Ève de Poitiers et Raymond Lumley
Une vie de solitude parmi les gisants
Réalisé en commun par Irma Waybourne et Ève de Poitiers, EingAnjea fait abondamment usage de cryptoglyphes (qu’elles appelaient des icônes). Ces cryptoglyphes, comme ce fut le cas pour le poème d’Andrea Berndt-Wieland intitulé : Deux Mondes, s’accompagnent d’une contrepartie linguistique explicite, française ou bien anglaise[1], qu’on pourrait être tenté de considérer comme une sorte de « traduction », ou d’équivalent du message véhiculé par les cryptoglyphes. Il n’en est rien, Ève de Poitiers m’ayant longuement expliqué quelle était la raison d’être, ou plus exactement à quel usage ces deux jeux de symboles étaient destinés.
Le but de l’entreprise initiée par les deux femmes était en effet de leur permettre de se remémorer ce qu’elles appelaient leurs existences parallèles — qui n’étaient pas des vies antérieures se conformant à une quelconque théorie de la réincarnation, mais des vies que des doubles de leurs personnes actuelles auraient menées dans des univers autres que celui dans lequel se trouvent la Terre et Énantia. Ces lieux d’ailleurs n’ont sans doute pas le même mode d’existence que le nôtre ; pour faire bref, il s’agirait plutôt d’existences virtuelles, de terres possibles, de mondes alternants.
À en croire Ève de Poitiers, ces « vies parallèles » concernent au premier chef deux entités cosmogoniques nommées Eingana et Anjea, auxquelles se rattachent, à l’issue de métamorphoses complexes, des myriades d’existences vécues par de nombreux êtres pensants[2], telle celles que menèrent dans le Paris de la Belle Époque les deux poétesses anglo-saxonnes Natalie Barney et Renée Vivien — qu’Irma et Ève côtoyèrent au cours de leur « seconde existence parallèle », évoquée dans EingAnjea sous le nom de : Danse des mortes au point du jour, une vie dans les charpentes de fer.
Dans EingAnjea, les fragments poétiques (les « éclats ») ne sont alors nullement, nous en sommes certains, des traductions ou même des équivalents sémiotiques des cryptoglyphes (les « icônes »). Il s’agirait plutôt d’une conspiration variée issue d’un même noyau expressif, l’ensemble ayant pour but d’accompagner une entreprise d’autohypnose à deux : Ève et Irma se plongeaient dans le contemplation des « icônes » (les cryptoglyphes) et la lecture des « éclats » (les fragments poétiques), et entraient en méditation jusqu’à ce qu’autour d’elles s’efface le Melbourne et du XXème siècle ; et elles s’éveillaient à un autre espace, à un autre temps, où elles n’étaient plus tout à fait Irma et Ève, mais aussi, et surtout, Eingana et Anjea ; alors ces esprits duels pouvaient revivre l’existence déposée, comme une inclusion ou un fossile, dans les icônes et les éclats d’EingAnjea.
Cubes et faces
Les symboles directeurs et les mots évocateurs des sept vies qui se trouvent déposées dans EingAnjea sont orgnisés selon la même structure : une sorte de cube formé de 33 = 27 cubes élémentaires. Ces cubes élémentaires sont :
— pour moitié de teinte claire, et liés à Anjea/Ève
— pour moitié de teinte foncée, car liés à Eingna/Irma
— tandis que le cube intérieur central est de teinte grise, ou plutôt intermédiaire entre le clair et le foncé : il est lié à IrmÈve/EinganAnjea, un Janus à deux faces qui fait son apparition dans la vie la plus cruciale d’EingAnjea, celle où se trouve évoquée la condition dans laquelle Irma se serait trouvée durant les trois jours de sa disparition à Hanging Gate en 1940.
