Harald Langstrøm
Entre 2003 à 2006, alors qu’il vagabondait dans le quartier de Nørrebro à Copenhague, S-21 a représenté à plusieurs reprises deux tranéïξ, dont l’allure extérieure rappelle celle des deux bâtiments situés, selon le manuscrit LaraDansil (illustrations n° 37 et 43), dans les îles-sœurs de LaraShukun et de BénielDansil. Il s’agit de tranéïξ dont on est sûr qu’elles sont situées dans l’Archipel d’Espénié, où l’Enfant Sans-nom, qui deviendra Rajendré nikaïna puis l’artiste clochard S-21, résida une dizaine d’année.
E5F c (M) E7A a (M)
S-21 – Tranéï de Juvère Nalcire en Éciditoure (Espénié)
E5F a (M) E7A b (M)
S-21 – Tranéï de Cétile Baufore en Ascédiffe (Espénié)
Légendes :
E5F c (M) et E5F a (M) : Zi hênéï ladé Espénié – « La voie qui monte vers Espénié »
E7A a (M) et E7A b (M) : Zé miza – « Le miza »
C’est dans la tranéï de Cétile Baufore qu’Esénale avaïna découvrit l’enfant, alors âgé d’une dizaine d’années, qui allait plus tard devenir S-21 ; et c’est à partir de cette même tranéï que, dix ans plus tard, ce même Rajendré nikaïna quitta définitivement Énantia.
La tranéï de Juvère Nalcire joua quant à elle un grand rôle dans la vie de Yashoni nikaïné, cette jeune Espénienne qui veilla l’enfant Sans-nom, puis accompagna Rajendré durant son séjour en Espénié[1].

Archipel d’Espénié : localisation des tranéïξ
de Cétile Baufore, Juvère Nalcire et Ravalaire Hispansoire.
Architecture intérieure d’un miza hypercubique
à huit tranéïξ
L’architecture de la tranéï de Cétile Baufore nous est relativement bien connue[2]. Le portail lui-même, une pièce cubique de 6 à 7 m d’arête, permet d’accéder directement, par chacune de ses six faces (y compris donc par le plancher et le plafond), à six destinations transdimensionnelles différentes.
Le voyageur y entre par une porte « ordinaire » située au niveau du sol ; il doit emprunter, pour parvenir à destination, l’un des « sas » situés au centre de chacune des faces de la pièce ; des icônes indiquent vers quelle tranéï chacun de ceux-ci mènent. Et sur le pourtour de chacune des ces parois figurent les icônes des huit destinations desservies par ce miza particulier.
Reconstitution de la paroi permettant de sortir
(icône du centre en bas) de la tranéï de Cétile Baufore
et menant (icône centrale, visible aussi en bas à gauche)
vers une destination qui demeure inconnue
Le voyageur accède au sas qu’il a sélectionné à l’aide d’escaliers à claire voie, puis, après avoir pénétré dans l’interface dimensionnelle, se trouve transféré sans solution de continuité dans la tranéï de destination.
Laïla Sekhat, le miza de Cétile Baufore, 2011
(œuvre réalisée sous l’influence de l’Odradek attrafractaire,
qui servit de base à la reconstitution ci-dessus)
Quatre des 8 issues de ce miza ont été identifiées :
1° — La tranéï de Cétile Baufore elle-même, que l’on voit au milieu et en bas de l’image ; cette icône particulière marque l’emplacement de la porte ordinaire permettant d’accéder à l’île d’Ascédiffe, et inversement.
2° — En haut et à gauche, la tranéï de Ravalaire Hispansoire, dans l’île de Pitritoure.
Ravalaire Hispansoire abrita, sous l’égide de Sazénèle avaïné, un groupe d’étude qui se proposait de tirer au clair ce qui s’était réellement passé lors des visites psychiques qu’Élise-Catherine Müller (alias Hélène Smith, alias Liselaine/Élisaine pour les Espéniens) rendit à Énantia il y a de cela plus d’un siècle selon la chronologie terrestre, et qui, dans la chronologie énantienne à laquelle nous semblons être être raccordés de multiples façons, n’ont pas encore eu lieu[3].
