MizaTranéï

 

 

 

 

Harald Langstrøm

 

 

 

MizaTranei

Laïla Sekhat, le miza de Cétile Baufore

 

 

 

Un miza (« portail »), qui met en relation un certain nombre de tranéïξ (« passages »), est un nœud de communication permettant de se déplacer d’un espace-temps à son espace-temps énantiomorphe jumeau. À ne considérer que des destinations situées sur ces deux planètes chirales que sont Énantia et la Terre, cela signifie que les tranéïξ appartenant au même miza et se trouvant sur Terre en des lieux et à des époques parfois très éloignés les uns des autres, conduisent à des destinations énantiennes dont les coordonnées spatio-temporelles locales sont parfois elles aussi très distantes. Toutes les tranéïξ d’un même miza demeurent cependant ancrées dans le même lieu aussi longtemps qu’il demeure opérationnel, c’est-à-dire durant des décennies, voire plusieurs siècles parfois.

Pour créer un miza, ou pour qu’une nouvelle tranéï s’intègre à un miza préexistant, il faut qu’un ou plusieurs voyageurs aguerris (ceux qu’on appelle en Espénié les avaïnéξ/avaïnaξ) se rendent au préalable, et sans l’aide d’aucune tranéï, à la destination choisie pour procéder à l’aménagement de la nouvelle « gare d’arrivée », créant avant tout les liens — principalement psychiques et accessoirement matériels — qui établiront une interface permanente entre la nouvelle destination et celles qui existaient auparavant, ce qui nécessite parfois de modifier l’architecture du miza tout entier.

Une fois constitué, un miza maintient entre ses diverses tranéïξ un couplage permanent, ce qui permet de créer, entre les environnements qu’il met ainsi en rapport, des séquences historiques coordonnées.

 

 

MK 21 (1)

 

MK 21 (2)

S-21 – MK 21.
Façade de Folketshuset (la « Maison du Peuple »), à Nørrebro, Copenhague, 2007.
Légende : zé miza — « le portail ».

 

 

 

Les différentes disparitions dont fait état le manuscrit LaraDansil, ainsi que les événements rapportés par Théodore Flournoy dans Des Indes à la Planète Mars, suffisent amplement à montrer qu’il existe, pour se transporter de la Terre vers Énantia, plusieurs modus operandi.

Les Espéniens sont d’ailleurs conscient du fait que si personne n’était capable de se projeter en corps et en esprit, par ses propres moyens et sans l’aide d’aucun dispositif matériel, sur une planète étrangère, il serait de toute façon impossible d’établir le moindre réseau de tranéïξ. Et c’est précisément cette différence de capacités qu’indique le « titre », ou plus exactement le qualificatif que ceux-ci se voit attribuer : vous êtes dans un premier temps un(e) nikaïné/nikaïna — un(e) « petit(e) », un(e) « jeune » —, condamné(e) à passer par les réseaux préexistants de portails ; vous devenez éventuellement par la suite, un(e) avaïné/avaïna — un(e) « ancien(ne) » —, libre de ses déplacements entre les mondes. Ces mêmes Espéniens ne semblent pas en revanche accorder une importance particulière à la faculté, que possèdent certains terriens et la quasi-totalité des Énantiens, de se donner des visions intérieures de lieux réels très éloignés de leur environnement physique ordinaire, et dont ils ne pouvaient avoir aucune connaissance préalable. Il s’agit à leurs yeux d’une composante naturelle (ou pour mieux dire d’une propédeutique) des capacités que développent peu à peu les nikaïnéξ/nikaïnaξ, avant de devenir pour la plupart des avaïnéξ/avaïnaξ : tous les voyageurs sont en effet dans l’obligation de visualiser précisément leur destination avant d’être en mesure de s’y projeter physiquement.

Ainsi, presque tous les nikaïnéξ/nikaïnaξ, ainsi que certains habitants de la terre, disposent de cette faculté de visualisation, sans être pour autant capables de se projeter physiquement sur les lieux qu’ils visitent en esprit et en pensée seulement. Un exemple espénien, caractéristique de cette faculté de métaphore spatio-temporelle sans translation matérielle, nous est fourni par l’aventure, tout d’abord évoquée dans le Cahier énantien de S-21, et développée par la suite dans le récit : Effinole Bafour [1], que Smilla Glemminge-Olsen rédigea en juin 2010 avec l’aide de l’Odradek attrafractaire. On y découvre le drame que Rajendré nikaïna (alias l’Enfant Sans-nom, alias S-21) et Yashoni nikaïné (alias Dénoshay Énaïva) furent contraints de vivre par procuration [2], et qui affecta en réalité deux mystérieux extraterrestres (ou plus exactement deux mystérieux extraénantiens) : Mu-Xo et Og-Nach.

La relation sexuelle et amoureuse qui décida du destin de Rajendré nikaïna et de Yashoni nikaïné eut en effet pour point de départ une étrange « cérémonie cosmopolite », qui se tint à Effinole Bafour, au nord ouest de l’île d’Ascédiffe, en Espénié, quelques années après l’arrivée de l’Enfant Sans-nom dans la tranéï de Cétile Baufore. Au cours de cette cérémonie, qui dura plusieurs semaines et qui n’était pas sans évoquer par certains de ses aspects une cérémonie vaudoue, les participants, tous des jeunes nikaïnéξ/nikaïnaξ, se trouvèrent possédés par les esprit d’habitants d’une planète dont on ne connaît ni le nom ni la localisation [3]. Rajendré, étant chevauché par un certain Mu-Xo, et Yashoni, étant chevauchée par une certaine Og-Nach, devinrent amant et amante à l’instant même où Og-Nach et Mu-Xo s’unirent sexuellement — sans que ni Rajendré ni Yashoni fussent en mesure de préciser si cet événement avait pour cause le désir passionné des « dieux » qui les possédaient, ou pour mobile caché leur propre attirance l’un pour l’autre.

