Le miza de Hanging Gate

 

 

 

 

Harald Langstrøm

 

 

 

 

Hanging Gate 4

Hanging Gate — Sara (Fitzhubert) — (Sans date)

 

 

Les mizaξ sont susceptibles d’intégrer deux différents types de tranéïξ  : il y a d’une part les portes aménagées dans le but spécifique de permettre à des voyageurs novices de se translater d’un espace-temps à l’autre, localisées le plus souvent dans des bâtiments clairement identifiés, comme c’est le cas pour celles qui se trouvent en Espénié (Cétile Baufore, Juvère Nalcire, Ravalaire Hispansoire, etc.), ainsi que celles qui furent érigées dans les îles de LaraShukun et de BénielDansil ; il y a d’autre part les portes attachées à des lieux naturels, ou implantées dans des édifices destinés à un tout autre usage, et dont l’ancrage ne dépend pas de leur nature artificielle. Il s’agit alors soit de formations naturelles (grottes, massifs montagneux, criques escarpées, falaises, chutes d’eau ou hautes cascades, etc.) dont le caractère spectaculaire est susceptible de frapper l’imagination, soit d’ensembles monumentaux ou de bâtiments jouant un rôle crucial dans la vie d’un groupe social, ou d’une personnalité hors du commun.

La seule chose en réalié qui différencie ces tranéïξ « naturelles » des points de transit utilisés par les avaïnéξ/avaïnaξ (ou leur équivalent terriens), est qu’elles sont intégrées à des mizaξ spécifiquement dédiées aux translocations spatiotemporelles, telles la tranéï de Hanging Rock, celle de Stonehenge, du Vigelandspark, la prison de Tuol Sleng, et peut-être aussi la tranéï du Jøssingfjord[1]. Dans tous les cas, ces tranéïξ tiennent son ancrage, — durable et cependant limité quant au nombre des destinations qu’elles rendent accessibles, non de leur propre architecture mais de celle du miza dont elles dépendent[2].

 

 

Hanging Gate, le miza dont Hanging Rock est la tranéï

 

 

Selon le manuscrit LaraDansil, une tranéï se trouve dissimulée dans l’amas rocheux de Hanging Rock. C’est grâce à elle (ou à cause d’elle) que disparurent, à quarante ans d’intervalle le jour de la Saint Valentin, Jenaveve MacCraw, puis Miranda, Marion et Irma Waybourne. Pour une raison qui nous reste inconnue, Irma réapparut après avoir passé trois jour « de l’autre côté du miroir » ou, comme on le crut alors, coincée quelque part dans une anfractuosité du rocher[3]. Ce qu’il advint des trois autres disparues de Hanging Rock après qu’elles eurent franchi le « miza de Hanging Gate » nous est d’autre part conté, de manière hélas ! trop sibylline, par le manuscrit LaraDansil, qui cependant deux représentations parfaitement reconnaissables de leur point de départ.

— La première se trouve au chapitre 8, n° 57 :

 

57

N° 57

 

57 Les trois soeurs

Hanging Rock, « les trois sœurs »

 

Le manuscrit nous parle à ce moment-là des « images » que « la mère qui n’est pas une mère » (Jenaveve McCraw) « a vues et a placées dans son cœur ». Ayant « vu les images », mais aussi « parce qu’elle en avait le pouvoir » (parce qu’elle savait comment franchir les différentes portes du miza de Hanging Gate ?), « tout d’abord [elle] vint sur Dénial » (Danial, ou Dénial, est le nom que porte, au chapitre 8 du manuscrit, l’île qui avait été Béniel et qui sera Dansil)[4].

— La seconde superpose à l’image de la formation rocheuse une sorte de maelström (ou de vortex creusant comme un tunnel à travers les dimensions) :

 

71

Chapitre 10, n° 71

 

Il est intéressant de remarquer que l’illustration n° 69, son symétrique au sein du chapitre 10, représente la façade de Martingale Manor superposée au même tourbillon. Je ne pense pas que cela signifie qu’il y eut, qu’il y a ou qu’il y aura une tranéï partant de, et aboutissant à Martingale Manor. Il est en revanche probable que, du point de vue Sirius qui est celui d’Énantia, les deux lieux soient considérés comme pratiquement confondus.

