L’Odradek attrafractaire

 

 

 

L'Odradek attrafractaire 1

Laïla Sekhat : l’Odradek attrafractaire

 

 

 

Harald Langstrøm

Naturellement, personne ne se livrerait à de telles études
s’il n’y avait pas réellement un être qui s’appelle Odradek.

 Franz Kafka, Le souci du père de famille

 

 

En 1991, Dénoshay Énaïva, alors une parfaite inconnue, prit contact avec la galerie Technart de Tel-Aviv, et lui proposa d’exposer un mystérieux objet, l’Odradek attrafractaire. Il s’agissait de la première manifestation créatrice de cette artiste, dont il se révéla par la suite qu’il était impossible de retrouver avant cette date la moindre trace de son existence sur terre. Il y a aujourd’hui  tout lieu de penser  que Dénoshay Énaïva est originaire d’Espénié, sur la planète Énantia où elle rencontra S-21 alors qu’elle s’appelait Yashoni nikaïné. On ne sait à quelle époque exactement elle vint s’installer sur terre ; il est en revanche certain qu’elle construisit, dans le quartier de Nørrebro à Copenhague, le Tombeau de Rajendravarman, sa onzième et dernière installation, dans laquelle elle disparut en 2012.

 

 

Le tombeau de Rajendravarman 1

Le tombeau de Rajendravarman, aspect extérieur

 

Le tombeau de Rajendravarman, tour centrale interieure

Le tombeau de Rajendravarman, tour centrale du sanctuaire intérieur

 

 

Le propriétaire de la galerie Technart assista à une démonstration de l’Odradek attrafractaire, qui se révéla plus que concluante ; la présentation publique de l’artefact eut lieu le 12 février 1991. Devant un parterre de journalistes, Vera Shoshani, l’agent artistique de Dénoshay Énaïva, installa tout d’abord deux camera destinées à immortaliser l’événement, pendant que le public examinait les éléments désassemblés de la future installation : un socle muni d’une encoche dans laquelle l’Odradek viendrait s’insérer, ainsi que six règles de section carrée d’une quarantaine de centimètres de long. (Les participants furent par la suite incapables d’indiquer de quel matériau ces pièces étaient constituées ; tout ce qu’ils purent dire est que celles-ci, à chacune de leurs extrémités taillées en biais, montraient des points de connexion complexes, et que deux d’entre elles différaient des quatre autres par une de leurs deux interfaces[1].

Dénoshay Énaïva assembla tout d’abord trois de ces éléments pour former grâce à eux un triangle équilatéral parfaitement régulier ; elle assembla ensuite les trois éléments restants (dont les deux éléments destinés à entrer en contact avec le socle) et obtint un second triangle équilatéral doté d’un sommet légèrement tronqué, qu’elle fixa sur la base de son installation, après qu’elle eut longuement montré qu’aucune connexion, électrique ou autre, n’existait entre celle-ci et son environnement extérieur[2]. Saisissant enfin le triangle qu’elle avait assemblé en premier lieu, elle appliqua celui-ci sur le précédent, en un geste qu’il n’a jamais été possible de reconstituer précisément ; aussitôt, une sorte de champ sphérique enveloppa l’objet de sa bulle frémissante : l’Odradek attrafractaire s’était soudain transformé en un « double tripoutre impossible ». Un motif lumineux centripète, doté d’une symétrie circulaire d’ordre sept, se mit alors à pulser lentement, tandis qu’une étrange et lancinante mélodie, d’abord très douce, puis plus soutenue, accompagnait les variations de ses motifs lumineux.

Dénoshay Énaïva démonta son installation le 23 novembre de cette même année. Et bien que ces deux opérations aient été filmées en vidéo sous plusieurs angles, nul n’a jamais pu comprendre comment elle avait procédé. Tout ce que l’on peut dire à ce sujet est que ses gestes furent exactement identiques bien qu’effectués dans un ordre rigoureusement inverse, les deux séries de vidéos semblant n’en constituer qu’une seule, comme pour ces anciens films où un acteur semble d’abord peler et manger une banane, puis recracher et reconstituer le même fruit[3].

