Harald Langstrøm et Ève de Poitiers
En 2008, Andrea Berndt-Wieland, qui faisant partie de l’équipe d’Endetidshuset (la Maison de la Fin des Temps), composa sous l’influence de l’Odradek attrafractaire sept poèmes ésotériques qu’elle réunit sous le titre de Deux mondes ; ces poèmes étaient accompagnés de nombreux tableaux, dont certains seront qualifiés d’« abstraits », mais qu’elle les considérât tous pour sa part comme absolument réalistes.
Mais l’étrangeté du recueil tient surtout au fait que ses poèmes, bien qu’ils fussent rédigés en allemand (sa langue maternelle), ne faisaient à l’entendre que « traduire » un original dont elle avait au préalable tracé les énigmatiques caractères. Il s’agit de sept tables carrées composées de 72 = 49 cryptoglyphes correspondant, dans leur contrepartie linguistique, non à des mots mais à des groupes verbaux ou, si l’on préfère, à des syntagmes. On est ainsi en droit de supposer, du moins en première approche, que les cryptoglyphes de Deux mondes sont des idéogrammes connotant une langue — dont la nature et l’identité restent cependant, aujourd’hui encore, à définir.
Je reproduirai, à titre d’échantillon, le contenu du premier et du dernier des ces poèmes, dans leurs deux versions, l’« originale » (c’est-à-dire cryptoglyphique) et dérivée (ici dans la traduction française de sa « traduction » allemande).
1. Forêt
7. Jardin
1. Les cryptoglyphes
On trouve dans cet ensemble de poèmes, un petit nombre de cryptoglyphes récurrents, parfois reliés à des groupes verbaux apparentés. Ainsi :
Jardin I, 7 : « D’un être humain »
Jardin IV, 1 : « Mais lorsque l’homme »
Jardin V, 6 : « L’homme »
Ou encore :
Jardin I, 3 : « Du monde ».
Machines[1], vers I, cryptoglyphe 6 : « Dans le monde ».
Confrontons maintenant ce dernier cryptoglyphe avec :
Jardin VII, 7 : « Du possible » (ou plutôt : « Des possibles »).
Et nous obtenons, par simple combinaison additive, le cryptoglyphe : « Du monde possible » (Choses[2] VII, 3).
Or au sein du trio :
« Dans le monde » « Du monde » « Du monde (possible) ».
les deux premiers ne diffèrent que par leur couleur ; on pourrait donc penser que cette variation correspond à l’alternance : « Dans le… »/« Du… ». Il n’en est rien : le glyphe correspondant à « monde » dans sa troisième occurrence (« Du monde possible ») a la même couleur que « Dans le monde » alors que, si l’on se trouvait en présence d’un système idéographique, il aurait dû avoir la même couleur que : « Du monde », c’est-à-dire :
Ainsi, bien que ces glyphes entretiennent, dans quelques cas au moins, des rapports d’analogie analytique avec les syntagmes qui les « traduisent » — on est jamais en mesure de définir la nature des règles grammaticales ou lexicales qui président à ces transpositions.
Je me contenterai par conséquent d’enregistrer le fait que, lorsque deux groupes verbaux ont des sens globaux suffisamment proches, les glyphes qui leur correspondent sont parfois eux aussi analogues ; même dans ce cas cependant, les modalités sémantiques par lesquels ces groupes verbaux diffèrent ne correspondent, dans les cryptoglyphes, à aucun système de variations identifiable.
*
* *
Il n’en va d’ailleurs pas du tout de même, nous l’avons vu, dans EingAnjea, où les cryptoglyphes accompagnant les « fragments poétiques » ne se comportent en aucune manière comme des idéogrammes — bien qu’il existe, entre ces deux sortes de glyphes une parenté visuelle (et structurelle) indéniable.
L’exemple ci-dessous suffit me semble-t-il à illustrer, et leur profonde similitude de conception visuelle, et l’extrême différence de style qui préside à leurs « traductions » respectives :
Jardin II, 6
« Des vivants »
EingAnjea, La-bas comme ici, face 2
« convexe aux harmonies des rhinolyres prolixes »
Dans le même ordre d’idées, et cette fois au sein même du recueil d’Andrea Berndt-Wieland, les cryptoglyphes qui figurent en arrière-fond des poèmes en langue vernaculaire ne correspondent pas du tout à ce que elle appele leurs « composites », des sortes d’incipit jouant le rôle de titres cryptoglyphiques :
« Forêt » : « composite » du titre et cryptoglyphe de synthèse.
Or ce dernier, dans Jardin I, 7, signifie : « Perce »
« Jardin » : « composite » du titre et cryptoglyphe de synthèse.