 

69

Chapitre 10, n° 69, Façade de Martingale Manor

 

Ces deux illustrations encadrent des textes où la nature de Hanging Rock se trouve très clairement précisée :

D’autres voies ne sont pas frères ou sœurs,
terres ou ciels, ciels ou flots.
Ces multiples voies sont Béniel[5] et Énantia.
Et toutes ces voies étrangères, toutes ces voies proches,
sont des mains droites et des mains gauches,
qui tour à tour s’étreignent et tout à tour se quittent.

 

70

 

Hanging Rock est un miza immatériel
où les mondes viennent à la rencontre les uns des autres,
Hanging Rock est un miza invisible
où les mondes viennent se greffer les uns aux autres.
Hanging Rock est le passage
où le voyageur devient couple de jumeaux.

Manuscrit LaraDansil, n° 70

Ainsi, dans le manuscrit, le nom de Hanging Rock ne désigne pas seulement la porte (la tranéï) permettant d’accéder à cet espèce d’au-delà où se dissimule la planète Énantia ; il qualifie de manière plus générale le miza dont la tranéï de Hanging Rock fait partie, et que Sara Wayborne, la mère des trois jeunes disparues, appelle « Hanging Gate ».

Le manuscrit d’ailleurs précise que deux tranéïξ de ce miza permettaient d’accéder aux île de LaraShukun et de BénielDansil, et que ces deux portes, situées dans l’espace-temps d’Énantia, pouvaient communiquer l’une avec l’autre par l’intermédiaire de la tranéï de Hanging Rock : c’est en effet de l’une à l’autre que se déroula, sous la supervision de Marion Waybourne, la « transhumance de tous les Snoutobreξ »[6].

 

37      43

N° 37, tranéï de LaraShukun             N° 43, tranéï de BénielDansil

 

Passant par Hanging Rock, il existe un chemin
qui mène de Kaju en Dénial.
C’est ce chemin qu’empruntèrent
Dabe Datsawima et tous les Snoutobreξ,
c’est grâce à ce chemin que fut sauvée la vie de tous.

Manuscrit LaraDansil, chapitre 7 n° 48

La tranéï de LaraShukun est aujourd’hui condamnée ; on ne sait pas en revanche ce qu’il advint de celle qui donnait accès à l’île de BénielDansil. Le manuscrit LaraDansil laisse entendre qu’elle connut elle aussi un sort funeste : le texte n° 32, dans lequel Marion Waybourne prête sa voix à l’île où elle alla se réfugier, affirme que « ma ville » fut bel et bien détruite, et avec elle sans doute le bâtiment qui abritait la tranéï :

BenielAgru.
J’ai fait venir à moi l’éruption qui allait brûler ton île.
J’ai pris sur moi la nuée ardente, la destruction de ma ville.
J’ai pris sur moi l’obscurcissement durable de mon ciel.
Tout cela pour que mon monde soit sauvé.
Et pour qu’il nous vienne en aide.

Manuscrit LaraDansil, n° 32

C’est donc un fait avéré que le portail (miza) de Hanging Gate comprenait au moins trois portes (tranéïξ) qui se trouvent représentées dans les illustrations n° 57 et 71 pour la tranéï de Hanging Rock ; et dans celles des n° 37 et 43 pour les tranéïξ de LaraShukun et BénielDansil.

 

 

Hanging Gate 2

Hanging Gate — Sara (Fitzhubert) — (Sans date)

 

 

« Hanging Rock est un miza immatériel »

 

 

La tranéï de Hanging Rock ne présente aucune cavité ou faille abritant un quelconque dispositif fabriqué capable d’indiquer quelles destinations se trouvent desservies lorsqu’on l’emprunte. En quoi ce lieu se distingue-t-il alors de n’importe quel autre endroit de la terre ? Mon opinion est que les tranéïξ naturelles de ce genre (qui sont les « tranéïξ immatérielles », les « tranéïξ invisibles » du manuscrit) entrent dans la structure d’un miza parce qu’elles sont accouplées de façon permanente à une tranéï artificielle.

Cette coïncidence (ou corrélation) entre tranéïξ naturelles et artificielles, comme dans le couple : Cétile Beaufore / Jøssingfjorden, du miza « de Cétile Baufore »[7], implique cependant qu’elles forment un couple de tranéïξ contraires. Il est en effet nécessaire :

— qu’elles se trouvent dans des espaces-temps énantiomorphes, et soient de ce fait de parités opposées,
— et qu’on ne puisse pas se rendre de l’une à l’autre sans passer par au moins deux tranéïξ intermédiaires.