Qu’ils se rapportent à Irma ou à Ève, ces cubes élémentaires montrent, sur leurs trois paires de faces parallèles, une icône (un cryptoglyphe) et un éclat (un fragment poétique) qui forment des couples, tandis que le cube central, dédié à IrmÈve/EinganAnjea, demeure vierge de toute inscription. On a ainsi 27 – 1 = 26 cubes historiés, 13 d’entre eux étant sombres et dédiés à Eingana, les 13 autres clairs et dédiés à Anjea.
Comptant de la sorte, pour chaque cube élémentaire, 3 icônes et trois éclats, chaque vie parallèle est donc évoquée par 26.3 = 78 icônes, et 78 éclats.
Étude pour EingAnjea, un cube réalisé par Irma Waybourne.
Il s’agissait de visualiser une répartition possible entre éléments clairs et éléments obscurs.
Dans chacune des trois dimensions orthogonales de l’espace, les trois rangées de cubes élémentaires forment autant de « faces » ; de la sorte, chaque vie se trouve décrite, dans EingAnjea, par le moyen de 9 faces qui comportent chacune 9 éléments. Toutes les faces extérieures sont historiées, tandis que les trois faces « intérieures » (ou plus exactement centrales), incluant le cube élémentaire central ont 8 élément historiés et 1 élément neutre (celui qui, de teinte grisée, évoque IrmÈve/EinganAnjea).
Exemple de trois couples de faces parallèles
appartenant au sixième cube
Troisième face (extérieure)
Icônes (cryptoglyphes)
Éclats (fragments poétiques)
Septième face (avec le cube élémentaire central)
*
Icônes (cryptoglyphes)
Éclats (fragments poétiques)
Quatrième face (extérieure)
Icônes (cryptoglyphes)
Éclats (fragments poétiques)
Chaque couple est de plus encadré par deux emblèmes, qui établissent une sorte de pont entre icônes et éclats, bien qu’ils s’en distinguent par certaines de leurs caractéristiques :
— Loin de contenir un ou des cryptoglyphes, Les emblèmes constituent de véritables représentations figuratives, qui se rapprochent plus des illustrations du manuscrit LaraDansil que de ses vignettes, très proches quant à elles, nous n’avons vu, des cryptoglyphes d’EingAnjea.
— Les titres qui figurent sur ces emblèmes aussi lapidaires que les éclats, s’en distinguent par leur tournure grammaticale, et font plutôt penser à des devises ou des maximes.
Emblèmes des trois couples de faces parallèles ci-dessus
Troisième face
Septième face
Quatrième face
Dans ces ensembles, les emblèmes, icônes et éclats sont étroitement connectés : les tables de cryptoglyphes et de fragments poétiques sont incrustées, dans la version finale d’EingAnjea, sur le dessin de leurs emblèmes, au détriment parfois de leur lisibilité :
x
Sur de plus vastes terres, septième face :
icônes et éclats sur fond d’emblèmes
Icônes (cryptoglyphes), état final
Éclats (fragments poétiques), état final
Une plongée dans le Temps du Rêve
Bien que les icônes et les éclats se correspondent étroitement, il serait erroné d’affirmer que les éclats traduisent les icônes, et les icônes les éclats (comme cela s’avère par ailleurs au moins partiellement pour le poème d’Andrea Berndt-Wieland : Deux mondes). — Et comme cette correspondance, qui est une espèce de fusion sémiotique, ne s’effectue pas au niveau du conscient, il est difficile d’en définir précisément le mécanisme. Tout ce qu’on peut en dire dérive par conséquent de l’usage qu’Irma et Ève en faisaient. Elles se servaient en effet d’EingAnjea pour revivre en une sorte d’état de transe, ce qu’elles appelaient leurs « vies parallèles ».
Voici comment Ève décrit cette plongée subjective dans une dimension autre de la réalité :
x
« Il y a comme une odeur, une atmosphère, un vide qui s’ouvre goutte à goutte au cœur de l’esprit et du corps, avec une caresse, un frisson. Voilà le prélude. Ensuite, et pour un long moment, surtout, surtout, ne pas bouger d’un cil, ne pas broncher. C’est que je ne peux aller à la rencontre de l’Autre Temps, c’est l’Autre Temps qui doit venir à moi. Ou qui, je ne sais pourquoi, ne viendra pas. Mais lorsque le Temps imperceptiblement m’imbibe, alors c’est le début d’une ère de paix, d’une parenthèse de vide. Un moment d’absence, donc, pour qu’ensuite tout puisse commencer.
