Raymond Lumley, 2029
Irma Waybourne et Ève de Poitiers
En 1996, quelques années après la création du Fairfaith museum de Martingale Manor, dédié au manuscrit LaraDansil et à la tapisserie Sucharys, je tentai de découvrir ce qu’il était advenu de ma tante Irma Waybourne après qu’elle eut en 1948 brusquement quitté la maison familiale et rompu toute relation avec notre famille. Je disposais, pour commencer mon enquête, de l’adresse que le notaire chargé de régler la succession de ma grand-mère avait pu se procurer en 1960, adresse située dans l’agglomération de Melbourne. Le but de ces recherches était de découvrir quelles relations les différents membres de ma famille avaient entretenu avec le manuscrit LaraDansil. Le destin d’Irma Waybourne revêtait, dans ce contexte, une importance particulière : elle était l’unique rescapée des trois petites-filles du colonel Fitzhubert disparues à Hanging Rock le 14 février 1940 — et ses deux sœurs aînées, dont on ne retrouva jamais nulle trace, jouaient un rôle crucial dans l’histoire narrée par le manuscrit, où elles se trouvent d’ailleurs, dans son chapitre XI, nommément désignées. Irma de son côté avait été retrouvée trois jours plus tard, en état de choc et amnésique ; elle n’était jamais tout à fait revenue, du moins tant qu’elle résida à Martingale Manor, à son caractère antérieur, en sorte que personne dans la famille n’avait la moindre idée de ce qui avait pu lui arriver durant ces trois jours manquants.
J’obtins assez facilement une copie de son acte de décès, établi en 1991, et découvris à cette occasion qu’une certaine Ève de Poitiers, désignée par Irma Waybourne comme sa légatrice universelle, avait organisé les funérailles de ma tante avec l’aide de quelques uns de ses collègues enseignants, et que sa sépulture se trouvait au Melbourne General Cemetery de Parkville. Cette mademoiselle de Poitiers, qui était de quatorze ans la cadette d’Irma, habitait toujours Melbourne, où elle enseignait le français dans une des principales institutions privées de la ville. Elle était, lorsque je la rencontrai, une dame de 64 ans encore fringante, mais dont la personnalité revêtait deux facettes assez contrastées.
Au premier abord et dans les rapports sociaux courants, elle était volontiers sarcastique, très attachée à son indépendance, et manifestait en toute occasion une liberté d’esprit qui faisait d’elle, non une « vieille dame indigne », mais un être original qui promenait sur la société de son temps un regard à la fois circonspect et distancié, déterminée qu’elle était, disait-elle, à lui payer l’écot de son activité professionnelle dans le dessein délibéré de ne se sentir en rien redevable à son égard.
Dès qu’elle parlait en revanche de la vie qu’elle avait menée pendant plus de 30 ans dans l’intimité d’Irma Waybourne, elle devenait un « nous » (qui répondait, me révéla-t-elle un peu plus tard, au nom composite d’IrmÈve), une dyade complexe qui par certains côtés s’exprimait avec des accents très différents de ceux de son moi ordinaire : Lorsqu’elle parlait d’elle-même en tant qu’IrmÈve en effet, les harmoniques de sa voix, et jusqu’à son élocution changeaient. Le visage comme illuminé de l’intérieur, elle me racontait comment, sous la façade de leur vie apparemment routinière, Irma et elle accomplissaient d’extraordinaires périples intérieurs, revivant des existences au cours desquelles elles s’étaient rencontrées déjà, où elles s’étaient aimées, existences qui selon elle s’étaient déroulées dans des espaces et des temps « parallèles », et auxquelles elles accédaient en plongeant dans les abysses de leur esprit commun.
Maison du 9 Union Street, Richmond, Victoria 3121
Irma Waybourne et Ève de Poitiers se rencontrèrent en 1957, après qu’Ève de Poitiers eut été embauchée, tout d’abord à titre précaire, dans l’institution privée où Irma travaillait depuis quelques années déjà. C’est dans cette institution d’ailleurs qu’Irma enseigna l’anglais jusqu’en 1988, et Ève de Poitiers le français et l’histoire jusqu’en 2001. Elles partagèrent jusqu’en 1991, date à laquelle Irma décéda d’un infarctus du myocarde, une maison de taille modeste, située au 9 Union Steet, dans le quartier de Richmond, Victoria 3121[1].
Elles menèrent durant toutes les années de leur vie commune, dans ce recoin oublié du continent austral, une existence volontairement effacée, délibérément routinière ; la seule chose que les voisins (ceux du moins qui se souvenaient d’elles) purent me dire à leur sujet, est qu’elles formaient un couple extraordinairement paisible et uni. Mais contrairement à ces apparences extérieures, leurs communications affectives étaient, dans l’intimité de leur couple, en constante ébullition, et elles avaient toutes deux l’impression d’explorer plus de mondes et de visiter plus de terres que les explorateurs les plus téméraires. Le plus étrange et le plus vaste de tous les continents ne se trouve-t-il pas dans les profondeurs de l’âme humaine ?
Irma Waybourne
À cette réserve persistante à l’égard du monde dans lequel elles se sentaient comme échouées, il faut faire état d’une exception notable : En 1989, ayant obtenu auprès de leur employeur le bénéfice d’une année sabbatique, les deux femmes mirent à profit cet intermède pour visiter, en Europe, six destinations prédestinées : en Europe du nord, Stonehenge et Oslo ; en Europe de l’ouest, Paris et Bruxelles ; en méditerranée orientale, Santorin et Mytilène. Elles avaient, pensaient-elles, dans des versions alternatives des cinq premières de ces cités, vécu ensemble autant d’existences parallèles ; et dans la dernière, Natalie Barney et Renée Vivien, deux femmes qui furent aussi des poétesses, et qu’elles considéraient comme des alter ego, avaient rêvé de vivre une existence de liberté.
