Le manuscrit LaraDansil
présenté, traduit et commenté
par Harald Langstrøm,
conservateur du Musée de la Fin des Temps (Endetidsmuseet) à Copenhague
Le manuscrit LaraDansil consiste en deux rouleaux, peut-être fabriqués au début du XIXème siècle, et dont il est impossible de retracer l’histoire préalablement à leur acquisition par le colonel Gaspar Fitzhubert en 1886. Celui-ci, officier dans l’armée des Indes, avait pris la tête d’une expédition de reconnaissance et d’exploration sur les marches occidentales de l’Empire des Indes, et atteint, à l’extrême pointe de son avancée, la ville de Zahedan, actuelle capitale de la province iranienne du Sistan et Baluchestan. Il rencontra dans le bazar de cette cité un trafiquant et aventurier baloutche, qui lui céda le manuscrit LaraDansil, deux volumineux rouleaux enfermés dans un coffre en cuir accompagnés de ce qui était censé être la traduction anglaise des textes qui y figuraient. Le colonel (alors lieutenant) Fitzhubert ne fut pas en mesure d’obtenir la moindre information claire quant à l’origine du manuscrit. La seule chose qu’on puisse affirmer aujourd’hui avec certitude est que le papier dont il est composé a été fabriqué en Chine à la fin du XVIIIème siècle, et que le coffre qui le protégeait était un produit de l’artisanat local[1].
On ne sait pas exactement quand et par qui le nom de « manuscrit LaraDansil » lui fut attribué. C’est en tout cas ce nom qu’utilisait Edith Waybourne, l’une des quatre petites filles du colonel, dans des notes qu’elle rédigea dans les années 1960 ; aucune mention écrite de cette appellation n’est attestée avant cette date, ce qui bien sûr ne prouve pas qu’elle ait été créée à une époque aussi tardive.
Il s’agit de deux rouleaux, écrits et illustrés sur une seule face, mesurant 39,16 cm de hauteur, et, pour le premier 18,34 m, pour le second 14,79 m de longueur, fabriqués à partir de 127 feuillets très soigneusement collés les uns aux autres, chacun de ceux-ci faisant 39,16 cm de haut pour environ 26 cm de large (sans compter les zones de recouvrement).
L’ouvrage se lit de droite à gauche, et peut être clairement divisé en 3 parties et 11 chapitres, répartis en 6 chapitres pour le premier rouleau, et 5 pour le second. La première partie dont se compose le manuscrit comporte quant à elle 4 chapitres, la seconde 3, et la troisième 4.
Chaque chapitre comporte de 7 à 13 illustrations (et le plus souvent 9 ou 12), ainsi que trois ou quatre blocs de textes rédigés dans trois alphabets différents, tous également énigmatiques – jusqu’à ce qu’en 2028 je parvienne à en résoudre l’énigme.
Le premier de ces alphabets, conventionnellement appelé transcript 1, s’écrit de haut en bas et de droite à gauche, et s’apparente, par la forme de ses caractères (bien que de manière parfaitement illusoire), à l’écriture chinoise, qui on le sait, ne constitue nullement un système alphabétique. Le transcript 1 se présente sous deux graphies distinctes : les lettres majuscules occupent la partie gauche des colonnes, et se succèdent sans transition (sans « blancs » intermédiaires) à l’intérieur de « phrases » qui, par convention, sont appelées des versets. Au sein de chaque verset, des suites de lettres minuscules occupent de manière plus ou moins discontinue la partie droite des colonnes ; ces suites de lettres composent parfois des mots, mais forment le plus souvent des syntagmes, ou des groupes de mots disposés les uns à côté (ou plus exactement au-dessous) des autres. Il est impossible, au sein de chaque verset, d’interpréter séparément ces deux niveaux de langue, majuscule et minuscule, car ceux-ci se répondent et se complètent de manière indissociable. Le fait que tel signe (ou tel « mot », ou tel « syntagme ») appartienne, dans tel ou tel verset, à la partie majuscule ou minuscule du texte ne semble d’ailleurs pas régi par des règles grammaticales précises, mais relève plutôt de la prosodie du discours.