Pour se rendre de Cétile Baufore (en Espénié) à la tranéï du Jøssingfjord (en Norvège), il faudra ainsi tout d’abord passer par la tranéï de Tuol Sleng (au Cambodge), puis par la tranéï de Ravalaire Hispansoire (en Espénié), avec un trajet en trois étapes rebondissant d’un univers à l’autre :

de Cétile Baufore (Énantia) à Tuol Sleng (Terre)
de Tuol Sleng (Terre) à Ravalaire Hispansoire) (Énantia)
de Ravalaire Hispansoire) (Énantia) à Jøssingfjord (Terre),

la translocation directe :

Cétile Baufore (Énantia) / Jøssingfjord (Terre),

étant interdite, non parce que ces deux destinations appartiendraient au même espace-temps, mais parce qu’elles sont opposées l’une à l’autre dans la structure du miza dont elles font partie.

On peut se demander cependant pourquoi on ne peut pas atteindre directement des tranéïξ « contraires », qui appartiennent cependant à des espace-temps énantiomorphes l’un par rapport à l’autre. Cette interdiction, selon moi, n’est pas due à une quelconque nécessité ontologique, ou « hyperphysique », universelle, mais au fait que, dans un miza hypercubique, il y a 8 tranéïξ tridimensionnelles cubiques, réparties en 4 couples de 2 tranéïξ parallèles selon les quatre dimensions de l’espace, et que ces cubes parallèles, ne sont pas géométriquement contigus dans l’hyperespace à quatre dimensions. Ainsi, dans tout miza de ce genre, la destination parallèle à celle du point de départ se trouve être inaccessible directement.

Ainsi en va-t-il pour le miza de Cétile Baufore, où les quatre couples de tranéïξ parallèles/contraires sont :

 

8. Jossingfjord      1. Cetile Baufore

La tranéï du Jøssingfjord en Norvège, — sa tranéï parallèle en Énantia : Cétile Baufore

     

3. Tuol Sleng      6. Destination inconnue sur Enantia

La tranéï de Tuol Sleng en Asie du sud-est, — sa tranéï parallèle en Énantia (localisation inconnue)

 

7. Destination inconnue sur Terre      2. Ravalaire Hispansoire 1

Une tranéï terrestre de localisation inconnue, — sa tranéï parallèle en Énantia : Ravalaire Hispansoire

 

4. Destination inconnue      5. Destination inconnue

Paire de tranéïξ parallèles et contraires — l’une énantienne, l’autre terrienne
(leur localisation nous demeure inconnue)

 

Il conviendrait maintenant de se demander pourquoi, dans ce type d’hypercubes quadridimensionnels, les couples de tranéïξ parallèles sont nécessairement énantiomorphes l’une par rapport à l’autre. — Je suis malheureusement dans l’incapacité de répondre à cette question, étant personnellement le dernier des Béotiens en matière de physique (ou d’« hyperphysique », ou plus exactement d’« hyperpsychique ») des mizaξ des tranéïξ.[8]

[Il serait d’autre part intéressant de découvrir si un avaïné/avaïna placé dans une tranéï naturelle (comme le massif volcanique de Hanging Rock) demeure capable de se translater vers d’autres destinations que celles spécifiées par le miza, et aussi vers la tranéï parallèle et contraire de celle qu’il occupe actuellement. Je n’ai personnellement jamais entendu parler d’une telle occurrence, dont l’apparition permettrait de décider si les restrictions caractéristiques des mizaξ s’appliquent aux seuls nikaïnéξ/nikaïnaξ, ou à l’ensemble des être humains.]

 

Cetile Baufore 1

Cétile Baufore — SJF (Sara Jane Fitzhubert) – 1949

 

Toutes les « tranéïξ naturelles » que nous connaissons sont d’autre part parallèles/ contraires d’une « tranéï artificielle », c’est-à-dire d’une tranéï spécialement dédiée aux translocations spatiotemporelles. S’il s’agit là d’une condition nécessaire, il s’agirait là une sorte de transition entre deux situations équilibrées :

a) Lorsque l’interface est de type : purement psychique / purement psychique (comme c’est le cas pour les déplacements des avaïnéξ/avaïnaξ), il n’y a aucune tranéï spécialisée, et l’on peut (mais ce serait sans doute un abus de langage) parler, pour les points de départ et d’arrivée de chaque translocation, d’un couple de « tranéïξ naturelles » (qui n’aurait cependant aucune existence physique durable).

