Irma Waybourne
Ève refusait de « raconter » sa vie. La seule personne importante, disait-elle, était Irma. Et encore ! Selon elle, la vie exotérique qu’elle et son amie avaient connue dans le Melbourne du XXème siècle n’avait aucun intérêt, parce que c’était, selon elle, une vie en blanc, faite pour les autres, mais aussi, en ce qui concernait leur couple, pour accomplir une sorte de bilan.
Ainsi, les quelques souvenirs se rapportant à cette « existence exotérique » qu’on pourra lire ci-dessous me furent confiés par bribes, au hasard de propos qui avaient pour véritable dessein d’expliciter la nature de leurs « voyages ésotériques ». Car ceux-ci, aux yeux de la dyade qu’elles formaient, étaient revêtus d’une signification infiniment plus profonde que l’existence, je l’avoue assez terne, qu’elles menèrent pendant un peu plus de trente ans dans le cadre étriqué de la petite maison qu’elles louaient à Richmond, et de l’institution où à longueur d’années elles dispensaient leur enseignement.
Raymond Lumley
Ève de Poitiers
« Je venais de débarquer à Melbourne, adolescence tout juste montée en graine ; en France, j’étais tombée pour un beau mâle australien, j’avais tout plaqué pour lui, école et famille, et je l’avais suivi à l’autre bout du monde. Je croyais au grand amour, celui qui déplace les montagnes, aux passions à la vie à la mort, croix de fer croix de bois, tout le toutim !
« À peine arrivée sur la terre promise, ça a été comme un soufflé au fromage : il a retrouvé ses potes, sa famille, ce n’était plus le bel aventurier romantique que j’avais connu en France et sur lequel j’avais fantasmé comme une midinette. J’avais vu une sorte de cow-boy non conformiste, j’avais rêvé la grande aventure dans le bush, et pour finir c’était une sorte de fils à maman des villes, sans odeur, sans saveur, pleutre et mesquin à pleurer.
« En plus, ça ne marchait pas fort entre nous côté parties de jambes en l’air ; enfin surtout de mon côté. Je m’en suis débarrassé.
« Et je me suis retrouvée toute seule à Melbourne, du haut de mes vingt ans ; il a bien fallu que je gagne ma croûte. Qui plus est, j’en avais soupé des attachements sentimentaux foireux. À l’époque, je ne savais pas que j’étais homosexuelle. Pour couronner le tout, j’avais comme qui dirait brûlé mes vaisseaux lorsque j’avais quitté la France, et il n’était pas question que je rentre au pays. La clochardisation en Europe, très peu pour moi. Il a fallu que je me planque un temps, faute de quoi j’aurais été expulsée manu militari. »
[…]
— « Pour quelles raisons ? Je préfère ne pas en parler. C’est loin tout ça, vous ne pouvez pas savoir à quel point.
« À l’époque, j’avais encore la nationalité française ; sans qualification particulière ni diplôme autre que le baccalauréat, comment trouver du boulot dans un pays étranger, dont heureusement vous parlez à peu près la langue, mais où vous devez cacher le fait que vous n’êtes pas encore majeure ? Et que vous n’avez pas de statut légal ? J’ai cherché partout une place de professeur de Français au noir, ou de fille au pair, ou n’importe quoi dans ce style-là.
« Heureusement, c’était avant les grandes vagues de protestation contre les essais nucléaires à Mururoa… Le français, la culture française, ça avait encore un certain prestige, ça faisait chic, et une jeune française, ça avait un parfum d’aristocratie, avec un arrière-goût coquin. Alors j’ai changé mon nom, j’ai maquillé ma date de naissance, je suis devenue Ève de Poitiers, et je suis partie sur le sentier de la guerre.
« Le nombre d’endroits, dans ces premières années, où j’ai pu traîner la misère ! Je ne sais pas comment j’ai fait pour éviter le trottoir, mais je ne mangeais pas à ma faim tous les jours, ça, je peux vous l’assurer. Et puis, j’ai échoué à l’Institut. J’y ai d’abord été engagée à titre précaire, j’étais une espèce de bouche trou, je donnais des cours de français, de maths, de musique, de dessin, de gymnastique, de n’importe quoi. Mais c’est là que j’ai rencontré Irma. Ce qui a tout changé. C’était en 1958, et j’avais 23 ans. »
[…]
« Comment je m’appelais avant de poser mes pénates en Australie ? Ça, c’est une affaire entre moi et le consul de France de l’époque. D’ailleurs, cette fille-là, qui ramait et zonait à droite et à gauche, eh bien ! elle n’existe plus du tout. Rendez vous compte : je suis arrivée en Australie à 19 ans, j’en ai 68 aujourd’hui. Alors, en supposant que je me sente une patrie, d’après vous, de quel pays s’agit-il ? »
« Irma avait suivi un tout autre chemin. Elle avait découvert son homosexualité juste après la puberté. Depuis le début, toutes ses flammes, tous ses attachements avaient été pour des camarades de classe ou des femmes plus âgées qu’elle. Bien sûr, là-bas, du côté de Woodend, elle gardait ça sous le boisseau, ça ne débouchait sur rien. Cependant, elle n’en a jamais eu honte, elle ne s’est jamais sentie l’extraterrestre de service, comme souvent les adolescentes qui découvrent qu’elles ne sont pas du bon côté de l’attraction sexuelle.
