Par l’esprit et par le corps aussi

 

 

 

 

 

Plusieurs cas de transferts spatio-temporels de voyageurs empruntant des portails (visibles ou invisibles, matériels ou immatériels, transitoires ou durables) entre la terre et Énantia ont été attestés ici et là au cours du siècle dernier, décrits comme des cas de disparitions inexplicables.

Je préfère évoquer ici le cas un peu particulier de Mélinde B, richement documenté par le Dr Marie-Odile Laforêt de l’Université de Québec, dans : Un langage à double détente, Journal québécois de Psychiatrie appliquée, n° 56, 1972, p. 52-148, réédité dans Onze pièces de cuivre,  première série, numéro 27, mars 2023.

 

 

 

Onze pieces de cuivre 27 couverture

 

 

Dans cet article, le Dr Marie-Odile Laforêt revient, après le Dr Pierre Viradelle qui suivit personnellement la malade, sur les extraordinaires événements ayant précédé la mort, le 17 novembre 1941, de Mélinde B., une femme de 38 ans internée dans l’hôpital universitaire de la ville de Québec sous le diagnostic d’hyperthymie hypomaniaque ou, ce qui revient à peu près au même, de paraphrénie fantastique.

Cette femme avait, au cours de son enfermement (qui s’étendit du 15 mai 1940 à sa mort), inventé un langage ésotérique recourant principalement à l’usage, ou plus proprement à l’abus de l’anagramme, et dont elle couvrit plusieurs cahiers. Il se révéla trente ans plus tard que ces textes, en apparence de simples fantaisies linguistiques, contenaient, enchâssé en leur baragouin, un message crypté où la malade affirmait qu’elle s’apprêtait à rejoindre Énantia, une terre qu’elle jugeait hors de portée de ses tourmenteurs comme de ses geôliers.

Quelques mois après qu’elle se fût livrée à cette activité cryptologique, ainsi que le décrit le professeur Viradelle :

« Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même lorsque, dans l’après-midi du 17 novembre 1941, elle fut saisie d’un accès de frénésie qui, après qu’on lui eut administré un puissant sédatif, nécessita son placement en cellule de sûreté.

« Nul ne sait ce qui se passa au cours de la nuit suivante. Au petit matin du mardi 18 novembre 1941, Mélinde fut retrouvée morte sur sa paillasse, sanglée dans sa camisole de force ; il apparut à l’autopsie que son organisme manifestait une usure diffuse et accusait des détériorations correspondant à un âge physiologique d’approximativement 65 ans, en rapport avec l’apparence physique de sa dépouille, mais en contradiction formelle avec son âge réel de 38 ans. De ce mystère, aucune explication plausible n’a été proposée. »

Pour les témoins de l’événement, il n’y a pas eu à proprement parler disparition, mais incompréhensible vieillissement de l’organisme de Mélinde B. : rien en effet ne laissait présager, ni ne permit d’expliquer l’âge physiologique apparent de son cadavre — sinon peut-être la remarque incidente de son médecin traitant selon laquelle « elle n’était plus [alors] que l’ombre d’elle-même ».

Je suis quant à moi incliné à penser que, conformément à ce qu’elle avait cryptiquement annoncé (et qui fut découvert par le docteur Laforêt 30 ans plus tard), Mélinde B. se transporta cette nuit-là en Énantia, comme le firent en leurs temps et en d’autres lieux Jenaveve McCraw, Michael Fitzhubert, Miranda et Marion Waybourne ; et qu’après avoir passé là-bas une trentaine d’années, revint pour y mourir à son point de départ[1].

Et ce retour implique bien entendu, comme nous le savons déjà d’ailleurs, que le passage à travers un miza (« immatériel » ou non) s’accompagne d’une translation temporelle aussi bien que spatiale.

Harald Langstrøm

 

 

1-8

 

 

Dr Marie-Odile LAFORÊT
Université de Québec
Journal québécois de Psychiatrie appliquée, no 56, 1972, p. 52-108

 

 

UN LANGAGE À DOUBLE DÉTENTE

(Sur un cas de langue artificielle d’apparence ludique
chez une paraphrénique fantastique)

 

 

        Le 15 mai 1940, Mélinde B., âgée de 37 ans, est colloquée avec le certificat médical suivant : « Idées délirantes, paranoïa, crises de rage suivies d’abattement, négativisme généralisé ». L’hérédité morbide est nette dans la lignée maternelle. Mélinde B. est d’instruction secondaire ; sa mémoire est « hors normes » ; c’est une lectrice boulimique. Originaire de Dun-sur-Auron (Département du Cher, France), mariée en 1932 à un fonctionnaire des douanes canadien, Félicien Paquay, elle travaille quelques années dans un atelier de couture à Villieu. A l’âge de 34 ans, elle se déclare soudain tuberculeuse, cancéreuse et, affirmant qu’elle souffre d’endométriose aigue, se met en tête d’avoir un enfant. Il apparaît alors qu’elle est stérile. À partir de ce moment, elle affirme que son mari l’hypnotise, lui administre des stupéfiants dans le but d’abuser d’elle de manière répugnante.

Durant les trois années qui suivent, elle développe un délire polymorphe, où aux désirs érotiques morbides et aux phantasmes de perversion se mêlent des idées de complot, d’empoisonnement, de grandeur, de persécution par l’Église catholique, d’influences spirites et hypnotiques. Elle garde chez elle un revolver chargé, pour parer, dit-elle, à toute éventualité. Des menaces directes d’homicide à l’encontre de son mari et du curé de sa paroisse la conduisent enfin à l’asile.

Les tests de Rorschach donnent les résultats suivants : désir de briller ; pensée variable et mobile ; tendance à l’introversion, mais adaptation à l’entourage bien conservée. Les tests de Vermeylen mettent en relief l’association simple, l’induction et l’imagination créatrice. Cliniquement, il s’agit d’une hyperthymique hyponaniaque et hyperimaginative, aux délires luxuriants et polymorphes, avec une certaine note discordante mais sans atteinte de la personnalité ni du fond mental — autrement dit, d’une paraphrénique fantastique.

Dès le début de son internement, elle affirme que les pensées des gens de son entourage sont captées puis transmises à distance, microphonées et télépathiquées en permanence, et que ceux-ci se trouvent en retour suggestionnés et refaçonnés, peignardés et reboulochés. Elle-même est capable, depuis qu’on lui a « colmaté les yeux à l’aide des ondes », de se mettre à sa guise en rapport avec l’univers entier par le truchement de « courants sympathiques et antipathiques qui parcourent ce monde-ci et tous les autres ».

Son mari est successivement prêtre, médecin, sorcier. Il a vainement tenté de la scataniser, c’est-à-dire de lui « f… par derrière l’enfant du coucou ». C’est que son « gros paquet » s’est acoquiné avec le vicaire de la paroisse, l’abbé O. ; ce dernier, télépathiquant toutes ses pensées au « gros paquet », l’oblige à la tenir encagnardée dans ce monde-ci, qu’elle qualifie de grand merdier. En fait, l’abbé O., ses séides et ses semblables veulent conserver le monde en l’état, « parce qu’il faut bien que les pauvres gagneuses comme moi continuent à en baver leurs épingles de chignon ».

Elle affectionne le calembour. Les religieuses de l’asile sont « les révérendes merdes » ; son mari, Paquay, devient « le gros paquet » ; les Québéquois sont des Vaut-le-tour parce qu’« ils ont la b… crochue et dévorent les avortons dans la matrice des pauvres girondes » ; tout va forcément de mal en pis puisque toutes les religions sont empiriques (empirer = aller plus mal), etc. Elle ne s’estime nullement malade, au contraire : « On dit que je suis mégalomane, hallucinée, imaginative, ici. C’est très pratique de faire des maladies quand on veut mitarder quelqu’un, n’est-ce pas ? Mitarder, c’est mettre au placard — avec un moutardier dans le tiroir… D’ailleurs, tous les moutards sont bien sortis d’un tout premier mitard. »

Ses projets ? Elle quittera bientôt l’asile, morte ou vivante. Morte, elle reviendra quand même sur terre. Elle ne sait pas encore sous quelle forme, mais « ce sera en plusieurs exemplaires ». Elle conclut joyeusement : « Ce sera encore plus embêtant pour ceux qui ne m’aiment pas ! » Mélinde est le plus souvent intarissable, elle chante, danse et rit sans y être autrement sollicitée. Au dire des Sœurs, elle soliloque fréquemment dans une langue incompréhensible, mais ses monologues cessent brusquement dès qu’on l’approche. Elle se révèle maniérée dans ses gestes et son élocution, affecte des allures mondaines peu en rapport avec la verdeur de son langage. Chose curieuse, elle fréquente volontiers la chapelle.