b) Lorsque l’interface est de type : psychique et matérielle d’un côte / purement psychique de l’autre, on obtient une corrélation entre une « tranéï spécialisée » et une « tranéï naturelle », — dont les propriétés dans la durée dépendent de la seule « tranéï spécialisée », l’ancrage des deux portes se trouvant conjointement assuré par elle.

c) Lorsque l’interface est de type : purement psychique et matérielle / purement psychique et matérielle, il y a deux tranéïξ spécialisées et contraires ; il s’agit là de la situation fondamentale présidant à l’élaboration des mizaξ, et par voie de conséquence, aux déplacements des nikaïnéξ/nikaïnaξ.[9]

 

Hanging Gate 3

Hanging Gate (Sara Fitzhubert Waybourne) Samedi 2 juin 1945

 

Et ces considérations donnent un relief inattendu aux textes du manuscrit LaraDansil, si énigmatiques au premier abord, qui traitent du miza de Hanging Gate (appelé « miza de Hanging Rock ») :

*CES DEUX frère/sœur comme AINE PUINE
*CES DEUX frère/sœur comme HOMME HOMME
*CES DEUX frère/sœur comme FEMME FEMME
*CES DEUX frère/sœur comme ENANTIA ENANTIA
*CES DEUX frère/sœur comme BENIEL BENIEL

D’autres voies ne sont pas frères ou sœurs,
terres ou ciels, ciels ou flots.
Ces multiples voies sont Béniel et Énantia.
Et toutes ces voies étrangères, toutes ces voies proches,
sont des mains droites et des mains gauches,
qui tour à tour s’étreignent et tout à tour se quittent.

Hanging Rock est un miza immatériel
où les mondes viennent à la rencontre les uns des autres,
Hanging Rock est un miza invisible
où les mondes viennent se greffer les uns aux autres.
Hanging Rock est le passage
où le voyageur devient couple de jumeaux.

Manuscrit LaraDansil, n° 67 et 70

Le second passage nous rappelle que toute translocation élémentaire d’un espace-temps à l’autre doit mettre en jeu une inversion de parité, telle celle qui isolent Béniel (la Terre) d’Énantia, et réciproquement.

1. Il semble cependant qu’une difficulté de langage apparaisse s’y fasse jour : les voies qui sont « frères ou sœurs », sont Béniel/Béniel ou Énantia/Énantia, nous dit le texte n° 67, et supposent, nous l’avons vu, pour les transferts d’une destination terrestre à une destination terrestre, ou d’une destination énantienne à une destination énantienne, des translocations en deux étapes intrinsèques. En revanche, celles qui mènent de la Terre en Énania ou d’Énantia vers la Terre, nous dit le second passage, bien qu’elles ne soient pas tout à fait des « voies étrangères », se comportent « comme des mains droites et des mains gauches ».

Or on voit, quelques lignes plus bas, le voyageur (Michael Fitzhubert, qui cependant n’a jamais emprunté la tranéï de Hanging Rock) devenir « couple de jumeau ». Mais ces jumeaux (qui sont à coup sûr « frères ») devraient en même temps être assimilés à des « étrangers », car ils sont bel et bien « comme des mains droites et des mains gauches » : Michaël, se translatant de la Terre en Énantia, ne devient-il pas un être énantiomorphe par rapport à celui qu’il était avant son départ, ou qu’il sera après son premier retour ?

Il s’agit là d’une difficulté issue de la complexité des voyages effectués par Michael Fitzhubert. Celui-ci s’est en effet translaté deux fois de la Terre en Énantia, une première fois à partir du Kokoda Trail en Nouvelle Guinée, le 2 septembre 1942, une seconde fois à partir de l’hôpital Glendale d’Adelaïde, le 14 février 1950. Ces deux Michael Fitzhubert, d’âges différents, sont bel et bien un seul et même homme ; mais comme il y a eu, du premier au second une translation intermédiaire, cette fois d’Énantia vers la Terre (et plus précisément de l’île de Lara à l’îlot Starbuck), ils ont, en Énantia, la même polarité chirale, et sont donc d’authentiques jumeaux.

2. Voici par conséquent comment il convient d’interpréter, selon moi, les trois propositions, qui sont comme des théorèmes, contenues dans le second passage :

— Dans le miza de Hanging Gate, « les mondes viennent à la rencontre les uns des autres » : des points situés dans deux univers différents sont amenés à coïncider de manière durable (bien que seulement potentielle) à l’intérieur de sa structure.
— Chaque translocation opérée à l’aide de ce miza crée un hrön-cosmos, c’est-à-dire un univers alternatif qui se greffe sur l’univers de départ, appelé Ur-cosmos.

