Harald Langstrøm
Merriwollert — le temps du rêve, qui réunit les deux œuvres
d’Irma Waybourne : Merriblinte et EingAnjea
Les vignettes du manuscrit LaraDansil appartiennent à un univers symbolique de « signes », de « figures », ou encore de « glyphes », dont on trouve de très nombreux spécimens dans trois œuvres issues de deux sources totalement indépendantes l’une de l’autre, et, pour l’une d’elle, indépendante aussi du manuscrit.
1°) EingAnjea, est un important recueil de fragments poétiques composé à Melbourne par Irma Waybourne et Ève de Poitiers, entre 1958 et 1991, date de la mort d’Irma Waybourne.
2°) Ève de Poitiers dédicaça, à l’occasion du trentième anniversaire de la disparition de son amie dans l’amas rocheux de Hanging Rock, un fascicule : Pour toi ma chérie. On y trouve des cryptoglyphes qui, par leur aspect extérieur, font tout à fait penser à des mandalas.
3°) En 2008, Andrea Berndt-Wieland, alors qu’elle animait le groupe d’Endetidshuset (la Maison de la Fin des Temps) à Copenhague — groupe dont je faisais moi-même partie —, composa, sous l’influence et avec l’aide de l’Odradek attrafractaire, un long poème intitulé : Deux mondes,.
Mon but est de préciser, autant que faire se peut, quel type de symbolique se trouve mis en œuvre dans ce que j’appellerai les glyphes, un ensemble comprenant plusieurs espèces plus ou moins clairement différenciés, avec en particulier :
1°) Les cryptoglyphes.
— Les vignettes du manuscrit LaraDansil appartiennent à cette catégorie de glyphes.
Deux vignettes du manuscrit LaraDansil
— Ils sont très nombreux dans Deux mondes, où on les trouve en particulier réunis en tables de 72 = 49 exemplaires, pour un total général de 343 cryptoglyphes, qui sont individuellement mis en correspondance avec le texte original (allemand) des poèmes.
Trois cryptoglyphes de Deux mondes
— Et ils abondent littéralement dans EingAnjea où ils se trouvent disposés, pour chacune des 7 « vies parallèles » des amantes qui se trouvent évoquées dans ce recueil, en groupes de 78 exemplaires, constituant de cette manière un corpus de 546 cryptoglyhes.
Neuf cryptoglyphes d’EingAnjea — Sans substance absolument
— On trouve enfin, dans Pour toi ma chérie, des cryptoglyphes ressemblant à des mandalas.
Ève de Poitiers : Un des six grands mandalas de Pour toi ma chérie (1970)
Les cryptoglyphes occupent aussi une place importante dans les nombreuses compositions picturales, appelées emblèmes, figurant dans Deux mondes et dans EingAnjea. La raison d’être de ces emblèmes est d’illustrer et amplifier l’impact des poèmes et des tables de cryptoglyphes dont je viens d’indiquer l’existence :
Avitailler la mitraille, emblème d’EingAnjea — Sans substance absolument,
avec une incrustation de type cryptoglyphique
2°) Un autre type de glyphes, moins universel que le précédent, correspondent à des nébulosités (ou, pour respecter l’appellation qu’Andrea Berndt-Wieland leur donnait, des « nébulosités spectrales »).
On en trouve seulement dans les illustrations (les emblèmes) de Deux mondes.
Andrea Berndt-Wieland, Deux mondes, emblème avec grande nébulosité spectrale
3°) Entre les cryptoglyphes et les nébulosités, existe un certain nombre de cas intermédiaires, dont les « noms d’esprit », qu’Andrea Berndt-Wieland appelait des « symboles d’affects » ; ceux-ci apparaissent principalement dans Deux mondes, bien qu’on trouve aussi quelques exemplaires dans les emblèmes d’EingAnjea :


Emblème de Deux mondes, dans lequel est incrusté un « symbole d’affect »
(un nom d’esprit)
Défaillir en chemin, emblème d’EingAnjea — Sans substance absolument,
dans lequel apparaît un « symbole d’affect » (un nom d’esprit)
*
* *
Que sont ces glyphes ? La première possibilité qui vient à l’esprit est qu’il s’agit d’un ou de plusieurs systèmes d’écriture idéographique dans lesquels seraient « traduits » des textes tout d’abord formulés dans une langue véhiculaire naturelle. Cette hypothèse se trouve fortement suggérée par le fait qu’il existe deux « versions », l’une entièrement cryptoglyphique, l’autre allemande, anglaise ou française, des fragments de poèmes recueillis dans Deux mondes, aussi bien que dans EingAnjea.
Malheureusement, l’espoir de découvrir un jour de quelle langue parlée ces idéogrammes sont la trace écrite, ou de quelle langue visuelle ils sont les signifiants directs, a aujourd’hui définitivement disparu. Il est vrai que, dans ces deux œuvres, chaque glyphe est mis en correspondance terme à terme avec un élément syntaxique allemand (pour Deux Mondes), anglais ou français (pour EingAnjea). Mais il n’est pas possible, malgré cet émiettement des phrases et des discours, de mettre en évidence une méthode de traduction permettant de montrer comment l’on peut passer d’une langue à l’autre.