Les deux glyphes de ce dernier se retrouvent pour moitié dans :
Maison IV, 6 : « De l’enfance »,
et pour moitié dans : Jardin II, 2 : « De sa toute-présence »
Ainsi, le composite-étiquette (ou « titre du poème ») et le « nom de synthèse » donné à la chose même (c’est-à-dire à la réunion ses 49 syntagmes/cryptoglyphes) correspondent à des figures tout à fait différentes, alors que, dans nos langues usuelles, la distinction se résumerait par exemple à l’usage de guillemets : « Forêt » pour désigner le tire du poème, et Forêt pour le poème lui-même. Et il en va de même, mais de façon plus compréhensible, pour les deux cryptoglyphes signifiant : « Deux mondes », et : « Titre » :
Cryptoglyphe pour « Deux mondes », et cryptoglyphe pour « Titre »
(Le crytoglyphe : « Titre » figure sur la page de couverture de l’œuvre, et commente, de l’aveu même d’Andrea Berndt-Wieland, la mention : « Deux mondes », tandis que le cryptoglyphe « Deux mondes » a été extrapolé par moi à partir du cryptoglyphe : « Dans le monde », cf. Machines vers I, ci-dessus.)
Enfin, les quelques régularités qu’on discerne dans la transposition des cryptoglyphes en syntagmes se trouvent compensées par d’étonnantes fantaisies, dont on a peine à saisir la motivation. Je n’en donnerai ici qu’un exemple, parfaitement révélateur et en rapport direct avec les développements qui précèdent.
Dans Maison II, nous pouvons lire : « Pourtant la claire présence Du visage Qu’on aime Ne perce pas La ténèbre Des marqueteries Fumées »
Or cette « claire présence » n’entretient aucun rapport que je suisse appréhender avec le cryptoglyphe double de la « toute-présence » de Jardin II, 2 :
« Pourtant la claire présence » « De sa toute-présence »
Et il en va de même pour le verbe « percer », employé affirmativement dans Jardin I, 7, et négativement dans Maison II, 4 :
« Perce » « Ne perce pas »
Il convient par conséquent, lorsqu’on désire comprendre dans quel domaine de langage et de communication se situent ces cryptoglyphes, de chercher dans une tout autre direction, celle-là même qu’explorèrent Irma Waybourne et Ève de Poitiers écrivant EingAnjea, et qu’Andrea Berndt-Wieland elle-même illustre de manière éclatante dans la seconde moitié de Deux mondes, celle de ses « emblèmes ».
2. Les Emblèmes
Chaque poème d’Andrea Berndt-Wieland est accompagné de deux ensembles de quatre tableaux, qu’à la suite d’Ève de Poitiers, j’appellerai des « emblèmes ». Les premiers ont une composante réaliste évidente, en sorte qu’il est dans tous les cas possible d’identifier ce qu’ils représentent. Ce sont, selon ses dires, les emblèmes du « premier monde, le nôtre ». Les seconds sont dépourvus d’une pareille composante clairement identifiable, et sont, toujours selon leur auteure, les visions correspondantes (et partiellement métaphoriques) de ce qui se passe dans le « second monde », celui des courants psychiques qui parcourent et nourrissent de manière sous-jacente le monde de forêts, de machines, de ports, de maisons, de fleuves, de choses et de jardins (pour reprendre les titres des sept poèmes d’Andrea Berndt-Wieland), qui nous est familier.
Les huit emblèmes de Forêt
Les huit emblèmes de Jardin
Les emblèmes « réalistes » intègrent une composante qui se rapporte directement au sujet du poème, ce que ne font pas les tableaux « abstraits ». Mis à part ce trait (dont je ne prétends pas sous-estimer l’importance), l’ensemble des emblèmes met en œuvre trois types de motifs « ésotériques ». Il s’agit tout d’abord de cryptoglyphes, ou de signes qui entretiennent avec ceux-ci de forts liens de parenté. Apparaissent ensuite des motifs qui évoquent de près ceux dont nous avons déjà relevé l’existence dans la traduction l’échantillon d’« écriture rubanée » qui traduit d’un passage du manuscrit LaraDansil : ce sont, comme Andrea Berndt-Wieland les appelle, des « nébulosités spectrales ». Viennent enfin des motifs moins structurés, qui seraient, à en croire leur auteure, des « symboles d’affects »
Ces motifs se superposent, soit à une image tout ce qu’il y a de plus figurative, soit à un fond vaguement stellaire, dont il est difficile de préciser la nature, mais qui seraient des « symboles d’affects ».
Forêt : Composition d’un emblème réaliste
a) L’emblème
b) Le fond réaliste
c) Cryptoglyphe complexe
d) Nébulosité complexe
Il n’y a pas à proprement parler de symbole d’affect.
Jardin : Composition d’un emblème réaliste
a) L’emblème
b) Le fond réaliste
c) Le symbole d’affect
d) La première nébulosité spectrale
e) La seconde nébulosité spectrale (ou cryptoglyphe ?)
f) Emblème « abstrait » composite (déduction faite du motif réaliste)
Jardin : Composition des quatre emblèmes « abstraits »
Les quatre emblèmes « abstraits » de Jardin utilisent, avec des variations de couleur, d’orientation ou de format, deux cryptoglyphes et une seule nébulosité spectrale (on n’y relève aucun symbole d’affect, pas même en tant que « fond stellaire ») :
a) Premier cryptoglyphe (deux variantes)
b) Second cryptoglyphe
c) Nébulosité
Forêt : Composition d’un emblème « abstrait »
a) L’emblème
b) Symbole d’affect (ou fond stellaire ?)
c) Cryptoglyphe
d) Nébulosité spectrale
Forêt : Autre emblème « abstrait »
a) L’emblème
b) Le symbole d’affect (ou fond stellaire)
c) Le cryptoglyphe
c) La nébulosité
Or le cryptoglyphe de cet emblème figure dans le « texte » du poème, avec la signification : «À la tranchée » (du ciel) :
x
Forêt V, 2 : «À la tranchée »
Et il en va de même pour le cryptoglyphe figurant dans le quatrième emblème (voir ci-dessus), que l’on retrouve dans le « texte » de Jardin, avec le sens de : « La canopée ».