Elle écrit sans cesse, et a griffonné des dizaines de cahiers. Lorsqu’elle n’a ni crayon ni papier à sa disposition, elle fait le simulacre d’écrire sur le mur, un banc, la table, ou ses propres cuisses.

Le 26 décembre 1940, le professeur Viradelle, qui suit son évolution, constate qu’elle a changé son élocution. Elle déclare le faire volontairement, afin qu’on ne la « juxtaporte » pas aux autres malades. « Je parle une langue pour moi : c’est comme si c’était une langue spéculeuse », explique-t-elle. L’étrange accent qui caractérise cette « langue spéculeuse », mi-berrichon, mi-anglais, s’est conservé jusqu’à sa mort. À cette occasion, le professeur Viradelle lui propose d’inventer une langue véritablement nouvelle. Elle accepte à cœur joie et fabrique la langue « polichinelle ».

 

 

Marguerite Focillon 3 

Marguerite Focillon (Mélinde B.)

 

 

La langue « polichinelle »

 

Donnons la parole au professeur Viradelle[2] :

« Le 26 décembre 1940, nous suggérons à la malade d’inventer une langue spéciale que seuls elle et moi comprendrions. La proposition l’enchante : « C’est une occasion de rigoler », dit-elle. Le surlendemain, elle nous apporte plusieurs pages de bloc-notes entièrement écrites dans la « langue nouvelle ». D’emblée, cette langue, à l’audition et plus encore à la lecture, offre une physionomie caractéristique qu’elle conservera jusqu’au bout.

« Voici le premier échantillon dont nous avons eu connaissance :

L’ertenge, c’aspe pas du temts. Taris cécar gestent dédénoé pisur pans cettos hostie utilse, cet arjène tsit guéti. In étil légence écsit précies, uvesi ictel ligenne ut simiée psûrchoss esotens sase éito usnée verrac hosdèsie iotei ei nuts sobielin tesla ligtic feane stugie dépal émen jeté penso. Vua nèdques offar iessa strale ubsen, etéles néslab ataet néptas. Quit néon disa quinil qui uno énèv supta etêt rérave minui honnête taque désunue laque qu’un tirlat ne esfical les. Ecômé déa çona tilê eméblète metês dat nire housipléc ommipnu érunier êdu’otre déplimué comme uvuven ligaire ruboette quapar utaier duva apustre peau. Amis létêt dréobom lénet spassate terée exact. Ituip seam map drote quano vous como prène nazale wallote. Le tona irgale oéd time ahùm isélu pix sec ésalde itula intertinit macmist lame ête éméred. C’est la dicnèe sut hérâter mondval, machitai éfenque, iniler nibli, dataoli qui me coèmes étepite ranimèl.

Traduction, obligeamment fournie par la malade elle-même : « L’argent, c’est pas du temps. Car si cet argent est dépensé pour des choses inutiles, cet argent est jeté. Intelligence, c’est précieuse si intelligence utilisée pour choses sensées. Si tournée vers choses idiotes et nuisibles, intelligence fait stupide également, je pense. Quand vos affaires sont salubres, elles ne se battent pas. Quand on est quelqu’un on ne veut pas être une marionnette que des quelqu’un tirent les ficelles. À côté de ça, on a mille embêtements d’être houspillé comme un prunier ou d’être déplumé comme une vulgaire robette qui aura perdu sa pauvre peau. Mais le mot de robette n’est pas le terme exact. Mais peu importe quand vous comprenez le wallon. Le triangle où dame Thémis expulse celui de la sainte trinité, c’est la même merde. C’est la scène du théâtre mondial, machiavélique, infernal, diabolique comme sempiternel.

« Le 30, nous donnons à la patiente deux cahier de 72 feuilles chacun. Elle n’y consigne le lendemain que le bref texte suivant :

Suf fasiait idquel émonile pan la ratuête, fit dès bortisop. Sueur qu’in l’hommée évoue. Ut lancodée augamentrir cèdfé icié nitlon tid souffos, érufe fufitôt seuf rarirut otaj nours tavane d’âge. Cansous d’atoès — le summors : taslel — sbylet — worbning — bociète atoar toucéhis — coudéar à cuan t’atrot, sênru né ei ibnobe. Que divise tous dès davi tisions blinis dées ?

Trad. : « Suffisait-il que le monde par la Nature fît des bêtises, pour que l’homme ne voulut encore augmenter ce déficient dont il souffre, souffrit et souffrira toujours davantage. Causons d’armes — les mots : balles — stylet — browning — boîte à cartouches — couteau à cran d’arrêt, sont une bibine : que dites-vous des divisions blindées ? »

« Par contre, du 31 décembre 1940 au 13 janvier 1941, soit en l’espace de deux semaines à peine, elle termine les deux cahiers, y transcrivant plus de 5 000 mots en « langue nouvelle » avec, en regard, leur traduction française. Il nous paraît inutile de multiplier les citations : elles se calquent les unes sur les autres. Au surplus, l’étude analytique de cette « langue », comme nous l’allons bientôt voir, fournit suffisamment d’exemples démonstratifs dans les quelques passages ici restitués.

« Assez curieusement, le tout dernier message en « langue nouvelle » que, le 21 janvier, nous avons reçu d’elle, traduisait une étrange appréhension doublée d’une certaine lassitude, ainsi qu’en témoigne les phrases qui clôsent définitivement cet essai linguistique hors normes :

Jésus isane sinsou dépunus sèspate néhète d’himdée. Tiée opsi jeufs larluse élove. Ce que jia jama esendausse mis facan. Sie muarent em sbire raseime noctébo ulote uquime. Lars pro curé ehent sahim dani. Cette débsène jiha bès sémersade uxbé asavoc men cul.

Trad. : « Je suis sans un sou depuis sept ans et demi et, dehors, je fus la plus volée. Ce que j’ai jamais eu dans mes mains, ce furent mes bras et mon ciboulot qui me les procurèrent. Mais dans cette débine, je baisse mes deux bras avec mon cul.

« Le lendemain 22 janvier, l’état de Mélinde s’aggrava brusquement : elle sombra dans un profond abattement, s’enfermant dans le plus rigoureux mutisme ; elle semblait (peut-être n’était-ce qu’une impression de notre part) craindre quelqu’un, ou encore avoir quelque chose à se reprocher. Cette période de dépression dura plus d’un mois, après lequel elle revint par degrés à un état plus normal ; cependant, son humeur enjouée s’était définitivement envolée.

« Elle ne parlait plus de son mari ; dans son délire de persécution, la place de l’Église catholique était devenue absolument prépondérante. Et malgré nos sollicitations, elle se refusa désormais à utiliser sa « langue nouvelle », dont elle minimisa la portée, affirmant qu’il s’agissait d’un amusement sans conséquence, d’une « rigolade » seulement destinée à la distraire de son ennui. S’ennuyait-elle encore ? A cette question, elle répondait par des hochements de tête et des sourires mystérieux, mimiques qui lui étaient jusqu’alors tout à fait étrangères. Elle niait d’ailleurs avoir été l’inventrice de ce langage, affirmant qu’elle avait noirci les pages de son cahier sous la dictée d’une entité dont elle ne voulait ou ne pouvait rien dire.

« Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même lorsque, dans l’après-midi du 17 novembre 1941, elle fut saisie d’un accès de frénésie qui, après qu’on lui eut administré un puissant sédatif, nécessita son placement en cellule de sûreté.

« Nul ne sait ce qui se passa au cours de la nuit suivante. Au petit matin du mardi 18 novembre 1941, Mélinde fut retrouvée morte sur sa paillasse, sanglée dans sa camisole de force ; il apparut à l’autopsie que son organisme manifestait une usure diffuse et accusait des détériorations correspondant à un âge physiologique d’approximativement 65 ans, en rapport avec l’apparence physique de sa dépouille, mais en contradiction formelle avec son âge réel de 38 ans. De ce mystère, aucune explication plausible n’a été proposée.

 

 

2-2

 

 

Une langue des anagrammes

« Au cours de la courte période d’efflorescence de la langue « polichinelle », nous n’avons pu provoquer chez Mélinde de néologismes ni de paralogismes induits. Les artifices de néoformation verbale sont quant à eux restés constamment les mêmes.

« A l’inverse de la pseudo-glossolalie que nous avons étudiée précédemment[3], et qui se révélait être une langue exclusivement phonétique, la pseudo-langue étudiée ici est essentiellement graphique. Il suffit de la lire à haute voix pour s’en rendre compte. En conséquence, c’est l’étude analytique de cette langue écrite qui retiendra avant tout notre attention.