 

 

Odradek attrafractaire 3

 

 

L’Odradek attrafractaire est un objet hors du commun, en ceci tout d’abord qu’il se trouve enfermé dans une sphère d’espace matériellement impénétrable, et qu’on observe sa structure impossible inchangée selon toutes les orientations visuelles. Son examen, il est vrai, n’est pas aisé : l’Odradek absorbe et réfléchit la lumière de manière assez inhabituelle, et son apparence est en permanence légèrement brouillée, en sorte que l’observateur a l’impression que l’objet se trouve enveloppé d’une sorte d’« aura mystique », de « bouclier protecteur » exotique.

Mais si l’apparence de l’Odradek attrafractaire avait été le résultat d’une simple illusion d’optique, son apparence de double tripoutre impossible n’aurait été perceptible que sous une seule orientation particulière, le même objet vu sur la tranche ayant un aspect tout différent, celui-ci par exemple :

 

 

Ordradek fictif vu par la tranche

 

 

Or en ce qui le concerne, toutes les perspectives sont équivalentes : l’Odradek attrafractaire se comporte comme s’il avait une face et pas de tranche, comme s’il était, simultanément et indissociablement, un sceau de David et un être tridimensionnel sphérique.

En son centre se trouve d’autre part la source de motifs lumineux continûment variables, dont la symétrie centrale est toujours d’ordre sept. Les modifications du flux lumineux s’accompagnent d’une « musique », dont la ligne mélodique se développe très lentement, et qui au bout d’un temps variable induit chez la plupart des auditeurs un état de transe légère. Chez de nombreux artistes, cet état modifié de conscience correspond à un élan d’inspiration imprévue : le créateur perçoit ou entend en son esprit une œuvre, surgissant comme si celle-ci lui parvenait de l’extérieur de sa conscience, bien qu’il s’en attribue en même temps sans hésiter la paternité : il ne se sent en effet nullement possédé par une quelconque intentionnalité étrangère, qu’il s’agisse de l’Odradek lui-même, ou d’une entité psychique agissant par son truchement ; d’ailleurs, l’œuvre elle-même répond aux préoccupations actuelles, et respecte le style de l’artiste « sous influence », en sorte qu’il est presque impossible à un observateur non prévenu de faire la part entre les œuvres qu’il aura créées « en état de réceptivité », et celles dont il est « l’auteur à part entière ».

 

 

Odradek attrafractaire 6

 

 

Doubles tripoutres impossibles

 

 

Étant un objet plusieurs fois impossible, l’Odradek attrafractaire ne devrait pas exister dans l’espace-temps quadridimensionnel einsteinien de la science contemporaine. Il occupe pourtant bel et bien aujourd’hui une place d’honneur au rez-de-chaussée de Andenverdensmuseet, à Copenhague ; n’importe quel visiteur peut, s’il le désire, l’observer à loisir sous toutes les coutures.

Il n’en reste pas moins qu’il répond, du point de vue de sa constitution, à des principes géométriques et physiques tout à fait en-dehors de ce que la science actuelle semble en mesure d’admettre ou de comprendre. On devrait donc en ce qui la concerne affirmer séreinement que l’Odradek n’existe tout simplement pas dans l’univers. Il s’y trouve pourtant, offert aux investigations de qui voudra se donner la peine, ou sera capable de définir quelles expériences seraient susceptibles d’élucider les mystères qu’il recèle[4].

Mais pour comprendre pleinement en quoi l’Odradek attrafractaire est un objet hors du commun, il convient de distinguer tout d’abord ce dernier d’objets logiquement impossibles mais subjectivement observables sous certaines conditions, en raison d’effets d’optique dont le mécanisme est bien connu des physiciens. Ces illusions perceptives, loin de rendre la géométrie de l’Odradeck attrafractaire plus compréhensible, ne font que projeter une plus vive lumière sur sa radicale étrangeté.

Considérons l’étoile de David imbriquée qui constitue l’essentiel de son être matériel. Celle-ci correspond à ce que l’on appelle une double construction impossible à trois chevrons (ou tripoutres) imbriquées l’une dans l’autre. Il existe plusieurs méthodes pour réaliser concrètement de tels tripoutres. En voici les deux principales.

a) Assemblons bout à bout trois poutres (ou chevrons) rigides, orientées selon les trois dimensions de l’espace euclidien. L’objet matériel ainsi obtenu a une structure ouverte n’ayant nullement, en règle générale, l’apparence d’un triangle. Orientées selon un, et un seul point de vue privilégié, les deux extrémités disjointes se superposent cependant, et le tripoutre ouvert prend l’apparence d’un triangle impossible.

