NOTE AJOUTÉE PAR HELENA STANG — 2039
Après que Nael di Faella eut définitivement émigré en Énantia, le Musée de la Fin des Temps de Copenhague reçut en dépôt le miza du Jøssingfjord, qu’avec l’aide d’Elliane Danfern-Da’al, sa femme, il avait conçu et construit, ainsi qu’un important stock d’archives ayant appartenu tant à lui-même qu’à son ami, Antônio da Prahia. Parmi ces documents parfois cryptées se trouvaient un certain nombre d’œuvres posthumes, dont L’Odyssée des disparu(e)s, que je reproduis ci-dessous[1].
Et je découvris, parmi les nombreuses notes éparses ou non classées que le couple avait laissées derrière lui, une fiche étrangement référencée concernant une variante rare d’« écriture rubanée » — cette forme d’art que, lors de leur séjour de seize mois en Rem Érion, ils avaient eu l’occasion d’étudier longuement (et même de pratiquer à un très haut niveau de performance et de créativité) en compagnie de leur mystérieux informateur, Iwakachi Okuste.
En voici le contenu :
Hologramme 38 Jour : 128+
Sphère XII District SW-bt 4 Répertoire Blanc V
E.R. isolé
Origine et date de facture ; indéterminées. Animation : définitivement suspendue.
Le socle fut édifié à la lisière sud-est d’une éclaircie faiblement déclive, orient d’ascendance nord-ouest / sud-est, 16 ‰.
Les frondaisons environnantes, formant cadre, atteignent une amplitude approximative de quinze mètres, tandis que la sphère virtuelle de l’installation, dont la base se trouve à 121 centimètres du sol, a un diamètre de 2,463 mètres (mesure laser effectuée d’une distance de trente mètres environ).
Il est impossible, prenant pour point de départ son apparence résiduelle instantanée dont on ne sait pas si elle est initiale, d’inférer quelles étaient au départ la nature et la durée de son cycle d’expansion expressive.
Apparence générale : une bille d’agate avec dominance chromatique de bande étroite.
Les nervures profondes qui rayonnent de son centre ne fixent, par rebroussement ou confluence, aucun point d’ancrage ou de repère second ; et les lignes de fuite étant sémantiquement peu contraignantes, les accents qui parsèment son volume intérieur se trouvent comme suspendus au substrat affectif de ce fondamental tridimensionnel en voie d’interférences destructives.
Il est remarquable que la disposition relative de ces accents ne varie nullement selon l’angle sous lequel on l’observe, ce qui, loin de conférer à l’œil une faculté quasi divine d’ubiquité trans-substantielle, suggère au contraire qu’il n’occupe aucun lieu perspectif déterminable, aucune heure séquentiellement présentifiable.
Odradek attrafractaire
On ne sait si le signe plongé au centre même de son essor permettait que se déclenche le devenir, faisait figure de frontispice ou assurait, en tant que balise spatio-temporelle chargée d’en formuler l’essence, l’accrochage ontique de son holostructure entière. Cette cheville focale unit deux enroulements principiels, avec contraste de lumière / densité, et mise à feu (ignition) par irradiations paraboliques, sa parole étant indissociablement matricielle et matérielle.
Les accents périphériques, au nombre d’une grosse dizaine, sont étroitement cloisonnés. Et les galeries d’échos qui en guident les réverbérations, esquivant universellement pour ainsi dire les rares lignes de fuite qui dans les registres finement distillés de notre compréhension véhiculaient toute causalité à rebrousse temps des choses, empruntent certains méandres sur- ou sous-saturés du substrat — ce qui peut-être explique pourquoi l’efficace singulière de cette E.R. est si promptement venue à récispiscence. Plusieurs de ces accents, dont les profils se font signe à travers la pulpe interstitielle qui les disjoint, sont dignes de retenir l’attention.
De par sa concrétion massive, l’un d’eux surtout attire le regard et imprime dans l’esprit de celui qui en fait coulisser le sens — qui accompagne son drapé — la certitude que là sûrement s’enracine l’un des nœuds — que là se dissimule l’amorce principale de la trame sous-jacente — que là gît aujourd’hui encore le chaos inchoatif sur lequel s’appuyaient — duquel jaillissaient l’entièreté de ses appels désormais inaudibles.
Manuscrit — miza immatériel
Il s’agit d’une tétrade obscurément astrologique qui met en état de présence réciproque un seul et même corps de référence, multiple bien qu’étroitement localisé, épars bien que précisément daté, qu’escortent des nuées circonstancielles, parfois mêmes et parfois autres, dont la fluence tisse au nadir comme au zénith du monde leurs iris constellés, obscurs puis soudainement brillants, rompus puis subitement compacts.
