Raymond Lumley
La traduction anglaise du manuscript LaraDansil appelle « Haking Rick » ce qui, dans le manuscrit lui-même est « Hanging Rock ».
Le manuscrit nous dit en effet (chapitre 7, n° 48) :
mizane li Hanging Rock, hed animine mis tranei
ka ladie ti Kaju tou Denial.
ane tes tranei ke touetanire
Dabe Datsawima ni iex zie Snoutobrex,
ane manks e tes tranei ke ones falvene zi essav ti iex.
Passant par Hanging Rock, il existe un chemin
qui mène de Kaju en Dénial.
C’est ce chemin qu’empruntèrent
Dabe Datsawima et tous les Snoutobrex,
c’est grâce à ce chemin que fut sauvée la vie de tous.
Et aussi (n° 70 bas, chapitre 10) :
Hanging Rock ne mis miza kebeniev
va zie attanax ame e zi vulpenei zie mise tie kave,
Hanging Rock ne mis miza kevechibib
va zie attanax ame res fouiche zie mise inee kave.
Hanging Rock ne ze tranei
va ze tirpe kavatei kismis ti kiete.
Hanging Rock est un miza immatériel
où les mondes viennent à la rencontre les uns des autres,
Hanging Rock est un miza invisible
où les mondes viennent se greffer les uns aux autres.
Hanging Rock est le passage
où le voyageur devient couple de jumeaux.
Mais la version anglaise, seule accessible jusqu’en 2027, maquille en quelque sorte le nom de Hanging Rock, le transformant en celui de Haking Rick :
Anchored in Haking Rick, is a way
leading from Kaju to Denial.
Dabe Datsawima and the Snoutobrex all
took that dreadful path;
thanks to it theirs lives were saved.
Ancrée dans Haking Rick,
est une voie qui mène de Kaju à Denial.
Les Dabe Datsawima et tous les Snoutobrex
empruntèrent cet effroyable chemin ;
grâce à lui, leurs vies furent sauvées.
(…)
HakingRick is immaterial miza.
In it the worlds come to each other match.
HakingRick is invisible miza.
In it the worlds come to each other graft.
HakingRick is the pathway
where single wanderers become twin couples.
Haking Rick est un miza immatériel.
En lui les mondes viennent à la rencontre les uns des autres.
Haking Rick est un miza invisible.
En lui les mondes se greffent les uns aux autres.
Haking Rick est le sentier
où les voyageurs solitaires deviennent des couples jumeaux.
Et bien que Haking Rick soit clairement désigné comme étant une voie « qui mène de Kaju en Dénial », un sentier « où les voyageurs solitaires deviennent couples de jumeaux », il se trouve que ce nom est aussi celui du général britannique Richard (« Rick ») Haking, qui joua un rôle funèbre dans le destin de la famille Fitzhubert. Une chose est certaine cependant : le colonel Fitzhubert ne prêta pas suffisamment d’attention à ce nom propre, qu’il avait pourtant sous les yeux : il aurait sans cela tout fait pour dissuader son fils Patrick de se retrouver, en 1916, sous les ordres de ce « Richard le Boucher » — Richard (« Butcher ») Haking.
Richard Cyril Byrne Haking, officier au Hampshire Regiment depuis 1881, était cantonné en Birmanie lorsqu’en 1886 Gaspar Fitzhubert, colonel dans l’armée des Indes, fit l’acquisition du manuscrit LaraDansil. Il ne semble pas que le colonel Fitzhubert ait jamais rencontré Richard Haking : tandis que le premier quittait inopinément les rangs de l’armée et s’installait à Martingale Manor, le second poursuivait sa carrière militaire et, devenu général, fut en septembre 1915 placé à la tête du XIème Corps d’armées britannique, une composante du British Expeditionnary Force sur le front de l’ouest.
La bataille de Fromelles
Richard Cyril Byrne Haking
Partisan inconditionnel de l’« esprit d’offensive » et de la bataille de rupture, il fut l’organisateur et l’apologiste d’un grand nombre de sanglants désastres, parmi lesquels figure en bonne place la seconde bataille de Fromelles, des 19 et 20 juillet 1916. Le but de cette opération était de fixer sur place les troupes allemandes qui auraient pu aller renforcer les défenses du front de la Somme, où se déroulait depuis le 1er juillet une vaste offensive britannique ; l’objectif était, pour les troupes anglo-australiennes qu’il commandait, de s’emparer du « pain de sucre », un saillant allemand servant de poste d’observation pour l’artillerie, au nord ouest du petit village de Fromelles, lui-même situé à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Lille.