« Elle pensait que c’est à cause de cette particularité, qui n’était pas bien vue chez les Aborigènes, qu’en 1940 le rocher n’a pas voulu d’elle et, à la différence de ses deux soeurs aînées, l’a recrachée au bout de trois jours. »
[…]
« Irma avait 37 ans lorsque je l’ai rencontrée. Après son installation à Melbourne en 1948, elle avait eu quelques aventures sans lendemain, ça n’avait jamais collé en raison des cauchemars qui assombrissaient ses humeurs, et aussi peut-être des séquelles de sa rupture avec sa famille, de sa révolte face à la mesquinerie, à l’indifférence et à la méchanceté des gens.
« En fait, elle n’a jamais su si ses premiers échecs amoureux venaient d’elle, de ses angoisses, de ses tourments, de ses trois jours manquants là-haut dans les rochers de Hanging Rock, ou si les deux ou trois femmes qu’elle rencontra avant moi n’avaient tout simplement pas le format pour accepter une vie comme celle que nous avons menée nous-mêmes, aventureuse et pleine de passion dans le secret de nos esprits, parfaitement terne et furtive dans la réalité de notre traintrain quotidien. »
[…]
« Pensez donc, de 1958 à 1991, nous sommes restées attachées l’une à l’autre comme si nous n’avions qu’une seule peau, un seul cœur, un seul esprit, comme si notre seule destinée était de suivre à la trace ces vies étrangères et mouvementées que nous menions dans tant de mondes, sur tant de planètes différentes. Nous vivions en quelque sorte par procuration, mais en même temps notre récompense était de pouvoir rassembler tous les fils de nos amours, additionnant nos destinées, cumulant nos expériences et nos souvenirs, conjuguant nos sentiments et nos affects.
« Et pendant tout ce temps-là, comme des petites bourgeoises honteuses, nous nous comportions à la ville exactement comme le ferait un couple illégitime, hypocrites à la petite semaine dans notre boulot commun, où nous étions soi-disant de simples collègues, partageant seulement la même maison par commodité financière, nous les pauvres célibataires. Avec tous les inconvénients des deux postures : vie de couple à la maison, clandestinité au dehors ; ou tous les avantages. »
« A l’Institut, ça s’est passé comme ça. Je l’ai vue, elle m’a vue… j’ai su qu’elle était pour moi, qu’elle avait toujours été moi, même si je n’en comprenais pas alors la raison ; elle a su par contre tout de suite ce que j’étais pour elle, que j’avais toujours été elle.
« Ce qui a pris un sacré bout de temps, plusieurs mois en fait, c’est que nous ne savions pas comment nous aborder ; de mon côté, par la moindre expérience ; j’ignorais si elle ressentait à mon égard la même chose que moi pour elle, et j’étais comme paralysée. Je ne savais pas comment gérer ce genre de situation. Elle, de son côté, se rongeait les sangs, elle avait peur de s’être berlurée, de s’être trompée de personne, d’être tombée une fois de plus sur la mauvaise gonzesse. Après tout, Ninggalobin, pour elle, ça n’avait pas été tous les jours de la tarte. »
[…]
« Irma a quatorze ans de plus que moi. Quand nous nous sommes rencontrées, j’avais encore beaucoup de la gamine montée en graine, tandis qu’elle, était déjà passée par toutes sortes d’épreuves : sa disparition de Hanging Rock ; et les rêves, ou plutôt les cauchemars que lui envoyait Ninggalobin. Elle avait eu tout son content de temps pour ressasser ses angoisses. Bref, elle avait une personnalité rugueuse, sacrément aguerrie, mais avec une âme profondément torturée. De mon côté, j’avais tellement de choses à apprendre ! En fait, j’étais à peine tombée de la dernière pluie.