L’identification de la tranéï de Ravalaire Hispansoire nous a été rendue possible grâce à une série de tableaux réalisés par Laïla Sekhat :
Laïla Sekhat, Ravalaire Hispansoire, 2009
(peinture réalisée sous l’influence de l’Odradek attrafractaire)
3° — À gauche et au milieu, la « tranéï » de Tuol Sleng.
Pour autant que nous puissions le savoir, il ne s’agit pas d’une tranéï construite sur le modèle de celle de Cétile Baufore, mais à la manière de Hanging Rock, d’un lieu de passage privilégié entre les mondes (au moins pour S-21, qui y transita par deux fois).
x
4° – En haut et au milieu, la tranéï de Jøssingfjorden, avec laquelle celle de Cétile Baufore forme un couple de destinations complémentaires :
La tranéï du Jøssingfjord dans Cétile Baufore
L’identification de cette « tranéï » de Jøssingfjorden (on ne l’a pas encore observée sur place), ainsi que celle de Tuol Sleng, a été rendue possible grâce à une série de « Portulans » réalisés par S-21. Ces peintures représentent une planisphère de l’Eurasie avec, sur une diagonale allant de la Norvège à l’océan Pacifique sud, les trois indications topographiques : « Jøssingfjord », « Tuol Sleng », « Espénié », accompagnées de vignettes qui correspondent exactement aux icônes figurant sur les parois de Cétile Baufore (destination appelée : « Espénié ») :
S-21 : E8 a (M) / E8 b-2, E8 b-3 et b-4 – Portulan
Légende : zi tranéï – « le passage »
Il semble ainsi que l’archipel d’Espénié a été ou sera régulièrement relié à la Norvège par l’intermédiaire du miza de Cétile Baufore[4]. Il est vrai que, lorsque nous nous sommes rendus sur place en 2010, nous n’avons trouvé aucune construction se rapprochant de près ou de loin de celle dont nous pouvions observer la façade sur les Portulans de S-21[5].
Il se peut cependant que cette tranéï ait existé dans le passé (nous n’en avons cependant retrouvé ni mention ni trace) ou existera dans l’avenir. Faute de la moindre preuve factuelle dans un sens ou dans l’autre, il est à la limite possible d’imaginer qu’il s’agit d’une sorte de métaphore ou, comme le dit le manuscrit LaraDansil (chapitre 10, n° 70), d’une tranéï immatérielle ; et que cette tranéï, tout comme celle de Hanging Rock, bien que localisée de façon permanente sur les bords du Jøssingfjord, n’a jamais correspondu à un édifice construit de main d’homme[6].
Miza et tesseract, espace quadridimensionnel
et « rotation » au-delà de l’espace-temps
Chacune des huit tranéïξ cubiques qui appartiennent au miza de Cétile Baufore constitue l’une des huit faces tridimensionnelles d’un tesseract spatial[7]. Et ces faces tridimensionnelles sont, dans les quatre dimensions d’espace où le miza déploie son existence, contiguës les unes aux autres ; dans un tel espace, il faut et il suffit, pour passer de l’une à l’autre, de traverser l’une des six surfaces qui limitent une tranéï, et de basculer « à angle droit » (dans la quatrième dimension spatiale) vers l’une des six tranéïξ qui lui sont immédiatement adjacentes.
Une analogie dimensionnelle permettra de mieux comprendre la chose : que se passerait-il si des êtres strictement bidimensionnels se déplaçaient, au sein d’une variété tridimensionnelle d’espace, à la surface d’un cube ?
Un être bidimensionnel utilisant un miza tridimensionnel pénétrerait, par l’un de ses coins, dans un carré (marqué ci-dessus : 1 — Repère) lui offrant quatre destinations (quatre passages — quatre tranéïξ) situées au centre de chacun de ses côtés. Il pourrait par conséquent emprunter l’une ou l’autre des tranéïξ situées « devant lui », « derrière lui », « à sa droite » ou « à sa gauche ».
A l’instant même où il franchira le seuil qu’il aura choisi, il subira une rotation orthogonale (vers ce qui à nos yeux serait le « haut » ou le « bas », car il ne pourra se diriger selon aucune des orientations « devant/derrière » ou « à droite/à gauche » qui lui sont familières…), ce dont il ne pourra se rendre compte, insensible qu’il est à la troisième dimension (« haut/bas ») de notre espace.
