Fidélités : du témoignage au maquillage

 

 

 

 

 Raymond Lumley, 2029

 

 

 

 

Au cours de nos entretiens, Ève de Poitiers me montra un certain nombre de documents personnels, ou qui avaient appartenu à Irma Waybourne. La plupart se rapportaient à la complexe élaboration d’EingAnjea. À la mort d’Ève, j’en devins le récipiendaire ; ainsi, outre Merriblinte et la reproduction d’EingAnjea dans sa version française, le Fairfaith Museum de Martingale Manor possède aujourd’hui les études préliminaires de nombreux tableaux, qui pour la plupart correspondent aux illustrations de Merriblinte, ainsi qu’aux emblèmes et cryptoglyphes d’EingAnjea ; s’y ajoutent un certain nombre d’études, pour la plupart issues du talent d’Ève de Poitiers, ainsi que les plans des cubes qui servirent à l’élaboration des sept grands poèmes d’EingAnjea

Plus important encore, je découvris huit grandes feuilles de papier à dessin sur lesquelles étaient peints six mandalas dont les motifs ressemblent étrangement aux cryptoglyphes d’EingAnjea. Ces six compositions sont encadrées par deux feuilles de couverture, sur la première desquelles on peut lire la dédicace en français : Pour toi, ma chérie – le 14 février 1970. Ève ne m’avait jamais parlé de cette œuvre — de toute évidence un cadeau réalisé à l’occasion du trentième anniversaire de la disparition d’Irma à Hanging Rock — dont elle était l’auteure.

 

 

Pour toi ma chérie - Couverture

 

 

Pour toi, ma chérie jette un sérieux doute quant aux allégations obstinées de cette même Ève de Poitiers, selon lesquelles elle n’aurait été, dans l’ombre d’Irma, que l’humble traductrice de la version originale anglaise d’EingAnjea. Ces mandalas prouvent qu’elle était parfaitement capable de participer de façon décisive à l’élaboration de leur opus maius, dont elle était d’ailleurs, au même titre qu’Irma, partie prenante en tant que personnage clé du couple Eingana/Anjea = Irma/Ève, en tant que personne susceptible d’évoquer/anticiper les vies parallèles qu’elles pensaient avoir vécu/devoir vivre en commun, dans d’autres ères et sur des terres parallèles.

Je pris en outre possession d’une série de peintures réalisées à l’époque de leur voyage en Europe : les deux femmes avaient alors conçu le projet d’un ouvrage intitulé : Étoiles circulaires, qui demeura à l’état d’ébauche. Cet ensemble aurait porté sur les différents avatars, non des personnes, mais des lieux où se déroulèrent/se dérouleront leurs vie parallèles. Et il s’agit en même temps de compositions représentant les lieux « réels » qu’elles visitèrent en 1989 (avec l’adjonction de l’île de Lesbos et de la ville de Mytilène, qui ne sont représentées nulle part dans EingAnjea, mais où rêvèrent de s’installer Natalie Barney et Renée Vivien, leurs alter ego parisiennes qui apparaissent explicitement dans : Danse des mortes au point du jour), mais aussi Hanging Rock (auquel se réfère implicitement : Sans substance absolument) et les « abysses » océaniques qu’on trouve déjà dans : Sculpté sur le ciel pour tes lèvres.

Et je fus une fois de plus saisi d’un doute quant au véritable rôle que joua Ève de Poitiers dans l’élaboration des œuvres artistiques autant qu’ésotériques qu’elle attribue à la seule maternité Irma, car le titre français : Étoiles circulaires, y est de la même main que la dédicace de Pour toi, ma chérie

 

 

0. Etoiles circulaires

 

 

Entre 1999 et 2004, je pus recueillir longuement le témoignage d’Ève de Poitiers. J’étais au départ désireux d’entendre de sa bouche quelles idées ma tante s’était forgées, à partir de ses rêves shamaniques et de ses expériences mystiques, au sujet de sa disparition de 1940 : Avait-elle eu à cette occasion quelques aperçus du sort réservé à ses deux sœurs aînées ? — Je m’intéressai cependant très vite à la vie intense, et pour ainsi dire clandestine, que pendant plus de trente ans Ève et Irma menèrent dans la petite maison qu’elles louaient dans l’anonymat du quartier résidentiel de Richmond.