Texte n° 1, en transcript 1
La continuité des versets est indiquée, en haut de la partie droite des colonnes venant s’accoler aux précédentes, par le caractère spécial :
Ainsi, le texte ci-dessus contient cinq versets :
Colonne 1 : premier verset, titre
Colonne 2 : second verset
Colonnes 3 et 4 : troisième verset
Colonnes 5 : quatrième verset
Colonnes 6 et 7 : cinquième verset
Les deux autres alphabets, respectivement désignés sous les termes de transcript 2 et transcript 3, s’écrivent de gauche à droite et de haut en bas ; ils notent, en une séquence syntagmatique linéaire, des phrases clairement composées de mots séparés par des espaces.
Textes n° 70, en transcript 2, dans ses deux graphies différentes
Le transcript 2 possède deux signes de ponctuation, rendus dans les traductions par : « , » pour le premier, et : « . » pour le second :
Les textes figurant sur le manuscrit demeurèrent incompréhensibles jusqu’à ce qu’en 2027, je parvienne à en percer le secret ; dès le départ cependant, le colonel Fitzhubert en posséda une traduction anglaise. Celle-ci, dont on ne connaît pas l’origine, est rédigée sur trois feuilles de papier chiffon mesurant 34,5 cm de large pour 25,68 cm de haut ; elle occupe, sur deux colonnes, cinq pages numérotées de 1 à 5.
Cette traduction, qu’on aurait pu croire fantaisiste considérant la manière dont elle accompagnait le manuscrit (à titre d’accroche destinée à berner peut-être un naïf officier de l’armée des Indes), est, bien au contraire, étonnamment fidèle ; la difficulté résidait cependant, pour ses premiers lecteurs, dans le fait qu’il était presque impossible de faire correspondre ses paragraphes aux différents blocs de textes du manuscrit.
Page 1 de la version anglaise originale :
1° paragraphe = n° 1, 3 et 5 du manuscrit (chapitre 1)
2° paragraphe = n° 7, 9 et 11 du manuscrit (chapitre 2)
3° paragraphe = n°13 et 16 du manuscrit (chapitre 3)
4° paragraphe = n° 19, 22 et 24 du manuscrit (chapitre 4)
5° paragraphe = n° 27, bloc de texte en transcript 1 sur le manuscrit (début du chapitre 5) – les deux dernières lignes de ce paragraphe se trouvent sur la première colonne, page 2 de la traduction
Il aurait fallu que le colonel Fitzhubert (ou un membre de son entourage[2]) comprenne que, surtout dans sa première partie, un seul paragraphe du texte anglais correspond à plusieurs blocs de texte du rouleau, ceux-ci ayant la même signification globale. Et que d’autre part, la version correspondant aux transcripts 2 et 3 était, dans la traduction anglaise, systématiquement privilégiée par rapport à sa formulation (nettement controuvée pour un lecteur occidental) en transcript 1. Enfin, que lorsque les différents textes d’un même chapitre différaient par leur contenu, la traduction des textes en transcript 1 était rédigée dans une main différente de celle correspondant aux transcripts 2 et 3.
Lorsqu’en 2027 je pris contact avec Raymond T. Lumley, l’actuel propriétaire du manuscrit, je me rendis compte que le transcript 2 correspondait, à quelques différences mineures près, à l’alphabet espénien produit pour la première fois par la célèbre medium genevoise Hélène Smith (Élise-Catherine Müller) à la fin du XIXème siècle[3].
Dans sa version initiale, cet alphabet utilisait quatre signes diacritiques :
–
ou ξ, qui ne se prononce pas, et indique le pluriel, étant le plus souvent employé dans des substantifs.
–
ou ., signe de ponctuation ayant une valeur proche de celle du point.
– Un point au-dessus de la lettre initiale d’un mot indique qu’il s’agit d’un nom propre.
– Un point en bas à droite d’une lettre signifie son redoublement.
Dans la version de cet alphabet utilisée par le manuscrit LaraDansil, nous trouvons, ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus, un signe de ponctuation supplémentaire :
, qui correspond à une interruption plus légère que : ., et que nous rendons par : « , ».
Le terme, visiblement étranger dans la langue qu’utilise ordinairement le manuscrit, de « Dabe Datsawima », fait d’autre part apparaître, à titre exceptionnel, ce qui correspond pour nous à la lettre « w », inconnue d’Hélène Smith. Il agit cependant, non d’une lettre véritablement supplémentaire, mais de la consonne redoublée, « double V ».