Et il se retrouvera sans transition sur une autre face du cube, adjacente à la précédente dans l’espace tridimensionnel, bien que très éloignée de la précédente en termes de l’espace bidimensionnel et du temps unidimensionnel où se situe la totalité de son expérience. En effet son espace bidimensionnel étant entièrement différent de notre espace tridimensionnel, son espace-temps tridimensionnel sera de même entièrement différent de notre espace-temps quadridimensionnel einsteinien, et deux lieux pour lui très distants pourront correspondre, selon les particularités métriques de nos deux espaces-temps, à des lieux pour nous très proches en sorte que ce qui serait dans son espace-temps mesuré par un ds2 (déplacement spatio-temporel) énorme peut devenir un ds2 nul dans le nôtre.
Cela signifie que les mizaξ ne mettent pas en relation directe des destinations situées dans le même espace-temps quadridimensionnel, mais dans des espaces-temps quadridimensionnels entièrement séparés l’un de l’autre, parce qu’énantiomorphes l’un par rapport à l’autre. La translocation se fait donc grâce à un double passage : dans un « premier temps », de l’espace-temps quadridimensionnel dans lequel se trouve par exemple la terre vers un pur espace quadridimensionnel (ou peut-être, comment le saurais-je, un espace-temps pentadimensionnel) ; et dans un « second temps », de ce pur espace quadridmensionnel vers l’espace-temps énantiomorphe du nôtre, et où se trouve, entre autres, la planète Énantia.
Il est donc faux de dire que deux tranéïξ, bien que très éloignées l’une de l’autre dans le même espace tridimensionnel, peuvent être amenées à coïncider dans un espace quadridimensionnel. Il faut pour cela que les deux tranéïξ appartiennent à des espaces tridimensionnels différents, deux espaces qui normalement ne sont ni « proches » ni « éloignés » l’un de l’autre : leurs systèmes de coordonnées sont, en ce qui concerne la causalité physique et matérielle usuelle, totalement disjoints. Ces deux espaces se comportent en effet l’un à l’égard de l’autre comme s’ils étaient séparés par la surface d’un miroir ; et de même que, dans notre espace-temps, une main droite et une main gauche ne peuvent se superposer, de même un être matériel et son reflet dans un miroir (dans le cas bien entendu où ce reflet serait aussi « réel » que l’original) ne pourraient coïncider dans aucun des deux espaces-temps (dans aucun des deux univers) qui se feraient ainsi en quelque sorte face[8].
Et ce que j’ai précédemment décrit comme étant une « rotation » dans la quatrième dimension de l’espace aurait pu être qualifié (de façon plus métaphorique il est vrai) de « traversée du miroir », ou (de façon plus appropriée) « d’inversion de la parité spatiale tridimensionnelle ».
Ainsi, les êtres humains qui empruntent un miza sont des êtres tridimensionnels se déplaçant à la périphérie d’un cube quadridimensionnel (d’un tesseract). Chaque fois qu’un de ces voyageurs pénètre dans l’une des ouvertures situées « à la base » d’une des six faces de la pièce cubique (de la tranéï) qui lui sert de point de départ, il s’insère, sans qu’il ait aucun moyen de le percevoir, à la périphérie d’un espace quadridimensionnel ; et lorsqu’il traverse l’une des six parois de cette tranéï cubique, il subit une rotation orthogonale dans une quatrième dimension de l’espace, rotation qu’il ne ressent pas plus que les êtres bidimensionnels fictifs de tout à l’heure ; et il se retrouve dans une autre pièce cubique, adjacente à la précédente dans l’espace quadridimensionnel, mais très éloignée d’elle dans l’espace simplement tridimensionnel où se déroule son existence. Cette coïncidence/séparation spatiale des tranéïξ s’explique par le fait que les deux espaces-temps énantiomorphes où se situent les points de départ et d’arrivée immédiats du voyageur,
— dans un référentiel spatial tridimensionnel, se juxtaposent sans entrer en contact l’un avec l’autre (dans le cas contraire, ils formeraient un seul et unique espace tridimensionnel ordinaire)
— dans un système spatial quadridimensionnel, coexistent au sein d’un pluricosmos qui, considéré dans sa totalité, serait au moins pentadimensionnel (avec quatre dimensions d’espace et une dimension de temps), en sorte que, dans un système de causalité pentadimensionnel, il est possible d’établir des voies d’interaction « instantanées » d’un espace-temps tridimensionnel à l’autre, à condition que le point de départ et le point d’arrivée soient situés dans des espaces tridmensionnels de chiralité contraire.
