Paysages

 

 

 

Harald Langstrøm

 

 

 

J’appelle tout d’abord « Paysage » toute illustration du manuscrit LaraDansil comportant un panorama vide d’êtres humains, ces images constituant une sorte de pendant pour la série des « Visages », où une sorte de médaillon ou de masque mortuaire occupe l’essentiel du volume du tableau — même si parfois des « paysages » viennent s’y incruster en arrière fond.

En réalité, les « Paysages » du manuscrit LaraDansil contiennent, à côté de quelques spécimens isolés, deux séries d’images bien caractérisées, qui réunissent des tableaux ovoïdes auxquels a été appliqué un effet de loupe (parfois appelé « œil de poisson ») d’une part ; de vastes panoramas, qui sont des paysages très oblongs d’autre part.

Dans la discussion qui va suivre, je laisserai de côté les illustrations isolées, c’est-à-dire les « paysages rectangulaires non panoramiques et sans déformation optique » :

– n° 10, chapitre 2, où l’on voit l’armada de l’exode guidé par Marion Waybourne assaillie par une tornade de feu (tableau dans lequel un masque mortuaire se trouve incrusté)
– n° 23, chapitre 4, l’« explosion nucléaire »
– n°57, chapitre 8, Hanging Rock
– n° 76, chapitre 11, Martingale Hall (?).

Tout comme les Visages enfin, les Paysages ont recours à une gamme de coloris partiellement conventionnelle, qui s’organise autour des deux plages complémentaires : bleu-vert-jaune et mauve-rouge-orange. La première est fortement corrélée avec la personne de Miranda Waybourne et l’île de LaraShukun ; la seconde avec la personne de Marion Waybourne et l’île de BénielDansil.

 

 

Œils de poisson

 

 

Dix « tableaux arrondis avec effet de loupe » formant 5 paires s’observent aux n° 3 et 5 (chapitre 1), n° 22 et 24 (chapitre 4), n° 37 et 43 (chapitre 6), n° 63 et 65 (chapitre 9) et n° 69 et 71 (chapitre 10) du manuscrit.

Huit d’entre eux ont pour sujet des paysages situés sur l’une et l’autre des deux îles sœurs de LaraShukun et BénielDansil. Les deux derniers se rapportent à des réalités australiennes (Martingale Manor et Hanging Rock), et se distinguent des précédents par le traitement « naturaliste » de leurs couleurs :

 

69      71

Parmi les huit compositions énantiennes :

1°) Six d’entre elles concernent de près ou de loin les catastrophes jumelles qui ravagèrent les deux îles sœurs, ainsi que l’exode des Snoutobreξ (métaphoriquement présenté par le manuscrit comme s’il s’agissait d’une expédition maritime) de Lara en Béniel (n° 3, 5, 63, 65, 22, 24).

 

3-3      5-3

Chapitre 1, n° 3 et 5

L’illustration n° 3 représente un paysage marin superposant ciel, terre et mer, et dans lequel s’observent les prémices d’un désastre atmosphérique encore imprécis. Au premier plan, un navire, qui ressemble à une jonque, suggère qu’une traversée est imminente. On distingue vaguement aussi, en surimpression légèrement plus claire, la silhouette de Lara (semblable à celle qui figure au n° 2).

L’illustration n° 5, symétrique de la précédente, nous montre un paysage marin nettement moins distinct, observé comme à travers l’ouverture d’une grotte. Aucune embarcation n’est visible, tandis que la silhouette plus claire de l’île de Lara, telle que représentée au n° 6, est incrustée là aussi comme en filigrane. Assistons-nous au déchaînement de la catastrophe après le départ de l’armada ? Il ne semble pas : le code des couleurs utilisées suggère que l’île de Lara (n° 3) et l’île de Béniel (n° 5) seraient successivement représentées dans ces images, alors que les cartes-silhouettes incrustées en surimpression affirment qu’il s’agit dans les deux cas de Lara.

Il s’agit quoi qu’il en soit d’un commentaire métaphorique du texte qui, répété deux fois, les accompagne :

Au commencement la terre, et la terre sur les flots.
A la fin les flots, et les flots sur la terre.
Entre terre et flots, entre commencement et fin,
la vie des hommes.