Ève de Poitiers me confirma que le but de ces visites n’était pas tant d’y retrouver l’image de temps révolus ou encore à venir, que de mesurer la distance qui devait, selon elles, distinguer les paysages et les habitants qu’elles allaient découvrir aujourd’hui de ceux qu’elles avaient côtoyés au cours de leurs destins métaphoriques, dans leur univers vicariants. C’est pourquoi ce voyage, loin d’être une déception, fut pour elles une sorte de transfiguration : elles purent, m’affirma Ève, vérifier à quel point les panoramas et les architectures qui, dans leurs temporalités parallèles, avaient accueilli ou accueilleraient leurs aventures distanciées, bien qu’analogues, divergeaient essentiellement de ce qui leur fut, dans leur propre époque, prosaïquement donné à voir.
Lorsqu’en 1991, trois ans après qu’elle eût pris sa retraite, Irma disparut brutalement, sa fortune (autrement dit la seule valeur vénale de ses biens personnels) n’aurait pas même permis de financer un enterrement décent. Ève de Poitiers, en tant que légatrice universelle, régla la dépense grâce à un modeste prêt bancaire, en contrepartie de quoi elle fut autorisée à conserver l’intégralité des avoirs de la défunte — qui en avait d’ailleurs expressément exprimé le désir[2]. Et elle déposa dans le cercueil de son amie, conformément à ses dernières volontés, l’exemplaire anglais d’EingAnjea[3].
Ève de Poitiers s’éteignit paisiblement en 2012. Elle me légua par testament l’exemplaire original de Merriblinte, ainsi que l’ensemble des documents qu’au cours de leur vie commune les deux femmes avaient accumulés peu à peu[4], et je plaçai moi-même dans son cercueil, conformément à son désir exprès, sa version personnelle d’EingAngea[5], comme elle l’avait fait 21 ans plus tôt pour l’exemplaire en langue anglaise d’Irma Waybourne.
Elle m’avait cependant, à l’époque où nous nous fréquentions assidûment, autorisé à établir une reproduction exacte de cet ouvrage, ce qui me permet de m’y référer librement aujourd’hui.
Ève de Poitiers
Tombeaux
Lorsque je me rendis pour la première fois sur la tombe d’Irma, au Melbourne General Cemetery de Parkville, je fus ému par sa modestie, et l’état de décrépitude de sa simple croix de bois devenue grise après six ans d’exposition aux intempéries ; c’est là que je conçus l’idée de faire ériger pour elle un monument funéraire qui prendrait pour modèle celui qu’on trouve dans le Manuscrit LaraDansil, où se trouve symbolisé le sacrifice de deux des quatre disparues de Hanging Rock : Jenaveve McCraw et Miranda Waybourne, la sœur aînée d’Irma, qui donnèrent leur vie pour que soient sauvés Marion Waybourne et toute la gent des Snoutobreξ :
Manuscrit LaraDansil, chapitre VIII, n° 55 et 59
Ève tout d’abord refusa ma proposition : Irma n’aurait pas voulu, prétendait-elle, qu’on modifie les dispositions qu’elle avait elle-même prises pour son enterrement ; il n’était pas question qu’on altère de quelque manière que ce soit l’absolue simplicité de son dernier séjour. Elle céda pour finir à mes instances réitérées, posant toutefois comme condition que le monument funéraire qu’on lui consacrerait ne serait pas une copie de celui figurant dans le manuscrit LaraDansil.
Nous convînmes d’honorer la tombe d’Irma Waybourne d’une reproduction de : Sappho, une sculpture dont l’original avait été réalisé par Johann Heidrich Dannecker au début du XIXème siècle. Et son irréfragable exigence fut qu’on ne profanât en aucun cas le cercueil de son amie, et qu’on ne touchât surtout pas à l’exemplaire en langue anglaise d’EingAnjea qu’elle y avait déposé.
Tombeau d’Irma Waybourne,
avec la reproduction d’une sculpture de Johann Heidrich Dannecker représentant Sappho
Elle accepta en outre qu’après sa propre mort (qui survint en 2012), fût construit à côté du mausolée d’Irma une tombe jumelle, où figurerait une gisante anonyme, ce que j’accomplis scrupuleusement.
Tombeau d’Ève de Poitiers
[1]. Ève de Poitiers demeura dans cette maison, entourée de ses souvenirs, jusqu’à sa mort en 2012.
[2]. Irma Waybourne avait en outre exigé que nul dans sa famille ne fût informé de son décès.
[3]. En sorte qu’aujourd’hui cette version se trouve définitivement hors de notre portée.
[4]. Curieusement, et bien qu’elle n’ait jamais fait allusion en ma présence à une possible destruction des documents personnels d’Irma Waybourne, l’essentiel de cette documentation est rédigée en français. Dois-je en conclure qu’Irma, bien qu’initiatrice de l’entreprise de remémoration ayant permis à Ève et Irma de renouer avec leurs « vies parallèles », ne fut pas vraiment l’auteure d’EingAnjea, Ève ayant rempli ce rôle auprès de son amie ? Faute de preuve décisive permettant de trancher la question dans un sens ou dans l’autre, la prudence m’impose de suspendre sur ce point mon jugement. J’incline cependant à penser que la vérité se situe très probablement entre ces deux extrêmes, et qu’il n’est certainement pas erroné de dire que les deux femmes collaborèrent à la rédaction d’EingAnjea.
[5]. Celle-ci étant rédigée en français.









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