Nous décidâmes de donner à ces témoignages et à ces souvenirs une forme plus achevée, en sorte qu’une méthode de travail permettant de transformer le fruit de nos échanges informels en récits structurés se mit en place peu à peu, à l’initiative d’Ève de Poitiers principalement. Voici comment nous procédions, sous l’attentive supervision de mon interlocutrice et exclusive témoin.

Lors de nos entrevues, qui avaient le plus souvent lieu l’après-midi, nous choisissions, tout d’abord et d’un commun accord, un sujet d’échange et de discussion, puis dialoguions librement ; je jouais alors le rôle du journaliste interviewer, tandis qu’Ève jouissait de la plus grande initiative dans ses réponses, retenant ou non mes suggestions, infléchissant à sa convenance le débat dans un sens ou dans un autre.

Après m’être chargé de l’enregistrement de ces dialogues sur caméscope, mon apport essentiel consistait à en transcrire la substance verbale, que je communiquais à l’intéressée, afin que, sur cette base, elle puisse élaborer ce qu’elle appelait non sans humour (ou avec une intention cachée ?) sa « version officielle ». Elle exigeait enfin que j’efface le contenu des vidéos enregistrées, et que je purge mon ordinateur des dossiers contenant mes premières restitutions : elle ne voulait pas, disait-elle, que ces « ébauches ingrates » puissent un jour « porter ombrage à l’exacte vérité ». Ce qui fut fait en ce qui concerne les enregistrements audiovisuels ; cependant, considérant l’exceptionnelle importance de son témoignage, j’estimai que j’étais en droit, ou plus exactement que le devoir exigeait de moi de conserver, fût-ce au prix de pieux mensonges à répétition, un double électronique de mes transcriptions initiales. Ces enregistrements sont aujourd’hui conservés dans les archives du Fairfaith Museum.

Les différences entre les deux moutures, orale et écrite, des interventions d’Ève de Poitiers sont parfois si chargées de sens que les modifications dues à la réflexion (ou à des scrupules venus après-coup), éclairent indirectement certains aspects obscurs (pour ne pas dire suspects) de ses déclarations « officielles ».

 

 

4-2-4

 

 

Je m’étais d’ores et déjà demandé à cette époque si Irma était l’unique, ou tout au moins la principale auteure d’EingAnjea, sans tout d’abord parvenir à une conclusion tranchée. Selon Ève, la réponse serait dénuée de toute ambiguïté : la version française, la seule qui reste à notre disposition, ne serait en aucun cas originale ou authentique. Elle n’aurait eu d’autre but que de fournir, en raison de la double origine linguistique de leur couple, une expression alternative des fragments poétiques contenus dans l’exemplaire original, celui en langue anglaise, qui aurait été entièrement réalisé par Irma. Ainsi, loin de constituer un double fidèle de l’œuvre véritable, cette version française n’en aurait été qu’une dérivation anecdotique, une variante adventice. Et cela suppose bien entendu que, d’un point de vue chronologique, la version anglaise aurait été intégralement réalisée par Irma Waybourne avant qu’elle [Ève de Poitiers] ne s’attelle à la tâche de transcrire/adapter les fragments de poèmes et les titres des emblèmes, ce qui ferait d’EingAnjea (la seule version que nous possédons aujourd’hui) un inutile accessoire d’AnjeiNgana, le seul et véritable outil de leurs remémorations conjointes.

Une telle affirmation, si elle était avérée, supposerait qu’Ève de Poitiers n’aurait pas pris la moindre part à l’élaboration des œuvres picturales et des cryptoglyphes du recueil original, qui sont des éléments tout aussi essentiels de l’ouvrage que les fragments poétiques et les titres des emblèmes (qui seuls firent selon elle l’objet de son entreprise de transcription).