Dans ces deux images cependant, trois éléments naturels se trouvent représentés : les flots, la terre et le ciel, avec pour le n° 3, l’ordre ascendant : flot — terre — ciel ; et pour le n° 5 : flot — ciel — terre. De l’un à l’autre, l’inversion concerne la terre et le ciel, tandis que les flots demeurent « en bas ». Dois-je en conclure que le troisième élément cité dans le texte, et qui se trouverait « entre » terre et flots : « la vie des hommes », doit être relié d’une manière ou de l’autre à l’élément aristotélicien de l’air ? Que penser alors du fait que le feu, pourtant immédiatement en rapport avec l’idée d’éruption volcanique et d’explosion dévastatrice, n’apparaît alors que par le biais de la couleur rouge, imprégnant en particulier toute l’image n° 5.

Ainsi, comme c’est presque toujours le cas lorsqu’on prétend expliquer de manière dogmatique (ou trop systématique) le message véhiculé par le manuscrit, on se trouve confronté à de nombreuses inconsistances.

 

Chapitre 9, n° 63 et 65

 

63-2      65-2

Le n° 63 nous montre une sorte de bac ou de péniche, et le n° 65, deux « jonques » en cours de navigation. La coloration verdâtre de l’ensemble indique que ces scènes se situent au large de LaraShukun, c’est-à-dire au tout début de la migration.
Les textes accompagnant ces images semblent cependant ne pas avoir pour sujet l’exode des Snoutobreξ, mais les rapports qu’entretient Michael Fitzhubert (« celui qui fend le temps » et qui le premier « ouvre le chemin ») avec Jenaveve McCraw et/ou les sœurs Waybourne (ici : « celle qui emprunte le chemin du premier voyageur ») :

Les jumeaux étant frères,
l’un est frère aîné, l’autre est frère puîné.
Celui qui ouvre le chemin,
étant le premier voyageur,
crée le lien, crée un monde.

n° 63

Celle qui emprunte le chemin du premier voyageur
ne crée pas de monde,
mais elle fera le bien ou elle fera le mal,
et parfois fera le mal en voulant faire le bien,
et parfois fera le bien en croyant faire le mal.

n° 65

A s’en tenir à l’idée de représentation métaphorique, on peut avancer que ces deux images se situent sur l’île de Lara (couleur vert-jaune), et que la première signifie l’ouverture du passage (du miza) par celui qui « crée un monde » et en même temps « ouvre le chemin », « crée le lien », la seconde l’utilisation de ce même passage (grâce à la tranéï située sur Lara), par une Marion Waybourne n’ayant pas encore fait ses adieux à sa sœur aînée (et peut-être à Jenaveve McCraw).

 

Chapitre 4, n° 22 et 24

Ces illustrations, qui accompagnent les textes développant les points de vue croisés des deux sœurs (des deux mondes, des deux îles), représentent des architectures partiellement ou totalement ruinées sur fond d’incendies ravageurs.

 

22 image      24 image

n° 22 et 24

Elles constituent un « commentaire », pour une fois relativement limpide, des textes qui les accompagnent :

Adieu adieu monde qui prend le large, adieu adieu port qui s’éloigne.
Toi et moi, moi et toi désormais sommes étrangers l’un à l’autre.
Jamais ne nous reverrons.
L’éruption qui près de moi en Aru hurle,
l’explosion de la bombe qui là-bas sur Béniel tonne,
deux fracas qui ne finiront pas de briser notre étreinte.

n° 22

Adieu adieu port qui s’éloigne, adieu adieu monde qui prend le large.
Moi et toi, toi et moi désormais sommes étrangers l’un à l’autre.
Jamais ne nous reverrons.
L’explosion de la bombe qui près de moi sur Béniel tonne,
l’éruption qui là-bas en Aru hurle,
deux fracas qui ne finiront pas de briser notre étreinte.

n° 24

Les deux tranéïξ situées sur Aru et Béniel et qui font partie du même miza ont été, après l’exode des Snoutobreξ, ruinées par le double cataclysme frappant le monde. Ces tableaux mélangent cependant les deux tonalités fondamentales de la gamme de couleurs caractéristiques des deux îles, en sorte qu’il est difficile de déterminer leur localisation précise. En réalité, le miza qui les relie ne se trouve à proprement parler ni sur Aru ni sur Béniel, mais « entre » leurs deux tranéïξ, ce qui explique peut-être l’amalgame des coloris.

[Notons au passage que l’illustration n° 24 comporte en surimpression le masque mortuaire hantant déjà le paysage n° 10 : c’est la figure qui apparaît aux n° 4, 56 et 58, et où nous avons cru reconnaître Jenaveve McCraw, bien qu’il puisse aussi s’agir de Miranda Waybourne.]