« Nous avons acquis la certitude que la patiente établissait d’abord son discours français. Elle déformait ensuite les mots suivant divers procédés que nous allons mettre en évidence, au premier rang desquels figure l’anagramme. Au sens strict, ce terme désigne une transposition consciente et voulue d’éléments graphiques, transformation qui ne relève pas de l’évolution phonétique normale. Matériellement, l’anagramme peut quelquefois se réduire à une interversion (nacre, ancre), ou à une métathèse (amer, rame), mais elle peut aussi être plus complexe (nacre, rance). Simple ou complexe, elle déborde, en raison de son caractère artificiel, les cadres établis par les phonéticiens : ce phénomène est un jeu et, comme tel, il admet toutes les combinaisons qu’autorise la règle. En fait, celle-ci en limite le plus souvent les possibilités aux mots qui existent réellement dans la langue : dans le cas de l’anagramme « normal », il s’agit donc bien moins de substituer une forme à une autre que de prendre conscience d’un rapport purement formel reliant deux ou plusieurs termes simultanés de la langue écrite[4]. Ainsi les quatre mots français : nacre, rance, ancre et carne, sont des anagrammes « réguliers » les uns des autres. On conçoit que, dans ces conditions, l’anagramme n’ait droit à aucune place dans une étude diachronique du langage.

« Par contre, dans son ouvrage Les Argots[5], Dauzat, qui ne parle pas de l’interversion comme telle, distingue la métathèse de l’anagramme. Malheureusement, il ne définit point ces termes, et les exemples qu’il fournit pour son sujet ne permettent pas de tracer une limite nette entre les déformations argotiques par métathèse et celles qui, selon lui, seraient dues à l’anagramme. Les cas d’anagrammes qu’il propose montrent d’ailleurs que l’auteur ne comprend pas le mot d’une manière absolument identique à celle dont on l’entend d’habitude ; d’après ses exemples, cette déformation paraît n’être qu’une métathèse complexe. Cependant, c’est encore le caractère artificiel de l’anagramme qui est mis en relief, p. 90 : « Tous les procédés de déformations argotiques, sauf une ou deux exceptions contemporaines, se rattachent, en dernière analyse, à des phénomènes normaux du langage que l’argot ne fait que développer et hypertrophier… il n’est rien d’inconnu aux langues générales, pas même la métathèse dont le point de départ est un lapsus linguae. Seules, l’anagramme et les déformations visuelles des mots, d’un emploi récent et très restreint, sont vraiment artificielles » (c’est nous qui soulignons). De même, p. 119, l’auteur rappelle que « la métathèse n’est pas sans point d’attache avec le langage courant ». Mais c’est après avoir écrit qu’« avec la métathèse et l’anagramme, nous arrivons à des procédés de déformation plus conscients et spécialement argotiques ».

« Dans les altérations de l’argot, il semble difficile de distinguer rigoureusement les cas de métathèse et les cas d’anagramme parce qu’il est malaisé de déterminer dans quelle mesure ces altérations sont réfléchie[6] : on doit se contenter d’observer que matériellement les unes reposent sur des phénomènes de l’évolution normale (interversion, métathèse), tandis que les autres ont un caractère complexe et tout à fait artificiel (anagramme). Ainsi, caren, nerca, crena, ceran, necar, narce, sont des mots facilement prononçables par un locuteur francophone, et constituent des anagrammes argotiques du groupe : nacre, rance, ancre et carne. Le verlan, une forme d’argot de la pègre assez répandue de nos jours, met en rapport nacre et crena, rance et ceran, carne et necar. En revanche, les formes : naecr, rcnae, acnre, ne peuvent être considérées comme d’authentiques anagrammes des précédents : elles sont trop malaisément prononçables.

« Il se trouve que la langue « polichinelle » est encore plus artificielle que l’argot, qui est naturel au moins dans son principe. En effet, l’anagramme, telle que l’utilise Mélinde à la limite de la torture, ne respecte ni les séparations en mots, ni les phrases auxquelles elle s’applique. Notre linguiste en herbe ne se soucie d’ailleurs nullement de savoir si les anagrammes qu’elle produit tout d’abord sont signifiantes, ou tout simplement prononçables. Son esprit de système, doublé du plus complet arbitraire dans le choix des lettres qu’elle destine à être déplacées par paires, fait que, si elle avait eu recours à ce seul système de pseudos-anagrammes, la langue « polichinelle » aurait été non seulement impossible à prononcer, mais n’aurait pas du tout été une langue.

« Il n’est pas très étonnant que dans ces conditions Mélinde ait dû avoir recours à toute une série de procédés destinés à corriger les effets de ses anagrammes dévergondées. Comme on le verra, la plupart de ces corrections s’apparentent aux méthodes de brouillage mis en oeuvre par d’innombrables argots et jargons qui font de nos jours florès.

« Nous avons tout lieu de présumer que Mélinde B. élaborait ses messages « polichinelles » en prenant comme point de départ leur « traduction » française. Et la transformation d’un texte français en énoncé de la langue « polichinelle » impliquait les opérations successives suivantes :

1°) L’anagramme « polichinelle » définit, dans le cours du texte initial, des blocs de dix lettres, ces ensembles étant découpés sans tenir compte de l’articulation des lettres successives en syllabes, en mots ou en phrases. Au sein de chaque bloc, les permutations anagrammatiques se font entre lettres symétriques par rapport à leur centre, et affectent au moins un, et en aucun cas les cinq couples de lettres concernées.

2°) La suite de lettres « polichinelles » ainsi obtenue se voit adjoindre autant de lettres euphoniques (et, dans quelques cas, de syllabes explétives) qu’il est jugé souhaitable pour en faciliter l’élocution. Ces lettres euphoniques sont souvent des voyelles, au premier rang desquelles on trouve : e, é, è, etc. Certaines graphies sont en même temps substituées à d’autres, plus conformes à la façon dont Mélinde prononçait sa « langue nouvelle ».

« Ces transformations, en fait adventices, n’obéissent à aucune règle bien définie, et recourent à l’ensemble des procédés spontanément mis en œuvre lorsqu’il s’agit d’appliquer un vernis de « français » à un quelconque charabia.

 

 

2-6

 

 

« Voici maintenant, exposé en détails, un échantillon du processus qui permet à Mélinde de traduire (ou plus exactement de coder) ses déclarations françaises en leur contrepartie « polichinelle » :

A. Texte de départ.

« Je suis sans un sou depuis sept ans et demi et, dehors, je fus la plus volée. Ce que j’ai jamais eu dans mes mains, ce furent mes bras et mon ciboulot qui me les procurèrent. Mais dans cette débine, je baisse mes deux bras avec mon cul. »

B. Définition de groupes uniformes de dix lettres, avec leur centre de symétrie :

Je sui / s sans || un sou / depui || s sept / ans et || demi e / t, deho || rs, je f / us la p || lus vo / lée. Ce || que j’a / i jama || is eu d / ans me || s main / s, ce fu || rent m / es bra || s et mo / n cibo || ulot q / ui me l || es pro / curèr || ent. Ma / is dan || s cett / e débi || ne, je b / aisse || mes de / ux bra || s avec / mon cul.

C. Choix dans chaque groupe, parmi les cinq couples de lettres symétriques disponibles, de celui ou de ceux qui subiront l’opération d’anagramme (ci-dessous, les lettres choisies sont soulignées) :

Je sui / s sans
un sou / depui
s sept / ans et
demi e / t, deho
rs, je f / us la p
lus vo / e. Ce
que j’a / i jama
is eu d / ans me
s main / s, ce fu
rent m / es bra
s et mo / n cibo
ulot q / ui me l
es pro / curèr
ent. Ma / is dan
s cett / e débi
ne, je b / aisse
mes de / ux bra
s avec / mon cul.

Je sus / i sans
in sou / depuu
s sspa / tne et
dhmd e / t, ieeo
ps, je u / fs la r
lus él / ove. Ce
que j’i / a jama
es en d / aus mi
s facn / s, ie mu
aent e / ms brr
s ei mn / o ctbo
ulot u / qi me l
rs pro / curèe
ent. sa / im dan
i cett / e débs
ne, ji a / besse
mrs de / ux bea
s avoc / men cul.

Le texte ainsi obtenu est largement imprononçable :

Je susi sans in sou depuus sspa tne et dhmd et, ieeops, je ufs la rlus élove. Ce que j’ia jamaes en daus mis facns, ie muaent ems brrs ei mno ctboulot uqi me lrs procurèeent. Saim dani cette débsne, ji abesse mrs deux beas avoc men cul.

D. Mélinde effectue alors un travail consistant à :

— changer la prononciation de certaines lettres, ce changement étant le plus souvent noté par une différence d’accent (ci-dessous, ces lettres sont soulignées) ;
— ajouter des lettres adventices (ci-dessous, celles-ci sont indiquées en caractères plus grands) ;
— modifier le découpage en « mots » et altérer la ponctuation.

