Harald Langstrøm
Deux visages masculins ainsi que cinq visages féminins — sans compter une gisante de pierre, dont on ne distingue pas les traits — apparaissent dans le manuscrit LaraDansil. Ces visages se réfèrent, de manière malheureusement très ambiguë, au destin de la famille Fitzhubert/Waybourne/Lumley.
Deux de ces femmes, nous dit d’autre part le texte du manuscrit (y compris dans sa version anglaise), s’appellent « Non-Être Miranda » (Katev Miranda, Unbeing Miranda, chapitre 11 n° 73 et 75) et « Marion La-nuit » (Marion Zuri[1], Marion Atnight, chapitre 11, n° 77 et 79) ; il s’agit apparemment des deux filles aînées de Sara Fitzhubert-Waybourne, disparues à Hanging Rock le 14 février 1940. Et les images accompagnant ces textes comportent des visages féminins (n° 75 et 77) qui ainsi, devraient être ceux des deux sœurs Miranda et Marion Waybourne.
Chapitre 11, n° 75 et 77
Bien que ne se conformant pas du tout à l’apparence réelle des deux jeunes disparues de la Saint Valentin 1940, ils apparaissent aussi au chapitre 4, n° 21 et 25.
Chapitre 4, n° 21 et 25
(« positifs colorés » des portraits précédents)
Bien plus, il se trouve qu’en 1936-1937 leur mère Sara Fitzhubert-Waybourne a, pour quelque mystérieuse raison et à plusieurs reprises, reproduits ces visages avec mention des prénoms de ses deux filles aînées[2].
Cartons pour les « portraits » au point de croix de Marion et Miranda Waybourne,
réalisés par Sara Fitzhubert en 1936-1937.
Ainsi, bien que les portraits réalisés par leur propre mère quelques années avant leur disparition ne ressemblent nullement aux photos conservées des deux jeunes filles, tout se passe comme si Sara Fitzhubert avait délibérément voulu authentifier a posteriori l’identité des deux des visages proposés par le manuscrit.
Marion Miranda
Portraits réalisés à partir de photographies
Quelle raison profonde, quelle motivation secrète a pu inciter Sara Fitzhubert-Waybourne à effectuer cette authentification rétroactive ? Et pourquoi le manuscrit a-t-il mentionné les noms de ses deux filles, et pas ceux de Jenaveve McCraw (« la mère qui n’est pas une mère ») et de Michael Fitzhuberet (« celui qui fend le temps ») ? Nous ne le saurons sans doute jamais.
Cette identification de quatre des visages peints du manuscrit avec deux des quatre sœurs Waybourne constitue un indice nous permettant d’affirmer qu’il existe un rapport d’intrication certain entre le manuscrit acheté en 1886 à Zahedan (Balouchistan) par le colonel Gaspar Fitshubert, et le funeste destin qui frappa, au cours de la première moitié du XXème siècle, plusieurs membres de sa famille ; malheureusement, la « prophétie » contenue dans ces rouleaux, tout comme l’oracle de Delphes, demeure profondément ambiguë dans sa formulation visuelle aussi bien que graphique. Les membres de la Maison Fitzhubert qui se sont intéressés au manuscrit (le Colonel Fitzhubert, Jenaveve McCraw et sans doute aussi Sara Fitzhubert-Waybourne) en ont-ils d’ailleurs correctement appréhendé le contenu ? Ont-ils désiré corroborer les indications qu’ils ont cru y discerner, ou ont-ils au contraire tenté d’infléchir le destin qui s’y trouvait prophétisé ? Impossible de se prononcer[3].
Ma tâche, plus modeste, sera par conséquent de découvrir, autant que faire se peut, qui peuvent être les cinq autres « visages » apparaissant dans le manuscrit, m’appuyant pour ce faire sur la seule histoire avérée (c’est-à-dire exempte de tout élément d’incertitude ou de polémique) de la Maison Fitzhubert. Il conviendra en outre de garder en mémoire un certain nombre d’événements majeurs de l’histoire mondiale récente, au premier rang desquels figure l’imprévisible autant qu’extraordinaire apparition de Rem Érion le 16 mars 2021 dans l’océan Pacifique sud. Nous savons tous depuis cette date, ne serait-ce que par les effets catastrophiques qu’eut cette intrusion sur le destin de notre planète, que le monde d’Énantia, considéré jusque là par les esprits pondérés comme un mythe sans intérêt particulier, existe bel et bien quelque part dans l’univers.
