni Rêveurs ni Voyageurs ; sans la présence préalable qu’elles assurent, il n’y aurait ni Consciences démiurgiques ni Esprits tutélaires.]

« En ce qui concerne maintenant l’être des grands Esprits, les critères de complexité et d’indépendance, bien qu’ils ne se recouvrent pas, jouent un rôle également décisif. Un Esprit conscient, au sens le plus élevé du terme, ne réfère en effet ses actions à aucune créature ou entité collective susceptible de préformer, et a fortiori de déterminer sa conduite ; il contient en même temps une grande multiplicité de facettes et d’instances intérieures, qui sont ses visages partiels, ses personnalités différentielles : Toute conscience se situe à la confluence d’un niveau de complexité inférieur, d’où elle émerge en tant qu’instance représentative d’une multiplicité hétérogène, et d’un niveau de complexité supérieur, où elle se donne, pair parmi ses pairs, comme une unité intégrée. Et la particularité des grands Esprits tient en ce qu’ils constituent, dans le Temps du Rêve, le niveau d’intégration consciente le plus élevé qui soit — il n’existe au-dessus d’eux que la seule symphonie universelle, pure effervescence cosmique dont l’harmonie se trouve assurée par ses voix les plus élémentaires, ses composants les moins diversifiés.

« Ainsi s’explique l’extraordinaire plasticité du monde du Rêve : les grands Esprits, tout en se définissant comme une réelle pluralité de voix, modifient en permanence leurs actions : usant les uns à l’égard des autres d’intentionnalité et de réciprocité, ils réajustent sans cesse leurs sentiments, leurs représentations, leurs projets en fonction de ce qu’ils appréhendent des sentiments, des représentations, des projets des autres.

« Et cette plasticité fait qu’il n’existe aucune séparation ontologique fondamentale entre Esprits démiurgiques et Esprits tutélaires : les grands Esprits sont tous plus ou moins l’un et l’autre. La distinction cependant n’est pas purement verbale, mais caractérise, en fonction des tâches auxquelles ils s’adonnent, des fonctions, des qualités, des attributs différents. Un Esprit est démiurgique en tant qu’il conçoit, façonne, crée de nouveaux êtres à partir du substrat noétique et/ou du soubassement matériel du cosmos ; un Esprit est tutélaire en tant qu’il insuffle sa force d’expansion (ou tout au moins sa vitalité durable) à une catégorie d’êtres dores et déjà formés, et qui entrent en résonance avec l’une ou l’autre des facettes, l’une ou l’autre des personnalités qui le composent. »

 

 

 

4-adoucir-la-voix

Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers

 

 

 

« Les Esprits démiurgiques répandent deux sortes de miroirs scintillants d’eux-mêmes. Des avatars tout d’abord qui, vagabondant entre les mondes, ont l’initiative de leur destin, bien que celui-ci fasse en même temps partie d’une commune aventure ; les créatures matérielles que créent ces avatars ensuite, et ce sont si l’on veut des kobolds — car ce sont des éphémères, et parfois Rêveurs. Car quelques uns de ces kobolds, brandons de conscience qui tour à tour s’allument et s’éteignent dans le seul monde qui scrute, conservent ou retrouvent le souvenir de leurs existences parallèles ; certains même comprennent, par leurs visions et par leurs rêves, quel rapport de parenté les unit aux grands Esprits. On peut dire alors que, du point de vue de la démiurgie, les vivants éphémères se comportent comme des Rêveurs qui vivraient une unique existence, en un seul monde et un seul temps : ils ne peuvent pour cette raison rêver que de leur seule présence au monde actuel.

« Les avatars des grands Esprits ne dévêtent pas quant à eux la personnalité dont ils sont issus, et avec laquelle ils conservent un rapport de compréhension immédiate. Partageant tous l’unité d’une saveur singulière, ils se reconnaissent les uns les autres quelles que soient par ailleurs leurs errances dans les arcanes dimensionnelles des inter-mondes. Ne sont-ils pas tous blasonnés aux couleurs d’une même face, ne chantent-ils pas tous au sein du même registre ? C’est pourquoi ces avatars forment une communauté solidaire, au sein de laquelle ils s’affirment indissociablement comme un et plusieurs.