« Et puis, doucement, doucement, cela s’éveille, cela tressaille, cela se met à murmurer. De but en blanc, comme ça. Il n’y a pas d’abord beaucoup de couleurs, très peu de son, aucune saveur. Juste un tressaillement de vie dans la pénombre légère. Alors, et ce m’est chaque fois une chose étrange, alors que bien sûr je m’y attends, les images qu’à l’instant je regardais, silencieuses et comme gelées sur la table, naissent tout doucement à la vie dans cette cavité claire-obscure, qui n’a rien à voir avec cette pièce où en même temps, je le sais bien mais ne le sens plus, je suis toujours assise en face de vous.
« De ces images émane une phosphorescence vaguement chatoyante, une sourdine de voix ; ce sont nos visages, ce sont nos yeux… enfin, je veux dire, c’est le visage d’Eingana et les yeux d’Anjea, Irma que je berce bizarrement comme en creux, négatif de mon corps, eau-forte de mon âme — aujourd’hui encore… si longtemps après sa mort. Mais les chuchotements que j’entends ne sont pas miens, ne s’adressent plus à moi : Eingana et moi-même nous glissons des secrets dans l’oreille, sans même nous rendre compte que je suis là, comme une espionne, à écouter ces confidences que, lorsque nous étions Esprits dans le Rêve, nous nous sommes confiées. Et leur complicité, leurs engagements sont en même temps nos vies — je veux dire ce que nous naissons de ce temps-là, dans un lieu où nous nous sommes retrouvées, Irma et moi, ou nous nous retrouverons, et où, d’une certaine manière, nous sommes encore, l’une dans le cœur de l’autre.
« Nous flottons maintenant dans un paysage en dehors du monde ; la scène qui s’esquisse repose sur une bouche d’ombre, sur une sorte d’interface à travers laquelle je distingue la pulsation des images mêmes que vous appelez des icônes, et qui restent inertes devant vous, dans le monde où vous êtes séquestré, d’où je ne suis évadée. C’est comme si soudain le déroulement… ça y est, je me déplace à l’intérieur des événements dont la présence tout à l’heure s’exhalait autour de moi. Je suis Anjea revenue.
« Vous me dites que, pendant tout ce temps, dans votre monde, mon doigt se pose sur les figures, glisse d’une feuille à l’autre, des icônes aux éclats, des éclats aux icônes, que je marmonne en moi-même comme intensément plongée dans un rêve, absorbée dans des pensées intérieures. Cela n’est pas faux : ce que je perçois, dans cet espace renversé où je suis transposée, inonde et fait déborder mon esprit : il faut en même temps que j’absorbe le flot de tout ce qui passe, de tout ce que j’entends, que je respire l’odeur de la passion et de la perte, que je goûte la saveur du triomphe et de la défaite, que j’épouse les déliés du vent, dont les creux et les plis sont désormais le monde.
« Enfin, quand l’accord se fait unanime, quand s’instaure l’équilibre stable, les éléments qui me faisaient face, ces parcelles de mots, ces plages de couleur qui, par leur énigmatique diversité, leur rugosité baroque, étaient les pièces d’un jeu qui se jouerait lui-même et auquel je demeurais étrangère, étreignent leurs voix, caressent leur joues, et m’aspirent à moi-même. Alors j’habite en eux, alors que suis une image en mouvement, alors je suis un éclat prophétique, alors je suis une destin de lumière. Et ce destin de lumière, qui est moi, embrasse tous les éclats de voix, qui sont moi ; et ces éclats de voix, qui sont moi, se changent en images de caresses, qui sont moi ; et je m’épanouis dans le monde, fleuris dans le temps, embrasse Eingana de mes vœux, me love dans les desseins d’Anjea. Alors notre vie là-bas, depuis si longtemps morte, retrouve la fraîcheur de l’enfance, épouse la vivacité de la présence.