Disposant de la traduction anglaise à titre de référence exploratoire pour l’ensemble des textes figurant dans le manuscrit, je n’eus aucun mal à démontrer que les textes rédigés en transcript 2 étaient effectivement du « martien » (comme le croyait Hélène Smith), ou de l’« espénien » (comme je préfère le dire aujourd’hui) : il s’agit de l’écriture et de la langue parlée par ceux qu’Hélène Smith croyait être des « Martiens », et qui donnaient à leur archipel le nom d’« Espénié » ; le manuscrit LaraDansil se réfère de son côté à une terre (ou une planète) appelée « Énantia », dont Espénié fait partie, et qui n’a rien à voir avec la planète Mars. Quoi qu’il en soit, j’appellerai désormais la langue utilisée par le manuscrit comme étant de l’espénien (ou de l’énantien), mais certainement pas du « martien ».
Voici maintenant un comparatif des différentes versions connues de l’alphabet espénien :
1°) Alphabet espénien (ou « martien ») manuscrit, tel qu’utilisé par Hélène Smith
2°) Alphabets énantiens (transcript 2 et 3), utilisés par le manuscrit LaraDansil
Trois textes seulement sont rédigés en transcript 3 ; ils appartiennent aux trois premiers chapitres et font double emploi avec un texte de contenu absolument identique, mais rédigé en transcript 2. Il s’agit des textes n° 3, 9 et 16 (haut), faisant double emploi avec les textes n° 5, 11 et 16 (bas). Cette répétition rend le déchiffrement du transcript 3 tout à fait aisé, mais n’apporte en revanche aucun contenu informatif nouveau.
N° 16, chapitre 3. En haut le transcript 3, en bas le transcript 2
Et comme les textes rédigés en transcript 1, 2 et 3 sont analogues (et même parfois strictement identiques) dans les premiers chapitres du manuscrit, je disposais d’une véritable Pierre de Rosette me permettant de décrypter aussi le transcript 1. Il m’a suffi pour ce faire de formuler l’hypothèse que les textes rédigés dans cette écriture étaient eux aussi en espénien, et que ceux des premiers chapitres (textes n° 1, 7, 13 et 19 du manuscrit), avaient même signification globale que les textes figurant aux n° 3 et 5, 9 et 11, 16, 22 et 24 de ce même manuscrit. Bien que je fusse bientôt forcé d’admettre que mon hypothèse n’était que partiellement exacte (la langue utilisée par le transcript 1 différant notablement par sa grammaire et sa syntaxe de celle utilisée par les transcripts 2 et 3), je fus cependant en mesure d’en percer peu à peu le mystère.
Le transcript 1 met en œuvre un jeu (complet) de lettres majuscules et minuscules, mais ne possède ni signe du pluriel ni signe de ponctuation ; et à la différence du transcript 2, la lettre W, qu’elle soit majuscule ou minuscule, y est intrinsèquement différente de la lettre V.
Transcript 1
Et toutes les lettres, qu’elles soient voyelles ou consonnes, sont, faute de « point à droite », redoublées comme en anglais (ou en français – N.d.T.) lorsqu’il en est besoin. Ainsi, pour le texte n° 1 :
Manuscrit LaraDansil, n° 1. Dans les cartouches rouges (ajoutés par nos soins), on remarque la présence de lettres dédoublées
Outre les blocs de texte, au nombre de 34 (12 en transcript 1, 19 en transcript 2, et 3 en transcript 3), le manuscrit LaraDansil contient de nombreuses illustrations, parmi lesquelles figurent des « esquisses cartographiques » récurrentes. Cet ensemble iconographique prolonge et amplifie le contenu des textes (ou, si l’on préfère, les textes commentent et développent la signification des différentes « cartes-silhouettes » et des illustrations).