Et il faudra, pour passer d’une « face » (d’une tranéï cubique) d’un miza quadridimensionnel adapté à l’espace tridimensionnel, à une autre face, contiguë à la première, franchir une frontière bidimensionnelle[9] constituée par la face d’un des cubes formant l’enveloppe du tesseract, ce qui, pour le voyageur, équivaut à emprunter un « terrier », un « tunnel » mettant en communication deux point qui ne sont naturellement ni proches ni distants de deux espaces tridimensionnels énantiomorphes l’un par rapport à l’autre.
« Plan tridimensionnel » (en perspective cavalière) d’une tranéi quadridimensionnelle
[à gauche], et plan bidimensionnel d’une « tranéï » bidimensionnelle [à droite],
avec, en deux ou trois couleurs différentes, les couples de destinations opposées
x
Chaque tranéï cubique se trouve ainsi directement reliée à six autres tranéïξ, qui toutes appartiennent au même miza, la huitième et dernière destination correspondant à la face opposée de l’hypercube.
La tranéï de Cétile Baufore est ainsi opposée, si l’on en croit les repères fournis par les icônes de ses faces, à celle du Jøssingfjord ; pour cette raison Rajendré, ne pouvant se transférer directement d’Énantia en Norvège, a dû passer par l’intermédiaire d’une des trois autres destinations terrestres qui lui étaient immédiatement accessibles, comme par exemple la tranéï de Tuol Sleng.
Si nous savons d’autre part où se trouvent quatre des huit tranéïξ de ce miza :
— Cétile Beaufore et Jøssingfjorden, un couple d’opposés, dont la première se trouve en Énantia et la seconde sur Terre,
— Ravalaire Hispansoire, située en Énantia,
— Tuol Sleng, située sur Terre,
nous ignorons en revanche où mènent les quatre autres tranéïξ.
Il est aisé de définir en revanche quels y sont quatre couples de destinations opposées :
Cétile Baufore en Espénié — Jøssingfjord en Europe
Ravalaire Hispansoire en Espénié – Une destination « terrestre » inconnue
Une destination « énantienne » inconnue — Tuol Sleng en Asie du sud-est
Deux destinations inconnues, l’une sans doute située sur Terre, l’autre en Énantia
Le fait que, dans chaque tranéï, six destinations soient accessibles signifie qu’un voyageur peut avoir l’impression subjective de passer sans arrêt intermédiaire d’une destination terrestre à une destination terrestre ou, comme ce serait le cas ici, d’une destination énantienne à une autre destination énantienne. Cela contredirait, si c’était effectivement le cas, tout ce que je viens d’affirmer ; Nael di Faella a cependant montré que les dispositifs matériels entrant dans la composition d’un miza permettent d’enchaîner directement plusieurs sauts d’un espace-temps à l’autre. On a ainsi les quatre possibilités, que nous pouvons dûment répertorier :
À partir d’une tranéï terrestre :
— De Jøssingfjord à Ravalaire Hispansoire.
— De Jøssingfjord à Ravalaire Hispansoire, puis sans transition de Ravalaire Hispansoire à Tuol Sleng.
À partir d’une tranéï énantienne :
— De Ravalaire Hispansoire vers Jøssingfjord.
— De Ravalaire Hispansoire vers Jøssingfjord, puis sans transition de Jøssingfjord à Cétile Baufore.
Il est clair que la structure géométrique d’un cube tridimensionnel interdit qu’on accède facilement, à partir d’une tranéï, à plus de 6 destinations différentes. La raison pour laquelle il est impossible de rejoindre, en un seul saut complexe effectué en continu, la destination opposée du point de départ n’est pas clairement établie. Il n’en reste pas moins qu’il est parfaitement possible d’effectuer, si on le désire, un tel voyage : partant de Jøssingfjorden par exemple, il est possible de se rendre dans la tranéï de Ravalaire Hispansoire puis, sans quitter cette tranéï, d’effectuer un saut jusqu’à celle de Tuol Sleng, d’où l’on se rendra à Cétile Baufore, la destination contraire de Jøssingfjorden…
Nikaïnaξ et avaïnaξ
Il faut se garder de croire qu’une tranéï se comporte comme une station de correspondance dans un réseau de métro automatisé. Un métro est un dispositif purement matériel, et les voyageurs s’y insèrent à la manière de colis ; un miza n’est en revanche nullement inclus dans un système de causalité spatio-temporelle unique, puisqu’il met en correspondence, non deux points distants du même espace-temps, mais deux points appartenant à deux espaces-temps distincts, énantiomorphes l’un par rapport à l’autre et que ne relie aucun système de causalité matérielle. Il ne saurait par conséquent fonctionner d’une manière purement mécanique, et seuls peuvent l’emprunter des êtres pensants : la destination du voyageur ne se trouvant reliée à son point de départ par aucune causalité physique, le dispositif matériel d’un miza n’assure par lui même aucun transfert.