Cela n’est vrai, me dit Nael di Faella, que pour les translocations impliquant un voyage vers le passé, ce qui rendrait partiellement inexacte l’affirmation du manuscrit : dans le miza de Hanging Gate, « des (et non les) mondes viennent se greffer les uns aux autres ».

J’avoue ne pas maîtriser aussi bien que lui la question de ce qu’il appelle les « séquences temporelles coordonnées » entre l’histoire de la Terre et celle d’Énantia. À mon sens cependant, les temporalités globales de ces deux planètes étant totalement indépendantes en dehors des translocations effectuées « en corps et en esprit » par des voyageurs (peut-être imprudents !), chaque translocation crée un point de contact singulier entre deux lieux qui viennent à coïncidence et deux instants qui se font simultanés, en sorte qu’il y a bel et bien là définition d’une « séquence temporelle coordonnée ». Ce n’est donc que par rapport une « séquence temporelle coordonnée » préexistante, définie par une translocation antérieure, que l’on peut parler, au sujet d’une translocation donnée, de « voyage vers le passé » ou « vers le futur » (de cette première séquence temporelle).

Mais comme il y eut, dans l’histoire de nos deux planètes sœurs, un très grand nombre de telles translocations — et par voie de conséquence un très grand nombre de telles séquences temporelles, dont certaines s’entrecroisent et se contredisent partiellement, une translocation donnée peut, par rapport à certaines séquences précédentes, constituer un voyage vers le passé tout en étant, par rapport à d’autres, un voyage vers le futur. Est-il dans de telles conditions possible de décider qu’une translocation particulière est absolument et définitivement un voyage vers le passé et non vers le futur, ou au contraire un voyage vers le futur et non vers le passé, qu’elle crée un hrön-cosmos ou bien n’en crée pas ?[10]

3. Le transit par un miza n’a pas pour résultat subjectif de dédoubler le voyageur. Celui-ci a l’impression de continuer sur sa lancée personnelle, et d’être toujours un seul et unique individu. Mais si le voyage crée un hrön-comos (celui où apparaît le voyageur), cela ne signifie pas que l’Ur-cosmos (l’univers que celui-ci vient de quitter) disparaisse du simple fait qu’un cosmos alternatif a été créé. Cependant, dans la situation élémentaire d’une unique translocation, le voyageur disparaît de l’Ur-cosmos pour apparaître dans le hrön-cosmos. Pour qu’on puisse parler de couples de jumeaux, il faut donc que le même voyageur exécute plusieurs translocations spatiotemporelles successives, ce qui le rend susceptible, comme le fit Nael di Faella en Rem Érion, de se rencontrer lui-même à des âges différents de son existence physiologique et subjective.

 

 

Hanging Gate 3

De Hanging Rock à Lara — 23 juillet 1943 — F-W (Fitzhubert-Waybourne).
En « écriture des taches » : Hanging Gate.

 

 

Conclusions

 

 

1.

 

Pour qu’une translocation puisse affecter la personne entière d’un voyageur, une condition absolument préalable est que ce dernier ait tout d’abord visualisé la topographie de sa destination, en conjonction avec sa perception inconsciente du corps dans son environnement actuel. Cette représentation mentale particulière doit en effet plonger des racines au plus profond de sa pensée, là où l’épaisseur de l’image se fait adhérente à celle même de son corps, là où l’image de son corps devient le corps de se perception. Car c’est seulement dans la profondeur de l’esprit, dans l’interface qui sépare et unit l’organique et le psychique, que gisent les vecteurs permettant, non de tordre les lignes de force des champs physiques ordinaires, non d’altérer la métrique de l’espace-temps local, mais de créer un rapport de contiguïté intime, une affinité instantanée entre deux « lieux », deux environnements matériels absolument étrangers l’un à l’autre, qui se réunissent dans le corps propre du voyageur (et non dans l’image consciente qu’il a de son corps, et non dans son corps physiologique brut).

Mais si la translocation trouve son déclencheur là où s’effectue l’union permanente de l’esprit et du corps humain, son déploiement se fractionne et s’émiette lorsqu’il se répand dans le halo des deux univers environnants, qui malgré leur conjonction localisée conservent des parités contraires. Il est pour cette raison nécessaire que le corps du voyageur inverse sa parité pour qu’il puisse s’insérer successivement dans ces deux environnements de parités différentes. Mais il s’agit là d’une opération hyperdimensionnelle. La métaphore du miroir contient alors quelque chose de plus qu’une métaphore : le pur mécanisme de la réflexion physique par absorption et émission de matière s’y complique et s’y sublime, permettant l’apparition concomitante de deux images symétriques du même corps plongé dans deux environnements énantiomorphes totalement différents l’un de l’autre.