Jardin VII, 3 : « La canopée ».
Il est temps de conclure. Les cryptoglyphes de Deux mondes ne sont ni des pictogrammes, ni même des idéogrammes, bien qu’en certaines occasions ils puissent sembler se comporter comme s’ils étaient des idéogrammes : ils établissent alors un rapport minimal de constance sémantique avec les syntagmes qui leur correspondent. Mais il ne faut pas se leurrer : il s’agit là d’une tentative infiniment plus limitée de celle qu’on trouve dans l’échantillon d’écriture rubanée que Nael di Faella identifia comme constituant une véritable traduction d’un passage du manuscrit LaraDansil. C’est que, dans Deux Mondes, la signification des cryptoglyphes dépend de manière décisive de leur valeur évocatrice, ou de suggestion, c’est-à-dire de la prosodie du langage, — une prosodie qui s’avère définitivement prépondérante dans ses « composites » et ses « emblèmes ».
« L’étrangeté du logis »
(Tableau d’Andrea Berndt-Wieland qui ne fait pas partie de Deux mondes)
Que signifient ces « signes », qui accompagnent, escortent, et peut-être glosent le texte des poèmes d’Andrea Berndt-Wieland ? — Le plus simple, et aussi le plus honnête me semble-t-il, est de donner la parole à la principale intéressée qui, peu de temps après leur invention, m’a longuement exposé son point de vue à leur sujet.
Je reproduis ici les extraits les plus significatifs de son témoignage, qu’on trouvera in extenso dans : Onze Pièces de Cuivre, bulletin de la Société des amis d’Endetidsmuseet, n° 26, Énergumènes, Spectres et Revenants (2), novembre 2022 (ce numéro est actuellement épuisé), sans leur adjoindre le moindre commentaire, malgré les doutes (et, je l’avoue, les réticences ou, pour mieux dire, le sentiment de malaise) que ces explications « ésotériques » suscitent en moi.
1
« Le monde de l’esprit, s’il était absolument séparé du nôtre, ne serait pas un monde peuplé d’âmes singulières, mais une sorte de milieu panpsychique, chaotique et totalement inconscient, où les pensées ne se distingueraient pas les unes des autres, et où aucun esprit individuel ne pourrait s’éveiller. Dès l’origine, ce milieu imprègne la nébuleuse de la matière cosmique, permettant à cette force d’interaction qu’est la pensée de se différencier en entités concrètes, que l’on peut légitimement appeler des âmes. Ainsi l’univers des corps et des esprits, tel que nous le connaissons, se trouve composé d’une infinité d’êtres inégalement sensibles, d’individus différenciés dont l’existence n’est jamais ni tout à fait indépendante, ni absolument dépendante du milieu de matière et d’esprit dans lequel ils subsistent.
[…]
« De là l’idée d’éternité (ou d’atemporalité), qui est l’antériorité radicale, « ce qui précède toute existence ». Les deux temporalités, la « matérielle » et la « spirituelle », jaillissent d’ailleurs du même abîme. Mais le « temps de l’esprit », bien différent du temps de la physique, est intermédiaire entre l’éternité (l’atemporalité) et la durée matérielle extériorisée. Considérée en elle-même, cette dernière serait incapable de confluer, incapable de former un cosmos congruent, et comprendrait seulement des successions chaotiques de linéaments discontinus. Seul le temps plus homogène de la pensée harmonise le devenir, garantit la pérennité du monde ; il se comporte aussi comme un medium différencié (bien que pas encore tout à fait contretypé) dans lequel la réalité psychique (puis humaine) trouve à déployer ses particularités dans une commune présence, qui est une coalescence intérieure instantanée. »
Comme on le voit, la philosophie d’Andrea consiste en un dualisme naturaliste et anthropomorphique complexe.
Ses « deux mondes » se répartissent en un milieu purement psychique et pérenne d’une part, en un monde d’espace-temps extériorisé, émietté d’autre part, — ce dernier étant lui aussi duel, puisqu’on y trouve, très intimement unis, les corps matériels et les esprits individuels de tous les êtres humains.
« Au sortir de l’origine absolue, une rupture de symétrie fait apparaître deux polarités extrêmes, la matière non pensante (champ des quatre interactions) et l’océan psychique dans lequel baignent les esprits des êtres et des choses, vaguement différenciés déjà, mais pas encore individualisés. Ces deux polarités, bien qu’ontologiquement contraires, font partie du même univers ; mais si des « interférences » n’étaient, de l’une à l’autre, non seulement possibles, mais holistes et nécessaires, l’univers n’aurait pu subsister ne serait-ce que le temps d’un souffle.