Tétralogie du monde,
avec ses girations lacérées, ses charpies tourbillonnantes
x
Et la réverbération de ces quatre en un unique accent, parce qu’elle est le ban du lacis rectoral — dans lequel il faut voir par réciproquation, tel un requin, leur gâchette enrayée — permet par résonance et vibration seconde la mise en abondance d’autres accents vicariants, dont certains étrangement tentent d’accaparer l’attention. Ainsi les trop simples entrelacs, quadripartites aussi, qui le suivent à la trace, et signent de leur hélice flamboyante le candide appendice temporel où toute fatalité, divine comme démoniaque, finit par s’engloutir.
La première couronne
COMMENTAIRES D’HELENA STANG
Les deux inserts :
Odradek attrafractaire
et :
Manuscrit — miza immatériel
ont, pour autant que je puisse en juger, été rajoutés à une date sensiblement postérieure à celle de la rédaction initiale.
Le premier renvoi signifie, d’après moi, que l’artéfact dont il est ici question possède une au moins des extraordinaires propriétés de l’Odradek attrafractaire.
Cette installation, présentée en 1991, est, on le sait, la toute première œuvre de Dénoshay Énaïva. Il s’agit d’un double tripoutre impossible, comportant en son centre une source de lumière lentement mais continûment variable, qu’accompagnent les solennelles fluctuations d’une mélodie plongeant par degrés la plupart de ses auditeurs dans un état de transe légère.
x
Laïla Sekhat, l’Odradek attrafractaire
Et comme le spécimen d’« écriture rubanée » décrit ici par Nael di Faella, l’Odradek attrafractaire conserve la même apparence quel que soit l’angle sous lequel on l’observe. Ainsi l’objet semble toujours vu de face et jamais sur la tranche, et se comporte, après sommation de toutes ses apparences perspectives, comme s’il était idéalement sphérique.
La seconde référence concerne le manuscrit LaraDansil, où l’expression : miza immatériel, se trouve employée (chapitre 10, texte n° 70 bas) :
Hanging Rock ne mis miza kebeniev
va zie attanaξ ame e zi vulpenei zie mise tie kave,
« Hanging Rock est un miza immatériel
où les mondes viennent à la rencontre les uns des autres. »
Nael di Faella ne nous indique pas par quel train de pensée il a été amené à rapprocher cette relique découverte en Rem Érion du manuscrit LaraDansil. Je suis cependant en mesure d’établir que cette installation entretient effectivement une très étroite relation avec le début du manuscrit LaraDansil, texte n° 1, chapitre 1.
*LARA vini
*RIZKEVI kotele DUREE priani VA
*RIZKEVI tele PRIANI duree VA
*MAPRIVA dureepriani KEVI kotelekokotele
ESSAV ti MENDECHE telekotele KEVI prianiduree VAMAPRI
*LARA titre
*SUR-QUAND commencement TERRE flot OÙ
*SUR-QUAND fin FLOT terre OÙ
*ENTRE-OÙ terre-flot QUAND commencement-fin
VIE de HOMME fin-commencement QUAND flot-terre OÙ-ENTRE
Ce que, dans sa description, Nael appelle les « accents » correspondent exactement aux mots et groupes de mots de ce texte, avec le jeu de correspondances suivant[2] :
a) Sa « tétrade obscurément astrologique » repose sur les signes,
dont il existe deux variantes, et signifient : durée = « terre » ; et les « nuées circonstancielles, parfois mêmes et parfois autres » qui l’accompagnent, correspondent (en tant qu’accents) au mot : priani = « flot ».
b) La constellation majeure dont Nael di Faella fait état :
correspond alors aux éléments suivants :
*LARA vini
*RIZKEVI kotele DUREE priani VA
*RIZKEVI tele PRIANI duree VA
*MAPRIVA dureepriani KEVI kotelekokotele
ESSAV ti MENDECHE telekotele KEVI prianiduree VAMAPRI
*LARA titre
*SUR-QUAND commencement TERRE flot OÙ
*SUR-QUAND fin FLOT terre OÙ
*ENTRE-OÙ terre-flot QUAND commencement-fin
VIE de HOMME fin-commencement QUAND flot-terre OÙ-ENTRE
avec :
— au centre de la sphère, le verset 1
— à gauche et verticalement, les versets 2 et 3 (le troisième verset, qui pour des raisons de symétrie se trouve inversé par rapport au second, se lit en partant du bas jusqu’au cercle équatorial)
— à droite et verticalement, le verset 4, avec là aussi une structure de symétrie interne « en miroir ».