Or nous savons, en particulier grâce à la découverte posthume de Pour toi, ma chérie et d’Étoiles circulaires, qu’Ève était elle aussi parfaitement capable de réaliser des cryptoglyphes et des emblèmes. Le succès et la valeur de la traduction française d’EingAnjea est d’autre part prouvé par le fait que l’une ou l’autre version étaient, Ève l’admettait par ailleurs au cours d’autres entretiens, indifféremment utilisées au cours de leurs séances de remémoration — bien que la version française fût plus rarement sollicitée, Irma ne maîtrisant qu’imparfaitement cette langue.

Je formulai ainsi l’opinion, bientôt devenue quasi certitude, que le rôle d’Ève, au cours de ces trente années de vie commune avec Irma, n’avait pas seulement été, aux côtés de son amie, celui d’une compagne fidèle doublée d’une « translatrice » infidèle. Si elle n’a en rien, je le reconnais volontiers, participé à la conception de Merriblinte, je suis en revanche convaincu qu’EingAnjea fut le fruit d’une étroite et durable collaboration des deux amantes. Il me semble en particulier tout à fait étrange qu’Ève de Poitiers se soit montrée, à l’époque où je la fréquentai assidûment, incapable de reconstituer ne serait-ce qu’une parcelle un tant soit peu étendue de ce que fut la contrepartie anglaise, et selon elle « originale », des fragments poétiques d’EingAnjea.

Allons plus loin. Il est permis d’imaginer que la véritable poétesse dont on sent la présence dans EingAnjea fut Ève de Poitiers, Irma n’ayant contribué à l’œuvre commune qu’en lui fournissant ses idées directrices, ses thèmes fondamentaux, et en réalisant sans doute aussi un certain nombre d’illustrations[1].

 

 

Eve de Poitiers 5

 

 

Et ses propres déclarations, qui manifestent, d’une mouture à l’autre de son témoignage, des repentirs révélateurs, des censures significatives — et parfois quelques entorses délibérées (parce qu’effectuées après coup) à l’exactitude des faits, me fournissent quelques preuves décisives en faveur de mon hypothèse.

 

 

1

 

 

Lorsque, désireuse de me faire comprendre comment : Sur de plus vastes terres, le dernier poème d’EingAnjea, pouvait lui permettre de se replonger dans la vie parallèle que les deux femmes menèrent/mèneront autour du grand monolithe situé au cœur du Vigelandspark d’Oslo, Ève se plongea dans l’inspection rêveuse de deux tableaux de cryptoglyphes et de fragments poétiques encadrés par deux emblèmes, et s’exprima dans un premier temps de la manière suivante :

 

 

4-1. Avec tendresse, sans douceur 1

EingAnjea, Sur de plus vastes terres, face 4, premier emblème

 

 

4-1. Cryptoglyphes nus court

EingAnjea, Sur de plus vastes terres, face 4, cryptoglyhes

 

 

4-2. Poeme nu court

EingAnjea, Sur de plus vastes terres, face 4, éclats

 

 

4-2. Avec douceur, sans tendresse 1

EingAnjea, Sur de plus vastes terres, face 4, second emblème

 

 

« Au centre de tout, ce qui jusqu’alors était le puits menant de l’éveil au Temps du Rêve est comme malaxé ; il s’effondre sur lui-même ; et ce qui se tient au-delà non seulement se trouve hors d’atteinte désormais, mais cesse, en un sens tragique, d’exister — pour eux comme pour nous. Voilà le crime [elle montre le fragment : « crime dont l’écho résonne »] : une lamentable catastrophe.

 L’arbre qui se trouve au centre de l’œil débouchant sur l’ailleurs est le cœur de l’oiseau. Et la malédiction qui pèse sur les peuples du dehors ronge la base du double monolithe, qui est une seule bouche d’ombre dédoublée. Et l’arbre n’est pas du tout un arbre : c’est une torsion d’espace, d’où jaillit le hurlement de la catastrophe à l’instant même où elle échoit, au moment où la trame se déchire, où l’aboli tombe dans l’irrémédiable, où la mort devient irréparable.