Voici un bref état des lieux de ce qui va servir de base à ma réflexion :
A. Les 6 disparus de la Maison Fitzhubert
— Jenaveve McCraw, disparue le 14 février 1900 à Hanging Rock
— Patrick Fitzhubert, porté disparu, 19 juillet 1916, lors de l’attaque de la crête d’Aubers à Fromelles (France).
— Franck Waybourne, disparu le 8 ou le 9 mars 1929 de Martingale Manor. L’enquête de police conclut qu’il s’est très probablement enfui avec un amant, mais personne dans la famille Fitzhubert/Waybourne n’a jamais cru à cette affirmation. On n’a jamais retrouvé sa trace.
— Miranda et Marion Waybourne, disparues le 14 février 1940 à Hanging Rock
— Michael Fitzhubert, porté disparu le 2 septembre 1942, au cours de la bataille du Kokoda Trail, en Nouvelle-Guinée ; retrouvé, le 25 avril 1944, hébété et quasiment mutique sur l’île déserte de Starbuck, archipel des Gilbert (actuel Kiribati) ; disparu dans la nuit du 13 au 14 février 1950, de la cellule de contention où il était enfermé à l’hôpital Glenside d’Adelaïde.
B. Représentations humaines dans le manuscrit LaraDansil
— Première paire de visages féminins :
a) chapitre 1, n° 4 et chapitre 2, n° 10
b) chapitre 8, n° 56 et 58
— Premier visage masculin : chapitre 2, n° 9 et 11
— Troisième visage féminin : chapitre 3, n° 15 et 17
— Seconde paire de visages féminins :
a) chapitre 4, n° 21 et 25
b) chapitre 11, n° 75 et 77
— Gisante : chapitre 8, n° 55 et 59
— Second visage masculin : chapitre 9, n° 64
C. Principales étapes du drame raconté par le manuscrit LaraDansil
a) Le drame :
— La fission des temps : chapitres 1 à 3
— L’échange des cataclysmes et la séparation des îles : chapitres 4 et 5
— L’exode de LaraShukun en BénielDansil ; survie de Marion, mort Miranda et de « la mère qui n’est pas une mère » : chapitres 6 et 7
b) Deux excursus :
— Chapitre 8 : retour sur celle « qui avait vu les images » (« la mère qui n’est pas une mère »).
— Chapitre 9 et 10 : quelques considérations à propos du labyrinthe des temps, du miza de Hanging Rock et des chemins qui mènent d’une terre à l’autre.
c) Conclusion :
— Chapitre 11 : situation finale de îles de LaraShukun (« Non-être Miranda ») et de BénielDansil (« Marion Soir »).
Il pourrait être tentant d’attribuer les trois séquences principales du drame à :
— Michael Fitzhubert, « celui qui fend le temps » — chapitres 1 à 3
— Jenaveve McCraw, « la mère qui n’est pas une mère », celle qui échange des catastrophes « parce qu’elle avait vu les images » — chapitres 4 et 5, et aussi le chapitre 8
— Les deux sœurs Waybourne, celle qui organisa, avec « la mère qui n’est pas une mère », l’exode des Snoutobreξ de LaraShukun en BénielDansil (« la fille aînée », Miranda), et celle qui le mena à bien (« la fille puînée », Marion) — chapitres 6 et 7, et aussi le chapitre 11
Mais bien que parfois suggérée par le manuscrit lui-même, cette répartition ne peut pas être absolument prise au pied de la lettre, car elle se trouve explicitement contredite en plusieurs occasions. Un grand nombre de détails (et autres indices figurés) tendent à rendre floues les limites des rôles qu’on voudrait attribuer aux quatre personnages principaux que sont, selon le manuscrit, « celui qui fend le temps » (Michael Fitzhubert), « la mère qui n’est pas une mère » (Jenaveve McCraw) et les deux « filles qui ne sont pas des filles » (Miranda et Marion Waybourne).