« Là où étaient des gratte-ciels et des autoroutes, des parcs et des avenues, des rivières et des ponts, des cathédrales et des taudis — ce que vous appelez des atomes linguistiques et des icônes, des fragments poétiques et des glyphes… — tout cela se retourne comme autant de gants, de l’extérieur vers l’intérieur, de la droite vers la gauche. Je suis happée dans une arcologie nouvelle, dont les entrailles sont un ciel de parfums, le firmament une cordillère de tintements, les racines une forêt de caresses opalines, les piliers une mer de saveurs épicées.
« Plus de mots, plus de déchirements. Des couleurs de sel, des odeurs de rires, une brindille de soleil sur la pierre cramoisie ; une anxiété, l’ébauche d’un sourire ; la blessure d’un doute, le souffle d’une agonie. Irma et moi, Eingana et moi, sommes ce paysage ; nos bras et nos jambes sont les fibrilles du ciel pommelé ; nos pensées sont les crécelles du blé, le butin des abeilles, le frisson de la nuit picorée d’étoiles. Nous commençons à vivre ; alors je sens que ce que nous avons vécu, ce que nous vivrons aussi, a retrouvé vie.
« Le soleil n’est pas seul dans ce ciel-ci, les étoiles bourgeonnent dans ces abysses. Car les images sont partout. Elles nous parlent de leurs mains engourdies, nous sourient de leurs chuchotements étouffés, nous épaulent de leurs regards en tapinois. Elles décrivent l’horizon de notre amour parfois, ouvrent le puits de notre détresse souvent, dévoilent la profondeur de notre devenir toujours. Et ce que vous appelez les emblèmes ne symbolisent pas, représentent eux-mêmes, signifient à peine — cette forme et tel geste, un corps et son allan ; elles sont là pour nous, elles sont notre élan. Nous sommes la chair de leur pensée, la charpente de leur chair. »
EingAnjea n’est ni un livre, ni un recueil de fragments, mais un véhicule de vie, la clé d’un souvenir obstrué, le cheminement d’une mémoire entravée. EingAnjea est une expérience intime, au cœur de laquelle Ève de Poitiers accepta de s’immerger pour moi, après que je lui eus demandé si d’autres qu’Irma et elle seraient susceptibles d’accéder au contenu ésotérique de leur œuvre, apercevoir les mondes qui s’ouvrent à elles lorsque fusionnent atomes de la parole et icônes de la forme[3].
Facette de vie
Et voici comment, après avoir basculé dans l’au-delà des icônes et des éclats, Ève me fournit ses mots pour la septième des neuf faces de : Sur de plus vastes terres, sixième existence d’EingAnjea.
Une vie de solitude parmi les gisants
« Nous sommes seules dans un grand espace de verdure où gisent à l’abandon de gigantesques formations statuaires. Il s’agit, nous en sommes persuadées bien que nous ne sachions pas d’où nous vient cette certitude, du Vigelandspark d’Oslo, échoué sur une terre qui n’est plus la nôtre.
« Il semble qu’il n’y ait, , malgré l’obstination de nos tentatives, l’étendue de nos explorations, aucun moyen d’échapper à ce jardin : l’agencement des allées et des bosquets, vaguement redondant, nous fait tourner en rond, et nous revenons toujours à notre point de départ. Nous savons pourtant que nous avons suivi un cap grossièrement rectiligne, et que les monuments près desquels nous sommes passées étaient tous différents, bien que leur style et leur destination demeurât uniforme.
« Nous n’avons aucune idée de ce qui se trouve au-delà de cette immensité dont nous sommes prisonnières, dans laquelle nous errons librement…
« … nous nous demandons si des cités, les ruines d’une civilisation depuis longtemps disparue existent quelque part sur cette terre…
« … quels paysages nous découvririons si nous pouvions nous libérer de la silencieuse indifférence de ce jardin cimetière…
« Les gisants sont toujours et partout, dans le suaire des bosquets qui les abritent et les dissimulent à moitié, des allées qui les frôlent sans les toucher.