 

4-1. Cryptoglyphe central

Le cryptoglyphe central,
qui sur le tableau se superpose au corps de l’oiseau,
illustre le fragment : « pour les peuples du dehors »

 

La détresse que je ressentis lorsque je vis et entendis cette faille hurlant son angoisse, se refermant sous le tranchant de mon couteau, sous les soies de mon pinceau, fut plus forte que celle qui s’était emparée de moi lorsque Irma m’avait vue trépasser, dans la jungle où nous tentions de nous cacher, sous l’implacable étreinte du calcaire obstruant les canaux de la sève, alors qu’ils auraient dû nourrir la luxuriante glorification des fruits, la danse ailée des fleurs, le chant polyphonique des ramures, la moiteur tropicale du crépuscule d’été[2].

Et là, maintenant, [elle montre le fragment : « monolithe jeté bas »] dans ce parc rendu mutique où les cénotaphes et les statues remplacent le friselis des ramures, sous nos yeux floutés, c’est la clausule des ères, le tarissement des puits, la négation de tout ce que le Temps du Rêve engendra d’espoirs, de triomphes, de merveilles. »

x

Ce passage devint, après correction :

« Car l’arborescence qui se tient au centre de l’échappée, au cœur de l’oiseau, est la malédiction même qui fait de nous des étrangères pour tous les peuples du dehors ; elle ronge la base du double monolithe — de l’unique monolithe dédoublé que nous sommes, — cela même qui, brandissant sa détresse vers le ciel, maudit en nous la double esquive de la vie et de la mort, du hasard et de la nécessité.

Il ne s’agit d’ailleurs ici nullement d’un arbre, d’une créature, de l’âme d’une créature. C’est une torsion d’espace, une clameur torturant la face de la catastrophe dès l’instant où elle survient, au moment où tout bascule, quand l’implosion du monde rend l’issue inéluctable, et le désastre irréversible.

Alors se lézarde, au centre du gouffre, qui est un œil, le couloir vertical qui aurait dû nous mener de la conscience étriquée de l’éveil aux paysages infinis du Temps du Rêve. D’un seul coup, il s’effondre sur lui-même. En un sens plus terrible cependant, tout ce qui se tenait au-delà, victime d’une malédiction plus lamentable encore, hors d’atteinte désormais, cesse proprement d’exister — pour nous bien sûr, les laissées-pour-compte ; à leurs yeux surtout, ces malheureuses humanités, qui sans espoir de retour se trouvent séquestrées en deçà du temps, au revers de l’espace.

Voilà le crime dont, sans même le savoir, nous déplorons le souvenir.

 

6-4. Meurtriere malediction

“meurtrière malédiction”
“crime dont l’écho résonne”
“dans les couloirs du temps”,

 

La détresse que nous ressentons tandis que le lien entre les mondes étanche en se brisant la clameur de civilisations anéanties, est plus forte que ne fut notre endeuillement quand, sous l’étreinte du calcaire obstruant les canaux de la sève, nous nous figions lentement, dans cette jungle où nous croyions avoir ensemencé un Éden, et où nous étions incapables d’enrayer l’implacable infection de la pierre. Alors, nous anticipions le Retour compliqué du Semblable ; maintenant, la Vastitude de la Terre envahit le silence qui occupe jusqu’aux interstices les plus minutieux du vide.

Ici même, aujourd’hui, dans ce parc assombri où effigies obscures et cénotaphes muets annulent le friselis des bosquets, nous contemplons la négation ralentie de l’humain, le tarissement alangui de la vie, l’éradication lancinante de tout ce que le Temps du Rêve engendra de beauté. »

x

Les deux versions ne se contredisent pas explicitement. Leurs points de vue se distinguent cependant par leurs visées temporelles, ce qui a pour résultat de modifier radicalement leur contenu : la version orale adopte le point de vue de la genèse des tableaux, dont Ève s’attribue la réalisation, tandis que la version écrite, après censure et correction, considère seulement leur utilisation onirique conjointe par les deux femmes. 