Il n’y a pas en l’occurrence établissement d’une structure d’analogie entre le matériel et le spirituel, entre le physique et le mental, mais englobement de ces deux domaines de réalité dans une structure unitaire, le point de passage étant le « lieu » où le corps humain, faisant bourgeonner sa présence dans l’esprit, devient perception consciente, et où réciproquement l’esprit humain s’enracine inconsciemment dans le corps humain[11] — un lieu dont le répondant physique est un espace au moins quadridimensionnel.

 

 

2.

 

 

La perception inconsciente du corps, — qui est aussi le corps d’une perception, — plongé dans deux environnements énantiomorphes l’un de l’autre, est la condition préalable de toute translocation réelle, qui suppose de plus l’inversion de parité des particules élémentaires dont se compose le corps physique du voyageur. L’ensemble du processus se déroule, en ce qui concerne les avaïnéξ/avaïnaξ (les « anciens » d’Espénié), de manière entièrement intérieure et autonome. Le dispositif intégrés dans les mizaξ n’y joue donc pas un rôle absolument incontournable : en fait, il se contente de recueillir, profondément gravé dans son substrat matériel, la trace pérenne des corrélations établies par son concepteur entre un certain nombre de coordonnées énantiomorphes du pluricosmos, sans avoir par lui-même la capacité d’en activer les portes, bien qu’il en facilite l’ouverture, un peu comme un fil d’Ariane permet de sortir d’un labyrinthe.

Le seul rôle d’un miza est de permettre aux nikaïnéξ/nikaïnaξ de superposer plus facilement, à la limite de leur interface corps/esprit, non deux images mentales (ce qui relèverait du psychisme seul), non deux configurations énantiomorphes de leur corps (ce que la physique interdit formellement), mais l’image inconsciemment perçue de leur corps, qui n’a pas de parité déterminée, à celle d’un des environnements étrangers que le miza lui propose, — rapprochement qui permet d’opérer la translocation de leur corps matériel d’un environnement physique à l’autre grâce à une opération hyperdimensionnelle d’inversion de parité. Et cette superposition s’établit, quelque part en deçà de la conscience, quelque part au-delà de physiologie somatique, entre le corps lui-même — cette extériorité sans cesse présente à la pensée de l’homme —, et la présence perçue du corps — cette intériorité qui embrasse et transcende de sa présence le corps de l’homme.

Ainsi, le lieu de la résonance n’est pas la césure, au cœur de l’esprit, entre conscience et inconscient, mais le gouffre, infiniment plus profond, qui sépare pensée et matière, — dont la conjonction persistante fait l’identité de l’être humain. Et ce lieu peut être décrit (du côté de la pensée, qui est le côté de l’interface où se situe le présent discours) — comme l’image vraie du Soi, dont la métaphore est un visage, dont l’attraction est une main, dont le désir est une silhouette, et dont l’hologramme s’insère dans le tissu, non de l’espace-temps actuel, mais du pluricosmos virtuel de tous les univers possibles. Car bien qu’ils sachent projeter leur esprit conscient vers d’autres horizons, bien qu’ils sachent se fondre en d’autres modes du penser,bien qu’ils sachent prendre contact avec des esprits étrangers qui parfois les chevauchent, les nikaïnéξ/nikaïnaξ ne sont pas parvenus encore à plonger dans le gouffre qui sépare la pensée de la matière, à transformer la perception intime de la présence du corps en sa proximité réelle et effective ; — c’est en cela, et en cela seulement qu’un miza est en mesure de les aider : situant son intervention juste en deçà de l’image du Soi, il leur permet d’insérer celle-ci dans l’un ou l’autre des environnements étrangers dont il conserve matériellement la trace.

 

 

3.

 

 

Qu’est-ce qu’un « miza invisible » ? Qu’est-ce qu’un « miza immatériel » ? — Mon interprétation est que ces qualifications ne sauraient s’appliquer à la totalité d’un miza, mais à certaines de ses tranéïξ seulement : celles-ci, ne se trouvant dotées d’aucun dispositif dédié, ne sont pas immédiatement perçues comme étant des portes menant à d’autres temps, d’autres espaces, d’autres cieux. Il est en effet nécessaire que, dans chaque couple de tranéïξ parallèles, l’une au moins soit une tranéï spécialement conçue à cet usage ; l’autre peut demeurer dans son état naturel, le secret de son appartenance à un miza se trouvant déposé dans la seule tranéï « dédiée » du couple.