Il s’agit bien plutôt d’une aide, ou si l’on veut, d’une béquille mentale destinée à faciliter le transit du voyageur, — dans le seul esprit duquel réside le principe et le moteur de sa translocation. Nous ne savons pas précisément comment l’esprit de l’homme parvient à ce résultat, car il s’agit d’une faculté si profondément enracinée en lui que l’essentiel de son activité demeure inconsciente. La faculté représentative et délibérative du moi, en tant qu’effet d’un momentum psychique fondamental, constitue cependant l’avers conscient de cette faculté, dont le revers, définitivement inconscient, nous demeure inaccessible. Ainsi l’apport de l’esprit conscient, qui est la partie émergée de l’iceberg, nécessite que l’aspirant voyageur se donne une représentation au moins intentionnelle (ou, si l’on préfère, intensive) de sa destination, et qu’il se trouve ainsi, par sa concentration, plongé dans un état proche de l’hypnose, ou de la transe, ce qu’on appellerait aujourd’hui « un état modifié de la conscience ».
Laïla Sekhat, le miza de Cétile Baufore V-4, 2011
(œuvre réalisée sous l’influence de l’Odradek attrafractaire)
Le plus souvent, cet état est atteint pour la première fois, comme dans le cas de S-21, lors d’une expérience d’angoisse, de dégoût, ou de jubilation extrêmes, qui projette la personnalité psychique entière « comme hors d’elle-même » ; et si la personne se trouve à cet instant saisie d’un intense désir d’échapper à son environnement au profit d’un lieu plus libre ou plus sûr — dont elle a entendu parler ou qu’elle a rencontré dans ses « rêves prémonitoires » — elle peut se trouver soudain projetée (en corps et en esprit, ou en esprit seulement) dans cette étrangère contrée.
Cette faculté de transfert d’un espace-temps à l’autre existe chez tous les hommes, quel que soit leur degré de civilisation et leur intelligence ; la nature semble cependant l’octroyer de manière très inégale. Il faudra cependant qu’elle passe d’un état de simple potentialité à son actualisation concrète. Elle est alors, une fois révélée, susceptible de s’éduquer, et se développe en fonction non seulement de l’intensité du désir ou du plaisir qu’elle occasionne, mais peut-être et surtout, par la pratique et l’exercice.
Laïla Sekhat, le miza de Cétile Baufore III-2, 2011
(œuvre réalisée sous l’influence de l’Odradek attrafractaire)
De là l’usage que les Espéniens font de leurs mizaξ. La seule « hiérarchie » dont on puisse parler à leur sujet concerne la distinction entre nikaïnéξ/nikaïnaξ d’une part, avaïnéξ/avaïnaξ d’autre part. À la naissance, les Espéniens sont tous des nikaïnéξ/nikaïnaξ (des « petites/petits »), incapables de voyager par leurs propres moyens d’espaces-temps énantiomorphes en espaces-temps énantiomorphes. Pour une petite minorité d’entre eux, cette faculté, quels que soient les efforts déployés, ne parvient jamais au stade de la potentialisation ; pour l’immense majorité, la capacité de s’ouvrir à des paysages et des environnements étranger émergera cependant à la suite d’une mise en condition plus ou moins rigoureuse, plus ou moins poussée, plus ou moins régulière — et parfois sans aucune éducation du tout, jusqu’à ce que se fasse, à l’occasion d’une expérience décisive, souvent dramatique, le déclic qui leur donnera la possibilité de se transférer par leurs seules forces, en corps et en esprit, sur les lieux mêmes dont ils ont appris à se donner la vision.