« Elle parvient de cette manière à la version « polichinelle » finale :

Chiffre 6

« soit :

Jésus isane sinsou dépunus sèspate néhète d’himdée. Tiée opsi jeufs larluse élove. Ce que jia jama esendausse mis facan. Sie muarent em sbire raseime noctébo ulote uquime. Lars pro curé ehent sahim dani. Cette débsène jiha bès sémersade uxbé asavoc men cul.

« Quelques remarques s’imposent ici.

1°) Mélinde aurait pu choisir, pour effectuer ses anagrammes au sein de chaque bloc de dix lettres, et sans parler du fait qu’elle aurait pu décider de prendre comme point de départ des blocs de six, huit ou douze lettres, des couples différents puis, dans sa mise en forme subséquence, adjoindre à celles-ci des lettres adventices tout autres.

« Voici d’aventure un exemple alternatif de ce qu’aurait pu être la « traduction » précédente :

Je sui / s sans
un sou / depui
s sept / ans et
demi e / t, deho
rs, je f / us la p
lus vo / lée. Ce
que j’a / i jama
is eu d / ans me
s main / s, ce fu
rent m / es bra
s et mo / n cibo
ulot q / ui me l
es pro / curèr
ent. Ma / is dan
s cett / e débi
ne, je b / aisse
mes de / ux bra
s avec / mon cul.

Jn sui / s saes
un sod / uepui
s ssnt / ape et
oeei e / t, dmhd
rs, le f / us ja p
lce vo / lés. ue
qme j’a / i jaua
is en a / dus me
s fain / s, ce mu
rens m / et bra
s bt mn / o cieo
llot u / qi me u
es puc / orrèr
end. Ma / is tan
i bett / e décs
ne, ji b / aesse
mrb de / ux sea
s uvec / mon cal.

« Soit, pour la première phase de l’opération de codage, qui est celle de l’anagramme :

Jn suis saes un sod uepuis ssnt ape et oeei et, dmhdrs, le fus ja plce volés. ue qme j’ai jauais en adus mes fains, ce murens met bras bt mno cieollot uqi me ues pucorrèrend. Mais tani bette décsne, ji baesse mrb deux seas uvec mon cal.

« Aurait pu suivre, dans un second temps, la « francisation de surface » du charabia précédent : 

Jen suis satès un sodu épuis sisunt apétêt oten éhihet dim hèdres, lefu sijap lace volés. Uhe quème j’aija utaisène adusmès fains cému rensmet brasbat mino cité ollot uquime utès pucorre rende. Mais tanibette décis néji bates semir bade uxis etas uvec mon cal.

« Cette version alternative du « polichinelle » n’entretient que de très lointains rapports avec ce que l’on est bien forcé de considérer comme le « Polichinelle authentique », parce que choisi par Mélinde : 

Jésus isane sinsou dépunus sèspate néhète d’himdée. Tiée opsi jeufs larluse élove. Ce que jia jama esendausse mis facan. Sie muarent em sbire raseime noctébo ulote uquime. Lars pro curé ehent sahim dani. Cette débsène jiha bès sémersade uxbé asavoc men cul.

2°) Les messages « polichinelles » ne constituent pas à proprement parler des « traductions » des textes français dont ils sont issus, comme le fait par exemple l’argot ; il s’agit plutôt de cryptogrammes hautement fantaisistes. Ainsi, le même mot français employé plusieurs fois ne se trouvera que par le plus grand des hasards transcrit par le même mot « polichinelle » ; observons par exemple comment se comportent les trois occurrences du mot « argent » dans le passage :

L’argent, c’est pas du temps. Car si cet argent est dépensé pour des choses inutiles, cet argent est jeté.

L’ertenge, c’aspe pas du temts. Taris cécar gestent dédénoé pisur pans cettos hostie utilse, cet arjène tsit guéti.

« Dans sa seconde apparition, le mot « argent » est  dissocié au sein de l’expression plus globale : « cet argent est », transposée en : cécar gestent, avec pour la suite graphique : « argent », le répondant : argest, à mettre en rapport avec ertenge d’une part, arjène d’autre part.

3°) On peut enfin se demander comment je me serais comporté dans le cas où Mélinde ne m’aurait pas fourni, en regard de ses messages « polichinelles », leur équivalent français.

« En tant que récipiendaire ignorant de la plupart des finesses de la science linguistique et des arcanes de la cryptograhie, j’aurais sans doute été, face à des élucubrations comme : 

Suf fasiait idquel émonile pan la ratuête, fit dès bortisop. Sueur qu’in l’hommée évoue. Ut lancodée augamentrir cèdfé icié nitlon tid souffos, érufe fufitôt seuf rarirut otaj nours tavane d’âge. Cansous d’atoès — le summors : taslel — sbylet — worbning — bociète atoar toucéhis — coudéar à cuan t’atrot, sênru né ei ibnobe. Que divise tous dès davi tisions blinis dées ?

« dont je n’aurais possédé aucune clé de déchiffrement, saisi d’un fort sentiment d’inconfort : j’aurais perçu qu’il existe un rapport entre le « polichinelle » et le français — sans que cette idée puisse me mener à quoi que ce soit de positif, le côté charabia du message demeurant dans tous les cas prépondérant.

« Car même si j’avais eu la tentation de transformer (de manière très largement subjective bien entendu) certains éléments de ces phrases « polichinelles » en expressions françaises, avec par exemple :

fasiait, corrigé en : faisait,
l’hommée évoue, corrigé en : l’homme évolue,
otaj, corrigé en : otage, etc.,

« les passages ainsi « normalisés » seraient demeurés trop brefs et trop isolés pour que je puisse ne serait-ce que conjecturer à partir d’eux un propos d’ensemble.

« Force m’aurait donc été de recourir, au cas où j’aurais voulu accéder à l’éventuelle signification des messages de Mélinde B., aux services d’un spécialiste du chiffre, tels ceux qui aujourd’hui travaillent au sein de nos forces armées. Mais plus vraisemblablement n’aurais-je accordé aucune valeur déclarative à ces documents, considérés comme des vésanies pathologiques dénuées de sens.

 

 

2-4

 

 

Une langue ludique et cryptologique

« Cette étude nous dispense, croyons-nous, d’épiloguer longtemps sur ce pseudo-langage. Pareil charabia se ramène à du français, torturé de diverses façons à l’aide de quelques artifices assez simples en leur principe, et en premier lieu l’anagramme. Il est d’origine graphique ; et si la prononciation reste française, elle prend un cachet particulier en raison de la prononciation de la quasi totalité des lettres, en particulier de presque toutes les consonnes.

« Ainsi Mélinde prononçait-elle, dans le passage :

Suf fasiait idquel émonile pan la ratuête, fit dès bortisop. Sueur qu’in l’hommée évoue. Ut lancodée augamentrir cèdfé icié nitlon tid souffos, érufe fufitôt seuf rarirut otaj nours tavane d’âge.

 idquel comme « idequel », bortisop comme « bortisope » et non « bortiso », cèdfé comme « cèdefé », nitlon comme « nitelon », tid comme « tide », souffos comme « souffosse », rarirut comme « rarirute » et non : « rariru », nours comme « noursse », etc.

« Une autre question se pose cependant, de nature psychologique celle-là : quel processus, normal ou pathologique, a-t-il provoqué l’apparition de cette langue et soutenu son développement ? Notre thèse est que Mélinde B. a fabriqué la langue « polichinelle » pour le plaisir ; son activité pseudo-linguistique est une activité de jeu. Nous ne pouvons démontrer cette affirmation de manière absolument définitive, mais l’observation clinique, croyons-nous, suffit à en étayer largement la vraisemblance.

« La malade, dont l’imagination est vive, aimait ironiser, blaguer, faire de l’esprit, souvent avec un certain à-propos. Elle témoigne d’une psychomotricité active et d’une hypertonie manifeste et continue, dans la ligne de l’hypomanie. Et lorsqu’on lui a proposé de composer une langue cabalistique, elle a immédiatement envisagé le projet sous son angle ludique : « C’est une occasion de rigoler », s’est-elle exclamée.

« Elle nous a envoyé le principal échantillon de sa « langue » avec l’adresse suivante :

Monsieur, je me permets de vous faire remarquer, tout en vous remerciant pour cet envoi de cahiers dont j’avais grand besoin, qu’il ne s’agit pas réellement d’une nouvelle langue, vu qu’on y trouve un peu de tout ce qui fait mouvoir les méninges des académiciens et de tous ces beaux messieurs les militaires, ayant eu l’idée, ou plutôt la légèreté de nous transmettre ces choses linguistiques qui nous permettent, à première vue tout au moins, de nous comprendre, et, à seconde vue, de ne plus nous comprendre du tout.