Dans cette constellation, les accents : KEVI = « QUAND », ces « trop simples entrelacs… qui le suivent à la trace », se présentent, comme les précédents, selon quatre apparences :
c) Partant de ces données, il est possible de mettre en correspondance l’ensemble du texte n° 1 avec l’ensemble des « accents » figurant dans la sphère.
Il convient cependant se rendre compte que les passages qui appartiennent au flux majuscule du texte ne deviennent pas des « accents » plus grands, mais se trouvent rangés dans les deux colonnes verticales :
RIZ MAPRI
KEVI VA
DUREE (priani) KEVI
VA LARA (vini) ESSAV (ti) MENDECHE
PRIANI (duree) KEVI
KEVI VA
RIZ MAPRI
Remarques :
— Au milieu de la colonne de gauche, l’accent : VA = « OÙ », apparaît une seule fois, alors qu’il se trouve répété dans :
*RIZKEVI kotele DUREE priani VA
*RIZKEVI tele PRIANI duree VA
— Je ne suis pas en mesure de dire comment l’accent complexe :
x
qui globalement signifie : ESSAV (ti) MENDECHE = « VIE de HOMME », se décompose en ses éléments constitutifs. Je pencherai, sans pouvoir cependant en apporter la preuve, en faveur de l’hypothèse selon laquelle :
x
est le pendant visuel de : ESSAV = « VIE ».
d) Un accent remarquable est celui qui, signifiant : tele = « fin »,
apparaît six fois, et s’accompagne d’un jeu complexe de négations, avec :
ko-tele = « non-fin » (« commencement »)
tele-ko-tele = « fin-non-fin » (« fin-commencement »)
ko-tele-ko-ko-tele = « non-fin-non-non-fin » (« commencement-fin »)
Et le tableau d’écriture rubanée, considéré dans son ensemble, donne lieu à la transposition suivante :
SUR ENTRE
non-fin terre-flot
QUAND OÙ
non-fin non-non-fin
TERRE flot QUAND
OÙ LARA titre VIE de HOMME
FLOT terre QUAND
fin non-fin
QUAND OÙ
fin flot-terre
SUR ENTRE
x
Cette accumulation d’indices concordants me paraît suffisante : il existe bien un rapport d’identité sémantique entre le début du manuscrit LaraDansil et l’artéfact qu’observa Nael di Faella en Rem Érion. Il n’en reste pas moins que le mode d’expression propre à ce langage est radicalement différent de celui du transcript 2. Je ne suis donc pas en mesure de découvrir quelle signification revêtent des caractéristiques visuelles telles que la taille, la couleur, etc., de ces accents, dans un système d’équivalence et de traduction qui permettrait de passer véritablement d’un « texte » à l’autre.
En réalité, je suis persuadée que, comme cela est déjà la cas pour les vignettes du manuscrit LaraDansil, pour le poème d’Andrea Berndt-Wieland : Deux mondes, et a fortiori pour le recueil compilé par Irma Waybourne et Ève de Poitiers : EingAnjea, une telle traduction n’existe pas, car elle supposerait qu’on puisse analyser en signes élémentaires les accents contenus dans cet artéfact, afin qu’on parvienne à en faire des mots, des expressions, des syntagmes d’une langue, dont tous ceux qui ont jamais participé à un concours ou un duel d’« écriture rubanée » affirment haut et fort qu’elle n’existe pas.
L’élément le plus perturbant de ces installations demeure cependant que les « clavicules », ces artéfacts découverts par les grandes puissances mondiales dans les mausolées/sarcophages de Rem Érion furent, en raison des particularités actives de leur structure symbolique, à l’origine de l’effondrement du système informatique mondial, entraînant la catastrophe écologique, sociale et sociétale que l’on sait (on n’a jamais pu évaluer le nombre de morts ainsi directement imputables à la rapacité du Conseil de Sécurité de l’ONU d’alors, ainsi qu’à l’imprudence de la PIDENT, mais il fut de l’ordre du milliard en un laps de temps de quelques années seulement). Or ces clavicules enchâssées dans le matériau des sarcophages consistent, pour employer les termes d’Harald Langstrøm, en un mélange de cryptoglyphes, de nébulosités, ainsi que de signes pseudo alphabétiques. Les autorités de la défunte ONU, et les chercheurs/techniciens qui travaillaient à leur service négligèrent totalement le fait que ces symboles, qu’ils traitèrent comme s’il s’agissait programmes informatiques, étaient dotés d’une efficacité opérative dont le concept même les dépassait complètement.