En réalité, seules les contributions de Michael Fitzhubert d’une part, des sœurs Waybourne d’autre part, se trouvent assez clairement définies. Michael (« celui qui fend le temps ») n’intervient que dans la première phase du récit, avant « l’échange des cataclysmes », tandis que « Non-Être Miranda » et « Marion Le-Soir » sont pour la première fois mentionnées à l’occasion du processus menant, après la séparation des îles, à l’abandon de Lara (devenu Shukun) au profit de Béniel (devenu Dansil). Il demeure en revanche extrêmement difficile de déterminer quel rôle joue dans cette affaire Jenaveve McCraw (« la mère qui n’est pas une mère »), associée à Michael Fitzhubert d’un côté, et aux sœurs Waybourne de l’autre[4].
Le premier visage masculin
Chapitre 2, n° 9 et 11
N° 9 et 11
Il s’agit de deux fois deux exemplaires d’un seul et même visage, disposé en une sorte de « double miroir » impropre (il s’agit en fait de deux découpages du même visage, un vert et un rouge, mais dont la forme est légèrement différente). Le texte indique qu’il s’agit de « celui qui brise le temps », et qui, dans ce processus de fission, se dédouble :
« La voie du temps rencontre et carrefour ;
la voie du temps arbre très-fourchu.
Ainsi Lara, quand le temps se fend, Larua ;
ainsi Larua, quand le temps a été fendu, Laru.
Qui a brisé le temps ? Cela, nul ne (le) sait,
celui qui brise le temps ne sait pas même ce qu’il fait. »
L’ambiguïté réside dans le fait que la version « ignée » (à dominante rouge) de ce personnage contient la représentation d’un navire de haut bord plongé dans une atmosphère de nuée ardente, tandis que l’autre version, à dominante verte, ne donne, sous un entrelacs de lignes tourmentées, rien de bien distinct à observer. Cette palette de couleurs complémentaires rouge/vert est, dans le manuscrit, régulièrement associée aux deux îles-sœurs qui, dans le cas présent, viennent de se dédoubler, Lara donnant naissance à Béniel. Mais la représentation métaphorique de l’exode qui permettra de passer d’une île à l’autre (ici un « navire de la flotte de migration », semblable à ceux qu’on trouve dans les autres scènes de combat naval) constitue un anachronisme, puisqu’elle se réfère au personnage de Marion Waybourne, la sœur puînée, et non à Michael Fitzhubert.
Remarquons au passage, sans que malheureusement nous puissions tirer de ce rapprochement la moindre conclusion constructive, que « celui qui fend le temps », tel qu’ici représenté, évoque l’une des victimes de la prison de Tuol Sleng peint par S-21 sur les murs de Copenhague :
S-21, 2006 — Grande composition « khmère »,
carrefour de Baggesensgade et Slotsgade, Nørrebro, Copenhague.
Légende en khmer : « Service S-21 – Prison de Tuol Sleng »
Le second visage masculin
Chapitre 9, n° 64
n° 64
Ce visage, lui aussi dédoublé (cette fois selon un authentique « effet miroir »), se réfère, comme dans le cas précédent, à celui qui, « fendant le temps », a dupliqué l’île originaire de Lara. Témoins les textes qui l’accompagnent :
*L’HOMME n’est pas UN mais DEUX
*L’HOMME n’est pas SOLITAIRE mais COUPLE de jumeaux
*venu de UNE MEME TERRE partageant UNE MEME CHAIR pourtant CHACUN est UN MONDE va CHACUN au devant de SON PROPRE destin
*UN MEME homme POURTANT il reste
*NOUS sommes TOUS UN MEME homme.
Texte n° 61
Les jumeaux étant frères,
l’un est frère aîné, l’autre est frère puîné.
Celui qui ouvre le chemin,
étant le premier voyageur,
crée le lien, crée un monde.