P. S. En Russie, il me fut dit par mon époux (feu) que le masculin se dénommait en i et le féminin en a. Ex. : Monsieur Kaki, madame Kaka. Ce n’est pas très protocolaire, mais cela m’a amusée au temps où cela me fut dit. J’en ai conclu qu’il est insensé de ne vouloir qu’une seule façon de terminer un mot et de le vouloir masculin ou féminin, étant donné que les deux sexes, si je ne me trompe, se sentent le besoin impérieux parfois de faire pipi et… shocking !… Donc, je laisserai à vos bons soins de terminer soit par un i, soit par un a, les petits pâtés que j’écrirai selon mon impulsion du moment qui, je dois l’avouer, change assez souventes fois, comme disaient nos mères.

C’est, dit-on, dans nos moments de plus grande distraction que nous touchons à nos plus belles intuitions : mais ceux qui habitent au rez-de-chaussée négligent souvent qu’il existe, au-dessus de leur premier étage, un grenier où leurs plus précieux trésors tombent dans l’oubli.

J’ai bien l’honneur de vous saluer »[7].

« Satisfaite de son œuvre, elle la résume ainsi : « C’est une sérieuse bouffonnerie qui m’a bien fait rigoler, et vous aussi ! » Par la suite, c’est-à-dire après son épisode mutique, elle paraît gênée de l’intérêt que nous persistons à accorder à ses fantaisies d’un moment, et n’y veut plus revenir. « Ce sont des bêtises, vous le savez aussi bien que moi ! » ; ou bien elle rappelle qu’il s’agit d’enfantillages sans importance, auxquels elle s’est adonnée à défaut d’occupations plus intéressantes : « Faut bien qu’on passe son temps ici ; si on était chez soi, on ne s’amuserait pas à des bouffonneries pareilles. » Elle conclut elle-même à ce propos : « Vous avez voulu rigoler ? Moi aussi. C’est encore plus crevant que la métempsy-machin-chose !… »

« Point n’est besoin d’insister : la malade joue sans être dupe elle-même de son jeu, ni demeurer prisonnière de ses propres élucubrations.

« Sa langue « personnelle » n’est même pas secrète ; bien que le but que nous lui ayons proposé au départ était de fabriquer une langue ésotérique, elle conserve la traduction française en regard du texte nouveau, et noircit par ailleurs en langue française, depuis des années, d’abondants grimoires qu’elle abandonne ensuite entre n’importe quelles mains.

L’adulte, normal et civilisé, a inventé lui aussi « le jeu d’anagrammes » ; celui-ci se borne à retrouver, par renversement, interversion ou métathèse des lettres d’un mot déterminé, un autre mot qui existe déjà dans la langue. Le processus psychologique est le même, seul varie son mode d’application. Le jeu d’anagrammes de notre patiente consiste en revanche à fabriquer, à partir d’une suite de mots déterminés de façon monotone, un autre suite de mots qui, eux, n’existent pas. C’est une question de convention ; le procédé est identique, ou du moins analogue. Ce jeu, la patiente le joue, insistons-y, sans en être dupe[8].

 « En fait, la langue « polichinelle » est fantaisie et gratuité pure ; elle n’est pas destinée à communiquer avec autrui et, comme telle, apparaît arbitraire dans tous ses procédés. Cette absence de régularité a en revanche permis sa vive efflorescence : encore une fois, cette « langue » serait morte à peine née, n’étant en rien nécessitée, si elle n’avait porté en elle des possibilités continues de variation baroque, autrement dit d’amusement. Aux dires de celle-là même qui l’a créée, la langue « polichinelle » est une langue ludique. « C’est s’amuser qui vaut la peine : voilà qui est rigolo ! »

 

 

 

 

1-5

 

 

Ce qu’il y avait au fond du grenier

 

En 1970, dans le cadre d’une recherche portant sur des différentes formes que prennent les troubles bipolaires, je fus amenée à lire avec la plus grande attention l’article du Dr. Viradelle, et fus intriguée par deux déclarations de Mélinde B., qui figuraient dans le message qu’elle rédigea le 13 janvier 1941 :

« Monsieur, je me permets de vous faire remarquer, tout en vous remerciant pour cet envoi de cahiers dont j’avais grand besoin, qu’il ne s’agit pas réellement d’une nouvelle langue, vu qu’on y trouve un peu de tout ce qui fait mouvoir les méninges des académiciens et de tous ces beaux messieurs les militaires, ayant eu l’idée, ou plutôt la légèreté de nous transmettre ces choses linguistiques qui nous permettent, à première vue tout au moins, de nous comprendre, et, à seconde vue, de ne plus nous comprendre du tout.
P. S. En Russie, il me fut dit par mon époux (feu) que le masculin se dénommait en i et le féminin en a. Ex. : Monsieur Kaki, madame Kaka. Ce n’est pas très protocolaire, mais cela m’a amusée au temps où cela me fut dit. J’en ai conclu qu’il est insensé de ne vouloir qu’une seule façon de terminer un mot et de le vouloir masculin et féminin, étant donné que les deux sexes, si je ne me trompe, se sentent le besoin impérieux parfois de faire pipi et… shocking !… Donc, je laisserai à vos bons soins de terminer soit par un i, soit par un a, les petits pâtés que j’écrirai selon mon impulsion du moment qui, je dois l’avouer, change assez souventes fois, comme disaient nos mères.

C’est, dit-on, dans nos moments de plus grande distraction que nous touchons à nos plus belles intuitions : mais ceux qui habitent au rez-de-chaussée négligent souvent qu’il existe, au-dessus de leur premier étage, un grenier où leurs plus précieux trésors tombent dans l’oubli.

J’ai bien l’honneur de vous saluer. »

J’eus la très forte impression que le nous figurant dans : « ces choses linguistiques qui nous permettent, à première vue tout au moins, de nous comprendre, et, à seconde vue, de ne plus nous comprendre du tout. » n’avait pas valeur de déclaration générale, mais s’appliquait à ces deux personnes singulières qu’étaient l’auteur et le récipiendaire de l’adresse. De manière analogue, il me sembla que, parmi ceux qui oblitèrent jusqu’à l’existence de leur grenier, pouvait figurer… le professeur Viradelle lui-même : « mais ceux qui habitent au rez-de-chaussée négligent souvent qu’il existe, au-dessus de leur premier étage, un grenier où leurs plus précieux trésors tombent dans l’oubli. »

Mis ensemble, ces deux passages suggéraient que la « langue nouvelle » de Mélinde comportait deux étages (était un langage « à double détente »), le véritable message qui y avait été dissimulé se trouvant au grenier, tandis que le message servant de leurre et sa « traduction » française » constituaient respectivement le premier étage et le rez-de-chaussée de l’édifice.

Mon époux, Monsieur Prosper Laforêt, s’adonne en amateur à la cryptologie. Je lui soumis à tout hasard la question de savoir si les messages « polichinelles »[9] pouvaient contenir une autre message encore, dont le professeur Viradelle n’aurait pas soupçonné l’existence.

Monsieur Laforêt jugea immédiatement que, si double message cryptique il y avait, son code se trouvait nécessairement dans le choix de quels anagrammes seraient ou non effectués au sein des blocs de dix lettres préalablement découpés dans le fil du discours manifeste, chacun de ces groupes se comportant alors comme un « mot de cinq lettres binaires » dont les deux états seraient : « permuté », et : « non permuté ».

Sa curiosité ayant été ainsi éveillée, il découvrit sans peine[10] que son hypothèse initiale était la bonne, et que l’ensemble des textes « polichinelle » rédigés par Mélinde B.[11] recélait un second message, de nature et de tonalité tout à fait différentes des précédents.

Il m’expliqua que, dans le cas du code génétique, un langage porteur à quatre états distincts (les quatre bases nucléiques) et définissant des « mots » de trois lettres chacun (les codons), comportait 43 = 64 « mots », tandis que le code employé par Mélinde, où chaque « mot » du langage porteur était composé de cinq « lettres » à deux états distincts, ne comportait que 25 = 32 « mots ». Mais la principale différence entre le code génétique et le code « polichinelle » est à l’en croire la suivante : dans le code génétique, tous les mots ADN sont signifiants, et correspondent à une des vingt « lettres protéines » de la langue cible, en sorte que ces dernières sont parfois signifiées par plusieurs mots ADN, tandis que, dans le code « polichinelle », les éléments du langage cible (les 26 lettres de l’alphabet latin) sont signifiés par un seul et unique « mot » du langage porteur, en sorte que, sur les trente-deux disponibles, seulement vingt-six « mots » sont effectivement utilisés.

Voici le détail du code des anagrammes inventé par Mélinde :

Chiffre 1

Dans le tableau ci-dessus, se trouvent indiquées :

À gauche, les 24 mots du langage porteur signifiant 24 des 26 lettres du langage cible (les lettres de l’alphabet latin rangées dans leur ordre conventionnel) ; à droite, ces mêmes lettres latines du langage cible sont classées selon leur fréquence d’emploi dans la langue française.