« Ainsi, dans mes poèmes, les puissances de l’autre monde (celui de la coalescence éternelle) imprègnent dans la matière, selon leur nature inchoative, différents types de configurations événementielles, donnant naissance aux Machines et aux Choses (les êtres « inorganiques »), aux vivants (ici surtout — dans Forêt et Jardin — les plantes et les arbres), enfin aux hommes (dont il est en particulier question dans les trois pièces centrales — Ports, Maison et Fleuves). Mais, par delà ces différences ontiques, l’idée centrale, le pivot du recueil, est que tous les êtres sont substantiellement solidaires, parce que tous font partie des deux mondes, et ondoyant de l’un à l’autre, déploient leur être dans ces deux niveaux de réalité, ce qui assure leur existence.
« Et parce qu’il est capable de percevoir dans cette vie les deux faces du réel, le lot, le destin, la vocation de l’homme se résume en deux mots : Solidarité et cosmopolitisme. Loin de se retrouver après la mort, à huis clos pour toujours confiné en compagnie de ses seuls semblables, qui sont aussi ses concurrents et ses assassins, il a pour tâche d’exalter dès aujourd’hui par la pensée toutes les nuances et les saveurs du monde. Évidemment, cela a un prix, qui est l’exigence de justice et de réciprocité. Mais la rupture de l’alliance ne peut venir de ce qui trace un chemin univoque : car les choses sont fidèles à elles-mêmes et aux autres, même si cela les rend insensibles et inattentives, même si cela leur ôte, comme pour les plantes, compassion et souci.
[…]
« Voyez Forêt par exemple, et le passage : « Où son âme a-t-elle fui ? — Il n’est nulle vie, aucun souffle au-delà du brouillard, etc. » — Cela milite-t-il en faveur d’une immortalité séparée, qui serait l’apanage de la seule âme humaine ? — Non, l’existence vraiment consciente nécessite la présence incarnée, — car où serait la conscience, sans l’idée d’un Soi corporel ?
« Vous me dites que je défends une théorie panpsychique de « l’autre monde » ; je ne vais pas me laisser entraîner dans une querelle de mots ; souvenez-vous cependant que l’autre monde n’est pas un lieu d’éternité rigide — un mausolée d’où tout mouvement, d’où la respiration de la vie serait bannie. Le pérenne, qui est un englobant, enveloppe le germe de la diversité, accueille en lui le mixte, l’élan, la métamorphose. Ce que je veux dire, c’est que l’esprit en général, les différenciations collectives de l’esprit, sont plus durables que les corps. La matière est écartelée entre l’inaltérabilité de ses constantes fondamentales et le caractère dramatiquement éphémère de toutes ses combinaisons. L’essence du changement matériel n’est pas la masse inerte, mais l’interaction non coordonnée. Laissée à elle-même, la pensée, je le sais bien, est elle aussi amorphe ; elle conserve cependant son enracinement dans l’abîme originel, et cela seul suffit à faire la différence.
« Voilà : Plus l’esprit est profond, obscur, unanime, plus il est durable ; ses racines touchent à l’éternel. Plus il est sautillant, lumineux, circonvolué, en un mot conscient, plus il est fragile, plus il s’égare dans des jeux de miroir, dans ses duplicités fictives. Mais l’esprit le plus singulier, le plus conscient, demeure plus endurant, plus résilient que n’importe quel réseau de particules matérielles, parce qu’il subsiste dans l’intériorité pérenne. La matière, elle, est sans intériorité. »
2
« Je sais que vous avez peine à distinguer, dans mes poèmes, les différentes sortes de motifs « non-figuratifs » que j’y ai placés : je vous accorde qu’ils forment un spectre homogène et continu allant des glyphes purs aux nébulosités structurées. Ll est tout à fait essentiel que vous compreniez qu’existe une véritable distinction entre les glyphes et ce qui vous appelez mes « ectoplasmes ». Les glyphes, parce qu’ils sont des signes inertes, entrent dans la catégorie des « choses pensées mais non pensantes » ; les nébulosités au contraire sont, dans mes tableaux, les représentations de « choses pensantes », d’esprits qui appréhendent le sens de l’être, et ne sont pas eux-mêmes des signes (bien qu’ils puissent se donner mutuellement des noms, c’est-à-dire apprendre à se saluer et à se reconnaître grâce à des signes qui leur appartiendront en propre). D’ailleurs, bien qu’elles ne deviennent des êtres distincts que grâce à leur union avec la matière, ces nébulosités psychiques ont leur source dans « l’autre monde », celui du pérenne, tandis que les signes ne sont, de soi et par soi, dotés d’aucune présence dans le monde de la pensée immatérielle, où ils n’ont aucune pertinence, aucune raison d’être.