Le manuscrit nous conte l’histoire d’une catastrophe mettant en scène, après l’intervention initiale d’un homme qui « fendit le temps » sans apparemment appréhender les conséquences de son acte (et dont le nom n’est nulle part indiqué), une « mère qui n’est pas une mère » et deux « filles qui ne sont pas des filles » : celles-ci opèrent une sorte d’échange entre deux cataclysmes : une explosion nucléaire d’une part, une éruption volcanique d’autre part, qui affectent simultanément deux îles-sœurs ; et ce chassé-croisé permet à un mystérieux biotope comprenant des animaux appelés les « Snoutobrèξ » (avec parmi eux les « Dabe Datsawima ») d’échapper à leur totale extinction , bien qu’ils dussent s’adapter, sur leur île refuge, à des conditions de vie précaires dues à la nuée ardente qui l’a préalablement ravagée. À l’issue de cette opération de sauvetage, seule survit la « fille puînée ».
Le plus extraordinaire (ou le plus impossible, considérant que la date de rédaction du manuscrit est nécessairement antérieure à 1886), est que cette histoire se trouve intimement liée au tragique destin que la famille Fitzhubert dut affronter au cours du XXème siècle.
Immédiatement après qu’il eut acquis le manuscrit LaraDansil, le colonel Fitzhubert, de manière semble-t-il tout à fait imprévue, donna à sa vie un cours radicalement nouveau. Au printemps 1887, revenu à Lahore après son expédition au Baloutchistan, il abandonna brusquement la carrière des armes et retourna en Angleterre, où quelques mois plus tard son père mourut d’une attaque d’apoplexie. À la tête d’une fortune considérable[4], Gaspar Fitzhubert décida, sans qu’il soit possible aujourd’hui d’en déterminer les raisons, d’aller s’installer en Australie, où il fit l’acquisition d’un vaste domaine situé au sud-est de la petite ville de Woodend (État de Victoria), à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Melbourne. C’est là qu’il fit construire Martingale Manor, qui devint pour un siècle et demi la résidence de la famille Fitzhubert/Waybourne/Lumley.
En 1889, Gaspar Fitzhubert revint une dernière fois en Angleterre et y épousa Amalia Cosgrove, une sienne cousine habitant Salisbury (Wiltshire), berceau historique de sa famille. Devenu gentleman farmer, il se consacra jusqu’en 1931, date de son décès, à la direction de Martingale Estate, le vaste domaine d’élevage dont il était propriétaire, tout en s’adonnant à de nombreuses et mystérieuses recherches liées au contenu du manuscrit, dont il ne se séparait jamais.
Gaspar Fitzhubert engendra trois enfants : Patrick, né en 1890, Sara, née en 1892, et Albert, né en 1896. En 1895, il engagea une certaine Jenaveve McCraw comme intendante de son manoir ; celle-ci devint, peu de temps après, sa maîtresse en quelque sorte officielle. Tout était en place pour que se déroule l’implacable scénario auquel le manuscrit LaraDansil fait longuement référence. En voici le résumé succinct.
Jenaveve McCraw inaugura la série des mystérieuses disparitions qui allaient endeuiller le clan Fitzhubert : elle se rendit, le 14 février 1900, à Hanging Rock, une formation volcanique située à quelques kilomètres au nord-est de Martingale Manor ; nul n’a jamais expliqué ce qui l’avait décidée à entreprendre cette excursion solitaire, et depuis, nul ne l’a revue, vivante ou morte.
En 1916, Patrick Fitzhubert, lieutenant dans la 5ème division d’infanterie australienne qui faisait alors partie du XIème corps d’armées britannique sous les ordres du général Richard Haking, fut porté disparu au cours de la sanglante bataille de Fromelles, un petit village situé à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Lille (France).
Sara, la benjamine du colonel, avait en 1913 épousé Franck Waybourne, dont elle eu quatre filles, Miranda, Marion, Irma et Edith. En 1920, Franck Waybourne, parti pour Melbourne « en voyage d’affaire », s’évapora dans la nature ; à l’issue d’une pénible autant qu’infructueuse enquête, la police conclut à un abandon prémédité du domicile conjugal, tout en se révélant incapable de découvrir la moindre trace du fugitif.
Trois des quatre filles de Sara disparurent à Hanging Rock quarante ans jour pour jour après Jenaveve McCraw ; Irma, la plus jeune, fut retrouvée trois jours plus tard dans une anfractuosité du rocher, vivante mais amnésique ; ce ne fut malheureusement pas le cas des deux aînées, Miranda et Marion, dont le décès fut officiellement prononcé en 1953.