 

 

Tripoutre impossible 1

 

Tripoutre impossible 2

Bruno Ernst, photos d’une construction impossible à trois barres, 1985

 

 

Le même objet, promu à l’enviable statut de monument public (sa hauteur est de 13,50 mètres), a été érigé en 1999 au centre de Claisebrook Square, dans le quartier d’East Perth, en Australie occidentale. Considéré de presque tous les points de vue, ce tripoutre apparaît comme privé de toute signification particulière :

 

 

Perth Impossible Triangle

Tripoutre impossible, monument érigé par Brian McKay et Ahmad Abas à Claisebrook Square, East Perth, Australie, en 1999

 

 

Sous une certaine perspective cependant, les deux extrémités semblent se rejoindre puis se souder, et l’on s’imagine alors se trouver en présence d’un impossible triangle équilatéral.

b) Il est possible d’obtenir un tripoutre impossible de même apparence en construisant une structure matérielle fermée dont les chevrons ne sont pas rectilignes.

Les deux figures ci-dessous montent un tel objet. Comme dans le cas précédent, toutes les perspectives sauf une font apparaître un objet tridimensionnel tarabiscoté. Un unique point de vue permet de « rectifier » la forme des chevrons, en sorte que l’objet semble idéalement se transformer en triangle équilatéral impossible.

 

 

Penrose Triangle 1 Wood      Penrose Triangle 2 Wood

Triangle impossible fabriqué par Elber Gershon, membre de la Computer Science faculty du Technion Institute (Israel Institute of Technology), Haïfa, Israel.
Images anciennement disponibles sur le site : //www.cs.technion.ac.il/~gershon/[5]

 

Une « Étoile de David impossible » est formée de deux tels tripoutres imbriqués, avec l’objet tridimensionnel :

 

Tripoutre impossible double

 

Là aussi, une seule et unique orientation privilégiée permet de « rectifier » l’apparence des segments matériels dont est composée l’« étoile impossible ». Observé à partir de toutes les autres directions, l’objet nous révèle sa nature : il s’agit, géométriquement parlant, d’une torsade formée de deux brins entrelacés (qui sont des rubans de Möbius tridimensionnels), ces brins ne possédant aucune des propriétés géométriques caractérisant les triangles équilatéraux.

Le mystère de l’Odradeck demeure donc entier : son étoile est un « objet visuel impossible » quelle que soit la direction sous laquelle on l’observe : celle-ci semble tourner sur elle-même lorsque le visiteur en fait le tour. Et si plusieurs personnes observent simultanément l’Odradeck à partir de points de vue différents, celui-ci leur présente exactement la même apparence, en sorte qu’il est impossible de voir ce que pourrait être l’Odradek attrafractaire considéré d’un point de vue autre que celui sous lequel il se manifeste exclusivement. Et toute investigation physique se trouve de surcroît exclue : l’« aura » qui l’enveloppe et en diffuse légèrement le rayonnement protège le matériau dont il est composé de toute expérimentation intrusive, et de toute investigation active.

 

 

Odradek attrafractaire 5

 

 

Origine et sens (hypothétique) du mot « Odradek »

 

 

Le mot « Odradek » a été créé par Franz Kafka, dans sa nouvelle intitulée : Le souci du père de famille, écrite en avril 1917.

 

 

Le souci du père de famille

 

 

« Les uns disent que le mot Odradek est d’origine slave et ils cherchent à établir, partant de là, comment le mot est formé. D’autres estiment qu’il est d’origine allemande, le slave l’ayant seulement influencé. Mais l’incertitude de ces deux interprétations pousse à conclure sans doute à bon droit qu’aucune n’est pertinente, d’autant que ni l’une ni l’autre ne permet de trouver un sens à ce mot.