 

 

 

Laila Sekhat - Le monde des deesses cuirassees

Laïla Sekhat : Effinole Bafour

 

 

 

S’il est possible de se transporter physiquement d’un univers à l’autre sans l’aide d’aucun dispositif matériel particulier, il est plus facile d’effectuer cette migration en rêve seulement, ou en état de transe. Dans ce domaine, Hélène Smith constitue un exemple intermédiaire entre Irma Waybourne, qui se contentait de visualiser dans ses rêves nocturnes les enseignements de Ninggalobin, ngurungaeta (ancien) du clan Marin-balluk de la tribu des Wurundjeri [4], et Rajendré/Yashoni, littéralement possédés par les énigmatiques et terribles Mu-Xo et Og-Nach, habitants de la lointaine (et hypothétique) planète des déesses cuirassées.

Et quand bien même on ne s’intéresserait qu’aux disparitions liées à l’histoire que nous rapporte par le manuscrit LaraDansil, trois catégories de voyageurs apparaîtront là aussi clairement.

Il y a tout d’abord ceux et celles qui voyagent en rêve ou en état d’hypnose, comme Irma Waybourne, après que celle-ci eut rompu avec sa famille et quitté Martingale Manor en 1947 ; s’il étaient seuls en cause, on pourrait bien entendu, comme le fait Théodore Flournoy, mettre en doute la réalité objective de leurs visions, — en particulier les « vies antérieures » d’Hélène Smith (qui fut selon ses dires une certaine Simandini, princesse hindoue vivant au Malabar au début du XVème siècle, et Marie Antoinette, la reine de France guillotinée en 1793). Et je serais de mon côté tenté de faire de même en ce qui concerne les « vies parallèles » que menèrent, par-delà les gouffres de l’espace et du temps, Irma Waybourne et Ève de Poitiers, alias les Esprits Tutélaires Eingana et Anjea.

Il y a ensuite ceux et celles qui empruntent, pour se rendre sur Énantia, une tranéï matérielle, comme Jenaveve McCraw, puis Miranda et Marion Waybourne, disparues à quarante ans de distance dans la tranéï de Hanging Rock. C’est à ce type de translocation qu’ont recours les nikaïnéξ/nikaïnaξ d’Espénié [5].

Il y a enfin ceux et celles qui se transfèrent en corps et en esprit, sans l’aide d’aucun dispositif matériel, d’une planète à l’autre, comme le fit Michael Fitzhubert le jour où il disparut des hauteurs du Kokoda Trail en 1942, — avant de réapparaître en 1944, de manière encore plus mystérieuse, sur l’îlot Starbuck en plein cœur de l’océan Pacifique, puis de s’échapper, définitivement cette fois, de l’hôpital Glendale d’Adelaïde en 1950. Et il en va de même pour S-21 enfant, qui eut instinctivement recours à ce moyen radical d’échapper à la folie meurtrière des Khmers rouges [6], et pour Mélinde B. (Marguerite Focillon), qui enfermée dans une cellule capitonnée de l’hôpital universitaire de Québec, fut retrouvée morte au petit matin du mardi 18 novembre 1941, alors qu’elle avait, en l’espace d’une nuit, physiologiquement vieilli d’une trentaine d’années, alors qu’elle avait quelques mois auparavant adressé à son médecin traitant des messages codés dans lesquels elle annonçait sa ferme intention de se rendre dans un pays lointain, dont elle décrit ainsi l’approche en son esprit :

« Quelques certains sont sensibles à sa proximité, et, lorsqu’ils s’isolent dans la profondeur de leur pensée, perçoivent les mouvements fluctuants du voile qui sépare ici et là-bas, hier et demain. Et lorsque le miroir s’embrase, ceux-là franchissent, dans l’instant qui soudain trébuche, le vide à double face qui est le seuil.
« Cet autre lieu, cet autre temps, s’appelle Énantia ; seuls ceux qui perçoivent son approche dans la toile de leur désir sont capables de s’y rendre. »

Marguerite Focillon, message crypté du 13 janvier 1941.

 

 

 

MK 17 (0)

S-21 – MK 17.
Nørrebro, Copenhague, 2007.
Légende : miza — « portail ».

 

 

 

 

 


[1]. Voir : Onze pièces de cuivre, n° 12 – janvier 2017 : AVENTURES EN ESPÉNIÉ – 4, EFFINOLE BAFOUR, ou la chevauchée fantastique.

[2]. Ou pour dire les choses plus crûment, en état de possession, « chevauchés » qu’ils étaient par ces « dieux cuirassés ».

[3]. Nael di Faella doute que cette planète existe même dans l’un ou l’autre des deux espaces-temps jumeaux où se trouvent la Terre et Énantia ; il pense que « la planète des déesses cuirassées », que visitèrent alors Rajendré nikaïna et Yashoni nikaïné, se trouve dans un univers n’entretenant aucun rapport, structurel ou métaphorique, avec le nôtre.

[4]. Ninggalobin vécut réellement dans la région de Hanging Rock pendant la première moitié du XIXème siècle

[5]. Helène Smith a semble-t-il assisté à l’une de ces translation (qui impliquait deux adultes et un enfant), sans d’ailleurs rien comprendre à ce dont elle était témoin.

[6]. À la différence des cas de Michael Fitzhubert et de Marguerite Focillon, il n’existe malheureusement aucune donnée circonstanciée de la manière dont s’est opéré le transfert du jeune détenu de Tuol Sleng (« S-21 ») vers la tranéï de Cétile Baufore en Espénié.