Version orale spontanée :

« La détresse que je ressentis lorsque je vis et entendis cette faille hurlant son angoisse, se refermant sous le tranchant de mon couteau, sous les soies de mon pinceau, fut plus forte que celle qui s’était emparée de moi lorsque Irma m’avait vue trépasser, dans la jungle où nous tentions de nous cacher, sous l’implacable étreinte du calcaire obstruant les canaux de la sève, alors qu’ils auraient dû nourrir la luxuriante glorification des fruits, la danse ailée des fleurs, le chant polyphonique des ramures, la moiteur tropicale du crépuscule d’été. »

Version écrite amendée :

« La détresse que nous ressentons tandis que le lien entre les mondes, se brisant, répercute la clameur des civilisations anéanties, est plus forte que ne fut notre endeuillement quand, sous l’étreinte du calcaire obstruant les canaux de la sève, nous nous figions lentement, dans cette jungle oubliée, incapables d’esquiver l’infection de la pierre. Alors, nous anticipions le retour compliqué du semblable ; maintenant, la pesante vastitude de la terre envahit le silence minutieux des interstices du vide. »

x

Je suis ainsi en mesure d’affirmer qu’à tout le moins Ève de Poitiers, et non Irma Waybourne, réalisa les emblèmes : Avec tendresse, sans douceur, et : Avec douceur, sans tendresse, — ce qui réfute l’affirmation selon laquelle Ève se serait jamais intervenue dans la réalisation des illustrations d’EingAnjea/AnjeiNgana.

On pourrait objecter à cela que le repentir d’Ève de Poitiers, d’une version à l’autre de son témoignage, a pour cause l’apparition d’un faux souvenir dans sa première expression sous hypnose, erreur rectifiée par son moi conscient lorsque celui-ci fut revenu à une conception vigilante des choses. Je distingue quant à moi dans cette rectification une opposition entre spontanéité et délibération, et me prononce en faveur de la spontanéité plutôt que du calcul réfléchi.

 

 

3-0-3

 

 

 

 

 

J’ai été d’autre part fortement troublé par le fait qu’Ève de Poitiers, qui disait avoir eu le plus souvent recours à la version anglaise d’AnjeiNgana lors des séances de remémoration qu’elle organisait en compagnie de son amie, était incapable de se souvenir de manière assertorique ne serait-ce que de quelques parcelles du texte anglais qu’elle aurait pourtant transposé, et auquel elle se serait si longuement référé.

Raymond Lumley — « Pouvez-vous me donner un exemple de la manière dont vous avez traduit EingAnjea ? Lorsque vous consultez le résultat de votre travail, y a-t-il des titres d’emblèmes ou des tables de fragments poétiques qui font ressurgir en votre esprit les expressions anglaises dont vous avez devant les yeux l’équivalent français ?

Ève feuillette EingAnjea, s’arrête à une ou deux tables de fragments, quelques titres d’emblèmes, puis effectue plusieurs tentatives :

Dans À rebrousse larmes, face 3, elle pointe le fragment : “je vis ta mort”, et dit :

— À cet endroit, il y avait : “I live your death” (mot à mot : je vis ta mort). » Elle s’arrête. « Non, c’était plutôt : “living you dying” (mot à mot : vivant toi mourante — vivant du processus de ta mort). Oui, c’était sûrement cela, je m’en souviens maintenant.

Elle passe ensuite au fragment : “fidèles à la nuit tombée” :

— Et pour celui-là, je pense qu’il y avait : “faithful to nightfall” (mot à mot : fidèles à la tombée de la nuit). Et elle hésite : Ou peut-être : “faithful to closing day” (mot à mot : fidèles au jour finissant). Elle réfléchit, et conclut : « Sûrement le premier. »

Après avoir consulté tour à tour plusieurs feuilles, elle s’arrête sur la page de titre de : “Danse des mortes au point du jour” :

— Je pense qu’il y avait là : “dead maidens’ dance at daybreak” (mot à mot : “danse de jeunes filles mortes au point de jour”). Ou : “dead maidens dancing at daybreak” (mot à mot : “jeunes filles mortes dansant au point du jour”), je ne suis pas sûre. »

x

N.B.

En réalité, la version anglaise d’EingAnjea/AnjeiNgana disait, nous le savons grâce à des notes laissées par Irma : “Dead dancing women at daybreak” ; aucune des deux « traductions » proposées par Ève n’est donc véritablement exacte.