« Naturellement, personne ne se livrerait à de telles études s’il n’y avait pas réellement un être qui s’appelle Odradek. A première vue, il ressemble à une bobine de fil plate en forme d’étoile, et d’ailleurs il semble effectivement garni de fil ; on dirait en vérité que ce sont de vieux bouts de fil déchirés noués ensemble, mais aussi emmêlés, de toutes sortes et de toutes les couleurs. Mais ce n’est pas qu’une bobine : l’étoile est traversée en son centre par une petite tige, qui en porte encore une seconde à angle droit. Sur cette seconde tige d’un côté et sur une des branches de l’étoile de l’autre, l’ensemble peut tenir debout comme sur deux pattes.

« On pourrait être tenté de croire que cet objet a eu jadis une forme utile à quelque chose, et qu’à présent il serait tout simplement cassé. Mais il ne semble pas que ce soit le cas ; nulle part on ne voit de protubérance ni de cassure qui puisse être une indication dans ce sens ; l’ensemble paraît certes dénué de signification, mais à sa manière il est complet. On ne saurait d’ailleurs en dire davantage, étant donné qu’Odradek est extraordinairement mobile et ne se laisse pas attraper.

« Il se tient tour à tour au grenier, dans la cage d’escalier, dans les corridors, dans le vestibule. Parfois on reste des mois sans le voir ; c’est qu’il a sans doute pris ses quartiers dans d’autres maisons ; mais il finit immanquablement par revenir dans la nôtre. Quelquefois, lorsqu’on passe la porte et qu’il est justement appuyé contre le bas de la rampe d’escalier, on a envie de lui adresser la parole. On ne lui pose naturellement pas des questions difficiles, on le traite au contraire  — sa taille minuscule, déjà, y invite — comme un enfant. « Comment t’appelles-tu donc ? » lui demande-t-on. « Odradek », dit-il. « Et où habites-tu ? » — « Sans domicile fixe », dit-il, et il rit ; mais c’est seulement un rire comme on peut en produire lorsqu’on n’a pas de poumons. On croirait entendre à peu près un bruissement de feuilles mortes. Cela marque généralement la fin de la conversation. Du reste, même ces réponses, on ne les obtient pas toujours ; souvent il reste longtemps muet, comme le bois dont il semble être fait.

« Je me demande en vain ce qu’il adviendra de lui. Est-ce qu’il peut mourir ? Tout ce qui meurt a auparavant une sorte de but, une sorte d’activité, et c’est cela qui a fini par l’user ; ce n’est pas vrai pour Odradek. Faut-il donc penser qu’un jour, traînant après lui ses bouts de fil, il dégringolera encore l’escalier sous les pieds de mes enfants et petits-enfants ? Il ne fait de mal à personne, apparemment ; mais l’idée qu’en plus il doive encore me survivre m’est presque douloureuse. »

Franz Kafka

 

L’Odradek de Kafka fait référence au peuple juif tel qu’il était à l’époque de la diaspora, réduit à l’humble état du « sans domicile fixe », vivant le plus souvent dans la pauvreté. Or l’Étoile de David qui le symbolise est ici assimilée à une « bobine de fil plate en forme d’étoile » garnie de « vieux bouts de fil déchirés noués ensemble, mais aussi emmêlés, de toutes sortes et de toutes les couleurs ».

Ces bouts de fils sont des tsitsit, des aide-mémoire. Le Alchei’h haKadoch dit à ce sujet : « Cette mitsva [prescription] est à l’image de ce que les gens ont l’habitude de faire lorsqu’ils attachent un bout de fil à leur doigt pour se souvenir d’une chose qu’ils souhaitent réaliser. Imaginons qu’un homme attache à son doigt un fil de manière anodine et non pas pour se souvenir de quoi que ce soit… Or le même jour, il a ensuite besoin de se rappeler une tâche qu’il lui faut accomplir, mais finalement il l’oublie. Frustré, cet homme s’étonne : “Comment ai-je pu oublier cette chose ? Ce fil que l’on attache au doigt ne me sert donc à rien, car il ne m’a été d’aucune utilité !” À cet homme, on pourrait rétorquer avec sagesse : “Pourquoi te plains-tu que le fil ne t’ait été d’aucune aide puisque toi-même, tu ne l’as pas attaché à ton doigt dans l’intention qu’il te rappelle quoi que ce soit ? Comment voulais-tu donc qu’il t’aide à te souvenir ?”… ».