Le XIème Corps d’armées britannique était alors composé de la 61ème division britannique et de la 5ème division australienne. Selon le plan établi par le général Haking, les Britanniques devaient attaquer le flanc ouest du « pain de sucre » (Sugar-loaf, voir ci-dessous) ; et les Australiens, son flanc est.
Le front au nord du village de Fromelles, 1916
En jaune, le No-Man’s Land. Les Alliés sont au nord, les Allemands au Sud
(Source : C.E.W. Bean, Official History of Australia in the War of 1914-1918, Volume III, 1929, page 352)
Le bombardement préalable, qui débuta le 16 juillet, avertit les Allemands qu’une attaque était imminente. Le 19, alors que les troupes d’assaut s’établissaient sur leurs positions de départ, elles subirent un intense bombardement, qui causa des centaines de pertes australiennes et anglaises avant même que l’attaque ait pu commencer.
L’assaut fut lancé à 18 heures le 19 juillet, alors qu’il ne restait que trois heures et demie de jour. Le no man’s land, au nord du « pain de sucre », était large de 250 mètres ; les Australiens des 8ème et 14ème brigades de la 5ème division, constituant l’aile la plus à gauche de la pince est le traversèrent rapidement et s’emparèrent de la première ligne allemande. La première vague resta sur place pour consolider la position tandis que les deuxième, troisième et quatrième vagues, avançant de 140 mètres supplémentaires, occupaient la deuxième ligne et recherchaient une hypothétique troisième et dernière ligne du système de tranchées allemandes. En réalité, cette troisième ligne n’existait pas, et les Australiens établirent une série de postes clairsemés à l’emplacement où elle aurait dû se trouver.
Positions à l’intérieur des lignes allemandes
des 32ème et 31ème bataillons de la 8ème brigade australienne,
et du 54ème bataillon de la 14ème brigade au plus fort de l’attaque.
Les troupes qui formaient l’aile droite de cet assaut (15ème brigade australienne) attaquèrent juste à l’est du « pain de sucre », où le no man’s land était large de 400 mètres. Les Allemands, qui s’étaient provisoirement repliés, n’avaient pratiquement pas souffert du pilonnage anglais, et reprirent position derrière leurs mitrailleuses. En un quart d’heure, ils décimèrent les vagues d’assaut successives, obligeant les survivants à se terrer, en plein No Man’s Land, dans les trous d’obus.
Bataille de Fromelles. À droite et en haut de cette carte schématique :
avancée de la 5ème Division australienne, avec à l’est, les positions les plus extrêmes atteintes par les 8ème et 14ème brigades,
et plus près du Sugar Loaf (Pain de Sucre), les positions de la 15ème brigade, à la lisière sud du No-Man’s Land.
Les forces britanniques, qui attaquaient au sud ouest du « pain de sucre », subirent le même sort, et se révélèrent incapables d’effectuer la moindre progression aux abords du « pain de sucre », leur début de percée s’effectuant dans la région du lieu-dit Trivelet. De leur côté, les Australiens qui avaient rompu les lignes ennemies tentèrent de consolider leurs positions. Pendant la nuit, la pression qu’ils subissaient ne cessa d’augmenter, plusieurs contre-attaques allemandes ayant eu lieu après la tombée de la nuit. Les unes après les autres, les réserves furent engagées, et pratiquement toute la 5ème division fut impliquée dans les combats. Le matin venu, les troupes allemandes attaquèrent la petite enclave australienne sur trois côtés, et la situation devint intenable pour les soldats alliés, pris en enfilade par des mitrailleuses le long de ce qui était la veille la première ligne de tranchées allemandes. Les Australiens durent, pour briser l’encerclement et battre en retraire jusqu’à leurs propres lignes de départ, charger à travers les positions ennemies.
A Fromelles, en l’espace d’une journée, la 5° division australienne avait perdu 5 533 hommes, dont 400 prisonniers. Les pertes anglaises étaient de 1 547 hommes, et les Allemands de 1 500.
Dans le compte-rendu qu’il rédigea au sujet du véritable carnage dont il était l’auteur, le général Haking affirma que son plan ne présentait aucun défaut, et que l’unique cause de ce « revers » tenait à l’inexpérience des troupes engagées, ainsi qu’au peu d’allant des soldats britanniques :
« La préparation d’artillerie fut adéquate. Il y avait suffisamment de canons et de munitions. Les barbelés furent correctement coupés, et les bataillons participant à l’assaut jouirent un espace dégagé jusqu’au tranchées ennemies.