[Rappelons au passage que la résonance s’établissant entre tranéïξ contraires n’est pas de même nature que celle qui met en rapport l’inconscient psychique et l’inconscient somatique du voyageur transdimensionnel : les couples de portes contraires (et parallèles), sont toutes deux également matérielles, et ne présentent par elles-mêmes aucun enracinement psychique. Bien plus, c’est parce qu’elles sont identiquement orientées dans l’hyperespace de rotation qu’elles créent puis entretiennent une résonance stablilisée, en sorte que tout ce qui modifie la configuration de l’une modifie également celle de l’autre, et qu’une destination « dédiée » peut accueillir simultanément la trace de deux destinations énantiomorphes, la seconde tranéï recélant désormais, bien qu’il ne s’y trouve pour ce faire aucune installation dédiée, un signal de destination virtuelle que l’esprit d’un nikaïné/nikaïna est en mesure de percevoir et d’activer.

Le miza de Hanging Gate, du simple fait qu’une de ses tranéïξ est le massif volcanique de Hanging Rock (où aucun dispositif voué à la translocation ne s’est jamais trouvé), est donc bien, comme le dit le manuscrit LaraDansil, un miza (partiellement) « invisible », un miza (partiellement) « immatériel ». Ce miza doit cependant comporter un très grand nombre de destinations au cas où, si l’on en croit toujours le manuscrit LaraDansil, il faut y ajouter les lieux d’où disparut / où apparut Michael Fitzhubert au cours de ses tribulations complexes. C’est en effet par l’intermédiaire du « miza de Hanging Rock » que « le voyageur (Michael Fitzhubert) devient couple de jumeaux » (texte n° 70, chapitre 10). Cela signifie que, si le Kokoda Trail et l’hôpital Glendale d’Adelaïde sont des tranéïξ naturelles du miza de Hanging Gate au même titre que l’amas de Hanging Rock, il faut admettre aussi que l’îlot Starbuck et le lieu du naufrage du Wilfried K. Mancolm, torpillé dans la nuit du 14 au 15 février 1943 à 800 km à l’est de Nouméa (Nouvelle Calédonie), en font également partie.

Le miza de Hanging Gate comporterait ainsi cinq tranéïξ « immatérielles et invisibles » au moins, pour un minimum de dix tranéïξ — puisqu’il devrait compter, comme tout miza hypercubique, un nombre au moins égal de tranéïξ fabriquées de main d’homme et de tranéïξ naturelles, ce qui en ferait un miza plus important, et surtout dimensionnellement plus complexe que le miza déjà quadridimensionnel de Cétile Baufore[12].

 

 

 

Hanging Gate 1

Sara Fitzhubert — Hanging Gate — Dimanche 12 novembre 1944
On reconnaît ici la structure cubique caractéristique de la tranéï de Cétile Baufore

 

 

 

 


[1]. NOTE D’HELENA STANG, 2039. — Harald Langstrøm fait erreur sur ce point : la tranéï du Jøssingfjord est le type même de la porte spécialement construite dans le but de rendre la translocation spatio-temporelle accessible à des novices.

[2]. Certaines d’entre elles semblent cependant n’avoir eu d’existence qu’éphémère, ou avoir été utilisées par un nombre très restreint de personnes, telle la tranéï de Tuol Sleng qui, pour autant que nous le sachions, a servi seulement deux fois : la première, lors de l’évasion de l’« Enfant Sans-nom » en 1978 ; et la seconde en 1990, à l’occasion du retour de S-21 à Phnom Penh. Ainsi, bien qu’elles soient officiellement rattachées à un miza (la tranéï de Tuol Sleng fait bel et bien partie du miza de Cétile Baufore ; et celle de Hanging Rock, du miza qui comprend au moins les tranéïξ de LaraShukun et BénielDansil), leur caractère éphémère ou privé les apparente à ces passages isolés que les avaïneξ/avaïnaξ ouvrent entre les mondes, et qui n’appartiennent à aucun miza.