 

 

Odradek III      Odradek IV

Randi Marte Stenhuus, Odradek III et IV
Œuvres réalisées 2009 sous l’influence de l’Odradek attrafractaire

 

 

Franz Kafka nous assure d’autre part que le mot Odradek n’est ni d’origine slave ni d’origine allemande. Si on le rapproche cependant de la langue hébraïque, il est possible de lui trouver de nombreuses significations dont deux me semblent particulièrement éclairantes : « Od-rad-eikh » signifie en effet : « comment s’abaisse-t-il encore ? », à mettre en rapport avec le fait que l’Odradek est minuscule, et semble n’avoir aucun but, aucune utilité. Une variante légèrement différente fait de lui un être en quelque façon déchu, « Odra-dakh » voulant dire : « ta gloire est humiliée ».

 

 

Sens hebreu du mot Odradek

 

 

N’oublions pas cependant que l’Odradek, tel qu’il fut conçu par Kafka, jouit d’une forme de ténacité, d’immortalité dérivée justement du fait qu’il ne possède en propre ni dessein ni but : « Tout ce qui meurt a auparavant une sorte de but, une sorte d’activité, et c’est cela qui a fini par l’user ; ce n’est pas vrai pour Odradek. »

 

 

Odradek attrafractaire 7

 

 

Brève histoire de l’Odradek attrafractaire

 

 

De 1991 à 2012, nul ne sut ce que l’Odradek était devenir. Les vidéos présentant la manière dont il avait été assemblé puis désassemblé circulèrent cependant, sous forme de cassettes tout d’abord, puis sur le premier Internet. Des enregistrements de la façon dont il avait « fonctionné » à Tel-Aviv avaient de même été conservés, suscitant étonnement et polémiques ; il demeura de cette manière possible, durant toute cette période, de tomber sous le charme de ses fluctuations lumineuses et de ses lentes mélodies musicales.

En 2007 un groupe, dont je fis depuis le début partie, se forma autour d’Endetidshuset (la Maison de la Fin des Temps) dans le quartier nord de Copenhague, sous l’impulsion de Smilla Glemminge-Olsen ; il avait pour but de préserver le souvenir des œuvres d’un artiste de rues cambodgien, S-21, qui en 2004 s’était installé à Nørrebro, et avait été retrouvé mort de froid, de maladie et de malnutrition en décembre 2006. Presque toutes ses compositions murales étaient accompagnées d’inscriptions, les unes en khmer, les autres dans une langue qui nous resta tout d’abord indéchiffrable. L’année suivante, je découvris qu’il s’agissait de la langue « martienne » jadis utilisée par Hélène Smith, ce médium suisse qui, à l’occasion de ses voyages astraux, pensait avoir visité la planète rouge. Dans la langue que parlaient ses habitants, Mars s’appelait Espénié, le nom précisément que S-21 donnait à l’étrange archipel qu’il avait, croyait-il, visité enfant.

Laïla Sekhat, une autre artiste de notre groupe, se rendit bientôt compte qu’un lien étrange reliait S-21 à Dénoshay Énaïva : La civilisation espénienne utilise un système de numération septénaire, ses chiffres étant, à l’instar de ce qui se passe en hébreu biblique ou en grec ancien, représentés par les sept premières lettres de son alphabet[6] ; or c’est précisément ce système, graphie espénienne comprise, qu’utilisa Dénoshay Énaïva dans l’installation : Où serai-je ?, qu’elle réalisa en 1992. Et on se souviendra bien sûr que, du cœur de l’Odradeck, sourdent non six, mais sept flammes lumineuses qui contiennent son « message » visuel et auditif.

Nous nous intéressâmes, en raison de cette découverte, aux autres œuvres de l’artiste, et prîmes bientôt connaissance des vidéos se rapportant à l’Odradek attrafractaire. Laïlka Sekhat, tombant la première sous son charme, se mit à dessiner puis à peindre, à partir du mois de juillet 2009, des architectures analogues à celles que l’on observait dans les œuvres de S-21. Quelques mois plus tard, Smilla Glemminge-Olsen et moi-même, à notre tour fascinés, commençâmes à écrire des textes se référant aux expériences hors du commun que aurait vécu S-21 au cours de son séjour dans le monde d’Espénié[7].

Deux autres artistes liées à Endetidshuset subirent à leur tour l’influence conjointe de S-21 et de l’Odradek, cette fois dans le cadre de leurs recherches personnelles[8].