« L’infanterie australienne attaqua vaillamment et atteignit les positions ennemies, mais n’étant pas suffisamment entraînée, elle ne put consolider le terrain gagné. Elle fut pour finir obligée de se retirer, et subit ce faisant de lourdes pertes. Ses difficultés initiales sur son flanc droit furent le résultat de l’incapacité dont fit montre la 61ème division [britannique] d’enlever le « pain de sucre ».
« La 61ème division n’était pas suffisamment imprégnée d’esprit d’offensive pour avancer à l’heure dite comme un seul homme. Il y eut à certains endroits des retards dans son déploiement…
« Avec deux divisions bien entraînées, la position aurait été facilement enlevée, compte tenu du bombardement d’artillerie… Mais parce qu’il n’était possible de faire venir aucune autre division dans les délais impartis, il fallut avoir recours à deux divisions à peine montées en ligne…
« Je pense que l’attaque, bien qu’elle ait échoué, fut une bonne chose pour ces deux divisions, et je suis pratiquement sûr qu’à la suite de celle-ci les Allemands ne sont pas près de soustraire de ce front la moindre troupe. »
En réalité, le bombardement préalable avait été totalement inefficace, et les troupes d’assaut, britanniques comme australiennes, se trouvèrent dès le départ décimées par les mitrailleuses allemandes.
Le général Haking avait d’ailleurs auparavant gagné parmi la troupe, en raison de son indifférence pour la vie de ses hommes, le surnom de « Haking le boucher » (Richard « Butcher » Hacking), et devint l’objet d’une indéfectible haine de la part du Brigadier général Harold Elliott, commandant de la 15ème brigade australienne, qui avait vu en un seul après-midi 80 % de ses hommes se faire massacrer dans le No Man’s Land. Celui-ci d’ailleurs avait exprimé, avant le déclenchement de l’attaque, ses graves appréhensions quant à son bien fondé.
« Une circulaire du Grand Quartier Général venait d’arriver, prévenant les commandants qu’une attaque à découvert ne pouvait réussir que si son point de départ se trouvait à moins de 180 mètres des tranchées ennemies. Comme ses hommes devaient franchir, à partir de leurs propres tranchées, entre 340 et 400 mètres, Elliott avait été angoissé par les risques d’un échec et, comme il n’était arrivé au front que dix jours auparavant, il avait sollicité un avis plus expérimenté. Quelques jours avant l’assaut, il avait donc effectué, avec le Major Howard de l’État Major britannique, une reconnaissance dans le No-Mans’s Land, à la suite de laquelle il fit savoir que, selon l’axiome posé par la circulaire du G.Q.G., l’attaque ne pouvait réussir. Il semble bien que le Major Howard eut la même opinion, contraire à celle qui malheureusement prévalut.
“J’ai horreur de ces démonstrations mal préparées, affirma à ce propos le Brigadier général Elliott. Que faisons-nous ? Nous pouvons tromper l’ennemi pendant deux jours ; après cela, il saura parfaitement bien que ce n’est pas une véritable offensive, et que nous ne nous prenons pas nous-mêmes au sérieux. Nous n’y gagnerons rien de bon : les tranchées sont difficiles à conserver, et cela signifiera la destruction (c’est-à-dire l’écrasement complet) de nos deux divisions.” »
(C.E.W. Bean, op. cit., p. 443)
Patrick James Fitzhubert, le fils aîné du Colonel Fitzhubert, alors âgé de 26 ans, fut, au soir du 20 juillet, compté au nombre des disparus. Il était lieutenant dans le 31ème bataillon de la 8ème brigade, formé de recrues venues du Queensland et de l’État de Victoria, et perça les lignes allemandes entre la ferme Delangré et le lieu-dit Rouges-Blancs.
Il fallut attendre près d’un siècle (et plus précisément l’année 2009) pour avoir confirmation du fait que c’est bien là qu’il mourut ; les soldats allemands, après avoir réoccupé leurs positions, ensevelirent sa dépouille, avec celles de 250 de ses camarades, dans une fosse commune creusée quelques centaines de mètres plus au sud, près du village de Fromelles, au lieu dit Bois du Faisant (Pheasant Wood).