Texte n° 63
Nael di Faella pense que le texte n° 63 fait référence aux deux disparitions successives de Michael Fitzhubert, en 1942 et 1950. Il y aurait eu selon lui, provoquant la fission des temps, rencontre de deux « frères » — dont l’un est l’aîné et l’autre le puîné (le même homme à deux époques différentes de sa vie) —, et non division d’un même homme en deux exemplaires identiques, cette division étant alors une conséquence, et non la cause, de la scission de l’univers en deux exemplaires distincts.
De là, selon Nael di Faella, la dualité de tous les visages masculins figurant dans le manuscrit LaraDansil : au chapitre 2, les deux visages du « frère aîné » d’une part, du « frère puîné » d’autre part, seraient issus de la divergence ; au chapitre 9, les deux mêmes visages du « frère aîné » seraient en revanche symboles de la convergence (de la rencontre) ayant provoqué, par des voies qui à mes yeux restent à élucider, car je ne comprends pas du tout la nature du mécanisme qu’il propose à ce sujet, une explosion catastrophique (la « bombe » génératrice de ras de marée et d’éruption volcanique)[5].
Nous ne voyons quant à nous aucun moyen de confirmer ou d’infirmer sérieusement cette explication. La seule chose certaine est que, de manière identique à ce qu’il est advenu aux sœurs Waybourne, Michael Fitzhubert n’avait, dans son existence terrestre, l’apparence d’aucun des deux visages masculins figurant dans le manuscrit LaraDansil.
Michael Fitzhubert à 17 ans,
et 6 ans plus tard, en 1942, lors de la retraite du Kokoda Trail,
peu avant sa première disparition
Le troisième visage féminin
Le troisième texte de ce même chapitre 9 se rapporte, non à celui ou à ceux qui forment un « couple de frères », mais à « celle qui emprunte le chemin du premier voyageur » (qui serait alors une sorte de « frère aîné ») :
Celle qui emprunte le chemin du premier voyageur
ne crée pas de monde,
mais elle fera le bien ou elle fera le mal,
et parfois fera le mal en voulant faire le bien,
et parfois fera le bien en croyant faire le mal.
n° 65
Nous pourrions être tenté, en raison du nombre gramatical employé (bétès, « celle qui », et non : bétêsé, « celles qui ») de dire qu’il s’agit là de Jenaveve McCraw, et non du couple formé par Miranda et Marion Waybourne. J’aurai quant à moi plutôt tendance à penser que cette expression se réfère au duo indissociable (et certainement de sexe féminin) qui, parce qu’elle(s) a/ont « échangé les cataclysmes », a/ont sauvé BénielDansil (voulant ainsi faire le bien), tout en condamnant Lara (croyant ainsi faire le mal).
La décision la plus sûre, qui serait en même temps la plus prudente, est donc de refuser de trancher, considérant que « celle qui emprunte le chemin du premier voyageur » est, individuellement considérée, n’importe laquelle des trois femmes qui, après la fission initiale des temps, jouèrent un rôle dans l’histoire des deux îles.
Voyons en effet ce que le manuscrit nous dit de « l’échange des catastrophes ».
Pour le chapitre 4, qui contient les visages des deux sœurs tel qu’identifiés par leur mère, cet échange n’a pas encore eu lieu : « La bombe », selon le personnage de Miranda, vient d’exploser sur l’île nouvellement créée de Béniel, tandis que la nuée ardente dévastait Aru (l’île de Lara) :
L’éruption qui près de moi en Aru hurle,
l’explosion de la bombe qui là-bas sur Béniel tonne
n° 22
Et Marion lui répond en écho :
L’explosion de la bombe qui près de moi sur Béniel tonne,
l’éruption qui là-bas en Aru hurle
n° 24
Elles s’attribuent explicitement en revanche, dans le chapitre 5, la responsabilité morale de l’échange. Miranda :
AgruBéniel.
J’ai fait venir à moi la bombe qui allait anéantir ton monde.
J’ai pris sur moi la destruction des animaux des plantes et des fleurs.
J’ai pris sur moi l’anéantissement inéluctable d’Agru.
Tout cela pour que ton monde vive.
Promets-moi qu’il vivra.
n° 30
Marion :
BenielAgru.
J’ai fait venir à moi l’éruption qui allait brûler ton île.
J’ai pris sur moi la nuée ardente, la destruction de ma ville.