Cet achèvement est perçu par l’ensemble des Espéniens comme tellement important que le nouveau voyageur indépendant modifie son « nom de nymphe » (associé à l’appellation : nikaïné/nikaïna — « petite/petit ») pour en faire un « nom d’imago parfaite », auquel on associera désormais le titre d’avaïné/avaïna — « ancienne/ancien ». Ainsi, Esenale avaïna, avant de devenir célèbre en tant qu’explorateur de la planète Toèva, s’appelait Esené nikaïna ; et Yashoni nikaïné, lorsqu’elle fût capable de se translater librement d’Énantia à la terre, devint Yashonède avaïné.
Dans un tel contexte, les mizaξ, dont la fonction est de servir de prothèses, ou pour mieux dire de garde-fous pour des néophytes se translatant d’un monde énantiomorphe à l’autre, sont essentiellement utilisés par des jeunes espéniennes et espéniens désireux de parvenir au stade d’avaïnéξ/avaïnaξ. Mais lorsque le pas décisif est franchi, rares sont les voyageurs qui recourent à cette méthode restrictive de transfert : il faut en effet se présenter en chair et en os à une tranéï du miza sollicité ; seul un petit nombre de destinations sont alors accessibles[10] ; il est de plus impératif que ces destinations aient été au préalable découvertes et reconnues par des explorateurs qui tous étaient des avaïnéξ/avaïnaξ, puisqu’ils n’ont pas pour ce faire utilisé de miza.
Laïla Sekhat, le miza de Cétile Baufore II-6, 2011
(œuvre réalisée sous l’influence de l’Odradek attrafractaire)
Le dispositif matériel des tranéïξ constitue une sorte de guide, ou de support facilitant les transferts des apprentis voyageurs d’un monde énantiomorphe à l’autre, tout simplement parce qu’il génère une perturbation de l’espace-temps semblable à une pliure du continuum quadridimensionnel einsteinien au sein d’un continuum au moins pentadimensionnel, en sorte que l’esprit du voyageur s’oriente plus facilement au sein de ces coordonnées globalisées qui éveillent en lui, puis mettent en branle la faculté particulière, jusqu’alors virtuelle, grâce à laquelle les avaïnéξ/avaïnaξ s’évèrent capables de se transférer, en corps et en esprit, avec s’ils le désirent l’ensemble de leur environnement corporel immédiat, d’un espace-temps à l’autre — ou même, pourquoi pas, après une double inversion de la polarité spatiale, d’un point d’un espace-temps donné à un point distant de ce même espace-temps.
Cétile Baufore : une tranéï espénienne
dans son environnement architectural
La tranéï de Cétile Baufore fait partie d’un bâtiment de taille relativement importante, sans doute parce que son gardien était à cette époque le responsable du miza tout entier. Sous l’impulsion d’Esenale avaïna, Cétile Baufore était de plus une bibliothèque, doublée d’un dépôt d’archives et d’une sorte de musée.
Au rez-de-chaussée, se trouvent, outre la tranéï proprement dite, une partie du domaine propre du gardien, avec cuisine, buanderie et « cabine de commandes » du miza, ainsi que des locaux communs, qui comprennent une salle à manger, une salle de travail et une bibliothèque.
Au premier étage, on retrouve la même répartition en deux zones d’activités, avec cette fois, pour la partie réservée au gardien, une chambre et une salle de bains, et pour la partie commune : au-dessus de la tranéï, une salle de réunion informelle ; au-dessus de la salle d’étude, un jardin d’hiver ; et au-dessus de la bibliothèque, une sorte de musée dédié à la planète Toèva. Un second escalier, à côté de la salle de réunion, mène au belvédère qui coiffe l’ensemble.
La tranéï de Cétile Baufore a joué un grand rôle dans les relations que nouèrent ces trois planètes profondément différentes que sont la terre, Énantia, et Toèva[11].
À l’époque qui nous occupe, le gardien du miza de Cétile Baufore était Esénale (ou Esenale) avaïna. En tant que nikaïna, il avait participé au projet Ravalaire Hispansoire, et avait à cette occasion appris l’existence de la « planète Ultra-Mars » d’Hélène Smith, que ses habitants appellent Toèva. Il en fut par la suite l’un des principaux explorateurs puis, étant devenu gardien du miza de Cétile Baufore, transforma le bâtiment dont il avait la charge en une sorte d’institut de recherche spécialisé dans l’étude des différentes cultures toèviennes ; et c’est parce qu’il se familiarisa, au cours des ans, avec les langues toéviennes qu’il conçut son propre projet de langue universelle enchâssée. La place n’étant pas suffisante à Cétile Baufore, il développa ce nouveau projet à Minnole Bécarre, dans l’île de Lardinès.