Il y a peu de témoignages concernant la façon dont le colonel Fitzhubert et sa femme Amalia accueillirent la nouvelle de cette disparition. D’après les quelques renseignements que je pus obtenir à ce sujet, il semble que Franck Waybourne, le beau-frère du disparu (qui était mon grand-père), fut plus particulièrement affecté par cette tragédie. Patrick Fitzhubert avait fait sa connaissance à l’école « publique » de Gisborne, qu’il fréquenta de 1901 à 1908. Les deux jeunes gens, malgré la différence d’âge, se lièrent d’une amitié profonde ; c’est d’ailleurs par l’intermédiaire de son cadet que Franck Waybourne fit la connaissance de Sara Fitzhubert, qu’il épousa en 1913.
Après la disparition de Patrick, Franck « ne fut plus le même homme » ; « c’était, nous dit le brouillon d’une lettre que Sara Fitzhubert-Waybourne envoya à une amie en 1919, comme si tous les démons qui se tenaient jusque là cachés au tréfonds de son cœur s’étaient soudainement éveillés ». Alors qu’il avait été jusque là un garçon réfléchi au caractère plutôt posé, il devint ombrageux et parfois violent, s’adonnant à la boisson, ressassant des griefs contre le monde entier. Les choses ne cessèrent d’empirer jusqu’à sa disparition en 1929.
Le chaos de Hanging Rock
Le nom de Hanging Rock, mentionné quant à lui par le manuscrit, est celui d’un site géologique spectaculaire de l’État de Victoria (Australie), situé au nord-est de la petite ville de Woodend, à 70 kilomètres au nord-ouest de Melbourne.
Woodend, au nord-ouest de Melbourne
Woodend, Martingale Manor et Hanging Rock (Google Earth)
Hanging Rock (dont le nom officiel est Mount Diogenes) est une formation volcanique due à une émission de lave visqueuse qui, se solidifiant sur place, se contracta en un vaste complexe de dômes de trachyte fissurés, aujourd’hui partiellement érodés. De forme elliptique, son point culminant surplombe d’une centaine de mètres la plaine environnante.
Hanging Rock vu du ciel (Google Earth)
Jusqu’au milieu du XIX° siècle, Hanging Rock faisait partie du territoire de la tribu des Wurundjeri, mais l’ensemble des tribus formant le peuple Kulin (auquel appartenaient les Wurundjeri) s’en partageait la garde. C’était un site cérémoniel destiné à l’initiation des jeunes gens, et seuls y avaient accès ceux qui étaient appelés à participer à ces rites ; de nombreux rassemblements tribaux (les corroboree des Aborigènes) se déroulaient cependant à son pied.
Les Wurundjeri furent chassés de cette région en 1844, et la dernière cérémonie d’initiation, dirigée par l’Ancien d’un clan résidant dans la vallée de la rivière Yarra, eut lieu en 1851. A cette cérémonie assistèrent Tom et Willie Chivers, âgés de 7 et 11 ans, deux garçons blancs qui, leur mère étant morte, avaient été confiés aux soins de femmes de la tribu.
Aujourd’hui, le site de Hanging Rock est un parc naturel protégé.
Topologie actuelle de la région de Hanging Rock
Hanging Rock
Dans le manuscrit LaraDansil, le site de Hanging Rock se trouve représenté deux fois (n° 57, chapitres 8, et n° 71, chapitre 10) :
n° 57 n° 71
En 1888-1890 Gaspar Fitzhubert fit construire Martingale Manor à quelques kilomètres à l’ouest de Hanging Rock (bien que ce nom ne figurât pas sur la traduction anglaise du manuscrit), et il en fit sa résidence permanente. Il se trouve qu’une représentation (optiquement déformée) de sa façade s’observe au n° 69, chapitre 10, du manuscrit LaraDansil[1].
n° 69 Façade de Martingale Manor
Il y a en revanche débat en ce qui concerne l’illustration n° 77 du chapitre 11. J’y vois, en arrière plan, le grand hall de Martingale Manor, une conjecture qui laisse Harald Langstrøm dubitatif :
N° 77 Martingale Hall
Il est vrai que les formes « abstraites » se trouvant au premier plan de l’image masquent de nombreux détails de l’architecture sous-jacente, en sorte qu’il est loisible d’y voir aussi l’intérieur de l’une ou de l’autre des deux tranéïξ situés sur les îles de LaraShukun et BénielDansil, et dont l’aspect extérieur figure aux n° 37 et 43, chapitre 7, du manuscrit :
n° 37 n° 43
Ces supputations ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Hanging Rock, qui peut être assimilé, en raison de sa proximité géographique, à Martingale Manor, est l’un des accès au portail (miza) qui ouvre une voie de communication entre la Terre et Énantia, et il y a tout lieu de penser que Hanging Rock donne un accès direct aux îles de LaraShukun et BénielDansil. L’illustration n° 77 du manuscrit, que j’identifie comme représentant le grand hall de Martingale Manor, nous montrerait ainsi, de manière symbolique, l’entrée de la tranéï de Hanging Rock, qui permit à Jenaveve McCrew et aux deux sœurs Waybourne de rejoindre, « de l’autre côté du miroir », les tranéïξ de LaraShukun ou de BénielDansil, qui font partie du même miza.