A l’automne 2010, Dénoshay Énaïva en personne vint s’installer à Nørrebro, où elle fit construire, dans Assistens Kierkegård, sa toute dernière installation, le Tombeau de Rajendravarman, dédié à S-21. En mai 2012, elle disparut (ou se perdit) de manière inexpliquée dans sa propre création, lors de l’inauguration de ce qui est parfois considéré comme son œuvre la plus mystérieuse, et certainement la plus personnelle. Elle avait au préalable confié ses souvenirs, son journal et ses notes personnelles à Smilla Glemminge-Olsen. On découvrit parmi eux les éléments démontés de l’Odradek attrafractaire. L’année suivante, Smilla Glemminge-Olsen réussit, nul ne sait comment, à résoudre l’énigme de leur ajustement : l’Odradek fut retrouvé, au matin du 14 octobre 2013, en parfait état de marche, — Smilla Glemminge-Olsen ayant quant à elle disparu sans laisser la moindre trace.

On peut voir aujourd’hui l’Odradek attrafractaire au Musée d’un Autre Monde (Andenverdensmuseet), Todesgade 2, Nørrebro, 2200 København, Denmark.

 

 

Odradek attrafractaire 2

 

 

Le journal de Dénoshay Énaïva

 

 

De larges extraits du journal de Dénoshay Énaïva furent mis en forme par Smilla Glemminge-Olsen, qui en était dépositrice et propriétaire, et publiés par mes soins. Il s’agit d’une œuvre décousuen et profondément déroutante, qui aurait à mon avis plutôt tendance à obscurcir plutôt que dissiper les mystères entourant la biographie, la personnalité et les œuvres de cette grande artiste.

« Au premier abord, les entrées du journal de Dénoshay Énaïva semblent regorger d’inoffensifs, quoique obscurs aphorismes ; notre pensée se trouve cependant peu à peu comme rongée par les redoutables oracles qu’ils recèlent. Et tous nous dissimulent obstinément le temps de leur énonciation. C’est pourquoi je me suis infiltrée dans le labyrinthe d’une hypothétique chronologie relative qui, par son étiquetage gavé de trop bonnes intentions, épouse seulement les méandres de mes propres atavismes. Reste à savoir si le fil d’Ariane dont Dénoshay Énaïva nous tend ainsi les franges effilochées suit la voie de la femme sage, ou nous mène à une énième réinitialisation de l’entropique avorton. »

Préface de Smilla Glemminge-Olsen

 

En voici quelques extraits, qui concernent directement l’Odradek attrafractaire.

 

 

Odradek attrafractaire 4

 

 

SGO 1908.

Le Temps est un enfant
Le temps est un enfant qui se jouant avance ses pions. Règne d’un enfant.

Héraclite

 

SGO 1909. Ce que pense l’Odradek, chacun le sait, nul ne le dit. Lorsque le gnome et le géant parlent au plus grand blasphème de son nom, parce qu’ils l’ont disent-ils percé à jour, parce qu’il lui ont damé le pion, parce qu’ils l’ont battu à son propre jeu, le vase d’expansion de leur faconde est le gage même de son plus expéditif recel.
Il est trop en biais pour qu’on trébuche sur sa tignasse ; il est trop détendu pour qu’on entende son tic tac ; il est trop délavé pour qu’on croque sa saveur. L’Odradek a l’odeur de tous les accents ; il dort dans toutes les chambres. Étant le bien de tous, il n’apporte rien à personne.

 

SGO 1910. Le chef d’œuvre assourdissant de sa voix mimétique est le gnomon de vos apparences impalpables, de vos silences inaudibles. Incapable de s’installer à demeure, la fatalité physique que du cœur pulsatile de l’univers il se plait à laisser choir négligemment / souverainement, à sa droite / à sa gauche, procède d’incommensurables coïncidences.
Une telle causalité suppose qu’on sache, dans le feuilletage infini du vide interstitiel, honorer la créance de ces invraisemblables contingences.

 

SGO 1911. L’Odradek plante au fond de nos yeux sa nécessité d’étoile ; l’Odradek trace au creux de nos oreilles des destins de planète.
On l’écoutera comme le peson qui, par le fredonnement de son incessante ritournelle, exaspère le mouvement des cieux manifestes, et comble les béances infernales[9].