Laïla Sekhat, Minnole Bécarre, 2010
(œuvre réalisée sous l’influence de l’Odradek attrafractaire)
C’est aussi dans la tranéï de Cétile Baufore qu’il découvrit l’Enfant Sans nom, celui-là même qui allait devenir Rajendré nikaïna, puis S-21. Esenale avaïna fréquentait alors, comme le faisaient la plupart des explorateurs-aventuriers libres (les avaïnéξ/avaïnaξ), la bibliothèque d’Ayan Lartæt, qui fait partie d’Aspare Housée en Ascédiffe, et où ils réunissent l’essentiel de la documentation disponible au sujet des planètes découvertes, explorées ou étudiées par les générations successives d’Espéniens. Esenale y avait rencontré Yashoni, une jeune nikaïné désireuse participer à un projet de recherche n’exigeant d’elle aucun déplacement aventureux de planète en planète. Il avait tout d’abord aiguillé l’adolescente vers le projet Juvère Nalcire, où s’élaborait, sous la direction de Ramiade avaïné et d’Eupiale avaïna, tous originellement mêlés au projet Ravalaire Hispansoire, le langage affectif des « Dires de Min », lui-même en rapport, par l’intermédiaire des Rajs, avec les expériences de communication tactile effectuées avec des nourrissons dans la « crèche » de Dibèle Tolcarre.
Laïla Sekhat, Asparre Housée – Ayan Lartæt, 2010
(œuvre réalisée sous l’influence de l’Odradek attrafractaire)
Esenale avaïna eut l’idée de confier l’Enfant Sans-nom, alors muré dans son mutisme, à Yashoni nikaïné, lui demandant de veiller sur lui durant son séjour à Dibèle Tocarre. Le premier mot que prononça, quelques mois plus tard, l’Enfant Sans-nom fut : « Rajendradevi ». Yashoni crut qu’il s’agissait du nom de l’enfant, en sorte que le futur S-21 fut connu en Espénié en tant que Rajendré nikaïna ; en réalité, ce vocable visait, non l’enfant lui-même, mais Yashoni.
Nous savons en effet, grâce au Cahier khmer, retrouvé après sa mort dans les affaires personnelles de S-21, que le jeune prisonnier, dans son système de fantasmes d’angoisse liés à l’horreur de Tuol Sleng, avait donné à sa mère le nom de : « Jayarajadevi » (« La déesse du Roi de la Victoire »).
S-21, le Cahier khmer, page 2-2
Or le grand roi Jayavarman VII, qui régna sur Angkor de 1180 à 1218, épousa successivement trois sœurs : Jayarajadevi, Rajandradevi et Indradevi. Ainsi l’Enfant Sans-nom, lorsqu’il appela Yashoni nikaïné : « Rajandradevi », faisait, dans son système de filiation fantasmatique, de Yashoni sa tante maternelle. De là une des dimensions du conflit qui l’opposa dix ans plus tard à Yashoni, après qu’ils furent devenus amants lors de la « cérémonie cosmopolite » à laquelle ils prirent part en Effinole Bafour, et où il furent « chevauchés » par , un « dieu » et une « déesse cuirassée »[12].
S-21, le premier Cahier khmer, page 12-2
De là la fuite de Rajendré qui, empruntant une fois de plus la tranéï de Cétile Baufore, retourna sur Terre, où il prit quelques années plus tard le pseudonyme (le blaze) de S-21[13].
De là enfin la fulgurante carrière de Yashoni nikaïné : après être devenue Yashonède avaïné en Espénié, elle partit à la recherche de Rajendré/S-21, passant le reste de sa vie sur Terre, où elle devint célèbre sous le nom de Dénoshay Énaïva[14].
[1]. On ne sait pas si, faisant partie du même miza, ces deux tranéïξ communiquaient l’une avec l’autre.