J’ai pris sur moi l’obscurcissement durable de mon ciel.
Tout cela pour que mon monde soit sauvé.
Et pour qu’il nous vienne en aide.
n° 32
Ainsi, dans toute la première moitié du manuscrit, le rôle de Jenaveve McCraw se trouve totalement oblitéré. Il n’est question, dans les trois premiers chapitres, que de « celui qui fend le temps », puis, dans les trois chapitres suivants, des deux sœurs qui auraient procédé seules à l’échange des catastrophes et organisé l’exode des Dabe Datsawima d’Aju en Bénial. Et l’existence de « la mère qui n’est pas une mère » n’est mentionnée qu’à la fin du chapitre 7 ; nous apprenons d’elle en premier lieu qu’elle « ne verra pas la vie de nouveau s’épanouir en Dénial » :
Mais la mère qui n’est pas une mère,
mais la première fille qui n’est pas une fille,
ne verront pas la vie resplendir en Dénial.
La deuxième fille, qui n’est pas une fille,
seule verra la beauté revenir à la vie.
n° 50
Bien plus, son implication dans « l’échange des catastrophes » n’est ouvertement spécifié nulle part, le manuscrit se contentant de s’y référer par allusion. Après qu’elle eût vu « que Dénial était terre silencieuse, terre vaine, terre sans vie »,
la mère qui n’est pas une mère,
parce qu’elle avait vu les images,
sut ce qui avait été, ce qui devait être,
et voulut que cela fut.
Mais la mère qui n’est pas une mère avait besoin d’aide.
chapitre 8, n° 58
De quelle aide avait-elle besoin, et de qui l’a-t-elle reçue ? Cela, le manuscrit ne le révèle pas ouvertement ; le contexte cependant nous suggère que son but fut de sauver Béniel au détriment de Lara (« ce qui devait être ») ; et qu’il était pour ce faire nécessaire de procéder à « l’échange des catastrophes ». Nous pouvons donc supposer que cet échange fut conjointement effectué par les trois femmes, bien que le manuscrit mentionne seulement, dans les chapitres 5 et 6, les deux « filles qui ne sont pas des filles ». La seule certitude est que Jenaveve McCraw fut d’une manière ou d’une autre en contact avec Miranda Waybourne, et qu’elle demeura avec elle sur LaraShukun, où elle mourut.
Une autre approche serait de considérer que « la mère qui n’est pas une mère » ne serait ni Jenaveve McCraw ni aucun être humain, mais une sorte d’interface métaphorique (une hypostase), ou, si l’on préfère, un personnage fictif pour un rôle transitoire dont on ne sait s’il appartient à Michael Fitzhubert ou aux deux sœurs Waybourne. Cette hypothèse est, hélas ! elle aussi très peu probable : « la mère qui n’est pas une mère » est en effet, dans le cadre narratif du manuscrit, présenté comme un personnage indépendant le seul même à qui « l’oracle du destin » accorde l’exercice du libre arbitre.
*BIEN QUE images COMMENCEMENT et FIN dans
*IMAGES ne pas COMMANDER
*CAR IMAGES parlent SI
*ENCORE FAUT-IL images COMPRISES
*ENCORE FAUT-IL images ACCUEILLIES
*ET placées LÀ OÙ trésor DE homme REPOSE
texte n° 53
BIEN QUE des images au COMMENCEMENT et à la fin se tiennent,
les IMAGES ne DÉCIDENT pas.
Les IMAGES ordonnent –
mais ENCORE est-il nécessaire qu’elles soient COMPRISES,
ENCORE est-il nécessaire qu’elles soient LES BIENVENUES,
et qu’elles soient placées LÀ OÙ SE TROUVENT les trésors DE l’homme.
« traduction » anglaise du n° 53
C’est de plus bel et bien Jenaveve McCraw qui se trouve selon moi représentée sous le déguisement du troisième visage féminin :
Chapitre 3, n° 15 et 17
Cette représentation en deux exemplaires symétriques du même visage porte en surimpression :
– à gauche (n° 15), une éruption volcanique avec coulée de lave et nuée ardente ;
– à droite (n° 17), une sorte de champignon nucléaire.