Le mythe de Merriblinte
Lorsque Miranda et Marion Waybourne disparurent en 1940, elles étaient accompagnées de leur sœur Irma, qui fut retrouvée, vivante mais amnésique, trois jours après le drame. Cette dernière, qui avait passé ces trois jours « quelque part au-delà de l’imaginable », tenta le reste de sa vie de découvrir ce qui avait pu lui arriver. Elle parvint peu à peu à la conclusion qu’Hanging Rock mène à un lieu qui n’a rien à voir avec la planète Énantia, mais constitue un autre niveau de réalité, que les Aborigènes appellent : le Temps du Rêve.
Le mythe de Merriblinte, qui raconte un drame embrassant le passé aussi bien que l’avenir de l’Australie, lui fut révélé en rêve, au début des années 50 du XXème siècle, par Ningallobin, un Aborigène mort en 1848, et qui était ngurungaeta (Ancien) du clan Marin-balluk de la tribu des Wurundjeri, qui à cette époque occupait la région de Mount Macedon.
Dans ce mythe, il est longuement question de deux « lieux jumeaux » ; le premier se trouve dans le temps du rêve, qui est le monde des esprits. N’ayant pas tout d’abord de nom en propre, il est simplement désigné comme étant : « le rocher des étoiles » (Merriblinte).
Le monde du rêve n’abritait alors
que le rocher des étoiles et l’océan de la nuit.
Parce qu’il était la seule île, le rocher des étoiles
n’avait pas de nom. C’était la terre.
Et l’océan de la nuit, parce qu’il était l’unique océan,
lui aussi était privé de nom. C’était la mer.
Merrriblinte, page 1
Merriblinte, illustration de la page 2 du conte :
Merriblinte, le rocher des étoiles
Mais
(…) il y avait,
en dehors du monde du rêve,
hors de portée du rocher des étoiles,
une grande étendue de roche stérile,
une terre plongée dans un crépuscule éternel,
une pénombre qui n’était
ni tout à fait le jour ni tout à fait la nuit.
Nulle saison n’habitait ce lieu désert et nu.
De grandes cordillères sombres
allaient se perdre au-delà de l’horizon ;
en son centre croupissait un lac d’eau saumâtre,
dont rien ne venait troubler la solitude ;
c’était Korweinguboora, le coassement de la grenouille.
Merrriblinte, page 5
Merriblinte, illustration de la page 4 du conte :
Korweinguboora, le coassement de la grenouille, tel qu’il était à l’origine
Sur le rocher des étoiles vivaient Myndie, le serpent arc-en-ciel, et Bidju, le planeur sucre[2].
Or MyndieBidju, dans leur ignorance et dans leur solitude, furent frappés par la maladie symbiotique :
Myndie, le serpent arc-en-ciel, et Bidju, le planeur sucre,
bien qu’ils fussent destinés à s’apparier,
se comportaient l’un à l’égard de l’autre
en jumeaux utérins.
(…)
Pour engendrer des fils, pour enfanter des filles,
il faut croiser les sangs, briser les cieux, fendre la terre.
Seuls les frères et les sœurs consanguins,
sous peine de voir leurs esprits dépérir, pourrir et mourir,
ne peuvent mêler leur sang ;
ceux qui en revanche, leurs sangs se faisant face
dans le grand cercle des saisons,
négligent de s’apparier, voient leurs esprits
dépérir, pourrir et mourir.
Merrriblinte, page 8
C’est pourquoi :
Rendu fou par la maladie,
Myndie, le serpent arc-en-ciel,
oublia qu’il était serpent
et pour un temps du rêve
fut arc-en-ciel seulement.