Je me suis donc rangé à l’opinion que les correspondances établies par ces deux œuvres ne sont pas le résultat d’une traduction. Et je me contenterai de faire état des témoignages circonstanciés d’Andrea Berndt-Wieland et Ève de Poitiers, créatrices des glyphes de Deux mondes et d’EingAnjea, d’après lesquelles les cryptoglyphes sont tout autre chose que des signes linguistiques, au sens tout au moins où nous définissons aujourd’hui ce terme.
EingAnjea : « Sois le don de mes mains »
Les cryptoglyphes et les « nébulosités » relèvent plus, j’en suis intimement persuadé, de la sémiologie générale que de la linguistique proprement dite. Et cette affirmation gagne encore en vraisemblance lorsque nous nous avisons que certains de ces signes, dans EingAnjea mais surtout dans Deux mondes, font partie intégrante de leurs emblèmes. Et les vignettes du manuscrit LaraDansil sont disposées, non en tant qu’éléments linguistiques proprement dits, mais comme des signes de ponctuation, ce qui souligne leur caractère essentiellement prosodique.
Il est en revanche absolument certain que les glyphes ne sont nullement des caractères alphabétiques, ni de vrais pictogrammes ; et il ne semble pas qu’on puisse les assimiler à des idéogrammes. Il s’agit avant tout de graphismes évocateurs, qui s’articulent cependant, en raison de leurs analogies structurelles, en systèmes de signification complexes — dont il est malheureusement impossible de préciser, faute de données suffisantes, ni la nature ni le degré de cohérence interne.
Leur aspect, ouvertement délibéré et partiellement répétitif, peut-il garantir que les glyphes, bien qu’ils ne soient pas une langue, se comportent cependant comme un langage ? Rien n’interdit de l’affirmer, — à condition bien sûr de ne pas donner au terme de langage la définition technique à laquelle la linguistique le réduit aujourd’hui.
Et il ne faut surtout pas oublier que ces graphismes sont à des degrés divers dotés d’une capacité opérative interne qui les distingue de tous les systèmes de significations connus.
« Emblème abstrait » de Deux mondes,
avec cryptophyphe et nébulosité
Dans le corpus des glyphes qui nous sont aujourd’hui accessibles, les cryptoglyples constituent la catégorie de loin la plus documentée. Ce sont, considérés objectivement, des signifiants seulement, et leur signifié se trouve dans des jeux de représentations que l’activité de notre esprit est susceptible de leur associer.
Cependant, les emblèmes de Deux mondes nous donnent accès à un second sous-ensemble de glyphes, de nature plus métaphorique que les cryptoglyphes, et peut-être par là même à des entités sémantiques plus « opératives » que ceux-ci : Andrea Berndt-Wieland, qui inventa pour elles le terme de « spectres » ou de « nuées », établit, entre cryptoglyphes et nébulosités, une distinction ontologique fondamentale. Les premiers sont, nous dit-elle, des « choses pensées et non pensantes » (des éléments de signification), tandis que les secondes sont des « choses pensantes et non pensées » (de purs esprits). Bien entendu, les « spectres » qui apparaissent dans Deux mondes ne sont, Andrea Berndt-Wieland en convenait volontiers, que des représentations (des signes, des signifiants) renvoyant à quelque chose d’absent : les nébulosités mêmes, qui seraient ces purs esprits.
Cette distinction entre cryptoglyphes et nébulosités, telle qu’établie par Andrea Berndt-Wieland, lui permetiait d’envisager l’existence d’autres catégories ontiques, intermédiaires entre les deux précédentes. Il existe en effet, parmi les glyphes, ce que j’appelle des « noms d’esprit », et qu’Andrea Berndt-Wieland préférait nommer des « symboles d’affect ». D’apparence assez proche des cryptoglyphes ordinaires, ces noms d’esprits irradient, lorsqu’ils se trouvent plongés dans un environnement adéquat, une force de suggestion capable d’interagir très fortement, et même de modeler partiellement la personnalité de celui qui s’identifie à lui, (et accessoirement d’influencer ceux qui reconnaissent dans ce « symbole » la « marque à nulle autre pareille » de tel ou tel esprit singulier. Ces « noms d’esprits » sont donc infiniment plus importants que ce que nous appelons des noms propres : ceux-ci, qu’ils soient des prénoms, des noms de famille, des surnoms ou des noms d’emprunt, n’appartiennent jamais exclusivement à celui qui les porte, étant des mots de la langue qu’aucune personne ne peut définitivement s’approprier.