[…]

SGO 1926. Quand l’Odadek est une étoile, c’est que sa pénultième lettre a fait défaut : attrafractaire est l’étoile de tous les astres plongés dans la ténèbre. Mais lorsqu’il hante, âme en peine, le foyer du père de famille[10], on ne trouvera aucun astre solitaire.
Quand en revanche l’Odradeck respire le son, l’odeur, la texture, l’essence de sa lettre faussaire, il est la barque qui relie les étoiles, l’épave qui relève les abysses. Grâce à lui le Vif, par-delà le gouffre des espaces et des temps, âprement s’épanouit ; le Vif n’est ni la solitude de l’étoile orpheline, ni la rixe assourdissante des simulacres, des sosies, des masques, des Léviathans célestes.
Le Vif, en sa redoutable irresponsabilité, et parce qu’il n’a ni sens ni but, redouble l’un. Si vous avez des oreilles pour voir et des yeux pour entendre, appréciez ceci encore : le double, sous sa caresse elle-même réverbérée, n’est ni obscur ni clair, ni cruel ni défaillant, ni 0 ni 1. Il est.

 

SGO 1927. Imaginons l’Odradek doué du goût de la parole : il attesterait l’imminence du naufrage. Mais les mots bien qu’il en ait suppurent de son désespoir immobile, fossilisent la pulpe de l’Idée. En cela l’Odradek ne peut ni sauver, ni mettre en garde, ni accuser. Le sens de sa présence se dissout dans l’énigme des origines ; ensuite, trop de batailles furent gagnées, trop de combats perdus.
Lorsqu’il se tait, l’Odradeck accède à sa propre présence ; devenu gardien des portes, il stationne assidûment près du seuil où, par la grâce labile de son mutisme tonitruant, il suggère sans sourciller, témoigne sans accuser, agit sans repousser[11].

 

SGO 1928. Il faut avoir ferlé à temps ses voiles jumelles et cloîtré ses haubans pour embrasser d’amour le souffle de la brise étoilée. Le faseyement des unes accompagne le renoncement des autres, afin que le ciel se recueille dans le miroir d’une même unanime non-pensée.
Et le sens de ce qui naîtra peut-être de ces épousailles controuvées gît dans le signe que de l’une à l’autre elles se murmurent, se déployant / se recroquevillant sans rien dire d’elles-mêmes. Que se sont-elles mutuellement révélé ? – « La nef ravit / ramène la fiancée. Cela, nul n’en ignore. Mais saurez-vous débusquer le sourire du marin, qui se tapit dans l’élan brisé de la mature ? »
Que ta main droite sache enfin ce qu’a fait ta main gauche.

 

 

NOTE ADDITIONNELLE

 

 

Irma Waybourne et l’Odradek attrafractaire

 

Irma Waybourne n’a pas pu, pour des raisons chronologiques évidentes, entrer en contact avec l’Odradek attrafractaire. Il existe cependant, dans ses œuvres, deux références explicites à ce dispositif d’inspiration, l’une directe, la seconde se faisant par personne interposée.

La première est l’illustration que l’on trouve page 43 de Merriblinte :

 

 

Merriblinte 14

Les deux mains des moitiés, Merriblinte p. 43

 

 

Dans cette illustration, les deux « mains des Moitiés » (qui sont en réalité au nombre de deux fois six, les six mains de chaque Moitié formant un tripoutre impossible) sont intriquées sous la forme d’un double tripoutre impossible tout à fait semblable à celui de l’Odradek attrafractaire – à ceci près que, du cœur de cette Étoile de David impossible, surgissent seulement six rayons de lumière, liés aux six clans qui composent la tribu Wurundjeri[12].

Il est difficile d’admettre qu’il puisse s’agir là d’une simple coïncidence. Il est tout aussi difficile d’admettre que l’Odradek attrafrataire ait pu exercer une quelconque influence physique sur les rêves d’Irma Wabourne une quarantaine d’années avant qu’il eut été construit par Dénoshay Énaïva. Mais ne pourrait-on envisager, faute de mieux, que l’Odradek attrafractaire (ou l’idée qui présida, en 1991, à son élaboration) ait pu exercer, par l’entremise de ce qu’il est convenu d’appeler, après Irma Waybourne elle-même, l’esprit de Ninggalobin, sur elle une « influence onirique à rebrousse temps » ?