[2]. Voir à ce sujet : Harald Langstrøm, Onze pièces de cuivre, Bulletin de la Société des Amis d’Andenverdensmuseet, n°15 – mai 2018, Aventures en Espénié (5) : Cétile Baufore ou le secret du miza.
[3]. Le fait que les habitants d’Espénié voient dans le livre de Théodore Flournoy un témoignage décrivant des bribes de leur propre futur ne manque pas d’un certain piquant. Il est vrai qu’ils auraient pu se dédommager de notre avantage chronologique relatif par l’observation directe des séances médiumniques d’Hélène Smith : — car j’ai tout lieu de penser qu’ils ont ouvert une tranéï débouchant sur les bords du lac de Genève au cours de la dernière décennie du XIXème siècle ou les premières années du XXeme siècle. Pour de plus amples informations à ce sujet, voir ci-dessus : *Le fantôme de la visiteuse*.
[4]. Il est frappant de remarquer que, dans ces Portulans réalisés durant la première décennie du XXI° siècle, S-21 localise l’archipel d’Espénié, non sur Énantia, mais quelque part dans le sud de l’océan Pacifique. Cette localisation est cohérente avec celle de Rem Érion qui, de 2021 à 2026, « stationna » au large de la Nouvelle Zélande. Sur la planète Énantia, qui est son « lieu de résidence » ordinaire, l’archipel d’Espénié se trouve situé au nord de l’immense presqu’île d’Érion, entre Ennarée et Nixue.
[5]. Notre surveillance, qui ne s’est jamais relâchée, demeure jusqu’à ce jour désespérément infructueuse.
[6]. NOTE D’HELENA STANG AJOUTÉE EN 2039. La maison du Jøssingfjord, avec sa tranéï intérieure, existe bien telle que les Portulans de S-21 et les peintures de Laïla Sekhat nous la montraient. Elle a été édifiée par Nael di Faella en 2034-2035, et la tranéï qu’elle abrite est devenue opérationnelle au cours de l’année 2038 ; Nael di Faella s’en est servi pour se rendre, en 2038, sur Rem Érion, et n’en est apparemment pas revenu. Nous n’avons en revanche aucune indication nous permettant d’affirmer que Rajendré nikaïna (alias S-21) y fit son apparition (avant de s’en retourner — par ses seuls moyens ? à Tuol Sleng ? — à une date elle aussi antérieure de notre histoire, puisque située en 1989-1990).
[7]. De même que le cube est un « hypercarré » situé dans un espace tridimensionnel, un tesseract est un hypercube situé dans un espace quadridimensionnel.
[8]. Rappelons qu’en grec le mot énantia (ἐναντία) signifie en général : « contraire », « opposé », et pas seulement « de chiralité contraire », comme le sous-entend de façon plus restrictive le terme scientifique : « énantiomorphe ».
[9]. Dont la complexité cependant permet de dire qu’elle introduit le voyageur tridimensionnel dans l’espace quadridimensionnel où elle se trouve plongée.
[10]. Il est de 6 dans un miza cubique, mais il existe, pour autant que nous le sachions, d’autres architectures possibles. Le nombre de tranéïξ réunies dans un même miza ne dépasse cependant jamais l’ordre des dizaines.
[11]. Énantia et Toèva appartiennent au même cosmos, énantiomorphe par rapport à celui où se trouve la Terre. Si une au moins des destinations non identifiées du miza de Cétile Baufore débouche sur cette petite planète, celle-ci se trouve nécessairement opposée à une tranéï située sur terre (ou sur une planète faisant partie de notre propre cosmos).
[12]. La cause principale de ce conflit demeure cependant les attitudes contradictoires qu’ils adoptèrent au sujet de la langue universellement enchâssée développée à Minnole Bécarre sous l’impulsion d’Esénale avaïna.
[13]. Pour plus de précisions au sujet de cet extraordinaire imbroglio d’événements, voir ci-dessus : Ce qu’il y a, ce qu’il y aura de l’autre côté du miroir.
[14]. Les deux amants furent pour finir (symboliquement ou réellement ?) réunis dans le Tombeau de Rajendravarman, l’ultime chef-d’œuvre de Dénoshay Énaïva, que l’on peut admirer dans Assistens Kierkegård, le cimetière du quartier de Nørrobro, à Copenhague.




































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