[…]
« Entre ces deux catégories ontologiques discrètes, les nébulosités et les glyphes, dont il faut bien sûr maintenir la distance et respecter la tension, il y a place pour des moyens termes — pour des entités qui ne sont ni tout à fait des signes ni tout à fait des esprits, mais, si l’on peut dire, des « signes d’esprits » et les « esprits de signes ».
« 1°) Les noms que les êtres pensants se donnent les uns aux autres sont des êtres pensés (des « glyphes ») ; mais ces signes possèdent une efficace : ils font plus que désigner, comme « de l’extérieur », les êtres dont ils sont les noms ; entre le vocable complexe et singulier qui désigne un être pensant et l’esprit qui s’y reconnaît, se tisse un lien d’expressivité réciproque qui fait qu’esprit et « nom d’esprit » harmonisent par degrés leurs styles, et pour finir adoptent une seule et même manière d’être. De cette rencontre entre sémantique et symbolique jaillit ce que j’appelle dans mes tableaux un affect singulier. De tels affects (de telles saveurs) sont les « fonds colorés » dans lesquels baignent les glyphes et les nébulosités, mais aussi les choses et les paysages qui sont les substrats matériels de mes « tableaux figuratifs ».
« Ces fonds colorés appartiennent à la même catégorie existentielle que les nébulosités (ce sont, dans « l’autre monde », des esprits), — tout en constituant, puisqu’ils ne sont pour finir que des noms, des entités psychiques privées d’autonomie : leur pensée ne peut que faire écho, réverbérer en quelque sorte les pensées qui les pénètrent de l’extérieur.
« 2°) Les entités qu’on peut en général (mais en général seulement) qualifier d’« esprits » (les nébulosités de Deux mondes) ne sont en rien toutes identiques, ni même analogues : les esprits des choses inanimées ont une tournure tout autre que celle des êtres animées : les pensées des secondes demeurent à jamais enfouies dans le secret de leur être, corseté telle une cuirasse ou un exosquelette dans la barrière matérielle de leur corps.
« Ce sont, vues de l’extérieur, des unités de signification passives, qui ne se présentent pas comme des entités distinctes, susceptibles de manifester l’unité de leur être et ne s’attribuent aucun nom propre, car leur rapport manifeste à la pensée réside dans le rapport de rencontre que nouent les nébulosités actives (les « choses purement pensantes ») avec ces signes, qui ne sont apparemment que des « choses pensées », bien qu’ils soient intérieurement plus actifs que les glyphes.
« 3°) Les esprits des êtres animés se distinguent pour la plupart de ceux des êtres humains : ceux-ci se meuvent, qu’ils le sachent ou non, à une croisée des chemins, et devant eux à chaque instant s’ouvre une multitude de destins. Certains dans l’allégresse approuvent « La fraîcheur Du ruisseau » (Jardin VI, 1-2), et se confient « A l’ardeur De la sève » (Jardin IV, 3-4) ; d’autres, hallucinés par « L’angoisse De [la] toute-présence » (Jardin II, 1-2), se murent dans un fantasme de maîtrise et, à la mesure de leur détresse, prétendent réduire le monde à un rictus anthropomorphe.
« C’est pourquoi la distinction entre « êtres humains conscients » et « êtres non conscients » est une fiction qu’engendre la pensée lorsque elles prétend imposer son bon plaisir à la matière, autant le geste qui sépare la ténacité des vivants du bref scintillement des « simples choses » (et surtout des machines) est le reflet d’un acte démiurgique : les courants de pensée qui traversent les vivants et les choses ne s’enracinent pas de même façon dans le ciel du pérenne.
« Ainsi, partie d’une séparation abrupte entre glyphes (signes inertes) et nébulosités (esprits en mouvement), je viens d’obtenir, comme je vous l’ai promis, deux types d’entités intermédiaires : les affects singuliers (ce que dans mes tableaux vous appelez les « fonds colorés »), et les spectres des choses mortes, qui sont, non des nébulosités, mais des éclats de nébulosité, et dont les reflets s’éparpillent au hasard des flux et des reflux de la causalité matérielle.
« Vous admettrez que, partie d’un si bon pied, je n’allais pas en rester là : selon les circonstances, selon l’apparence que je leur prête, selon la saveur que leur confèrent mes poèmes, vous êtes libre de répartir mes nébulosités en autant de familles, espèces et genres que vous voudrez : — esprits inanimés et esprits vivants ; esprits inanimés et esprits dépendant des pensées d’autres esprits ; et aussi : esprits animés et non conscients, animées et conscients ; et encore : esprits animés et non conscients d’eux-mêmes, esprits animées et conscients de leur soi corporel seulement… Toutes ces distinctions, bien qu’elles aient le don de me réjouir l’esprit, n’ont pas l’importance des précédentes : elles dépendent des êtres pensants, et non de l’univers ; elles accompagnent les événements du monde, mais ne leur tracent aucun destin ; elles cisèlent les anecdotes, non les visages. Elles ne font pour tout dire partie ni des structures fondamentales de la réalité, ni du foisonnement de la vie. »
3
x
« Dans le tableau figuratif de la page 10 (ensemble Forêt), apparaît une étrange figure anthropomorphe : S’agit-il d’une simple nébulosité, ou de l’esprit complexe d’un être humain ?