Ces « noms d’esprit », qu’Andrea appelait des « symboles d’affects », constituent donc, entre nébulosités et cryptoglyphes, une première catégorie intermédiaire. Et l’existence de tels médiateurs ne devrait pas nous étonner outre mesure : à côté du nom que l’on nous a donné, ou que nous nous sommes à nous-mêmes donné, n’avons-nous pas en permanence conscience d’une image de notre Soi corporel, et de notre moi psychique, image à laquelle nous nous identifions de manière si intime que nous croyons être authentiquement cette image ? — La différence, qui est essentielle, est que, dans l’univers sémiotique des glyphes, cette « image de soi » se trouve déposée dans un idéogramme complexe susceptible d’être directement communiqué à autrui.
Andrea Berndt-Wieland, Deux mondes — Emblème pour Fleuves,
avec « symbole d’affect » et cryptoglyphe
Les nébulosités d’autre part ne réfèrent pas seulement aux « âmes » ou aux « esprits » humains ; elles s’adressent à l’ensemble des vivants, et vont jusqu’à concerner certains objets matériels. En ce qui concerne ces condensations de choses, ces nœuds de préoccupations élémentaires, il serait cependant tout à fait malvenu de parler d’« âme ». Il est vrai que les êtres inanimés dont nous parle le poème : Choses, ne sont pas de simples échafaudages d’éléments matériels, ni de simples signifiants (des symboles potentiellement chargés d’une puissance sémantique) ; ils existent par et pour eux-mêmes, et, indépendamment de leur destination ou du sens adventice dont on les investit, signifient ce qu’ils sont. Et même lorsqu’il s’agit de machines ou d’objets fabriqués, leur être ne dépend pas du dessein ou du désir de l’homme ; tout au contraire, leur présence diversifiée, et comme préalable, permet à l’homme d’appréhender l’immensité de la nature.
Mais cette radiance spontanée des choses n’est pas suffisamment intense pour les habiter d’un véritable esprit, actif comme celui des animaux complexes, ou passif comme celui des plantes. C’est pourquoi les glyphes qui les représentent ne sont ni des nébulosités ordinaires, ni des cryptoghyphes : ils n’apportent, individuellement parlant, qu’une contribution infinitésimale (mais innombrable car sans cesse redoublée) à la fluence de l’univers.
Les choses ne sont pas unes, mais multiples ; les choses ne sont pas identiques, mais diverses. Pour cette raison, Deux mondes les représente de façon très variée. Les glyphes qui les caractérisent soulignent parfois le fait qu’elles sont des convergences de flux, des écheveaux centripètes d’affects ; et comme leur être est beaucoup moins différencié, beaucoup moins mobile que celui des vivants, on les voit encloses dans des volutes, intriquées dans des nœuds de nébulosité. Et elles adoptent en d’autres occasions l’apparence de fragments épars, scindés de leur environnement : considérées de l’extérieur, elles apparaissent comme des îlots de silence, dans la mesure où les principaux flux de pensée sont générés par des esprits plus évolués.
Andrea Berndt-Wieland, Deux mondes — emblème pour Choses
avec nébulosité centripète
Andrea Berndt-Wieland, Deux mondes — emblème pour Maison, « le visage qu’on aime », — avec quatre (ou cinq) nébulosités fractionnées
Dans l’immense constellation de signifiants et de pensées qui va des cryptoglyphes inertes aux nébulosités les plus expansives, il n’y a aucune solution de continuité — ce qui interdit, quel que soit le système de classification adopté, d’établir des séparations étanches entre les différentes espèces de glyphes. Il est en revanche possible d’observer en eux des variations continues de forme, de structure, de style, etc. Et tous ont en commun le fait que leur compréhension suppose l’intervention de facultés mentales autres que strictement linguistique : il est en effet nécessaire de mobiliser pour ce faire, dans le cerveau du « lecteur », des aires plus nombreuses et plus largement réparties que celles mise en jeu par la parole, l’écriture ou la lecture seules.
Une caractéristique essentielle des signes linguistiques est que seule notre pensée donne vie à des signifiants inertes, qui ne s’animent que lorsqu’ils sont mis en relation avec un monde de signifiés existant dans l’esprit de ceux qui les perçoivent. On retrouve ainsi la distinction ontologique fondamentale entre êtres pensants (les esprits observants) et non pensants (les signes observés) — distinction qui, selon Andrea Berndt-Wieland, explique la différence d’aspect des cryptoglyphes et des nébulosités.
Mais l’espace de configuration créé par l’ouverture de cette polarité principielle permet à un grand nombre d’autres glyphes (d’autres entités psychiques) de figurer des êtres qui ne sont ni de purs sujets pensants ni de pur objets perçus. Nous-mêmes, êtres humains, ne sommes-nous pas des êtres pensants qui se pensent eux-mêmes ? Entre signes et esprits, les « noms d’esprits » d’Andrea Berndt-Wieland, et plus encore les nébulosités centripètes qui étreignent les choses inanimées, constituent autant de métaxus : ils ne sont pas seulement des signes offerts à la contemplation d’esprits actifs, mais ne sont pas non plus des esprits capables se représenter la totalité des choses et des êtres qui peuplent l’univers.
Andrea Berndt-Wieland, Deux mondes — emblème pour Maison :
« une chambre privée de lit, une table sans reliefs »

















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