« Le monde cependant a un centre, dont nous ne nous écartons jamais vraiment : sur une colline légèrement plus élevée, au cœur d’une roue de cénotaphes aveugles, se trouve un grand monolithe, à l’intérieur duquel s’empilent une multitude de corps humains intriqués, qui luttent ou ont depuis longtemps cessé de lutter contre la mort, par étouffement ou asphyxie semble-t-il. »
Face 7
« Les défunts qui peuplent le jardin furent pétrifiés, hommes et femmes confondus, non dans leurs occupations sociales, dans leurs stratégies de pouvoir, dans leurs opérations guerrières, — mais dans le cadre plus étroit et plus sincère de leur vie familiale, dans l’humilité de leur existence quotidienne.
« Les femmes sont plus sereines, et plus soucieuses que les hommes : leurs visages parfois souriants se font le plus souvent rêveurs ou graves, tandis que les hommes prétendent encore s’arroger des tâches, se soumettre à des devoirs, professer des certitudes. L’arrogance raidit leur attitude, qui leur fait comme un masque de dureté empruntée.
« Dans le charnier qui remplit le monolithe, les morts sont en revanche retournés à leur confusion première, cette l’aveugle et sourde communion des êtres dans l’étoffe indifférenciée de la matière.
« les gisantes transies »
« Il en va quasiment de même, lorsque nous empruntons les voies montantes qui s’ancrent au-delà du portail, dans le secret du monolithe, au cœur du jardin, pour les humanités mourantes que nous visitons sur des terres inconnues, en des siècles indistincts.
« les vivantes délaissées »
« Les habitants de ces planètes, qui elles-mêmes agonisent, ne perçoivent aucunement notre présence. Nous sommes transparentes à leurs regards, comme si nous étions moins que des spectres, à peine des fumées ; ou bien comme s’ils étaient eux-mêmes les hologrammes insubstantiels des anciens occupants de ces lieux, désormais rendus au désert et au vide, ou des fantômes venus de contrées semblables à la nôtre.
« la main les saisit, eux sont translucides à ta chair »
« tu les voies tu les entends, il ne te voient ni ne t’écoutent »
« tu les appelles tu les embrasses, leurs yeux ne sourient plus »
« Lorsque nous marchons parmi eux, nous percevons la rémanence de leur désirs, comprenons la nature de leurs entreprises, assistons aux drames de leurs existences, partageons leur désespoir, abhorrons leur ultimes explosions de violence. — Nous assistons impuissantes à leur naufrage.
« leur fantôme est l’empreinte de ton absence »
« impalpable inaudible à l’esprit »
« Et si nos ombres les traversent sans qu’ils nous aperçoivent, c’est sans doute qu’un incommensurable gouffre sépare nos esprits de leurs corps ; mais nous ne comprenons pas pourquoi nous sommes condamnées à frôler leur présence alors qu’ils demeurent ignorants la nôtre.
« tu les approches tu les étreins, leur errance t’échappe »
« Vaine est notre compassion, inutiles nos élans de sympathie, absurdes nos tentatives de réconfort. Et vides de sens sont nos visites, car nous savons que nous ne transmettrons à personne le souvenir de ceux dont nous sommes les inutiles pleureuses.
Et nous nous retrouvons inconsolées au pied du monolithe immobile, errons au hasard de cette forêt d’effigies anonymes. Leurs faces de pierre nous rappellent que nous n’avons personnellement connu ou aimé, au cours de toutes nos existences, et pas même dans ce rêve littéraire, désormais si lointain, vécu par Renée Vivien et Natalie Barney dans le Paris de la Belle Époque[4], aucun de ces êtres pensants, aucun des ces humains jadis entreprenants, de ces extraterrestres adonnés à tant d’incompréhensibles besognes[5].