À droite : Tableau page 10
À gauche : Nébulosité après déduction du paysage
Analyse de la nébulosité
« Ma réponse est que, mis en regard du texte du poème, cette forme prend une signification tripartite, bien qu’assez étrange :
Hurlant À la tranchée Du ciel, Le hêtre En son essor Dilacère La voie :
Où Son âme A-t-elle fui ? – Il n’est Nulle vie, Aucun souffle Au-delà du brouillard.
La carène De la lune S’est brisée ; Sous le grésil Le pin En épie Le naufrage.
Forêt V-VII
« La « tranchée Du ciel » est une sorte d’échelle de Jacob, qui apparaît (sous une forme légèrement différente) dans le tableau figuratif de la page 13 :
« Le poème affirme alors qu’une première entité « Hurlant À la tranchée du ciel, (…) Dilacère La voie » : il s’agit du hêtre/échelle de Jacob, dont l’âme se dissipe « Au-delà du brouillard ». En même temps, et par une sorte de mouvement inverse, « La carène De la lune S’est brisée » : on la voit gisant au pied de l’échelle, scindée en plusieurs fragments qui évoquent des comètes, des étoiles filantes, ou encore une explosion de tisons (deuxième entité nébuleuse : la carène brisée de la lune), tandis que le pin « En épie le naufrage » (troisième entité nébuleuse, dont la forme est cette fois vaguement humaine). »
La tranchée du ciel (le hêtre) La carène brisée de la lune Le pin qui en épie le naufrage
« Le hêtre et le pin sont des habitants de la forêt. Allez-vous considérer leur présence dans le tableau comme une allégorie, — qui serait à mes yeux certainement humaine, trop humaine ? Pensez-vous sérieusement que ces signes se trouvent là à titre de métaphores désignant autre chose qu’eux-mêmes ? — Dans ce cas, de qui ou de quoi ces arbres pourraient-ils être les faire-valoir ? Vous auriez tort de tout ramener à notre pauvre bipède déplumé ! L’interprétation la moins ethnocentrique, la moins anthropomorphique que vous pourrez imaginer, sera forcément la meilleure…
« Je suis quant à moi persuadée que le pin dont parle ce poème est bel est bien un arbre, un familier de nos forêts. Et s’il ressemble à un guetteur, à un Bouddha en méditation, c’est parce qu’il observe la déchéance de la lune à travers l’œil de se pensée silencieuse.
« Et ce qui nous est ainsi signifié, c’est que les arbres de la forêt sont tout comme nous issus de l’autre monde, et qu’ils y ferons retour, — bien qu’ils n’y possèdent pas là-haut un poids de réalité, une forme d’existence semblable à celle d’ici — pas plus que nous d’ailleurs, vous pouvez en être sûr. Et lorsqu’ils passent au premier au second, prenant racine dans le royaume de leur être arboré, c’est comme si la carène de la lune, le vaisseau de l’esprit unanime, de la pensée indifférencié, se brisait en autant de fragments qu’il y a dans ce monde-ci d’existants véritables. »
4
« Nos esprits jouissent-ils, comme certains le prétendent, d’un statut particulier ? D’une sorte de privilège supérieur dans le domaine de la conscience, ou de l’intelligence ? — Pas vraiment : les idées reçues, les envies mesquines, les manies stupides sont plus représentatives de nos idiosyncrasies psychiques que les élans de nos « âmes », que nous prétendons si sublimes ; que les beautés de nos « personnes », que nous trouvons si précieuses ; que les vanités de nos « moi », que nous portons si facilement aux nues.
Demandez-vous ce qu’est, dans Maison, la grandeur de l’homme.
Maison II, 1-3 : « Pourtant la claire présence Du visage Qu’on aime »
« Ce « visage Qu’on aime » est la représentation d’une aimée, non telle qu’elle se voit elle-même, mais telle qu’elle est vue, telle qu’elle se réfléchit dans l’esprit de ceux qui l’aiment ; ce visage adouci, cette nébulosité attentive est, non une aura centripète, non le substrat d’une monade spirituelle autarcique, mais une pensée vagabonde, un souvenir pérégrin. »
« L’esprit de l’homme ne peut être séparé du reste de la nature ; il n’est pas une entité solitaire, il n’est pas un menhir qui dresse son doigt vengeur à la face du ciel, mais la couronne d’un astre, une fusée qui se répand en étincelles éparses. Loin s’en faut que l’esprit de l’homme figure parmi les réalités spirituelles cardinales ! — Mais lorsque, se prétendant maître de sa planète, il impose sa volonté anthropomorphe à tous les êtres dont il tire pourtant son origine et sa substance, l’homme s’aveugle ; et son angoisse de solitude le transforme en un cyclone destructeur. Enfermé dans son propre tourbillon, victime de sa propre violence, se sépare de ce qui fut d’abord se pensée, se rend étranger à sa propre essence.
