Harald Langstrøm
J’appelle gamme de couleur toute variation significative, plutôt que naturelle ou automatiquement produite, des couleurs figurant dans les illustrations du manuscrit LaraDansil. La présence de telles gammes est particulièrement évidente en ce qui concerne les visages et les paysages d’une part, les vignettes d’autre part.
La notion de gamme introduit l’idée que, dans le continuum des couleurs, un certain nombre de scansions isolent, apparient ou opposent des plages chromatiques, qui ne sont pas univoquement déterminées en tant que longueurs d’ondes fixes, monochromatiques ou continues, mais densément fluentes, et dont la signification tient moins à ce qu’elles sont qu’à la façon dont, se superposant les unes les autres ou au contraire s’excluant largement, elles partagent l’univers implicite de tous les coloris disponibles.
Je me contenterai de donner ici quelques repères, cette introduction n’ayant pas l’ambition d’épuiser l’étude des illustrations du manuscrit : je considérerai, non le détail de leur composition individuelle, mais quelques-uns de leurs regroupements, mon dessein étant de montrer que les distorsions significatives de leurs teintes n’obéissent pas à un code de transpositions rigides, dont on pourrait formuler mécaniquement les règles, mais se réfèrent à un certain nombre de palettes sous-jacente qui, tout en se complexifiant selon les occasions particulières et les besoin, laissent transparaître quelques orientations principales.
C’est que la signification de ces écarts chromatiques, sauf peut-être les couleurs des vignettes, tient compte aussi du sujet et du contenu des illustrations. La teinte permet d’en souligner certaines caractéristiques ou, le plus souvent de montrer de quel cercle de préoccupations ils relèvent, à quel ensemble géographique ou humain ils appartiennent. Les teintes des vignettes semblent en revanche être avant tout en rapport avec leur environnement, en particulier avec le « chapitre » dans lequel elles viennent s’insérer.
Visages et paysages
Les polarités chromatiques les plus clairement caractérisées baignent les visages (en particulier ceux des deux sœurs, Miranda et Marion Waybourne) et les paysages (en particulier les deux îles jumelles de LaraShukun et BénielDansil). Leur « répertoire souche », où couleurs de références, oppose la prune et le violet, au jaune et au vert, s’abstenant autant que possible dans un premier temps d’utiliser le bleu.
A. — Dans le « répertoire souche », la couleur allant de la prune au violet est plus spécialement affectée à Marion Waybourne, elle-même associée à l’île de BénielDansil, où elle finira sa vie :
Chapitre 4, Marion Waybourne, illustration n° 21
Chapitre 6, tranéï de BénielDansil, illustration n° 43
De son côté, le pôle occupé par Miranda Waybourne, associée à l’île de LaraShukun, utilise un ensemble de coloris allant du jaune au vert :
Chapitre 4, Miranda, illustration n° 25
Chapitre 6, tranéï de LaraShukun, illustration n° 37
B. — Ce répertoire de référence se déplace dans un jeu de coloris où les point de repère sont plutôt le rouge/orange et le vert, et s’étend à d’autres éléments architecturaux et/ou naturels, qu’on peut de cette manière, à titre au moins d’hypothèse vraisemblable, rattacher à l’une ou l’autre des deux îles et/ou des deux sœurs :
Chapitre 1, n° 3 et 5, sur le thème de l’exode d’une île à l’autre, selon les deux polarités complémentaires : vert/Lara et rouge/Dansil
Chapitre 2, n° 9 et 11, avec à nouveau le thème de l’exode/bataille navale d’Aboukir-du Nil, où apparaît un personnage masculin, qui ne saurait être autre que Michael Fitzhubert, l’homme dédoublé, « celui qui fend le temps »
C. — Une variante apparaît avec les quatre images qui suivent :
Chapitre 3, n° 15 et 17, tous deux rouge/orange
Cette paire se réfère, selon la gamme de couleurs qui je viens de définir, à la seule île de BénielDansil (et à la seule Marion Waybourne) ; sa particularité est cependant qu’elle apparaît liée aux deux cataclysmes (l’éruption volcanique et la « bombe »), qui ne coexistent jamais simultanément sur la même île, mais passent de l’une à l’autre : l’éruption d’abord puis la « bombe » sur LaraShukun ; la « bombe » d’abord puis l’éruption sur BénielDansil :
L’éruption qui près de moi en Aru hurle,
l’explosion de la bombe qui là-bas sur Béniel tonne,
deux fracas qui ne finiront pas de briser notre étreinte.
Chapitre 4, n° 22
L’explosion de la bombe qui près de moi sur Béniel tonne,
l’éruption qui là-bas en Aru hurle,
deux fracas qui ne finiront pas de briser notre étreinte.