Mi éveillé mi rêvant,
mi absent mi présent,
il tomba du monde des étoiles,
il s’échappa du monde du rêve,
et, traversant la nuit sans étoiles
qui sépare les astres
et qui sépare les mondes,
tomba sur Korweinguboora,
le coassement de la grenouille.
Merrriblinte, page 10
Merriblinte, illustration de la page 9 du conte :
Korweinguboora, juste avant qu’il devînt Merriwollert (Hanging Rock)
Dans la tourmente levée par sa chute,
le rocher des étoiles fut arasé,
et Korweinguboora,
qu’on appelle aujourd’hui Hanging Rock,
se transforma en un étrange
et magnifique ouvrage
de rocs noirs, gris et dorés,
qui devint la première porte
unissant les rêves, unissant les mondes.
Merrriblinte, page 10
Ce bouleversement géologique conjoint du rocher des étoiles et de Korweinguboora (qui rappelle « l’échange des cataclysmes » entre les îles de LaraShukun et BénielDansil), permit au rocher des étoiles d’acquérir son premier nom :
C’est pourquoi l’étoile du monde du rêve
qui jusqu’alors n’avait pas eu de nom,
prit celui de Nyol-Blintebrewit, l’étoile masculine oubliée.
Elle fut brewit, adulte et mâle,
parce que lors de leur séparation,
Myndie s’était muée en arc-en-ciel femelle,
et Bidju par contraste, en phalanger mâle.
Elle fut blinte, lumière éblouissante,
parce que dans le monde du rêve,
elle était l’étoile du jour et de la nuit.
Et elle fut nyol, l’effaceur de mémoire,
parce que depuis sa séparation d’avec lui-même,
MyndieBidju n’avait plus
souvenir de son être antérieur.
Merrriblinte, page 17
Et un chemin, qui mène de Merriblinte à Korweinguboora, avait ainsi été tracé :
Korweinguboora cependant
plongeait des racines d’ombre
et déployait des canopées de lumière
dans les entrailles du ciel et de la terre ;
telle une dent dans la mâchoire d’un homme,
Korveinguboora s’agrippait fermement
aux fondations du monde,
et en même temps offrait ses frondaisons
aux fragrances des esprits qui rêvent.
Cette colonne extatique de pierres et de rêves
qui cimentait les ères, qui rapprochait les mondes,
était la bouche à travers laquelle
aujourd’hui encore les esprits des vivants,
délaissant les corps assoupis des rêvants,
visitent les mondes plus anciens
où le grain du corps, où le fumet de l’âme
mutuellement s’engendrent et se fécondent.
Merrriblinte, page 20
Merriblinte, illustration de la page 21 du conte :
Korweinguboora, la mâchoire du monde
Par cette bouche de ténèbres,
par cette oreille d’ombres silencieuses,
parvint à l’esprit de Myndie
depuis Nyol-Blintebrewit l’appel de Bidju,
qui dans son exil se lamentait de solitude.
Myndie aussitôt recouvra la mémoire
de sa vie sur le rocher des étoiles ;
aussitôt la vision de tout ce qui avait été,
de tout ce qui fut, de tout ce qui sera,
s’empara de son esprit.
Et Nyol-Blintebrewit, l’étoile du rêve arasée,
perdit le nom de Nyol, l’effaceur de mémoire,
mais en souvenir de Bidju conserva
celui de Blintebrewit, l’étoile masculine.
Merrriblinte, page 22
Merriblinte, illustration de la page 23 du conte :
Blintebrewit, l’étoile masculine
Mais comme Blintebrewit (le rocher des étoiles),
dévasté par l’ouragan de feu
qu’elle avait levé lors de sa fuite,
était devenu stérile et froid,
l’arc-en-ciel qu’était Myndie,
portant Bidju dans la conque de sa chevelure,
voyagea de Blintebrewit à la montagne
qui jusqu’alors avait été Korweinguboora,
qui est aujourd’hui Hanging Rock,
et qui ce jour-là prit le nom de Merriwollert,
le rocher des phalangers.
Et parce qu’il était revenu à la vie,
Bidju s’appela désormais Djubi.
Merrriblinte, page 24
Merriwollert était alors magnifique mais désolé,
splendide mais oublié, lumineux mais stérile.
C’est pourquoi Djubi et Myndie,
qui avaient appris à partager
paroles et nourritures,
y conçurent une multitude d’êtres
qui scrutent et qui rêvent, des êtres dont
on a aujourd’hui perdu le souvenir.