Ce que je dois souligner ici, est que les cryptoglyphes/nébulosités des mausolées/sarcophages de Rem Érion sont clairement apparentés, par certains de leurs aspects au moins, et à l’exemple d’« écriture rubanée » figurant dans les notes de Nael di Faella, et aux cryptoglyphes/mandalas qu’on trouve dans Deux mondes, dans EingAnjea et dans Pour toi ma chérie. Les « codes » des clavicules ne sont donc pas des codes, mais des systèmes de signification complexes dotés d’une sorte de capacité de pensée opérative spontanée, ce qui les apparente plus aux nébulosités de Deux mondes, qu’à nos machines informatiques strictement câblées, ce qui fait d’elles, non des machines pensantes, mais des automates logiques.
Il est par ailleurs impossible, comme le dit Nael di Faella, en « prenant pour point de départ son apparence résiduelle instantanée dont on ne sait pas si elle est initiale, d’inférer quelles étaient au départ la nature et la durée de son cycle d’expansion expressive ». Aussi ne pouvons-nous dire quelle histoire, ou plus exactement quelle « dramaturgie linguistique » cet « opéra rubané » mettait jadis en œuvre.
Y trouvait-on un équivalent du seul texte liminaire du manuscrit ? Ou, de manière plus substantielle, un équivalent des douze textes en transcript 1 qui s’y trouvent éparpillés ? Ou, plus généralement encore, un équivalent de tout ce que contient le parchemin ? — Pourquoi d’ailleurs le « spectacle » proposé par cet hologramme animé n’aurait-il pas débordé le cadre, pour finir relativement circonscrit, des aventures vécues par Jenaveve McCraw, Mickael Fitzhubert, Miranda et Marion Waybourne « de l’autre côté de Hanging Gate » ? C’est que qu’hélas ! nous ne saurons jamais.
Je n’imagine pas non plus quelle affinité a pu s’établir par le passé entre le manuscrit LaraDansil et la culture de Rem Érion.
Le seul point de contact que je sois parvenue à exhumer se trouve dans les œuvres les plus énigmatiques peut-être de Sara Fitzhubert-Waybourne. On sait que la mère des deux plus jeunes disparues de Hanging Rock a dessiné, alors qu’elle était en train de réaliser la tapisserie Sucharys, un étrange portulan assorti de nombreuses aquarelles où, parmi d’autres localités énantiennes, il est plusieurs fois question de Rem Érion.
Or je discerne — mais sans doute ce rapprochement est-il controuvé — une certaine analogie entre deux de ces aquarelles (supposées décrire un Hanging Gate indiscutablement imaginaire), et la manière dont les accents de l’artéfact rémien semblent flotter dans le « substrat affectif de ce fondamental tridimensionnel en voie d’interférences destructives », la « pulpe interstitielle qui les disjoint ».
x
Ces deux physionomies transdimensionnelles de Hanging Gate se rapportent, pour autant que je puisse en juger, aux deux faces (celle qui s’adresse à la terre, celle qui débouche sur Énantia) du miza caché au cœur de Hanging Rock. Dans les deux cas, le dispositif (le bâtiment cyclopéen, la formation volcanique…) semble suspendu en l’air comme par lévitation, et ne s’intègre nullement à son environnement ; on jurerait qu’il survole la contrée tel un corps étranger — un improbable projectile surgi d’un environnement exotique.
Mais il ne suffit pas de rapprocher l’impression d’anormalité que transmettent ces aquarelles et la manière dont les accents contenus dans l’artéfact rémien « se trouvent comme suspendus [à leur] substrat affectif », pour affirmer qu’existe une réelle connexion entre Rem Érion et le manuscrit LaraDansil. Peu désireuse de me fourvoyer plus avant en de telles spéculations, je préfère sur ce point proclamer mon ignorance pleine et entière.
Helena Stang
[1]. Cette étude, due à la plume de Nael di Faella, a pour ambition de reconstituer pas à pas le périple qu’accomplirent — à partir de Hanging Rock ou (pour Mickael Fitzhubert) d’autres points de la Terre en direction d’Espénié, et aussi de l’île de Lara à celle de Dansil — les quatre protagonistes du manuscrit.
[2]. Cette mise en relation repose, plutôt que sur une unique preuve apportant pleine et entière certitude, sur un faisceau d’indices qui, par leur convergence, confortent les uns les autres, en sorte que l’on obtient pour finir la certitude morale de sa véracité.




















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