Chapitre 4, n° 24
Or deux des trois illustrations principales de ce même chapitre 4 appartiennent de leur côté à la gamme de couleur caractérisant l’île de LaraShukun et Miranda Waybourne, et non celle de BénielDansil et Marion Waybourne. On y voit cependant deux tranéïξ apparemment différentes, et on s’attendrait de ce fait à ce qu’elles soient situées sur chacune des deux îles, comme on le voit pour les tranéïξ figurant dans les illustrations n° 37 et 43 du chapitre 6.
Chapitre 4, n° 22 et 24, tous deux jaune/vert
(avec une pointe de rouge et de mauve cependant) cf. n° 3
Il se peut cependant, étant donné que la troisième illustration de ce même chapitre nous montre la « bombe » explosant au départ sur l’île de BénielDansil (avant donc « l’échange des catastrophes ») :
Chapitre 4, n° 23
que les illustrations n° 22 et 24 représentent la même tranéï, celle de LaraShukun. D’ailleurs l’illustration n° 63, chapitre 9, est analogue (bien que « paisible ») à celle du n° 22, et représente une sorte de péniche, ou de chaland, symbole de l’exode vers BénielDansil, et réalisé dans la gamme de couleurs liée à LaraShukun :
Chapitre 9, n° 63
Il faut donc en conclure que les images proposées au cours des différents chapitres ne suivent pas un ordre chronologique défini, mais répondent à un besoin d’illustration symbolique dont la nature est en grande partie indiquée par le répertoire des couleurs employées. On constate en effet, dans le cas présent, une sorte de décalage temporel entre les textes et les illustrations, puisque « l’échange des catastrophes », suggéré dès le chapitre 3 par les illustrations n° 15 et 17, ne se trouve évoqué par les textes qu’au chapitre 5 :
AgruBéniel.
J’ai fait venir à moi la bombe qui allait anéantir ton monde.
J’ai pris sur moi la destruction des animaux des plantes et des fleurs.
J’ai pris sur moi l’anéantissement inéluctable d’Agru.
Tout cela pour que ton monde vive.
Promets-moi qu’il vivra.
Chapitre 5, n° 30
BenielAgru.
J’ai fait venir à moi l’éruption qui allait brûler ton île.
J’ai pris sur moi la nuée ardente, la destruction de ma ville.
J’ai pris sur moi l’obscurcissement durable de mon ciel.
Tout cela pour que mon monde soit sauvé.
Et pour qu’il nous vienne en aide.
Chapitre 5, n° 32
alors que l’ensemble du chapitre 4, textes et illustrations réunies, se réfère uniquement à la situation qui précède cet échange.
D. — La gamme de couleurs liée à l’île de LaraShukun et à Miranda Waybourne est d’autre part porteuse d’une signification supplémentaire — ou s’agirait-il là d’une autre gamme chromatique, quasiment indiscernable de la précédente ?
On la retrouve en effet dans l’ensemble des illustrations du chapitre 8, qui traite, non des îles ou des sœurs, mais des images elles-mêmes, et de Jenaveve McCraw :
Chapitre 8, n° 56 et 58, les deux masques mortuaires en rouge/orange
Chapitre 8, n° 55 et 59, la gisante
Chapitre 8, n° 57, Hanging Rock
Dans ce chapitre, la différence chromatique ne se rapporte pas de façon absolument claire à la distinction des îles et/ou des sœurs. Jenavave McCraw.
E. — Signalons enfin quelques cas où (comme pour les n° 15 et 17) l’intention significative dans le choix des couleurs n’est pas avérée, ce choix pouvant aussi bien correspondre au respect des couleurs « naturelles ». Ainsi les illustrations :
Chapitre 10, n° 69 et 71
Ainsi, toujours très peu de bleu.
Vignettes
Les vignettes sont soumises à un répertoire chromatique extrêmement simple : on y trouve seulement les deux couleurs dominantes complémentaires : jaune/orange et bleu/vert, une seule de ces couleurs caractérisant, à quelques écarts de nuance près et à la notable exception des cartes-silhouettes (qui sont uniformément bleu foncé), chaque chapitre en particulier.
On observe, pour l’ensemble du manuscrit, en ce qui concerne les vignettes (mais pas forcément pour les illustrations proprement dites) la répartition :
Les chapitres en bleu/vert concernent :
Chapitre 2 : la fourche des temps.
Chapitre 5 : l’échange des catastrophes.
Chapitre 9 : la dualité des hommes.
Chapitre 10 : les voies qui se croisent dans la tranéï de Hanging Rock.