 « Le lien d’étroite consonance unissant les Esprits démiurgiques aux avatars qu’ils projettent ici ou là comme émissaires et avant-gardes de leurs projets et de leurs rêves, ainsi qu’avec les kobolds subalternes qu’ils postent jusque dans les mondes les plus extérieurs et les temps les plus exotiques, n’est ni de tutelle ni de protection. Une fois qu’ils sont apparus au sein des âges et des mondes, leurs migrations psychiques, leurs élans et leurs actions constituent des phrases musicales dont ils sont, par le cœur et par l’intelligence, les seuls auteurs.

« Ainsi, les personnifications, passagères ou fractionnées, des Esprits du Temps du Rêve ne sont pas soumises à une personnalité centrale dont elles seraient des organes ou des outils intelligents, mais s’affirment comme dépositaires de parcelle autonomes d’une énergie spirituelle commune : ces avatars, loin de demeurer sous le joug d’un maître ou de répondre servilement à son invocation, se révèlent aussi libres, à l’occasion de leurs manifestations dans les replis de l’espace et du temps, que l’étaient et le demeurent ces grands Esprits eux-mêmes. »

 

 

 

3-legitimer-la-douceur

Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers

 

 

 

« Les manifestations exotériques des Esprits tutélaires consistent en revanche en des sortes d’ectoplasmes matérialisés, qui se trouvent projetés dans les mondes de l’éveil en tant qu’ultimes condensations de la personnalité dont ils dépendent, échos erratiques qu’emporte le flot du temps unilinéaire de la causalité matérielle. Ces lambeaux d’Esprits de Rêve jouent un rôle d’initiateurs et de protecteurs pour des catégories entières d’êtres vivants dont l’inéluctable le destin est de foisonner dans les mondes de l’éveil, puis de s’éteindre lorsque leur heure a sonné.

« Mais il ne faut pas croire que les Esprits tutélaires sont des divinités extérieures à leur ouvrage, des artisans qui abandonneraient les objets de leurs souci à la déréliction de l’entropie ; l’étincelle d’endurance qu’ils insufflent aux êtres qu’ils approchent constitue un legs des grands Esprits mêmes dont ils sont les lointains descendants ; et la présence de ce souffle, aussi ténu soit-il, entretient — bien qu’en sourdine — la vitalité de ces vivants, qui sont les plus lointains reflets, les rémanences résiduelles des plus grands habitants du cosmos.

« J’ignore si tous les êtres vivants sans exception peuvent se reconnaître dans un Esprit matronyme ; ce qui est certain, c’est que moins un groupe d’êtres participe individuellement aux courants d’affects et de pensées qui traversent l’océan de la vie, moins son espèce a de rapports de concordance avec les grands Esprits du Temps du Rêve. Tous cependant, selon qu’il est en eux, s’insèrent dans l’immense tapisserie du temps, qui est comme la matérialisation du Rêve. Et malgré les différences qui les séparent, il n’y a pas à proprement parler, des grands Esprits aux plus humbles créatures de l’éveil, solution de continuité lorsqu’on envisage, selon l’ordre de leurs hypostases successives, la manière dont ils dérivent les uns des autres.

« Car transcendant le caractère fatal du monde physique, qui impose la disparition du révolu au profit de l’actuel, et de l’actuel au profit de advenir, les grands Esprits répandent leurs avatars et leurs golems à travers l’infinité des âges et les ères, c’est-à-dire aussi bien leurs hérauts, leurs lieutenants et leurs substituts, que l’immense foule des éphémères, qui sont des fantômes résiduels de leur pensée. »

 

 

 

2-cauteriser-la-peur

Illustration réalisée à ma demande [Raymond Lumley] par Ève de Poitiers

 

 

 

« Les Esprits tutélaires sont les plus fidèles, et en même temps les plus labiles habitants des deux mondes. Leur dynamique d’équilibre, entre eux et avec les familles qui dépendent de leur vigilance, est, d’un seul souffle, élan de stabilité et promesse de fécondité. En eux s’opère l’alliance de toutes les stries de l’être matériel, qui sont comme l’arc-en-ciel et l’envol des nuages, comme la montagne et la rosée du matin, comme le planeur sucre et le serpent arc-en-ciel.