Le texte que ces visages encadrent identifie la « nuée du ciel » comme étant « l’explosion des hommes » (ou plus exactement « l’explosion des mendecheξ – des êtres humains ») :
Feu du ciel : forge des flots ; brûlure des flots : nuée du ciel.
Quand feu et nuée s’embrassent, terre et mer alternent.
Quand tison et vapeur s’unissent, terre et mer se séparent.
La fourche des temps est l’explosion des hommes,
la fourche des temps est un volcan, une nuée ardente.
n° 16
Ce visage est donc directement associé, avant « l’échange des catastrophes » (qui s’effectue au chapitre 5 seulement), « à la fourche des temps ». L’hypothèse selon laquelle ce visage serait celui de Jenaveve McCraw relie celle-ci à Michael Fitzhubert, et ainsi ferait d’elle la femme « qui emprunte le chemin du premier voyageur » — ce qui me ramène, on l’aura compris, à mon aporie initiale.
Et comme pour toutes les autres personnes auxquelles le manuscrit se réfère, aucun rapport visuel évident n’existe entre ce visage et celui des éventuelles intéressées, Jenaveve McCraw, Miranda ou Marion Waybourne.
Jenaveve McCraw, portrait d’après photographie
Le premier couple de visages féminins
On observe enfin, dès le début du manuscrit, un visage féminin qui semble pouvoir être mis en rapport avec Marion Waybourne autant qu’avec Jenaveve McCraw. Car il existe trois occurrences de ce masque mortuaire[6].
Le premier se trouve superposé à l’image d’une sorte de jonque, le second à celle d’une armada prise dans une tempête ou une nuée ardente ; or c’est « la fille puînée » qui, après avoir fui Lara, permettra que la vie renaisse sur l’archipel de Dansil (voir les textes des chapitres 7, 8, et 11), après avoir semble-t-il attiré à elle l’éruption volcanique d’abord déchaînée sur Lara. Ce visage peut donc fort bien être celui de la « fille puînée qui n’est pas une fille », Marion Waybourne.
Chapitre 1, n° 4
Chapitre 2, n° 10
La confusion atteint cependant son maximum lorsqu’on s’avise que la troisième occurrence de ce masque mortuaire l’inclut dans un couple (n° 56 et 58) associé à la gisante des n° 55 et 59.
Chapitre 8, n° 56 et 58
Cela bien sûr renforce dans un premier temps l’hypothèse selon laquelle il s’agirait, au n° 58, de Marion Waybourne plutôt que de la défunte Jenaveve McCraw, représentée justement au n° 58.
Mais le chapitre 8, tout entier consacré à « la mère qui n’est pas une mère », ne parle nullement dans ce chapitre de la manière dont fut organisé, sous la direction de la « fille puînée », l’exode des Snoutobreξ de LaraShukun en BénielDansil. Et la dualité des gisantes (n° 55 et 59) permet de supposer que le couple de masques représenté aux n° 56 et 58 désignent Jenaveve McCraw et Miranda Waybourne, les deux mortes de Lara.
Mais l’hypothèse selon laquelle le visage des n° 15, 17 et 56 serait celui de Jenaveve McCraw (« la mère qui n’est pas une mère »), et celui des n° 4, 10 et 58, celui de Miranda Waybourne (« la fille aînée qui n’est pas une fille) souffre du fait que ni l’une ni l’autre ne se trouve directement impliquée dans l’exode des Snoutobreξ.
Force m’est une fois de plus de constater que le manuscrit multiplie comme à plaisir contradictions de détail et dérobades opportunistes.
Et, chose incroyable, on retrouve ces deux mêmes masques dans une série d’œuvres réalisées par Emmanuelle Rey (Rayna) à Copenhague en 2010, — sans que ces œuvres aient le moindre rapport avec le manuscrit, dont Rayna a toujours totalement ignoré l’existence.