Et les chapitres en rouge/orange :
Préface et postface (chapitres 1 et 11).
Chapitre 3 : les deux cataclysmes.
Chapitre 4 : la séparation des îles.
Chapitre 6 : le sacrifice de Miranda et les Dabe Datsawima.
Chapitre 7 : l’exode.
Chapitre 8 : le rôle des Images [du manuscrit lui-même] dans l’intervention de Jenaveve McCraw.
Les chapitres à dominante bleu/vert (le plus petit nombre) traitent du labyrinthe des temps et du voyage entre les mondes.
Ceux en rouge/orangé (le plus grand nombre) s’attachent à la narration des événements qui scellent pour finir le destin croisé des deux îles.
C’est dans ce cadre général que se déploient quelques gammes secondaires, dont les variations viennent s’ajouter aux précédente – au premier rang desquelles il faut compter les jeux de couleurs qui permettent de caractériser les deux îles et les deux sœurs.
Ainsi, les chapitres : 3, 5, 6, 7, 9, 11, se conforment assez strictement au code régi par leurs vignettes :
Chapitre 5
Les autres s’en éloignent plus ou moins sensiblement, par intervention de gammes signifiantes secondaires. Ainsi, dans le chapitre 4, de dominante jaune/orange, on peut observer une illustration centrale « régulière », mais les autres images font alterner le rouge/orange et le vert/jaune sur les visages putatifs des deux sœurs et les représentations des cataclysmes.
Chapitre 4
Le bleu apparaît dans ce contexte. Qu’en est-il cependant du vert ?
Le chapitre 5 est, pour les illustrations et les vignettes, à dominante bleue.
Le chapitre 7 de son côté, là aussi pour les deux, à dominante jaune.
Chapitres 1 et 2 : rouge, avec un vert isolé.
Signification
Ces tonalités, dont les régularités s’imposent au regard de l’observateur le plus négligent, sont-elles porteuses d’un sens assignable ?
Je pense pouvoir affirmer, en première approche tout au moins, qu’un tel sens appartient à ce que la linguistique appelle l’« arbitraire relatif du signe » : si une couleur isolée n’a pas de signification immédiatement compréhensible, l’ensemble des tonalités mises en œuvre par le manuscrit forme un système approximativement, ou partiellement cohérent, le contraste le plus immédiatement remarquable étant entre couples de couleurs complémentaires suscpetibles de codifier des jeux de significations contraires.
Ces jeux de couleur se réfèrent au système chromatique primaire Rouge-Bleu-Jaune (et non RBV comme souvent aujourd’hui) ; cependant, sa mise en œuvre dans le manuscrit est approximative, ou plutôt quelque peu décalée. Ainsi en va-t-il pour le premier groupe de tonalités que j’ai relevé ci-dessus, et qui correspond à la dualité des sœurs et des îles : Les visages des deux sœurs sont prune (pour Marion) et vert-jaune (pour Miranda), tandis que les deux mizaξ sont violet clair (pour Béniel) et jaune clair (pour Lara). De leur côté, les tonalités dominantes dans les chapitres sont, comme nous l’avons vu, approximativement bleu/vert pour tout ce qui touche de près ou de loin à la « fourche du temps », et rouge/orange dès lors qu’il s’agit de l’odyssée des deux sœurs.
Ce qui frappe par conséquent est que la signification de ces deux dualités est totalement indépendante l’une de l’autre, le premier jeu venant s’insérer dans la seule polarité rouge/orange de la seconde.
Il ne faut donc pas voir dans l’ensemble des tonalités déposées dans le manuscrit LaraDansil un code rigide analogue à ceux que nous utilisons parfois, tel le code de la route, et dont la caractéristique principale est que leurs messages doivent être dénués de toute ambiguïté. Il s’agit plutôt ici d’un effet sémiotique, peut-être secondaire, en tout cas incomplet, qui vient s’intégrer dans un ensemble plus vaste, dont la raison d’être n’est pas de nature lexicale, mais prosodique, les qualités d’expressivité (ici par contraste de nuances chromatiques) et la valeur de suggestion étant systématiquement privilégiées par rapport à leur éventuel aspect sémantique.
Ces qualités prosodiques se retrouvent, fortement développées et amplifiées (ainsi que je le montrerai bientôt), dans l’usage que les habitants d’Énantia, mais aussi, plus près de nous, Irma Waybourne ou Dénoshay Énaïva, font de ce que j’appelle ici les vignettes, et qui reçoivent en d’autres œuvres les noms de « cryptoglyphes », d’« emblèmes », ou de « nébulosités spectrales ».



























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