« Pour les Wurundjeri, Bunjil l’aigle et Waa le corbeau ne sont pas seulement des esprits protecteurs, ne sont pas seulement des totems qui veillent de loin la Moitié sur laquelle ils étendent leurs ailes. Ils ne sont pas non plus à l’égard des humains, vous vous en doutez bien, des juges de paix occasionnels, et encore moins des législateurs à la mode de nos hommes politiques d’aujourd’hui, ces tyrans de village.

« Ceux qui comme vous ne croient pas en l’existence indépendante des Esprits tutélaires pensent qu’ils ne sont rien d’autre que des désignations verbales pour l’esprit à la fois composite et singulier des clans, des espèces animales, des paysages qui vivifient l’existence des tribus primitives. Il est vrai qu’au-delà des alliances et des mariages, préalablement aux buts et aux projets des familles, indépendamment des causes et des effets, ces Esprits garantissent l’unité des Moitiés ; mais leurs pensées sont aussi le fleuve et l’alizé qui permet à chaque bouquet d’âme, à chaque fraternité humaine, de s’épanouir dans la matrice du temps, de tisser des alliances, de nouer des rapports d’amitié avec l’ensemble des fratries qu’elle côtoie.

« Mais pour les hommes, il s’agit avant tout et surtout de s’unir grâce à eux aux espèces animales qui partagent leur ciel, aux saisons qui nourrissent leur sol, aux plantes qui fortifient leurs muscles, aux heures qui purifient leurs âmes. Les Esprits tutélaires accompagnent la destinée de chaque phrasé des nuages, apaisent le cours de chaque rivière, cisèle l’appel de chaque constellation. Et s’ils ne se confondent avec aucun des esprits individuels qu’ils choient de leurs caresses attentives, leur être demeure ouvert à tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, s’harmonisent à leur souffle.

« Leurs physionomies, leurs caractères cependant varient selon ce que chaque groupe perçoit de leur identité. C’est que la plénitude du monde s’accompagne de leur présence multivocale : en eux s’entrelacent les alliances, par eux s’achèvent les séparations, autour d’eux fleurit l’amour des hommes et des femmes (j’aillais dire des femmes et des femmes !), autour d’eux s’épanouit la compétition des variétés et des espèces. C’est ainsi que se forge le cercle du jour et de la nuit, que se referme la ronde des saisons, que se réconcilie le foisonnement désordonné de la vie. »

 

 

 

 

 

Myndie et les esprits Namaroto

Le serpent Myndie et les Esprits Namaroto.
Illustration qui, sans avoir été explicitement « refusée » par Ninggalobin,
n’a pas trouvé place dans Merriblinte.

 

 

 

 

 

 

 

 


[1]. Je ne sais pas quel crédit accorder aux révélations contenues dans Merriblinte au sujet des quatre Esprits démiurgiques et tutélaires que sont Myndie le serpent arc-en-ciel, Bidju le planeur sucre, Bunjil l’aigle et Waa le corbeau. N’ayant personnellement noué aucun rapport direct avec eux, je ne me sens pas habilitée à en parler ici.

[2]. Mais vous êtes bien entendu libre de croire (ou de vous imaginer) que de tels Esprits tutélaires n’existent pas, sinon à titre d’étiquettes verbales que l’on accole à des facultés spécifiques, à des dons particuliers, en un mot à la nature singulière des êtres humains.

[Toutes les notes sont d’Ève de Poitiers]