Il existe d’autre part une très forte similitude entre les cryptoglyphes accompagnant les fragments poétiques d’EingAnjea et ceux qui figurent dans l’œuvre d’Andrea Berndt-Wieland : Deux mondes[13]. Or cette dernière œuvre fut réalisée, en 2008, sous influence directe de l’Odradek attrafractaire.

On a ainsi deux fils qui, partant d’Irma Waybourne et après avoir emprunté des chemins totalement différents, aboutissent à l’Odradek attrafractaire :

Dans : Irma Waybourne (Merriblinte), Ninggalobin (Les deux mains des Moitiés) pointent vers l’Odradek.
De : Irma Waybourne (EingAnjea), on passe à : Andrea Berndt-Wieland (Deux mondes), ce qui pointe vers l’Odradek.

Et comme l’Odradek attrafractaire se rattache d’autre part directement aux aventures que vécurent S-21 et Yashoni nikaïné (qui deviendra Dénoshay Énaïva) en Espénié, force est de constater que, quoi qu’en dise Irma Waybourne, il existe bel et bien un lien entre ses œuvres — Merriblinte aussi bien qu’EingAnjea — et la planète Énantia, où se situent de surcroît les événements dont fait état le manuscrit LaraDansil.

 

 

Odradek attrafractaire 9

 

 

 

 


[1]. Ces constituants ont pu être à nouveau, et cette fois tout à loisir, examinés par le personnel du Musée d’un Autre Monde (Andenverdensmuseet) de Copenhague en 2012.

[2]. L’Odradek attrafractaire ne dispose ainsi d’aucune source d’énergie extérieure connue.

[3]. Certaines de ses manipulations cependant furent dans les deux cas si rapides qu’on ne parvint pas à comprendre ce qu’elle avait plusieurs fois accompli entre deux images successives.

[4]. En lui se cache peut-être le Saint Graal de la physique quantique et de la cosmologie : les principes qui lui permettent d’exister malgré son évidente absurdité touchent peut-être aux ultimes secrets de la nature.

[5]. Ce site, ainsi que la plupart de ceux auxquels on pouvait accéder en « surfant sur l’ancien net », a disparu corps et biens lors du « grand plantage informatique mondial » de 2024, qui suivit de peu l’apparition de Rem Érion dans l’océan Pacifique sud.

[6]. Ce système de numération possède un zéro, en sorte que tout se passe comme si nous utilisions sept chiffres notés (dans l’alphabet latin) : a-b-c-d-e-f-g, équivalents de nos : 1-2-3-4-5-6-0. Le nombre « huit » s’y écrit alors : aa (soit : « 11 »), et le nombre « cinquante-huit » : aab (soit : « 112 »).

[7]. Voir à se sujet : Aventures en Espénié, textes de Smilla Glemminge-Olsen et Harald Langstrøm, illustrés par Laïla Sekhat, aux Éditions de la Fin des Temps, deux tomes, 2021.

[8]. Cf. Énergumènes, spectres et revenants, numéro de la revue : Onze pièces de cuivre, qui traitait de l’influence des œuvres de S-21 et de l’Odradek attrafractaire sur les œuvres d’Andrea Berndt-Wieland et d’Emmanuelle Rey (Rayna), 2014, épuisé. On pourra se procurer : Andrea Berndt-Wieland, Deux mondes (poèmes), aux Éditions de la Fin du Monde, Copenhague, 2023.

[9]. Pour le peson dont il est question ici, on se réfèrera au mythe d’Er, Platon, la République, livre X.

[10]. Cf. Franz Kafka, Le souci du père de famille.

[11]. Cf. La nouvelle de Franz Kafka : Devant la loi se dresse le gardien de la porte...

[12]. Il convient de rappeler cependant que les saisons dont se compose l’année Wurundjeri, et qui permettent de qualifier chacun des six clans, ne sont pas au nombre de six, mais de six plus une, la saison supplémentaire, ou plus exactement originaire étant nommée : Lunèbres / Témière, un mixte de Lumière/Ténèbres.

[13]. Voir ci-dessus : Des chiffres sans nombres, et : Les glyphes de la mémoire.