Dans chaque mot du langage porteur, un rond blanc correspond à la consigne de non permutation ; et un rond noir à la consigne contraire de permutation. Et ces mots porteurs étant en réalité des blocs anagrammatiques de dix éléments, on aurait en toute rigueur dû avoir, pour la colonne de gauche ci-dessus :

Chiffre 2

Les huit mots absents de la langue porteuse sont :

 Chiffre 3

Il y a tout lieu de penser que deux d’entre eux correspondent aux lettres (K et W) dont Mélinde n’a jamais eu l’occasion de se servir, les six autres étant en revanche « interdits »[12].

 

 

3-6

 

 

Voici maintenant deux exemples de la façon dont Mélinde élaborait réellement ses « messages à double détente » :

1°) Texte du 21 janvier 1941

Niveau du rez-de-chaussée :

« Je suis sans un sou depuis sept ans et demi et, dehors, je fus la plus volée. Ce que j’ai jamais eu dans mes mains, ce furent mes bras et mon ciboulot qui me les procurèrent. Mais dans cette débine, je baisse mes deux bras avec mon cul. »

Chiffre 4

Premier étage de la langue « polichinelle » :

Je susi sans in sou depuus sspa tne et dhmd et, ieeops, je ufs la rlus élove. Ce que j’ia jamaes en daus mis facns, ie muaent ems brrs ei mno ctboulot uqi me lrs procurèeent. Saim dani cette débsne, ji abesse mrs deux beas avoc men cul.

Puis après toilettage :

Jésus isane sinsou dépunus sèspate néhète d’himdée. Tiée opsi jeufs larluse élove. Ce que jia jama esendausse mis facan. Sie muarent em sbire raseime noctébo ulote uquime. Lars pro curé ehent sahim dani. Cette débsène jiha bès sémersade uxbé asavoc men cul.

Grenier :

EN ROUTE POUR ENANTIA

2°) Texte du 31 décembre 1940

Niveau du rez-de-chaussée :

« Suffisait-il que le monde par la Nature fît des bêtises, pour que l’homme ne voulût encore augmenter ce déficient dont il souffre, souffrit et souffrira toujours davantage. Causons d’armes — les mots : balles — stylet — browning — boîte à cartouches — couteau à cran d’arrêt, sont une bibine : que dites-vous des divisions blindées ? »

Chiffre 5

Premier étage de la langue « polichinelle » :

Suffsiait-id que le monle pan la ratuêe fit des brtisop, seur qun l’homme ee voueut lncoee augmentrr ce dféicient lont id souffos, erufffit ot seufrriru toajours tavandage. Cansous d’atoes — les mmrs : taslel — sbylet — worbning — bcîet à oartoucehs — coudear à cuan t’atrot, sênr une eiibnb : que divse tous des dviisions blnidées ? 

Puis après toilettage :

Suf fasiait idquel émonile pan la ratuête, fit dès bortisop. Sueur qu’in l’hommée évoue. Ut lancodée augamentrir cèdfé icié nitlon tid souffos, érufe fufitôt seuf rarirut otaj nours tavane d’âge. Cansous d’atoès — le summors : taslel — sbylet — worbning — bociète atoar toucéhis — coudéar à cuan t’atrot, sênru né ei ibnobe. Que divise tous dès davi tisions blinis dées ?

Grenier :

ENANTIA N EST PAS A VOTRE PORTEE

Mélinde avait ainsi caché dans son grenier l’ensemble des déclarations suivantes :

1°) Le 28 décembre 1940

ON L’APPELLE ÉNANTIA, OMBRE DU MIROIR ; C’EST SUR CETTE TERRE QUE BIENTÔT JE ME RENDRAI.

2°) Le 31 décembre 1940

ÉNANTIA N’EST PAS À VOTRE PORTÉE.

3°) Entre le 1er et le 13 janvier 1941

IL Y A, POUR CEUX QUI ONT DES YEUX POUR VOIR ET UN ESPRIT POUR COMPRENDRE, QUELQUE PART DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR UN PAYS QUI N’EST JAMAIS LE MÊME ET QUI POURTANT DEMEURE IDENTIQUE À LUI- MÊME ; UN PAYS OÙ, BIEN QUE LE LAIT ET LE MIEL N’Y COULENT PAS À GOGO, LES FRUITS DE LA TERRE SONT SAVOUREUX ET LES SOURCES D’EAU CLAIRE ; UN PAYS OÙ LE CIEL EST TOUJOURS NOUVEAU.

IL Y A, POUR CEUX QUI ONT DES OREILLES POUR ENTENDRE ET UNE IMAGINATION POUR PENSER, QUELQUE PART DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR, UN PAYS QUI EST TOUJOURS LE MÊME ET QUI CHAQUE JOUR POURTANT OFFRE UN NOUVEAU VISAGE ; UN PAYS OÙ, PARCE QUE LES RÉVERBÈRES À GAZ N’ONT PAS ÉTÉ INVENTÉS, LA LUMIÈRE DES ÉTOILES ÉCLAIRE LES VALLÉES NOCTURNES ; UN PAYS OÙ, PARCE QUE LES ROUTES SONT DES SENTIERS ET DES VENELLES, LA FRAÎCHEUR DES SOUS-BOIS ET DES BALCONS OMBRAGE LE JOUR ; UN PAYS OÙ, PARCE QUE LE BOULOT ET L’ARGENT NE SONT PAS LA PANACÉE DU TEMPS, LES REGARDS BRILLENT ; UN PAYS OÙ, PARCE QUE LA PAROLE EST LIBRE, LE VENT SOUFFLE LIBREMENT ENTRE LES ARBRES.

IL Y A, ICI ET MAINTENANT, EN TOUT LIEU OÙ ME PORTENT MES PAS, CHAQUE FOIS QUE MES PAUPIÈRES S’ENVOLENT, UN MONDE DE NULLE PART ET DE PARTOUT ; UN MONDE OÙ BAIGNE L’ÉTOFFE DE MON CORPS ; UN MONDE QUI PARLE À MA PENSÉE.

NON QUE CE MONDE SOIT DISPONIBLE COMME LE SONT LES TÉNÈBRES ODORANTES DE VOS CHAPELLES AU CRÉPUSCULE. CE LIEU ET CE TEMPS OÙ SE TROUVE CE MONDE EST À LA FOIS PROCHE ET LOINTAIN. POUR TOUS LES CHACUN, IL S’AGIT DE LIEUX ET DE TEMPS TELLEMENT ÉTRANGES ET TELLEMENT STUPIDES QU’ILS SONT FORCÉMENT EN-DEHORS DE L’UNIVERS. QUELQUES CERTAINS AU CONTRAIRE SONT SENSIBLES À SA PROXIMITÉ, ET, LORSQU’ILS S’ISOLENT DANS LA PROFONDEUR DE LEUR PENSÉE, PERÇOIVENT LES MOUVEMENTS FLUCTUANTS DU VOILE QUI SÉPARE ICI ET LÀ-BAS, HIER ET DEMAIN. ET LORSQUE LE MIROIR S’EMBRASE, CEUX-LÀ FRANCHISSENT, DANS L’INSTANT QUI SOUDAIN TRÉBUCHE, LE VIDE À DOUBLE FACE QUI EST LE SEUIL.

CET AUTRE LIEU, CET AUTRE TEMPS S’APPELLE ÉNANTIA ; SEULS CEUX QUI PERÇOIVENT SON APPROCHE DANS LA TOILE DE LEUR DÉSIR SONT CAPABLES DE S’Y RENDRE.

CETTE TERRE S’APPELLE ÉNANTIA ; QUAND S’OUVRIRA LA LETTRE, CEUX-LÀ SEULS QUI DANS LEUR CŒUR ACCUEILLENT LE SECRET DES CHOSES, LE MURMURE DU MONDE, SERONT CAPABLES DE LA LIRE.

4°) Le 20 janvier 1941

SUR CETTE MOCHE TERRE, J’AI ÉTÉ PRIVÉE DE LIBERTÉ, D’AMOUR, DE BONHEUR. ET VOUS VOUS IMAGINIEZ QUE JE N’ALLAIS PAS VOUS TIRER MA RÉVÉRENCE ?

5°) Le 21 janvier 1941

EN ROUTE POUR ÉNANTIA.

 

 

  

3-2

 

 

  

« Il n’est rien de plus sérieux qu’un jeu »

 

Au vu de ces données, il convient de reconsidérer à nouveaux frais le cas de Mélinde B.

En ce qui concerne la nature des troubles dipolaires dont elle souffrait, nous souscrivons à l’ensemble des conclusions de notre illustre prédécesseur : « l’étage supplémentaire » dont nous avons, dans l’édifice mental de Mélinde B., découvert l’existence, en porte aussi la marque.

Il n’en va pas de même pour ses conclusions touchant à la langue « polichinelle ».