En tête de ces êtres fabuleux
marchaient les Nasobèmes Honatatas,
qui, bien campés sur leurs narines,
élevaient tendrement leurs petits,
et se nourrissant de baies et de fruits,
rendaient grâce aux bontés de la terre.
Merrriblinte, page 26
Merriblinte, illustration de la page 27 :
Corroboree des Honotatas à Merriwollert
Parmi les êtres étranges
qui en ce temps réjouissaient
la vigueur juvénile du monde,
les plus étonnants et les plus merveilleux
furent les Dabe Datsawima,
qui, comme hier le faisaient les Wurundjeri,
comme aujourd’hui le font encore
les êtres humains qui rêvent,
chantant et dansant les corroboree,
évoquaient les esprits.
Les Dabe Datsawima cependant,
ne s’adressant pas à eux-mêmes la parole,
malgré la profondeur éblouissante de leurs chants
ne savaient pas faire venir à eux le monde du rêve,
ne savaient pas maintenir ouverts,
lorsqu’ils ne chantaient pas,
les passages qui, tel Merriwollert,
rapprochent les mondes, unissent les ères.
Merrriblinte, page 28
C’est pourquoi, constatant leur relatif échec à établir un contact régulier avec les Honatatas, Myndie et Djubi décidèrent de s’en retourner vers le temps du rêve, et confièrent le soin de la terre à un nouveau couple d’esprits tutélaires : Bunjil l’aigle et Waa le corbeau[3]. Et :
Dès que Bunjil l’aigle et Waa le cerbeau
commencèrent à rivaliser de sollicitude
pour que prospérât la vie au pied de Merriwollert,
[…]
les hommes marchèrent
sur la terre de leurs ancêtres
selon l’ordre des saisons nouvelles.
Merriwollert, pages 38 et 42
Merriblinte, illustration de la page 37 :
Bunjil l’aigle et Waa le corbeau
Ce ne furent plus les Dabe Datsawima qui, au pied de Merriwollert, donnèrent les corroboree, mais les hommes et les femmes du peuple Kulin.
Et lors des corroboree
qui se tenaient au pied de Merriwollert,
les chants et les danses des femmes
permettaient que, dans le cercle du temps,
tout ce qui vient déjà fût advenu ;
permettaient que, dans le cercle du temps,
tout ce qui advint tôt ou tard revienne.
Ainsi les chants des Dabe Datsawima,
qui précédèrent les corroboree des Kulin,
qui précédèrent les voix atones
des vivants qu’on entend aujourd’hui,
à nouveau s’élèveront sous les rochers de Merriwollert,
résonnant jusqu’aux cimes ressurgies
de Merriblinte, le rocher des étoiles.
Merrriblinte, page 57
Merriblinte, illustration de la page 58 :
Corroboree à Merriwollert
Alors les esprits voyageront librement
du rocher des étoiles à Merriwollert,
et de Merriwollert au rocher des étoiles.
Alors ceux qui graviront les pentes de Merriwollert,
rejoindront le monde où MyndieBidju
plane du sommet du rocher des étoiles
aux rivages de l’océan de la nuit,
et en retour se hisse
des rivages de l’océan de la nuit
jusqu’aux cimes les plus hautes
du rocher des étoiles.
Merrriblinte, page 59
Énantia et le Temps du Rêve
Malgré les différences fondamentales qui séparent Merriblinte du manuscrit LaraDansil[4], une forte analogie de structure apparaît, dans les deux récits, entre le destin des deux îles sœurs de LaraShukun et BénielDansil d’une part, et l’évolution conjointe des deux mondes que sont le temps de l’éveil (où se situe Hanging Rock) et le temps du rêve (où se situe Merriblinte, le rocher des étoiles)
Ainsi, le miza de Hanging Rock devient sous la plume d’Irma Waybourne :
Cette colonne extatique de pierres et de rêves
qui cimentait les ères, qui rapprochait les mondes…
Merrriblinte, page 20
Et l’échange des cataclysmes entre les îles de LaraShukun et BénielDansil est décrit comme une sorte de transport de socle rocheux, qui n’est pas sans rappeler un épanchement de lave :
Dans la tourmente levée par sa chute,
le rocher des étoiles fut arasé,
et Korweinguboora,
qu’on appelle aujourd’hui Hanging Rock,
se transforma en un étrange
et magnifique ouvrage
de rocs noirs, gris et dorés…
Merrriblinte, page 10
Cependant, de même que les îles jumelles ne cessent de changer de nom à chaque étape de leurs transformations coordonnées, les deux lieux associés de Merriblinte et Korweinguboora (Hanging Rock) connaissent des bouleversements topographiques et des substitutions toponymiques :
a) Dans le temps du rêve, Merriblinte, le rocher des étoiles, qui n’a pas encore de nom propre, est tout d’abord seul au milieu de l’océan de la nuit. Il abrite Myndie, le serpent arc-en-ciel et Bidju, le planeur sucre (un phalanger), qui se comportent comme des « jumeaux utérins ». Parallèlement, dans le temps de l’éveil encore en gestation, Korweinguboora, le coassement de la grenouille, est une sorte de négatif séquestré de Merriblinte, l’île source de vie.