« Par moments, elle me traitait comme son bout de chou, c’était énervant ; en même temps, elle était d’une jalousie féroce, elle me trouvait trop belle, trop fraîche, trop naïve… Elle reniflait en moi, disait-elle, la proie rêvée de femmes flamboyantes, de créatures sans scrupules. J’étais de la pitance à Nargun, disait-elle — et ce qui m’était arrivé dans la vie parallèle que nous avons menée et que nous mènerons encore et encore aux pieds de la tour Eiffel en était, disait-elle, la preuve : alors Natalie Barney, alias votre servante, s’était montrée incapable de rester fidèle à Renée Vivien, alias Irma[1] !
« En réalité, c’était elle qui avait des angoisses de déréliction, des fantasmes d’abandon, des pulsions d’automutilation. »
[…]
« En ce qui nous concernait personnellement, à Melbourne, vu ce qu’étaient alors les gens du cru, surtout les femmes, sans parler du directoire de l’Institution, et même (surtout ?) nos chers et chères collègues, nous nous tenions rigoureusement à carreau, ni vues ni connues, profil bas en tout et partout… »
[…]
« Entre Irma et moi, là, à Melbourne, dans notre vie focale directement reliée à cette espèce de limbe où elle avait été séquestrée lors des trois jours sa disparition, il n’y a jamais eu la moindre Nargun ; Irma, pour moi, c’était l’alpha et l’oméga, les lèvres et les dents, le cul et la chemise. Et il en allait de même pour elle. Pas étonnant d’ailleurs, considérant ce qu’était l’Australie à l’époque, que nous soyons restées des parangons de vertu… Sages comme des images. Mais bien sûr, tout de même pas des petites filles modèles.
« Je vais être honnête : ce n’était pas seulement parce qu’à l’époque, à Melbourne, il n’était pas facile de courir le guilledou. De toute façon ni elle ni moi n’avons jamais désiré avoir des aventures, jamais ni elle ni moi, n’avons été attirées par d’autres femmes. Et je fais bien sûr l’impasse sur ce que les rigolos appellent la première moitié du ciel ! »
[…]
« C’était pour elle une sorte de fascination, un fantasme récurrent… Irma ne pouvait s’empêcher de penser que j’étais en réalité la femme de toutes les femmes… Mais je peux vous l’assurer, même sans parler du danger et des complications que cela aurait entraîné, j’aurais été parfaitement incapable d’aller voir ailleurs, même si Irma m’avait suppliée de lui donner cette satisfaction tordue.
« Que voulez-vous, elle était comme ça, Irma, toujours en cavale par monts et par vaux, — mais seulement dans sa tête ! Poursuivie par ses cauchemars, pleine d’idées à coucher dehors, ne pouvant s’empêcher de se faire peur à elle-même…
« En fait, elle adorait ça… C’était comme ça qu’elle fonctionnait ; c’était sa manière à elle de se convaincre qu’il valait la peine de continuer, ici et maintenant, cette vie immobile, alors que nous avions mené, alors que nous menions, alors que nous devions mener à jamais tant d’aventures dans les labyrinthes de l’espace et du temps. »
« Pour Irma, Merriblinte avait été une première piste : elle commençait à espérer, partant de ce qu’elle avait appris grâce à Ninggalobin, qu’elle parviendrait à combler peu à peu la faille de ces trois jours perdus, ce gouffre de néant qui avait, au creux de Hanging Rock, pour toujours fissuré sa vie.
« Bien sûr, Ninggalobin, et toutes ces histoires de mariages entre Moitié de l’Aigle et Moitié du Corbeau, ne constituaient pas la réponse ; elle ne voyait pas quel rapport il y avait entre ce qui lui était arrivé à Hanging Rock et les aventures de Myndie et Bidju, entre le Melbourne d’aujourd’hui et le Temps du Rêve des Aborigènes.
« Restait que, selon ces révélations, un passage vers ailleurs était tapi au cœur de Merriwollert (Hanging Rock). L’avait-elle emprunté en février 1940 ? Pour dissiper ses incertitudes, calmer ses angoisses, il fallait qu’elle découvre où elle avait alors séjourné. »
[…]
« Faute d’indices probants, elle s’intéressait aux contes et légendes des Aborigènes. Peu après notre rencontre, qui changea radicalement nos vies, elle assimila le couple que nous formions à deux Esprits tutélaires, nommées Anjea et Eingana, une association qu’elle avait tirée de son propre fonds : aucun conte à ma connaissance n’évoque la rencontre, dans le Temps du Rêve, de ces deux entités démiurgiques.