« Car, loin d’être toujours ce pantin dérisoire qui prétend imposer au cosmos tout entier sa conception des choses, l’homme est aussi le Voyageur, Janus d’une éternelle errance, entéléchie dont la dédicace donne vision et congruence aux deux faces du réel, celle des corps épars et celle des pensées unanimes ; et lorsqu’il rejoint le seuil, son âme, bien qu’elle demeure dans le temps, embrasse l’éternité.
« Il y a en effet, dans les esprits de tous les êtres humains, un squelette d’homme et un souffle de femme. Souvent, mais pas toujours, le souffle abonde dans le ventre des femmes ; souvent, mais pas toujours, l’os affleure sous le visage des hommes. Mais l’homme le plus violent cherche aussi la fraîcheur ; mais la femme la plus légère s’appuie sur le roc.
« Ces deux aspects de l’âme humaine sont, dans les poèmes Ports et Fleuves, convoqués en tant que « celui » et « celle », « lui » et « elle ».
Unis/Séparés Immobiles, Toi Et moi Les yeux Noués —
Sous le linteau Du seuil : Les adieux De celle qui vient, De celui qui part, Sont À demeure
Des vagabonds Nichant À tire d’aile Dans le miroir du ciel, Casaniers Qui fleuronnent À l’ourlet des vagues.
Ports, I-III
L’écheveau Des courants, Pour celui qui fuit Et pour celle qui veille, Creuse l’écart Concurrent Des rus,
Cisèle La feuille du limon, Des marais, Sous la nef Aux vergues Raidies De givre.
L’intrication Des confluents, Pour lui qui nie Et pour elle qui règne, Est l’erre Où le destin S’abîme,
Est le périple Effluent Des peuples, Dont la détresse Échappe À la vigie Du nautonier.
Fleuves I-IV
« Dans Maison cependant il est question, pour l’homme et pour la femme, de « la perte inéluctable de la mère ». C’est la blessure la plus propre, celle qui vous arrachant à la mère, vous attache intérieurement à elle. Image qui, au seuil de toute existence humaine, se sépare du Verbe.
Le ciel Fragmentaire De la parole Réitérée Étend ses ailes Sur le pain Qu’on partage ;
Pourtant la claire présence Du visage Qu’on aime Ne perce pas La ténèbre Des marqueteries Fumées,
Et les yeux pers De la nature Continûment refécondée N’annulent pas La Perte Inéluctable De la mère,
N’effacent pas L’irrémédiable Contracture Par laquelle la sève Faseillante De l’enfance Périclite.
Ce qui sans âge Se perpétue Oblitère Ta personne, Dont l’essence À jamais S’évapore ;
Seul perdure Le linceul Des couleurs Primaires, Le glas Des harmoniques Majeures,
Et l’ultime rigueur De l’être humain Trace la nue solitude D’une chambre Privée de lit, D’une table Sans reliefs.
Maison
« Alors l’amour de la femme ne perce plus « La ténèbre des marqueteries fumées » — qui sont les murailles impénétrables du monde.
« La femme cependant conserve, plus longtemps et plus ardemment que l’homme, le lien substantiel de la vie, — jusqu’à cette « irrémédiable contracture par laquelle la sève faseillante de l’enfance périclite. L’être humain se sait orphelin : son essence se dissipe dans la glace sans tain du néant : c’est « une chambre privée de lit », « une table sans reliefs ».
« Maison est le pivot et le cœur du recueil ; Maison décrit la déchéance de l’esprit dans l’émiettement des Choses et des Machines, du Jardin et de la Forêt.
Les deux poèmes : Ports et Fleuves qui l’encadrent, prenant acte de cette contracture, partent en revanche à la recherche de la source — l’image cosmique hors de laquelle il n’est ni parole ni présence, sans laquelle ni les choses ni les êtres n’accèdent à l’existence.
« Fleuves est une vaste métaphore de l’accouchement, auquel les hommes n’ont point part, que les femmes délaissent. C’est là pourtant que microcosme et macrocosme se rencontrent, en une déchirure qui exalte et terrifie, en une proximité qui étouffe et rassure. »
Si dans la cataracte Scintille Le péril froid, Par-delà l’estuaire Croise La rétribution Du fervent :
Sous l’horizon Des eaux, L’avènement Le plus secret Côtoie La surprise La plus vive,
Et le constant Repos Du roc Étanche L’inaltérable Effervescence Du vide.
Fleuves V-VII
« Il faudrait cumuler les prestiges, superposer les mondes, jouir des avantages de la fusion tout en s’emparant des triomphes de la séparation — concilier enfin, dans la surprise de l’événement, le « Repos Du roc » et l’« Effervescence du vide ». Car pour celui qui dans l’exil a trouvé sa patrie, le péril est toujours froid, bien que fervente soit la rétribution. Rétrospectivement, aimera-t-il l’étreinte glacée de la cataracte, parce qu’au-delà se cache l’horizon des eaux, le ciel de la pensée, l’océan de la vie ? »
Le clin d’œil Du phare, Le sourire Des passes Déchirent L’étreinte De la jetée,
Et les amarres Des canots Qui se tendent De leurs friselis Caressent L’ample giron Des rades.
