De Merriblinte à EingAnjea

 

 

 

 

 

Raymond Lumley

 

 

 

 

 

Korweinguboora, qui allait devenir Hanging Rock

Korweinguboora, qui allait devenir Hanging Rock (Merriblinte, page 11)

 

 

 

 

Il est aujourd’hui difficile de déterminer par quel cheminement spirituel Irma Waybourne en vint à développer une symbolique en grande partie issue de la mythologie aborigène. Elle-même vécut, disait-elle plus tard à Ève de Poitiers, l’irruption dans sa vie et dans ses rêves de l’Ancien du clan Marin-balluk de la tribu Wurundjeri comme une intervention aussi surprenante que non désirée, et qui ne satisfit tout d’abord nullement son désir de découvrir ce qui était arrivé, à elle et à ses sœurs, le 14 février 1940 dans le chaos de Hanging Rock : Merriblinte, la première de ses œuvres, bien que mettant ce massif volcanique au centre du récit mythologique, relève plutôt de ce que nous appellerions aujourd’hui l’ethnographie tribale, et ne permet nullement d’expliquer comment et pourquoi une « voyageuse transdimensionnelle » a pu rester, au milieu de XXème siècle, coincée trois jours durant dans Korweinguboora, cette porte « unissant les rêves, unissant les mondes », qu’aurait jadis créé Myndie, le serpent arc-en-ciel :

Rendu fou par la maladie,
Myndie, le serpent arc-en-ciel,
oublia qu’il était serpent
et pour un temps du rêve
fut arc-en-ciel seulement.

Mi éveillé mi rêvant,
mi absent mi présent,
il tomba du monde des étoiles,
il s’échappa du monde du rêve,
et, traversant la nuit sans étoiles
qui sépare les astres
et qui sépare les mondes,
tomba sur Korweinguboora,
le coassement de la grenouille.

Dans la tourmente levée par sa chute,
le rocher des étoiles fut arasé,
et Korweinguboora,
qu’on appelle aujourd’hui Hanging Rock,
se transforma en un étrange
et magnifique ouvrage
de rocs noirs, gris et dorés,
qui devint la première porte
unissant les rêves, unissant les mondes.

Merriblinte, page 10

 

 

 

Page de titre 1

Couverture de Merriblinte ;
le nom d’auteur est « Ninggalobin », et non Irma Waybourne

 

 

Korweinguboora cependant
plongeait des racines d’ombre
et déployait des canopées de lumière
dans les entrailles du ciel et de la terre ;
telle une dent dans la mâchoire d’un homme,
Korveinguboora s’agrippait fermement
aux fondations du monde,
et en même temps offrait ses frondaisons
aux fragrances des esprits qui rêvent.

Cette colonne extatique de pierres et de rêves
qui cimentait les ères, qui rapprochait les mondes,
était la bouche à travers laquelle
aujourd’hui encore les esprits des vivants,
délaissant les corps assoupis des rêvants,
visitent les mondes plus anciens
où le grain du corps, où le fumet de l’esprit
mutuellement s’engendrent et se fécondent.

 

Merriblinte, page 20

 

 

 

 

Korweinguboora, la machoire du monde

Korweinguboora, la mâchoire du monde (Merriblinte, page 21)

 

 

 

C’est seulement après sa rencontre avec Ève de Poitiers que cette thématique prit un tour résolument personnel, les deux femmes attribuant le récit de leurs rencontres et de leurs destinées dans d’énigmatiques temps parallèles à deux « Esprits aborigènes » nommés Eingana et Anjea. Et c’est dans ce contexte seulement que l’œuvre intitulée : Sans substance absolument, se trouve situé dans Hanging Rock, où Irma fut effectivement séquestrée trois jours durant ; il s’agirait du lieu primordial de leur imprégnation fusionnelle en une dyade indissociable qu’elles nommaient EingAnjea/AnjeiNgana, les esprits des deux femmes se trouvant alors dans l’état fondamental à partir duquel aurait surgi toutes leurs autres vies.

 

4-2. Poeme nu

EingAnjea — Sans substance absolument, face 4 — fragments du poème

 

 

 

Les sept grands poèmes d’EingAnjea mettent en effet tous en scène Eingana (incarnée par Irma Waybourne) et Anjea (alter ego d’Ève de Poitiers). Et les courtes formules qu’ils contiennent (conventionnellement appelées « fragments », ou « atomes » poétiques), constituent des clés mnémoniques qui permettaient aux deux femmes de se plonger (ou de se replonger) dans le souvenir ou l’anticipation de certaines de leurs vies parallèles, car tout à la fois antérieures et postérieures à la leur. Or le dernier (ou le premier) de ces poèmes a pour cadre l’état intemporel qui fut/est/sera le leur dans les profondeurs de Hanging Rock.