« Entravée la parole dans notre cachot cosmique ; figée l’astreinte éternelle qui nous frappe ; séquestré l’espace atone de notre retraite. Pourquoi nous attardons-nous, apparemment immortelles — mais non pas éternelles — dans ce jardin de mort ? L’immobilité du minéral ôte tout impact à la présence de ces morts antédiluviennes ; leurs effigies ne sont que visages émoussés, gestes inachevés, propos interrompus.
« Nous pensons qu’il aurait été préférable que seuls les arbres, les bourgeons et les fleurs, vite flétries et vite recommencées, soient le tombeau de ces événements, de ces exploits et de ces désastres désormais sans objet. La vie silencieuse du parc aurait fait un meilleur cénotaphe, aurait témoigné d’une plus douce miséricorde à l’égard de ces êtres qui furent et ne seront jamais plus, ne manifestant à leur endroit ni peine ni remords. Mais leur souvenir, qui se conjugue au passé plus que parfait devenu futur antérieur, s’attarde encore, et peut-être reviendra encore et encore, mais sans se voir accorder jamais la force de la présence, le triomphe du renouvellement.
« Inutile est le foisonnement de ces statues, leurs gestes suspendus, leurs regards aveugles, leurs appels oblitérés : les particularités de leurs corps calcaires ont perdu toute signification : il reste trop peu de ce que fut leur existence ; car elle est à jamais désaturée, la gloire des cieux à l’aube de leurs printemps ; étouffée, la bouillante symphonie de la mer dans les couchants de leurs automnes… Seule subsiste l’élongation du temps, l’inlassable réplique de la même désolation, la succession des jours qui s’alanguissent, des nuits qui attardent, des hivers alanguis, des étés épuisés, des éons et des lustres. Et nous-mêmes, que sommes-nous ? Deux fantômes délaissés, étoiles qui s’éteignent dans l’abîme des eaux, vapeurs qui s’effacent dans l’épaisseur des cieux. »
[1]. De ces deux versions, l’une était la propriété personnelle d’Irma, l’autre étant conservée par Ève.
[2]. Ces êtres, parce qu’ils dépendent d’attributs différents d’Anjea et Eingana, n’ont pas la même identité qu’Ève et Irma.
[3]. L’expérience, en ce qui me concerne, se solda par un échec complet.
[4]. Renée Vivien et Natalie Barney sont deux poétesses homosexuelles auxquelles Irma et Ève s’identifièrent à l’occasion de l’existence parallèle qu’elles passèrent dans les charpentes de fer d’une tour Eiffel de rêve.
[5]. Lorsque je lui montrai, quelques mois plus tard, les illustrations réalisées par Laïla Sekhat pour le récit de Smilla Glemminge-Olsen : EFFINOLE BAFOUR ou la chevauchée fantastique (Aventures en Espénié — 4), Ève y reconnut, pour les avoir rencontrés au cours d’un de ses « voyages d’adieu à leur planète mourante », les habitants du « monde des orixas », ces « déesses cuirassées » avec lesquelles Yashoni nikaïné et Rajendré nikaïna eurent maille à partir au cours d’une cérémonie cosmopolite accomplie par de jeunes adultes, les nikaïnéξ et nikaïnaξ d’Espénié.
x
Laïla Sekhat : déesses cuirassées
Ève ne put identifier les personnages figurant sur ces illustrations, mais fut en revanche certaine qu’Irma et elle avaient assisté à l’agonie de leur planète, soumise à une suite ininterrompue de catastrophes géologiques, le désespoir poussant ses habitants à « migrer psychiquement » dans des esprits extraterrestres lointains dont ils espéraient pouvoir devenir les hôtes ou les parasites. Et c’est ce qu’un certain Mu-Xo aurait tenté de faire à l’encontre de Rajendré nikaïna, qui aurait été sauvé de cette agression mentale par l’intervention déterminée de Yashoni nikaïné. [Note de Raymond Lumley.]

























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