Cette artiste, aujourd’hui célèbre, fut associée à l’équipe que nous formions, Smilla Glemminge-Olsen, Laïla Sekhat et moi-même, dans le cadre de ce qui était alors Endetidshuset (la maison de la fin des temps), ancêtre de l’actuel Endetidsmuseet (le musée de la fin des temps), consacrée à l’étude et au sauvetage de l’œuvre de S-21. La découverte et l’usage que nous fîmes de l’Odradek attrafractaire constitua pour elle une sorte de catharsis grâce à laquelle elle se débarrassa d’une partie des angoisses qui la paralysaient, rendant son indéniable talent artistique plus épanoui et plus libre.
S-21 – MK 29, visage féminin
(sur le panneau supérieur de la porte d’entrée)
C’est dans ce contexte qu’elle produisit, en 2009-2010, une série de masques-visages inspirés des « œuvres khmères » de S-21, qu’elle dédia à Dénoshay Énaïva, l’inventeur de l’Odradek. Et bien qu’il n’ait certainement pu y avoir la moindre interaction entre elle et le manuscrit LaraDansil, force est de constater que les visages féminins du chapitre 8 se retrouvent sous une forme quasiment identique dans un assez grand nombre de ses compositions d’alors, dont voici un exemple, parmi nombre d’autres :
Emmanuelle Rey (Rayna) – Pavanes XVII, 2010
Détails agrandis de l’œuvre précédente,
montrant à quel point ces visages sont proches des masques mortuaires
figurant aux n° 56 et 58 du manuscrit LaraDansil
S’agit-il malgré tout des deux sœurs Waybourne ou de Jenaveve McCraw ? Il n’existe pas le moindre argument en faveur d’une telle affirmation. Les illustrations du manuscrit sont d’ailleurs toujours plus ou moins ambiguës — ou, plus exactement, revêtent une signification volontairement métaphorique. Je préfère dans ces conditions suspendre entièrement mon jugement en ce qui concerne l’origine et l’identité de ces masques mortuaires — ceux de Pavanes comme ceux du manuscrit LaraDansil.
La gisante
Chapitre 8, n° 55 et 59
n° 55 et 59
Le chapitre 8 du manuscrit est tout entier consacré au rôle que Jenaveve McCraw joua dans la tragédie qui frappa les deux îles :
La mère qui n’est pas une mère,
parce qu’elle avait vu les images,
parce qu’elle en avait le pouvoir,
tout à la fin vint sur Denial, et vit que Denial était
terre silencieuse, terre vaine, terre sans vie.
n° 56
La mère qui n’est pas une mère,
parce qu’elle avait vu les images,
sut ce qui avait été, ce qui devait être,
et voulut que cela fut.
Mais la mère qui n’est pas une mère avait besoin d’aide.
n° 58
L’interprétation que je donne de ces textes, où il est avant tout question « des images », est que le Colonel Fitzhubert, après l’avoir spécifiquement fait rechercher en Angleterre et l’avoir fait venir en Australie, montra longuement à sa gouvernante le manuscrit (dont seule « les images » leur étaient accessibles — ainsi que, dans une sorte de « tiré à part », la traduction anglaise des textes énantiens), et la convainquit de se rendre, le 14 février 1900, à Hanging Rock afin de se rejoindre l’île de Lara et d’y préparer l’arrivée de ses petites filles, Miranda et Marion[7]. Il semble cependant que Jenaveve McCraw tint tout d’abord à se rendre compte de visu que Lara était effectivement destinée à être anéantie, avant qu’elle accepte d’accomplir « ce qui devait être ».
Le chapitre précédent peut alors affirmer :
« la mère qui n’est pas une mère,
(…) la première fille qui n’est pas une fille,
ne verront pas la vie resplendir en Dénial.
La deuxième fille, qui n’est pas une fille,
seule verra la beauté revenir à la vie. »
chapitre 7, n° 50
Ainsi, puisqu’il y a tout lieu de croire que Jenaveve McCraw et Miranda Waybourne sont restées sur LaraShukun afin de condamner le miza permettant de passer d’une île à l’autre et y sont mortes, il est naturel de penser que cette gisante anonyme est « la mère qui n’est pas une mère », ou peut-être un symbole des deux femmes qui, conjointement, décidèrent de périr pour que BénielDansil soit sauvée.