« Eingana, dont Irma n’est qu’une facette, est un Esprit façonneur d’animaux et d’humains ; c’est l’un des nombreux avatars de Myndie, le serpent arc-en-ciel de Merriblinte. En gésine d’univers et de mondes, sa taille est gigantesque. Et son statut ambigu, sexuellement parlant, tient au fait que, bien que féconde, n’a pas de vagin ; le dieu Barraiya dût lui percer le ventre pour qu’elle accouche de ses rejetons, qui sont aussi ses créations.
« Bien sûr, les créatures d’Irma n’étaient ni des animaux ni des êtres humains. Vous pourriez croire qu’il s’agissait de ses peintures, de ses poèmes, qu’elle n’était qu’une artiste. Mais ces productions-là n’étaient qu’un moyen, qui plus est détourné, une empreinte dans les sables mouvants du temps. C’étaient des outils pour sa véritable création, pas ses enfants. Ce qu’elle portait en elle, c’étaient les odyssées lointaines, les rêves séculaires, les mondes dystopiques où nous nous mettions nous-mêmes au monde, où notre amour, toujours autre et toujours identique, fleurissait et fanait tour à tour. »
« Eingana, en tant qu’esprit dispensateur de vie et d’énergie, était pour Irma une sorte d’assurance, pour le passé et aussi pour l’avenir, une option sur la destinée… C’est qu’elle conserve un rapport consubstantiel avec toutes les créatures qu’elle engendre, une sorte de cordon ombilical ; et si ce lien vient à se rompre, la créature qui dépendait d’elle, qui était elle, meurt. Si je la quittais, me disait-elle mi-figue mi-raison, je mourrais — ou, pour l’exprimer de façon moins mélodramatique, je n’aurais plus été celle qu’elle connaissait, celle qu’elle aimait ; je n’aurais plus été l’Anjea de nos vies parallèles — et peut-être qu’alors, forte de cette conviction, elle aurait traversé l’épreuve de la solitude sans y laisser son âme. Mais, comme vous le savez, je ne lui ai jamais donné l’occasion de le savoir. »
[…]
« Anjea, mon alter ego, est un esprit de la fertilité. Dans la mythologie aborigène, elle accueille après la mort les esprits des êtres humains, qui sans son intervention resteraient murés à jamais dans les profondeurs silencieuses de la terre ; elle les met à l’abri à l’intérieur de son corps, où ils demeurent sans conscience. Mais lorsque le temps est venu, Anjea façonne un homoncule à partir de la poussière du monde, y insuffle l’esprit assoupi qu’elle portait en elle, et place le fœtus dans la matrice de la femme qui sera sa mère dans sa nouvelle incarnation. »
« Je n’étais pas créatrice de monde, je n’étais pas créatrice d’esprits, mais ma tâche, selon Irma, était plus importante encore : je présidais à toutes nos réincarnations, je frayais le sentier de nos existences parallèles. Dans le couple que nous formions, l’une était particulièrement capable de percevoir, de se remémorer nos différents parcours à travers les mondes et les âges. Cela, disait-elle, était le don qu’elle avait depuis toujours reçu en partage. Mais les sauts astronomiques que nous effectuions dans le cadre des temps parallèles nous imposait d’alterner les phases d’éveil et de sommeil. Moi seule, assurait-elle, savais comment accompagner le destin de notre mort, et accomplir ensuite le miracle de notre renaissance.
« Elle en voulait pour preuve le fait qu’elle avait commencé à se souvenir de nos vies alternatives seulement après que nous nous soyons rencontrées, seulement après que nous soyons reconnues dans le miroir de nos mémoires réfléchies. Tant qu’elle était dans l’ignorance de ma proximité, tant qu’elle était en dehors de mon existence, elle était incapable de percer la muraille de ténèbres qui la séparait de nos autres vies, y compris et surtout de cette incarnation paradoxale qui fut la nôtre durant les trois jours de sa disparition à Hanging Rock. »
Témoignages d’Ève de Poitiers
recueillis par Raymond Lumley (1999-2003)
[1]. Ève se réfère ici à la vie pleine d’éclats, de couleurs et de fureurs que Renée Vivien et Natalie Barney, deux poétesses saphiques anglo-saxonnes, menèrent à Paris durant la première décennie du XXème siècle, et dont on trouve un écho insistant dans leur poème : Danse des mortes au point du jour, deuxième partie d’EingAnjea.







Vous devez être connecté pour poster un commentaire.