2°) Les deux derniers tableaux de la série (chapitre 6, n° 37 et 43) représentent ces mêmes tranéïξ situées sur les deux îles. Elles sont toutes deux de forme grossièrement cubique et surmontées de tours — ce qui apparente leur architecture à celle des différents mizaξ représentés par S-21.

 

37          43

Chapitre 6, n° 37 et 43

 

E5F a (M)      E5F c (M)

E5F a (M) E5F c (M)
S-21 — Les tranéïξ de Cétile Baufore et de Juvère Nalcire
Légende : zi hénéï ladé Espénié — « la voie qui monte vers Espénié »

Leur attribution à l’île de Lara (pour le n° 37) et de Béniel (pour le n° 43) vient de leur teinte dominante, jaune d’une part, rouge saumon d’autre part.

Les textes qu’ils encadrent, avec le paysage n° 38-42 — unique en son genre dans la mesure où il est le seul à représenter l’ile de Béniel — ainsi que trois Snoutobreξ, ne laissent aucun doute sur le fait que sont représentées ici les deux tranéïξ qui permirent le sauvetage de ces derniers.

 

 

Paysages panoramiques

 

 

Les cinq paysages panoramiques du manuscrit LaraDansil sont des marines mettant en scène les cataclysmes jumeaux qui affectèrent les îles de LaraShukun et BénielDansil.

Trois d’entre eux occupent les chapitres centraux du manuscrit, dont le sujet principal est le sacrifice de Miranda pour que, sous la conduite de Marion, puissent survivre les Snoutobreξ. Les deux autres, sans être tout à fait symétriques dans l’agencement du manuscrit, se trouvent, dans la première et la troisième partie, mis en relation avec ce mystérieux phénomène qu’est la « scission du temps », cause de la duplication des mondes et des îles.

 

a) Panorama liminaire (chapitre 3, n° 16)

Ici, le « feu du ciel » frappe le rivage profondément découpé d’une île, qui est presque certainement Lara.

 

16-1

Cette illustration accompagne le texte, répété trois fois (aux n° 13 et 16 haut et bas) :

Feu du ciel : forge des flots ; brûlure des flots : nuée du ciel.
Quand feu et nuée s’embrassent, terre et mer alternent.
Quand tison et vapeur s’unissent, terre et mer se séparent.
La fourche des temps est l’explosion des hommes,
la fourche des temps est un volcan, une nuée ardente.

 

b) Groupe central (chapitres 5-6-7, n° 30-32, 38-42 et 48-50)

Le premier paysage représente un port (Est-ce la ville qui se trouvait sur Béniel et fut annihilée par la bombe ? — Cf. n° 32 : « J’ai pris sur moi la nuée ardente, la destruction de ma ville ») ; les deux suivants baignent dans la même « gloire » céleste, peut-être un symbole du possible renouveau de la vie sur l’île cadette (représentée au n° 38-42).

 

30-32

N° 30-32, chapitre 5

 

38-42

N° 38-42, chapitre 6

 

48-50

N° 48-50, chapitre 7

En raison de son coloris, nous savons que le paysage central représente Béniel, et ceux qui l’encadrent, Lara.

 

c) Paysage final (n° 70, chapitre 10)

Cet ultime panorama est complémentaire du n° 16. Alors que le premier nous présente une côte rocheuse vue de la mer, celui-ci nous montre une campagne vallonnée surplombant l’océan. La nuée ardente a laissé la place à une brume épaisse (laissant présager une possible renaissance de la vie).

70-1

N° 70, chapitre 10

Chaque paysage panoramique se distingue par sa couleur dominante :

n° 16 : jaune-rouge
n° 30-32 : bleu
n° 38-42 : rouge saumon
n° 48-50 : jaune-vert
n° 70 : vert.

Ces teintes, rapportées à la gamme « géographique » du manuscrit, mettent l’île de BénielDansil en position centrale (n° 38-42, polarité mauve-rouge-orange), et donnent en revanche l’avantage du nombre à l’île de LaraShukun (n° 16, 30-32, 48-50 et 70, polarité bleu-vert-jaune). De par sa facture cependant, le premier de ces paysages (n° 16) se distingue des quatre autres ; sans doute est-ce parce qu’il se réfère directement à l’« explosion » initiale, cause du soudain dédoublement de l’île de Lara (devenant ainsi Larua).

Il convient enfin de remarquer que les « paysages espéniens » figurant sur le manuscrit LaraDansil n’entretiennent aucun rapport de parenté évident avec les « paysages martiens » peints par Hélène Smith il y a plus d’un siècle maintenant.

 

Palais martiens

Hélène Smith, Paysage martien
Des Indes, p. 161