[Ce titre anglais, que jusqu’à preuve du contraire on peut considérer comme authentique, se trouve sur un schéma représentant le « cube » de : Danse des mortes au point du jour. Il a été réalisé par Irma à l’époque où les deux femmes déterminaient quelle serait la structure de ce poème éparpillé, décidant comment ses cryptoglyphes et ses fragments poétiques se répartiraient sur ses neuf faces entre Eingana (fond noir) et Anjea (fond blanc).

 

 

Les 9 faces Cube 2 - 2

 

 

Elle s’arrête ensuite, dans : Sculpté sur le ciel pour tes lèvres, face 8, aux deux fragments parallèles : “nous sommes-nous rencontrées encore et encore” — “nous sommes-nous aimées encore et encore”, et propose d’abord une sorte de variation qui brise leur parallélisme :

— “Did we meet again and again”, – “have we loved one another again and again” (mot à mot : “nous sommes-nous rencontrées encore et encore ”, et : “nous sommes-nous entre-aimées encore et encore”). Elle se reprend : Non, ça ne peut pas être ça. Et elle essaie : “Have we met from time to time again” (mot à mot : “nous sommes-nous rencontrées d’époque en époque à nouveau”). Non, mais ce n’était certainement pas : “Have we loved each other from time to time again”. Elle hausse alors les épaules : Non, ça ne me revient pas. »

Après d’ultimes va-et-vient, elle tombe en arrêt devant la légende de l’emblème : “Maudire par inadvertance” (Danse des mortes au point du jour, premier emblème de la face 2).

— Là, c’était sans doute : “carelessly to curse” (mot à mot : “négligemment maudire”). Elle se reprend : Non, plutôt : “cursing accidentally” (mot à mot : “maudissant par accident”). Et elle abandonne : « Je ne me souviens plus. »

 R.L. — « Pouvez-vous me dire pourquoi vous n’avez pas gardé un souvenir clair de ces expressions anglaises que vous avez si souvent méditées en compagnie d’Irma ?

Ève. — C’est qu’au cours des séances nous étions plongées dans la chose même, non dans les mots ; dans l’écheveau des événements et des décisions, non dans le récit de leurs occurrences. C’était comme si les expressions creusées dans le papier créaient des échappées, laissaient apparaître autre chose qu’elles-mêmes — des sons et des couleurs, des actes et des affects, des causes et des choix, des obstacles et des libertés — pas des récits et des blablas.

Ce dont nous nous souvenions lorsque nous revenions à nous, lorsque nous nous retrouvions dans notre maison de Melbourne, sur la terre d’aujourd’hui, n’était pas ce que nous avions lu ; ces bouts de phrases n’était qu’un tremplin pour notre essor, pour notre envol hors des barrières, pour notre traversée vers les espaces où nous nous plongions dans notre amour éternel, épousions nos destinées en voie de métamorphose vivante, transfigurées par la présence de nos pensées lointaines, transparentes l’une à l’autre, et au-delà des signes. »

R.L. — « Quelle langue parliez-vous, Eingana et vous, au cours de vos existences parallèles ? Était-ce l’anglais ? Ou une langue inconnue de la terre, toujours la même ? Ou chaque fois une langue différente ? Quelle langue par exemple utilisiez-vous dans cette existence que vous avez menée auprès du temple de Stonehenge ?

Ève. — Je ne peux pas répondre à cette question de façon univoque. Dans le souvenir que nous gardions de nos vies parallèles, Irma et moi, les interventions orales étaient en anglais, mais nous avions l’impression, presque la certitude, que ce n’était pas de l’anglais au départ, et que ce que les autres nous disaient était énoncé dans une autre langue, que sur le moment nous comprenions parfaitement ; malheureusement, le souvenir que nous en conservions s’y trouvait immanquablement reformulé en anglais.

Nous n’étions jamais capables de déterminer dans quelle langue nous nous exprimions nous-mêmes : nous parlions, tout simplement, et celles et ceux à qui nous nous adressions comprenaient ce que nous disions, comme si nous avions recours à une langue qu’ils auraient eux-mêmes parfaitement maîtrisé. »

 

Dans la version corrigée par Ève, ces passages ont été purement et simplement supprimés, à l’exception des deux dernières répliques :

R.L. — « Quelle langue parliez-vous, Eingana et vous, au cours de vos existences parallèles ? Était-ce l’anglais ? Ou une langue inconnue de la terre ? Toujours la même, ou chaque fois une langue nouvelle ? Quelle langue utilisiez-vous par exemple, en tant qu’Eingana et Anjea, dans cette existence que vous meniez aux alentours du temple de Stonehenge ?