Albert Fitzhubert, le second fils du colonel, eut de son côté un fils, Michael, promis à un destin si possible plus étrange encore que celui des trois disparues de Hanging Rock : engagé volontaire dans l’armée australienne en 1942, il fut porté disparu quelque mois plus tard lors de la retraite des Alliés le long du Kokoda trail, entre Buna et Port Moresby (Nouvelle Guinée). Le 25 avril 1944, il fut retrouvé sur l’île déserte de Starbuck, dans l’archipel des Gilbert, à plusieurs milliers de kilomètres du lieu de sa disparition présumée. Il était complètement hébété, et ne fut jamais en mesure de décrire ce qui lui était arrivé durant les deux années de son absence. On l’interna à l’hôpital psychiatrique Glenside d’Adelaide, d’où il s’échappa mystérieusement dans la nuit du 13 au 14 février 1950 (en raison de son état d’agitation chronique, il était à cette époque enfermé chaque soir à double tour dans une chambre de sûreté de l’hôpital). Nul n’a plus depuis lors entendu parler de lui.
Arbre généalogique de la famille Fitzhubert/Waybourne/Lumley
LÉGENDE
+ : époux.
= : amant(e)s.
Encadrés : ont successivement dirigé Martingale Manor.
En rouge : disparues à Hanging Rock.
En violet : porté disparu dans le nord de la France, présumé mort au combat.
En bleu-vert : présumé en fuite, n’a jamais été retrouvé.
En jaune : disparu en Nouvelle-Guinée en 1942, retrouvé sur l’île de Starbuck en 1944, de nouveau disparu en 1950.
En chiffres gras : date d’une disparition mystérieuse [Patrick Fitzhubert est présumé mort en 1916, tandis que le destin de Frank Waybourne après 1929 reste indéterminé].
En orange : se sont procuré ou ont produit des documents dont la nature, bien que décisive, demeure en grande partie énigmatique.
En gris : ont laissé des témoignages significatifs au sujet de Sara Fitzhubert-Waybourne et de sa fille Irma.
Ainsi, de 1900 à 1950, la famille Fitzhubert (au sens large du terme) compta six disparitions ; parmi celles-ci quatre sont particulièrement mystérieuses : celles des trois femmes escamotées dans le dédale de Hanging Rock à quarante ans de distance, et de Michael Fitzhubert, porté disparu en 1942, retrouvé en 1944, évaporé en 1950. On peut en revanche penser, bien que nous n’ayons aucune certitude définitive à ce sujet, que Patrick Fitzhubert est bel et bien mort le 19 juillet 1916 devant la crête d’Aubers près de Fromelles (France) ; et que la disparition de Franck Waybourne en 1929 n’avait rien à voir avec l’étrange histoire dont fait état le Manuscrit LaraDansil, et encore moins avec la mystérieuse tapisserie Sucharys que son épouse Sara passa les vingt dernières années de sa vie à réaliser.
Il se trouve maintenant que le manuscrit LaraDansil affirme, chapitre 7, n° 48 et 50 :
Passant par Hanging Rock, il existe un chemin
qui mène de Kaju en Dénial[5].
Les Dabe Datsawima et tous les Snoutobreξ
empruntèrent cet effroyable chemin ;
grâce à lui leurs vies furent sauvées.
Mais la mère qui n’est pas une mère,
mais la première fille qui n’est pas une fille
ne verront pas la vie resplendir en Dénial.
La deuxième fille qui n’est pas une fille
seule verra la beauté revenir à la vie.
Et au chapitre 10, n° 70 en bas :
Hanging Rock est un miza immatériel
où les mondes viennent à la rencontre les uns des autres,
Hanging Rock est un miza invisible
où les mondes viennent se greffer les uns aux autres.
Hanging Rock est le passage
où le voyageur devient couple de jumeaux.
Tout me porte à croire[6] que la femme nommée ici : « la mère qui n’est pas une mère », est Jenaveve McCraw, la maîtresse du colonel Fitzhubert disparue dans le massif volcanique de Hanging Rock le 14 février 1900 ; et que « les filles qui ne sont pas des filles » sont Miranda et Marion Waybourne, disparues à Hanging Rock le 14 février 1940[7].