b) Rendu fou par la maladie symbiotique, Myndie, le serpent arc-en-ciel, tombe de Merriblinte en Korweinguboora, ouvrant ainsi une voie de communication entre le temps du rêve et le temps de l’éveil, mais inversant en même temps la topographie des deux deux pôles de l’univers. Alors Merriblinte devient Nyol-Blintebrewit, l’étoile masculine oubliée, où Bidju dépérit.
c) Lorsque, devenue serpent femelle, Myndie entend enfin, à travers Korweinguboora, « la dent du ciel et de la terre », l’appel de Bidju et vint le secourir, Nyol-Blintebrewit se contracta en Blintebrewit, l’étoile masculine[5].
Blintebrewit se trouve, à la page 22 du mythe, appelé en anglais : « Starbuck » (mot-à-mot : Star-Buck, Étoile-Mâle), et non « male star ». Or c’est sur l’îlot perdu de Starbuck que Michael Fitzhubert fut retrouvé deux ans après sa disparition de Nouvelle Guinée, sans que personne à l’époque ait pu expliquer comment il y avait transporté.
d) Les deux frères/sœurs jumeaux (MyndieBidju), devenu couple fécond, se trouvent pour finir réunis dans le monde de l’éveil, et Korweinguboora, leur nouvelle résidence, devient Merriwollert, le rocher des phalangers, tandis que Bidju, inversant les syllabes de son nom, s’appellera désormais Djubi[6].
Ayant de cette manière accompli le cycle de leur destinée personnelle, Myndie et Djubi se comportèrent, conformément à la plupart des mythes australiens portant sur les origines, en créateurs de vie, et donnèrent naissance à une première génération d’animaux — qui ne sont autres que les Snoutobreξ du manuscrit LaraDansil ! Et grâce au mythe, nous faisons connaissance avec les Nasobèmes Honatatas, qui se trouvaient, sans toutefois être nommés, déjà représentés, chapitre 5 n° 29 du manuscrit[7] :
V
Le manuscrit LaraDansil,
chapitre 5, n° 29 : Nasobèmes Honatatas
[1]. Sans doute le colonel a-t-il délibérément pris cette image comme modèle, lorsqu’il dirigea les travaux de construction de sa future demeure.
[2]. Un planeur sucre est un petit animal australien appartenant à la famille des Phalangers, improprement appelés Opossums.
[3]. L’aigle et le corbeau sont les animaux totémiques présidant au destin des Moitiés dans la plupart des tribus aborigènes d’Australie.
[4]. Ce qui rend les deux récits définitivement incompatibles est le fait que, selon le mythe, tout se passe entre Merriblinte et Hanging Rock, alors que dans le manuscrit, non pas deux mais trois lieux distincts forment une sorte de triangle : Hanging Rock d’une part, les deux îles de LaraShukun et BénielDansil d’autre part.
[5]. Blintebrewit se trouve, à la page 32 du mythe, appelé : « Starbuck » (mot-à-mot : Star-Buck, Étoile-Mâle), et non « male star ». Or c’est sur l’îlot perdu de Starbuck que Michael Fitzhubert fut retrouvé deux ans après sa disparition de Nouvelle Guinée, sans que personne à l’époque n’ait su expliquer comment il y avait transporté.
[6]. Myndie en revanche n’eut pas besoin de changer son nom.
[7]. Dans le mythe, les Dabe Datsawima se voient attribuer, outre leurs extraordinaires dons musicaux, la faculté d’évoquer les esprits, ouvrant ainsi, le temps de leur chant, un canal entre les mondes et les ères. Mais comme ils étaient privés de parole, ils demeurent, malgré leur talent, des « animaux sans cervelle » (Merriblinte, page 34).





























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