Chacune de leurs six autres existences parallèles se déroulait/se déroulera d’ailleurs aussi à proximité d’une « porte » s’ouvrant sur un autre plan d’existence, un autre domaine de la réalité. Ève de Poitiers, à la suite d’Irma Waybourne, appelait ce domaine le Temps du Rêve, un des termes les plus fondamentaux de la mythologie aborigène. Devons-nous voir dans ces « portes » autant de mizaξ ? — Ève en repoussait véhémentement l’hypothèse. Elle n’avait jamais, argumentait-elle, entendu parler d’une telle élucubration avant que je tente, d’une manière à ses yeux parfaitement incongrue, de lui en imposer l’idée.

 

 

Titre 1. AnjeiNgana

AnjeiNgana, étude pour la page de titre
des poèmes ésotériques en anglais

 

 

 

Chaque grand poème d’EingAnjea est composé de neuf « tables historiées » sur lesquelles figurent des « fragments », ou des « éclats » poétiques, c’est-à-dire de courtes annotations qui dessinent à petites touches les contours d’une histoire, le plus souvent dramatique, dont Anjea et Eingana (Ève et Irma) sont dans tous les cas les protagonistes. Un grand nombre d’illustrations les accompagnent, dont Ève de Poitiers disait qu’elles étaient des emblèmes ; toutes portent un titre, qui ressemble plus cependant à une suggestion mnémotechnique qu’à une véritable devise : celui-ci prolonge et renforce en quelque sorte l’effet des fragments poétiques. Au témoignage d’Ève[1], ces grands poèmes furent réalisés par Irma à l’issue de « visions » dont elle était l’objet lors de ses transes auto-hypnotiques.

Une dernière composante, qui nous serait particulièrement énigmatique si nous n’en avions déjà trouvé quelques exemples dans le manuscrit LaraDansil[2], s’ajoute à cet ensemble : il s’agit des tables de cryptoglyphes, dont on ne sait s’il s’agit d’une écriture ésotérique constituant la version originale des fragments poétiques, ou une simple amplification métaphorique de leur contenu linguistique.

 

 

Titre 1. EingAnjea

EingAnjea, étude pour la page de titre
des poèmes ésotériques en français

 

 

 

Considérant l’usage qu’en faisaient ses auteures, force m’est enfin de proclamer qu’EingAnjea n’est pas à proprement parler un recueil de poèmes. Cette œuvre avait pour destination de provoquer chez elles un état de transe onirique qui leur permettait de retrouver, dans les profondeurs de leur psychè, le souvenir enfoui de leurs « vies parallèles », car EingAnjea n’évoquait pas, Ève en était sûre, des aventures imaginaires vécues par deux entités fictives nommées Eingana et Anjea, mais réactivait, grâce à une sorte de boucle rétroactive transdimensionnelle, la clé perceptive d’événements vécus par d’Anjea et Eingana plutôt que par elles (Ève et Irma), et dont les traces demeuraient enfouies dans l’inconscient des deux amantes pluritemporelles.

 

*

*            *

 

S’instaure ainsi une concurrence, ou plus exactement une compétition heuristique entre deux interprétations antinomiques d’EingAnjea. La première, qui met systématiquement en avant le Temps du Rêve, a pour avantage d’être celle-là même à laquelle ont toujours adhéré ses auteures ; son principal défaut est qu’elle s’enferme dans le cadre explicatif particulier de la mythologie aborigène[3]. La seconde, qui identifie le domaine « Temps du Rêve » à l’espace-temps dans lequel se trouve la planète Énantia, provient de sources externes en quelque sorte arbitrairement importées ; sa pertinence se trouve en revanche dans sa puissance explicative des données fournies par Ève de Poitiers, lorsque celles-ci se trouvent mises en rapport, par l’intermédiaire du manuscrit LaraDansil, avec le destin qui fut celui de la parentèle d’Irma.

Mais il est temps de donner maintenant la parole à Ève de Poitiers, qui à ma demande fit l’effort d’expliciter sa vision du Temps du Rêve.

 

 

 

 

 

 


[1]. Affirmation plus que douteuse, comme je l’ai montré par ailleurs.

[2]. On trouve un exemple plus documenté de tels cryptoglyphes dans Deux mondes, une œuvre que réalisa en 2009-2010 Andrea Berndt-Wieland à Copenhague.

[3]. Remarquons d’ailleurs que, selon la plupart des récits aborigènes, le Temps du Rêve est celui des origines, de l’ordonnancement du monde, — ce qui ne cadre pas avec ce qu’en dit Ève de Poitiers, selon laquelle il s’agirait d’un niveau de réalité ontologiquement distinct du nôtre, et qui ne relèverait pas de notre temporalité.