Ève — Je ne peux pas répondre à cela de façon tranchée. La seule chose que je puisse certifier est que, dans notre souvenir, les paroles que nous entendions étaient en anglais, bien que nous ayons toujours eu l’impression, presque la certitude, que cela n’était pas de l’anglais au départ, que tout ce que les autres nous disaient était énoncé dans une toute autre langue qu’Anjea et Eingana comprenaient, mais que malheureusement, en tant qu’Ève et Irma, nous devions transposer en anglais.

Et nous n’avons jamais été capables de déterminer dans quelle langue nous nous exprimions nous-mêmes, lorsque nous nous adressions à ces autres personnes : nous parlions, tout simplement, et ceux et celles qui nous écoutaient comprenaient ce que nous disions, comme si nous avions eu recours à une langue qu’ils auraient eux-mêmes naturellement comprise. »

 

 

2-3

 

 

3

 

 

Au cours des séances de remémoration qu’elle effectua en ma présence, et dont je donnerai ci-dessous de très larges extraits, Ève conversait avec moi, qui ne comprends pas sa langue maternelle, quasiment toujours en anglais. Mais, comme elle avait en même temps sous les yeux la version française d’EingAnjea, elle ne traduisait pas les fragments qu’il lui arrivait de lire à haute voix.

Ces sautes d’une langue à l’autre furent supprimées dans la version strictement monolingue qu’elle rédigea sur la base de mes enregistrements ; je m’étais cependant attaché, dans mes transcriptions initiales que je désirais aussi fidèles que possible, à respecter scrupuleusement me détail de ses formulations[3].

Interrogée à ce sujet, Ève reconnut en privé que, durant ses transports dans ses vies parallèles, elle se parlait à elle-même aussi bien en anglais qu’en français, et que c’était par une sorte d’automatisme spontané qu’elle traduisait à mon profit, dans la seule langue qui me soit familière, ce qu’elle avait éventuellement pensé en français. Je lui demandai alors, mine de rien, s’il en avait été de même lors des odyssées mnésiques qu’elle effectuait jadis en compagnie d’Irma. Elle ne se rendit pas compte, dans ce contexte casuel, qu’elle avait plusieurs fois déjà refusé de me répondre lorsque je lui avait posé la même question, et me répondit qu’elles se servaient indifféremment de l’une ou l’autre des deux versions d’EingAnjea/AnjeiNana, et qu’il lui arrivait alors de passer d’une langue à l’autre sans même s’en rendre compte.

Pour indirect qu’il soit, cet indice indique sans l’ombre d’un doute qu’Irma et Ève, dans leur usage suggestif et quasiment auto-hypnotique des emblèmes et des poèmes d’EingAnjea, ne considéraient pas que leur œuvre comportait une version originale et une version adventice.

Et cet aveu me permet de conclure qu’Ève n’était pas tout à fait honnête lorsqu’elle prétendait, dans ses témoignages « officiels », qu’Irma était l’unique auteure d’EingAnjea.

 

 

Irma Waybourne 8

 

 

Je lui avais de mon côté longuement parlé de la planète Énantia, et des conclusions auxquelles Harald Langstrøm et moi-même étions parvenus au sujet des quatre disparus de la « Maison Fitzhubert » (Jenaveve McCraw, Miranda et Marion Waybourne, d’une part, Michael Fitzhubert d’autre part), suivant en cela les indications du manuscrit LaraDansil. Je lui avais en outre affirmé qu’un miza était très vraisemblablement implanté au sein de Hanging Rock, lui décrivant sommairement la nature et le mode de fonctionnement de ces réseaux de tranéïξ. J’avais enfin attiré son attention sur les nombreuses et troublantes analogies existant entre ce que nous savions de ces passages s’ouvrant de la Terre vers Énantia, et l’espèce de cheminée qui s’ouvrit, selon Merriblinte, de Korveinguboora (« qu’on appelle aujourd’hui Hanging Rock ») à Nyol-Blintebrewit (« l’étoile du monde du rêve »).