D’ailleurs le manuscrit nous dit-il pas explicitement, dans son chapitre 11 :
Les rochers sur la terre, les rochers sous le ciel,
déserts et nus.
Nul ne visite, nul ne voit plus
ces mains noires et mortes, ces doigts tordus dressés vers le ciel
hors des flots immobiles.
Un nom pour l’archipel aîné : Non-être Miranda.
(n° 73 et 75)
L’archipel des fleurs, second berceau des Snoutobrex.
Un nom pour l’archipel puîné : Marion Soir
écoute chanter les Dabe Datsawima,
Joint les mains, pense à sa sœur aînée,
non-être là-bas sur MirandaShukun,
Puis étendant ses bras étreint
l’immensité paisible du monde étincelant.
(n° 77 et 79)
Comment de telles indications auraient-elles pu passer inaperçues du colonel Fitzhubert, grand-père de Miranda et Marion, et de Sara Fitzhubert-Waybourne, leur mère ?
Notons cependant que le nom de Jenaveve McCraw ne figure nulle part dans le manuscrit : la « mère qui n’est pas une mère » reste officiellement anonyme. Bien plus, la version anglaise du manuscrit défigure malencontreusement (ou intentionnellement ?) le nom de Hanging Rock, qui devient « Haking Rick », ce terme semblant désigner Richard Hacking, le général anglais responsable de la boucherie de Fromelles, où Patrick Fitzhubert perdit sans doute la vie[8].
Ancrée dans Haking Rick,
est une voie qui mène de Kaju à Denial.
Les Dabe Datsawima et tous les Snoutobreξ
empruntèrent cet effroyable chemin ;
grâce à lui, leurs vies furent sauvées.
Version anglaise, page 3, dernier paragraphe
Il en va de même, je l’ai signalé, pour « celui qui fend le temps » : je crois quant à moi que cet énigmatique personnage est Michael Fitzhubert, porté disparu dans la jungle de Nouvelle-Guinée en 1942, retrouvé sur l’îlot désert de Starbuck en 1944, et mystérieusement échappé de la chambre de confinement où il se trouvait enfermé à double tour dans l’Hôpital Glendale d’Adelaide en 1950[9].
Le sentier du temps –
carrefours et rencontres ;
le sentier du temps – un arbre très-fourchu.
Ainsi Lara, quand le temps se fend, Larua ;
ainsi Larua, quand le temps s’est fendu, Laru.
Qui fend le temps ? Cela, personne ne le dit :
celui qui fend le temps ne sait pas lui-même
ce qu’il a fait.
Version anglaise, chapitre 2[10]
La question cruciale est maintenant la suivante : le colonel Fitzhubert a-t-il compris, pouvait-il comprendre, lorsqu’il acquit en 1886 le manuscrit LaraDansil accompagné de sa « traduction » anglaise, que le futur destin d’une partie de sa famille s’y trouvait consigné ? Je ne suis pas en mesure d’apporter à cette question une réponse définitive, mais de nombreux éléments font, à mon avis, pencher la balance en faveur de l’affirmative.
Considérant en effet les choses dans leur ordre chronologique, demandons-nous tout d’abord ce qui, dans le manuscrit tel qu’il a pu en prendre connaissance (c’est-à-dire grâce à ses illustrations et à sa seule « traduction » anglaise), aurait pu dès 1886 décider le colonel Fitzhubert à bouleverser soudainement le cours de sa vie, et à installer ses pénates à proximité immédiate de Hanging Rock.
Voici à ce sujet quelques données, qui me laissent pour le moins perplexe.
a) Le nom même de manuscrit LaraDansil renferme une sorte de paradoxe temporel. Nous savons que, s’il ne remonte peut-être pas à l’époque de son achat par le colonel Fitzhubert, il est d’ores et déjà utilisé par Sara Waybourne dans les années 1930-1940. Ce terme est donc attesté longtemps avant que je ne fusse, en 2027-28, parvenu à traduire les textes originaux du manuscrit. Or si le nom de Lara, pour désigner l’« île aînée », figure bien dans la « traduction » anglaise cédée à Gaspar Fitzhubert en 1886, celui de Dansil, attribué à l’« île puînée », ne s’y trouve nulle part mentionné. Comment Gaspar Fitzhubert et/ou Sara Waybourne pouvaient-ils parler de « manuscrit LaraDansil« , alors qu’ils n’avaient jamais eu le moyen de prendre connaissance du vocable : Dansil ?