Port IV-V
« Le poème Ports souligne quant à lui le caractère inéluctable de la séparation. On y assiste à un « naufrage » — mais dans ce naufrage de la pensée se trouve la plus grande bénédiction de l’existence : venir au monde. « Celle qui vient », s’attarde encore ; et lorsque se déchire « L’étreinte De la jetée », « celui qui part », l’enfant qui s’évade, répondant au « clin d’œil du phare », au « sourire des passes », quitte à jamais « L’ample giron de rades ».
« Vous tenez à voir dans ces trois poèmes une référence chantournée à ce qui arriva en Espénié, non pas à l’Enfant Sans-nom et à sa mère (cela remonte à beaucoup plus loin, à une horreur qui jamais ne sera rédimée) : vous vous focalisez sur la manière dont Yashoni nikaïné d’abord se prit d’affection, telle une grande sœur attentionnée, pour cet enfant perdu, cet être mutique échoué là sans rime ni raison ; puis comment, non sa mère, mais les déesses cuirassées, ces horreurs mangeuses de passion et d’affects, s’emparèrent de leurs corps et de leurs volontés, et accomplirent ce qui jamais n’aurait dû être. — Rajendré nikaïna n’était pas en mesure, ne pouvait pas… n’a pas supporté. Alors que, même sans se l’être jamais dit, il aimait Yashoni.
« Les adieux De celle qui vient, De celui qui part », et qui « Sont À demeure / Des vagabonds Nichant À tire d’aile Dans le miroir du ciel, Casaniers Qui fleuronnent À l’ourlet des vagues » (Ports II-III) peuvent se rapporter, je l’avoue, à la manière dont Rajendré saisi de panique s’est enfui d’Énantia, revenant sur les lieux même du crime primitif ; et mes poèmes peuvent faire allusion aussi à la façon dont Dénoshay délaissée consacra le reste de sa vie à lui dédier ces signes d’espoir que sont ses œuvres, ces objets transcendants dont on n’a fini ni de saisir le sens, ni de mesurer les implications.
« L’intrication Des confluents, Pour lui qui nie Et pour elle qui règne, [cette] erre Où le destin S’abîme » (Fleuve III), s’adresse ainsi, pourquoi pas, au destin de celui qui fut, dans un autre temps, sur une autre terre, Rajendré nikaïna ; au destin de celle qui fut Yashoni nikaïné, et devint Dénoshay Énaïva. Vous pouvez aller jusqu’à prétendre que le Tombeau de Rajendravarman, loin de représenter le happy end de leurs retrouvailles au-delà des abîmes de l’espace et du temps, est en réalité cette antique maison d’échec et de terreur où, dans mes poèmes : « les yeux pers De la nature Continûment refécondée N’annulent pas La Perte Inéluctable De la mère, / N’effacent pas L’irrémédiable Contracture Par laquelle la sève Faseillante De l’enfance Périclite » (Maison III-IV).
Laïla Sekhat, Le tombeau de Rajendravarman
« Mais à mon sens, Maison n’est nullement le point d’orgue, heureux ou malheureux, d’une tragédie surgie d’un passé forclos, mais le nœud d’une mise au monde, la confluence de nouvelles possibilités, y compris (ou surtout ?) celles du mal en pis. Ce qui compte dans chaque naissance, ce n’est pas l’indicible souffrance, ce n’est pas la tranchée d’un destin, mais l’ouverture d’un espace encore libre de tout préalable, d’une réalité où, si tout est à perdre, rien n’est encore décidé.
« Vous voyez dans mes poèmes l’ultime surgeon d’événements depuis longtemps révolus ; j’y vois l’ouverture spéculative d’un avenir ininterprété, une pensée dont le secret n’a pas encore été perçé.
« Je sais qu’il est dit dans Machines :
L’envolée De la lumière Dans le treillis Du cristal Se réfracte En lettres Sans paroles,
Et le tocsin Qui fait vibrer La tempérance De l’Horloge Sème Ses chiffres Sans nombres.
Machines III-IV
« Je suis persuadée que la destinée ne nous condamne pas inéluctablement (comme certains le prétendent et comme le poème Machines semble le prophétiser) à vivre parmi ces « lettres Sans paroles » qui sont la mort de l’esprit, parmi ces « chiffres Sans nombres », qui sont le triomphe de la machine. Il y a des lieux, il y a des temps où fleurissent et fleuriront encore des nombres privés de chiffres, où attendent et attendront toujours des paroles qui s’expriment au mépris de la lettre. »
Andrea Berndt-Wieland, 2011
Propos recueillis par Harald Langstrøm
« Mort dans les profondeurs »
(Tableau d’Andrea Berndt-Wieland qui ne fait pas partie de Deux mondes)
[1]. Machines est le second poème de Deux Mondes.
[2]. Choses est l’avant-dernier poème de Deux Mondes.




















































































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