[1]. Le « non de famille » attribué à Maranda ne pose pas de problème d’interprétation particulier : Katev signifie purement et simplement le « non-être » (kié-atev, k-atev). Il n’en va pas de même pour celui qui se voit attribué à Marion : Zuri est une contraction de zé-uri, un mot qu’Hélène Smith traduit par : « soir », dans :
amès tès uri amès sandiné ten ti si évaï divinée
viens ce soir, viens longtemps près de moi ; sois heureuse !
Texte 20, auditif, puis graphique. 28 novembre 1897 (trad. même séance).
Des Indes, p. 212
La graphie : Zuri, est cependant tout à fait inhabituelle en espénien, et qui plus est, se trouve employée en tant que nom propre ; ce patronyme devrait alors être en toute rigueur rendu par l’expression, malheureusement par trop familière : « L’soir », et non comme nous avons décidé de le faire : « le-Soir ». Nous apprenons par ailleurs que Marion s’installa pour finir dans le monde nouveau de Dansil (jadis appelé Béniel), un archipel qui semble appelé à porter lui aussi le nom de « Marion L’soir » (texte n° 77), ou « L’soir Marion » (texte n° 79), en souvenir de celle qui, de Shukun en Dansil, guida les Snoutobreξ en leur salvateur exode.
De là le fait que nous hésitons dans nos restitutions, et rendons l’expression : Marion Zuri, parfois par : « Marion Soir », parfois par : « LE SOIR Marion », et parfois même par : « Marion LaNuit » (lorsqu’il s’agit de traduire la version anglaise du manuscrit, relativement infidèle en cette occasion précise).
[2]. Cette décision est d’autant plus mystérieuse que, pour ce que nous en savons, Sara Fitzhubert-Waybourne n’avait accès qu’à la version anglaise du manuscrit. Elle aurait alors dû être incapable de faire correspondre les paragraphes qui y figurent avec les textes énantiens du manuscrit. Comment pouvait-elle savoir que les portraits figurant aux n° 75 et 77 sont ceux de : Katev Miranda (Non-être Miranda) et Marion Zuri (Marion Le-Soir, ou Marion La-Nuit) ?
Il semble une fois de plus que le Colonel Fitzhubert eut bel et bien eu accès à un grand nombre d’informations cruciales au sujet du manuscrit LaraDansil, informations dont il fit disparaître les traces matérielles avant sa mort, mais dont il avait, au moins partiellement, communiqué la teneur à sa fille Sara.
[3]. Nous ne savons d’ailleurs pas, grâce à d’autres témoignages que celui du manuscrit, quel sort fut effectivement réservé à quatre au moins des six disparus de la Maison Fitzhubert, qui passèrent « de l’autre côté du miroir » entre le 14 février 1900 et le 14 février 1950.
[4]. Il y a en revanche tout lieu de penser que les deux autres membres de la famille Fitzhubert dont on ignore quel fut le sort ultime (Patrick Fitzhubert, porté disparu dans la bataille de Fromelles en 1916, et Franck Waybourne qui abandonna femme et enfants en 1929) ne sont en rien mêlés aux « prophéties LaraDansil ».
[5]. Comment d’autre part convient-il d’interpréter le verset : « *NOUS sommes TOUS UN MEME homme » ? Devons-nous y voir une affirmation philosophique de type cosmopolite et de portée tout à fait générale, ou au contraire une proposition s’appliquant spécifiquement à la fission des temps, au cours de laquelle Michael Fitzhubert aurait été matériellement dédoublé ?
[6]. Je l’appelle ainsi parce que ses yeux sont vides, et aussi pour bien souligner l’ironie implicite contenue dans l’hypothèse selon laquelle il s’agirait de Marion Waybourne, la seule survivante des quatre protagonistes du drame conté par le manuscrit LaraDansil.
[7]. Un insoluble mystère, je le rappelle, demeure cependant : Comment le Colonel a-t-il pu savoir que « la mère qui n’est pas une mère » du manuscrit était ou devait être Jenaveve McCraw, une femme dont le nom ne figure nulle part, une parfaite étrangère habitant alors à l’autre bout du monde ?




























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