Ève opposa à toutes mes suggestions un mur de dénégations obstinées : durant les trois jours de sa disparition, Irma ne pouvait, disait-elle, s’être retrouvée où que ce soit sur Énantia, son expérience durant ces trois jours vacants n’entretenant aucun rapport avec les événements relatés par le manuscrit LaraDansil. Selon elle, Irma avait été entraînée, durant cette période cruciale de sa vie, dans le Temps du Rêve.

Lorsqu’en revanche je lui fis remarquer que les rêves d’Irma, ou l’état d’hypnose dans lequel elle se trouvait plongée lors de ses séances de remémoration parallèle, étaient des media subjectifs, ne fournissant qu’un cadre d’interprétation symbolique au sein duquel le présent et le passé, le vécu et le perçu, les choses et les affects, la vérité et l’illusion se trouvaient indissolublement amalgamés, et ne permettaient pas d’accéder à une relation objective de ce qui était effectivement arrivé à Irma (ou à l’être bicéphale nommé AnjEingana/EingAnjea) dans les profondeurs de Hanging Rock, — Ève me concédait volontiers ce point.

Mais il fallait, répondait-elle, prendre en compte la différence essentielle séparant ces deux approches successives que sont Merriblinte, qui n’avait jamais prétendu contenir un compte rendu de ce qu’Irma avait personnellement pu vivre lors de sa disparition de 1940, et les remémorations dont EingAnjea constitue la porte d’entrée : quelle que soit par ailleurs la charge affective et la dimension métaphorique dont elles se trouvaient investies, ces révélations pointaient, elle le savait de source sûre, vers quelque chose (un univers pas forcément matériel, un domaine de réalité certainement non trivial, un ensemble de dimensions à la fois géographiques et temporelles exotiques…) où, en 1940, l’esprit d’Irma s’était trouvé involontairement plongé ; et il avait alors effectivement enduré quelque chose d’analogue à ce dont par la suite leur couple avait pu conjointement se souvenir.

Ainsi, la certitude d’Ève se fondait, non sur l’exactitude absolue, mais sur la profonde pertinence de ce qui se trouve selon elle contenu, ou plutôt enchâssé, dans EingAnjea, et cette conviction lui venait, non d’une quelconque adhésion littérale aux références mythologiques aborigènes contenues dans ces textes, mais de l’intensité, et pour tout dire de l’impression d’authenticité des expériences qu’elle avait partagées avec Irma lorsque toutes deux entreprenaient d’explorer ce que leur subconscient commun, cimenté par leur amour réciproque, leur révélait de leurs multiples « destinées parallèles »[4].

 

 

 

 

1-10

 

 

 

 


[1]. Cette répartition des apports respectifs des deux femmes est, on s’en doute, purement conjecturale. Je n’en fais état que pour souligner le fait que le rôle d’Ève de Poitiers dans l’élaboration d’EingAnjea fut, j’en suis convaincu, de loin plus important que ce qu’elle a tenté de me faire accroire. Mais si cette hypothèse devait un jour être prise au sérieux, cela jetterait une lumière toute nouvelle sur la nature d’EingAnjea : il faudrait alors admettre que l’exemplaire français en contient la rédaction originale, et que c’est la version anglaise perdue qui fut traduite par les deux femmes à partir de cet original !

[2]. Ève fait ici allusion au contenu du poème d’EingAnjea : Par le retour compliqué du semblable.

[3]. Mes transcriptions ne furent rendues possibles que grâce à l’aide précieuse d’une locutrice francophone que je remercie au passage, bien qu’elle ait tenu à conserver l’anonymat.

[4]. Ève d’ailleurs était absolument convaincue qu’elles avaient toutes deux vécu de nombreuses autres « vies parallèles », dont le souvenir n’avait tout simplement pas pu remonter jusqu’à leur conscience — comme en témoigne, selon elle, l’échec de leurs tentatives visant à reconstituer leur « huitième vie », dont le poème fragmenté devait s’intituler : Au carrefour du néant.