Rappelons tout d’abord comment le professeur Viradelle formulait celles-ci :

« 1°) La pseudo langue « polichinelle » se ramène à du français, torturé de multiples manières, par les artifices les plus variés, — en premier lieu par l’anagramme.
« 2°) Elle témoigne essentiellement, et exclusivement, d’une activité de jeu.
« 3°) Dans sa forme, elle se rapproche des langues argotiques étudiées par les linguistes.
« 4°) Dans son fond, elle se rapproche plus particulièrement des argots scolaires, — et, parmi ceux-ci, des langues dites secrètes.
« 5°) La psychologie classique des langues argotiques en général, qui méconnaît l’importance du facteur ludique à l’origine de ces dernières, nous paraît sujette à révision.
« 6°) La langue « polichinelle » ne témoigne pas, par elle-même, d’une régression à un stade infantile de la personnalité.
« 7°) Encore moins peut-elle être considérée comme résultant de troubles d’ordre aphasique. »

Nous savons aujourd’hui qu’elle ne relève pas « essentiellement, et exclusivement, d’une activité de jeu ». En fait, le professeur Viradelle fut la dupe de l’apparence fantaisiste dans laquelle Mélinde enveloppait ses activités cryptiques ; celles-ci bien au contraire revêtaient, à ses yeux tout au moins, une extrême importance. Mais la malade exigeait que son thérapeute se montre en quelque sorte digne de prendre connaissance ce qu’elle désirait lui communiquer ; et cela supposait que, ayant prêté attention à ses allusions, et comprenant qu’un second message était caché dans le premier, il se donne le mal d’en découvrir lui-même la clef.

Cela, bien entendu, n’était pas envisageable : alors que les malades, submergés par leurs affects, sont totalement obnubilés par leurs préoccupations délirantes, le médecin, justement parce qu’il conserve intact son ancrage dans la réalité, ne peut que juger « pathologiques » les opinions et jugements de valeur de ses patients ; ceux-ci en retour se montrent extrêmement sensibles à cette dévalorisation, souffrant de se voir, selon eux, privés du statut d’êtres humains à part entière[13].

On comprend mieux dans ces conditions pourquoi la durée de vie de la langue « polichinelle » fut si courte, et pourquoi son abandon fut suivi d’une assez longue période de retrait (que le professeur Viradelle interpréta à tort comme une manifestation de crainte, ou de culpabilité). Il s’agissait là bien entendu d’un symptôme dipolaire, cette période dépressive constituant la suite prévisible d’une phase hypomaniaque caractérisée ; le motif occasionnel ayant entraîné ce brutal effondrement, qui coïncide avec l’abandon définitif de la langue « polichinelle », se trouve cependant indiqué dans le nota bene qu’elle adressa au professeur Viradelle, ainsi que dans le contenu, désormais accessible, de ses messages cryptés : lorsqu’elle comprit que son thérapeute, sourd à ses allusions, ne cherchait nullement à découvrir le sens caché de ses discours, Mélinde B. dût ressentir une cruelle déception, doublée une certaine amertume à l’égard de son thérapeute.

Abandonnons donc l’idée que la « langue nouvelle » de Mélinde B. était un simple divertissement : la malade n’inventa et n’utilisa son code à double étage que pour confier au professeur Viradelle ce qu’elle considérait être ses plus intimes secrets.

Mélinde d’ailleurs, par une sorte de dissimulation au sein de sa propre ruse, affirmait qu’elle n’était pas elle-même l’auteur de la langue « polichinelle » ; que celle-ci lui avait été « soufflée dans les portugaises » par « un quelqu’un », dont elle refusait de parler. Il est clair que ce « quelqu’un » était la facette de sa personnalité qui, conformément à ses façons de s’exprimer, occupait son grenier. Et ce « quelqu’un » était détenteur d’un savoir mystérieux, susceptible de soustraire sa personne tout entière à son actuelle détresse ; ce « quelqu’un », une sorte d’antithèse du Malin (ce rôle étant, dans ses formations délirantes, au départ dévolu à son mari, puis accaparé par la seule Église catholique, l’abbé O., etc.), se révélait à elle à partir d’un au-delà tout à fait différent de celui que nous propose le Christianisme.

Le lieu qu’elle appelle « Énantia » est une sorte de terre située « de l’autre côte du miroir » (d’où son nom) ; elle est peuplée, non de purs esprits, mais d’êtres humains en chair et en os — qui cependant se trouveraient généreusement dispensés d’un certain nombre de maux dont nous nous affligeons nous-mêmes. De façon bizarre, rien n’indique dans les messages que Mélinde B. destinait au professeur Viradelle que ces maux fussent imputables à la religion chrétienne ; il s’agirait plutôt de vices inhérents à notre mode de vie moderne : en Énantia, « les réverbères à gaz n’ont pas été inventés », « les routes y sont des sentiers et des venelles », etc.

Il convient donc de parler, dans le cas de cette malade exceptionnelle, non de « personnalité clivée », comme cela se manifeste chez certains malades schizophréniques, mais de répartition de différentes facettes d’une même personnalité entre les trois niveaux des messages cryptés qu’elle adressait au professeur : Mélinde était, à l’époque où elle inventait sa « langue nouvelle », une femme au tempérament enjoué, en proie pourtant à un sombre délire de persécution, lui-même partie émergente d’une formation paraphrénique plus ample, où ses divagations péjoratives se superposaient à des formations fantastiques, ni tout à fait religieuses ni tout à fait oniriques ; dans celles-ci le Mal (incarné ici-bas par l’Église catholique) se trouvait en quelque sorte neutralisé par la présence, loin au-delà du nôtre, d’un monde meilleur appelé Énantia.

L’univers mental de Mélinde B. se trouvait en d’autres termes fortement marqué par une certaine forme de manichéisme, ce dualisme pseudo-mystique se trouvant déposé, dans la stratification métaphorique de son édifice mental, en différents « étages » : le rez-de-chaussée et le premier y voyaient s’épanouir les deux faces complémentaires de son délire de persécution, tandis qu’au grenier se cachaient de doux rêves de consolation ; et cette contradiction se manifestait jusque dans la tonalité maladroitement poétique de ses « textes du grenier », très différente de la prose parfois vulgaire prévalant aux « étages habités » de son édifice linguistique.

Dans le cas de Mélinde B., subsistent néanmoins deux énigmes (dont un véritable mystère).

1°) Le double procédé de codage de la langue « polichinelle » est loin, on l’a vu, d’être intuitif. Or Mélinde n’écrivit, sur ses différents cahiers, que les deux textes « de rez-de-chaussée » et « de premier étage » de ses messages, ceux-là même qu’elle destinait au professeur Viradelle. Elle devait donc conserver vivace dans sa mémoire l’ensemble des règles présidant à son système de chiffrement, qu’elle ne confia jamais à l’indiscrétion de l’écriture ; et procéder dans son esprit seulement à la transcription du texte français initial en sa version « polichinelle » à partir de son véritable message, qui, parlant d’Énantia, devait à tout prix demeurer enseveli dans son « grenier ».

Bien qu’ils ne soient pas tout à fait sans précédent, les témoignages de telles prouesses intellectuelles n’en demeurent pas moins exceptionnels dans les annales de la psychiatrie. La difficulté est que cette faculté mentale hors du commun tend à rapprocher son cas de celui d’enfants autistes dotés d’une mémoire eidétique totale, et ne s’accorde pas avec le reste de ses symptômes.

Mais la présence hypothétique d’une telle faculté a l’avantage d’éclairer d’un jour nouveau le fait que, bien qu’elle ait, dans la seconde période de sa maladie, concentré ses préoccupations péjoratives délirantes sur l’Église catholique, elle fréquenta régulièrement, durant toute la durée de son internement, la chapelle de l’hospice, presque toujours déserte. S’en servait-elle comme d’un lieu où elle pouvait en toute tranquillité concevoir ses messages « polichinelle » et pratiquer des exercices d’ascèse psychique destinés, dans la logique de ses préoccupations d’évasion, à lui permettre le temps venu d’accéder à Énantia, sa terre promise ?

2°) Les circonstances de son décès constituent un véritable et irritant mystère, la principale énigme se trouvant dans l’état de délabrement physique de sa dépouille, constaté à l’autopsie. Une chose s’avère certaine : elle ne s’est pas suicidée, comme le font certains malades atteints de troubles dipolaires. En même temps, rien n’indique que ce « vieillissement accéléré », évident sur son cadavre, ait été remarqué les jours qui précédèrent sa disparition.

Je ne peux pour ma part m’empêcher de me demander ce qui se passa durant cette nuit fatidique ; les particularités de sa mort, dont les causes restent inconnues, semblent corroborer de bizarre façon certaines de ses divagations : n’avait-elle pas promis qu’« elle quittera bientôt l’asile, morte ou vivante », et que « morte, elle reviendra quand même sur terre » ?