[3]. Lorsqu’elle fut retrouvée, Irma ne semblait pas plus âgée qu’au jour de sa disparition. Cela signifie que son séjour « quelque part au-delà de notre espace-temps », ou « dans l’interface qui sépare les mondes », n’a pas duré un laps de temps sensible en termes de vieillissement physiologique ; rien cependant ne prouve qu’il fut de trois jours exactement.

[4]. On peut se demander pourquoi Jenaveve MacCraw vint d’abord sur Dénial (qui est l’île puînée), et non sur Lara (ou Laru, l’île aînée), où elle aurait pu rencontrer « celui qui fend le temps », se donnant ainsi la possibilité de modifier substantiellement le cours des événements. La réponse proposée par le manuscrit est qu’elle a tout d’abord voulu constater de visu que « Dénial était terre silencieuse, terre vaine, terre sans vie » (n° 56, chapitre 8), en sorte qu’elle « sut ce qui avait été, ce qui devait être, et voulut que cela fut » (n° 58, chapitre 8). Il n’est cependant, remarquons-le au passage, nullement fait mention, dans les chapitres 1, 2 et 4 où son « masque mortuaire » figure peut-être (aux n° 4, 10 et 24), du rôle qu’elle allait jouer, conjointement avec Michael Fitzhubert et les deux sœurs Waybourne, dans le destin des deux îles.

[5]. Comme chez Hélène Smith, Béniel désigne spécifiquement ici notre planète natale.

[6]. Il ne pouvait pas y avoir de relation directe de l’une à l’autre, parce que ces deux îles (ou archipels) se situaient dans le même espace-temps (celui d’Énantia) ; mais il n’en serait pas allé de même si l’île « aînée » de LaraShukun, ou l’île « puînée » de BénielDansil avait été « projetée » dans l’océan Pacifique, quelque part au sud de l’archipel des Mariannes ou dans le nord de l’océan Pacifique (comme le suggère, de manière bizarre, la tapisserie Sucharys).

[7]. NOTE D’HELENA STANG, 2039. — Harald Langstrøm est ici dans l’erreur : la tranéï du Jøssingfjord, qu’il n’a jamais pu observer de son vivant, est, comme celle de Cétile Baufore, une « tranéï articifielle ».

[8]. NOTE D’HELENA STANG, 2039. — Harald Langstrøm ne connut jamais le fin mot de cette histoire. Il n’en fut pas de même pour Nael di Faella, qui construisit, entre 2035 et 2037, la tranéï « dédiée » du Jøssingfjord, grâce à la connaissance et à la maîtrise qu’il avait acquise, lors de son voyage en Rem Érion, des différents types d’« écritures rubannées », et surtout des mystérieuses inscriptions gravées sur les sarcophages rémiens, ces « programmes opératoires » permettant aux habitants de la grande île de rejoindre, par « cosmifiction », ou « mondiafacture », la communauté « enthéiste » des êtres pensants et conscients qui, disséminés à travers la galaxie, sont d’ores et déjà parvenu à ce stade de développement supérieur. Les capacités symboliques et causales de ces « codes efficaces » sont en effet en relation directe avec les propriétés des dispositifs déposés dans les tranéïξ, — dont l’ambition est il est vrai beaucoup plus modeste.

[9]. Si mon hypothèse est juste, il est en revanche impossible qu’existe un miza, permanent et utilisable par des nikaïnéξ/nikaïnaξ, dont toutes les tranéïξ seraient « naturelles » : il faut que, dans chaque couple de destinations contraires, une tranéï au moins soit « artificielle ».

[10]. NOTE D’HELENA STANG, 2039. — Pour plus de précisions sur cette épineuse question, voir ci-dessous l’étude de Nael di Faella : L’Odyssée des Disparu(e)s, dont Harald Langstrøm n’avait pas alors eu connaissance, en particulier les parties intitulées : Cosmos buissonnants, et : Chronologie multidimensionnelle.

[11]. Si le corps est, dans sa matérialité élémentaire, lié à un environnement physique dont il dépend, et se trouve par là même nécessairement immergé dans un univers dont il n’est qu’une infime parcelle, — l’esprit dépend de son côté, dans sa spiritualité élémentaire, d’un environnement humain qui en fait un être de culture, et se trouve plongé de son côté dans une nébuleuse étrange, l’inconscient collectif diversifié qui lui fournit son impulsion première, entretient son allant, et dont il nourrit jusqu’à ses plus sublimes pensées.

[12]. Il est par ailleurs étonnant que nous ayons à son sujet connaissance de deux tranéïξ dédiées seulement, — celles situées sur les îles de LaraShukun et de BénielDansil.