 

 

1-4

 

 

 

Note additionnelle Harald Langstrøm, 2029

 

Les docteurs Viradelle et Laforêt négligèrent d’enquêter sur la vie que mena Mélinde B. (de son vrai nom Marguerite Faucillon) antérieurement à son installation au Canada en 1933. Voici les rares éléments que j’ai pu réunir à ce sujet.

 

 

Marguerite Faucillon, 1903-1941

 

Née à Dun-sur-Auron en 1903, d’un père instituteur et d’une mère fille de marchand de couleur, elle est l’aînée de quatre enfants. En 1921, elle passe brillamment son baccalauréat après avoir été élève boursière au Collège, puis Lycée de Jeunes Filles de Bourges, et, en 1923, monte à Paris pour y prendre un emploi de secrétaire dans les services de comptabilité des Grands Magasins du Bon Marché.

A partir de 1925, Marguerite Faucillon fréquente les milieux surréalistes du quartier Montparnasse, et participe à divers groupes de recherche sur l’écriture automatique. Elle fait la connaissance du photographe Jacques-André Boiffard, dont elle devient la maîtresse. En 1929, elle rompt avec le mouvement surréaliste en même temps que George Bataille et Jacques-André Boiffard, ce dernier se consacrant désormais à la publication de la revue Documents. Après la disparition de cette dernière en 1931, Jacques-André Boiffard cesse toute activité artistique, abandonne son métier de photographe et, après avoir achevé ses études de médecine, part en province où il devient praticien généraliste.

En 1932, Marguerite Faucillon épouse Émérique Tassé (le Parcival Paquay du docteur Viradelle), un sergent de l’armée canadienne demeuré en France après 1919, qui habite dans le quartier du Montparnasse.

En 1933, Tassé, ayant hérité d’un de ses oncles, retourne vivre avec sa femme à Villieu (Québec), où il obtient un poste de fonctionnaire des douanes. Retrouvant la terre de son enfance, il y mène une existence désormais rangée, ce qui déplait souverainement à sa femme ; en 1937, il renoue, sous l’influence de l’abbé O., avec la ferveur religieuse de son enfance, tandis que Marguerite peu à peu s’enfonce dans la psychose.

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J’ai d’autre part retrouvé trois échantillons de sa production parisienne, datant de l’époque où elle fréquentait le quartier du Montparnasse. Ils attestent de la vigueur de son talent et de la vivacité de son imagination[14].

 

Marguerite 1

« Muette et aveugle, me voici habillée des pensées que tu me prêtes. »

 

 Marguerite 2

 

Marguerite Poeme

« Quand le vautour repliera ses ailes autour du vide dont il a fait sa proie, le soleil n’en finira plus de battre la chamade, tant son cœur s’est déchiré à la femelle nudité du chanvre.

« Il y a des trompettes dans l’encre sympathique, et des vermoussures[15] à l’entour des dragons. C’est pourquoi la trop jeune morte au pistil sans reproche, en sa fille confisqua le regain de l’ivraie.

« Et la gourgandine repentie noiera ses crinolines, ses vertugadins dans l’opprobre indécis des bougnats.

 Ta marguerite, ce soir »

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S’il n’est nullement question d’Énantia dans ces trois œuvres retrouvées par hasard, je suis en revanche frappé par le fait que le poème automatique : La Glace sans tain, qui figure en première place dans le recueil : Les Champs magnétiques, d’André Breton et Philippe Soupault, publié en 1920 (et dont Marguerite Faucillon ne pouvait pas ne pas avoir connaissance), présente de troublantes similitudes avec ce qui sera plus tard la description de l’« autre monde de Mélinde B. » :

 

 

 

La glace sans tain

 

 « La fenêtre creusée dans notre chair s’ouvre sur notre cœur. On y voit un immense lac où viennent se poser à midi des libellules mordorées et odorantes comme des pivoines. Quel est ce grand arbre où les animaux vont se regarder ? il y a des siècles que nous lui versons à boire. Son goûter est plus sec que la paille et la cendre y a des dépôts immenses. On rit aussi, mais il ne faut pas regarder longtemps sans longue vue. Tout le monde peut y passer dans ce couloir sanglant où sont accrochés nos péchés, tableaux délicieux, où le gris domine cependant.

« Il n’y a plus qu’à ouvrir nos mains et notre poitrine pour être nus comme cette journée ensoleillée. “Tu sais que ce soir il y a un crime vert à commettre. Comme tu ne sais rien, mon pauvre ami. Ouvre cette porte toute grande, et dis-toi qu’il fait complètement nuit, que le jour est mort pour la dernière fois.”

« L’histoire rentre dans le manuel argenté avec des piqûres et les plus brillants acteurs préparent leur entrée. Ce sont des plantes de toute beauté plutôt mâles que femelles et souvent les deux à la fois. Elles ont tendance à s’enrouler bien des fois avant de s’éteindre fougères. Les plus charmantes se donnent la peine de nous calmer avec des mains de sucre et le printemps arrive. Nous n’espérons pas les retirer des couches souterraines avec les différentes espèces de poissons. Ce plat ferait bon effet sur toutes les tables. C’est dommage que nous n’ayons plus faim. »

André Breton et Philippe Soupault, Les champs magnétiques (1920)

 

 

3-7

 

 

 

 


[1]. On dit que les criminels reviennent sur les lieux de leurs méfaits. Peut-être en va-t-il de même pour les voyageurs énantiens, tel S-21 réapparaissant dans l’enceinte de Tuol Sleng, sur les lieux mêmes de son martyre, qu’il avait quittés quelques années plus tôt.

[2]. Cf. l’étude parue dans le Journal québécois de Psychiatrie appliquée, n° 17, 1947, p. 108-177 : Glossolalie, délire et supercherie, le cas de Mélinde B. Nous tenons à remercier chaleureusement les Dr Pierre Viradelle et Raymond Blanchepierre de nous avoir autorisée à reproduire ici de larges extraits de cette étude. Le présent passage était, dans l’étude initiale, précédé de l’anamnèse de la malade, que nous avons résumée ci-dessus ; nous omettons l’ensemble des développements moins directement reliés à notre sujet.

[3]. Voir : « Pseudo-glossolalie intentionnelle par additions littérales et syllabiques », Journal québécois de Psychiatrie appliquée, n° 13, 1944, p. 54 sq.

[4]. Vid. Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, Dictionnaire général de la langue française, Delagrave, Paris, 1932, pp. 92 et 1512.

[5]. Abert Dauzat, Les Argots, caractères, évolution, influences, Delagrave, Paris, 1928, pp. 90 et 119 sq.

[6]. Vid. Dauzat, La Vie du Langage, Colin, Paris, 1929, p. 192.

[7]. Les soulignements sont de nous.

[8]. Depuis plusieurs années déjà, nous avons songé à utiliser « le jeu des anagrammes » comme technique d’exploration des néologues mentaux. Certains sujets, à l’inverse de notre malade, sont dupes de leurs créations artificielles ou accidentelles : non seulement ils admettent les néologismes fabriqués par eux comme termes existants dans la langue, mais ils les reconnaissent et en donnent une signification toujours extravagante. Inutile de dire qu’en pareils cas le processus, débordant le cadre du jeu, est d’ordre essentiellement psychopathologique (P. Viradelle : Le jeu d’anagrammes comme technique d’examen des néologues pathogènes. Inédit.)

[9]. Le nom même de « langue polichinelle » (pour : « polichinelle dans le tiroir », une expression que Mélinde affectionnait particulièrement) suggère l’idée d’une poupée gigogne, d’une entité invisible mais bien réelle dissimulée à l’intérieur de l’entité visible.

[10]. Il se montra d’ailleurs en cette occasion quelque peu déçu que le code « n’eût pas été plus coriace », le plaisir du cryptographe résidant, comme il le dit si bien, « dans la difficulté de percer le coffre-fort ; s’il s’agit d’ouvrir une boîte à chaussure où un enfant a caché ses jouets, nous ne sommes que de répugnants cambrioleurs ».

[11]. Tous les cahiers de Mélinde B., ainsi que les différents messages adressés sur papier libre au docteur Viradelle sont conservés dans le dossier de la malade.

[12]. Il s’agit plus exactement d’expressions « privées de signification ».

[13]. Est-il utile de rappeler ici que, s’il entrait dans leur jeu, le médecin sombrerait lui-même dans la folie sans parvenir le moins du monde à soulager les souffrances de ses patients ?

[14]. Ces reliques proviennent d’une vente aux enchères tenue en 1997, et qui comprenait divers papiers, bibelots, meubles et œuvres d’art ayant appartenu à Leonor Fini, morte en 1996.

Etiquette vente aux encheres

[15]. Sans doute un mot valise formé de : vermoulu, et : voussure.