Ce terme en revanche est attesté par deux fois, sous forme composée, au chapitre 11 du manuscrit, dans des textes qui furent seulement déchiffrés par mes soins :
titre du n° 73 : SHUKUNDANSIL
titre du n° 79 : DANSILSHUKUN
[Ces titres n’apparaissent pas dans la version anglaise, tout simplement parce les textes n° 73 et 79 y sont omis, et que les deux textes « équivalents » (n° 77 pour le n° 79, et n° 75 le n° 73), qui seuls figurent dans la traduction anglaise, sont privés de cette indication.]
D’où le colonel Fitzhubert, ou tout au moins Sara Waybourne, tenaient-ils les deux dernières syllabes du nom qu’ils avaient attribué au manuscrit ?
Nous pouvons bien entendu supposer que cette désignation a été verbalement transmise au colonel par ceux auprès desquels il s’était procuré le document. Mais d’où ces intermédiaires tenaient-ils eux-mêmes ce nom ? De deux choses l’une :
– ou bien le nom « LaraDansil » a été transmis sans solution de continuité de la bouche du concepteur (ou du traducteur anglais du manuscrit) à l’oreille du colonel ;
– ou bien le colonel lui-même a donné ce nom au manuscrit, sur la base d’une mystérieuse anticipation de l’avenir, et, pourquoi pas, de la traduction que j’allais en faire un siècle plus tard.
Le rasoir d’Occam m’impose d’accorder la préférence à la première éventualité. Mais c’est sans tenir compte du fait que la conduite du colonel, entre 1886 et 1931, manifeste l’existence d’autres « paradoxes temporels », qui cette fois n’offrent aucune échappatoire.
b) Le nom de Hanging Rock est plusieurs fois mentionné par le manuscrit, bien que nul, avant 2017, n’ait eu accès à cette information. Comment comprendre en effet que, dans le texte n° 70 (en bas) :
les deux mots :
, répétés trois fois, signifient littéralement : « Hanging Rock » ? Et que, dans le texte n° 48 :

ces deux mêmes mots
: « Hanging Rock », y figurent déjà une fois ? Comment le colonel Fitzhubert a-t-il su qu’il devait aller s’installer définitivement aux abords de Hanging Rock ?
Il ne faut pas négliger à cet égard un autre élément essentiel : les illustrations du manuscrit lui étaient immédiatement accessibles. Or le site de Hanging Rock s’y trouve représenté aux chapitres 8 et 10 (illustrations n° 57 et 71), tandis que la façade de Martingale Manor apparaît au chapitre 10, n° 69 :
Hanging Rock, n° 57
Hanging Rock, n° 71
Martingale Manor, n° 69
Le lecteur jugera si les représentations de Hanging Rock sont suffisamment explicites pour que le colonel Fitzhubert ait pu se rendre compte, entre 1886 et 1889, qu’il s’agissait d’une formation volcanique alors appelée Merriwollert par les Aborigènes, et qui sera plus tard Hanging Rock, un massif rocheux situé à soixante-dix kilomètres au nord-ouest de Melbourne. Il est en revanche beaucoup plus difficile à mes yeux de prétendre qu’il ne se serait à aucun moment rendu compte, lorsqu’il fit construire sa résidence de Martingale Manor près de Woodend, qu’il en avait déjà observé la façade (légèrement déformée il est vrai) dans l’énigmatique manuscrit dont il s’était quelques années plus tôt rendu acquéreur.
Il y a donc tout lieu de penser que la façade de Martingale Manor fut réalisée d’après l’image qui se trouve dans le manuscrit LaraDansil, et que le site de cette résidence fut choisi en raison de sa proximité de Hanging Rock (Merriwollert)[11].
c) Jenaveve McCraw vécut à Martingale Manor de 1895 à 1900, année de sa soudaine et mystérieuse disparition. On peut supposer que le colonel Fitzhubert lui a montré le manuscrit ainsi que la « traduction » anglaise des textes qu’il contient. Elle avait donc « vu l’image ». A-t-elle compris, ou cru comprendre qu’un mystérieux oracle contenu dans le manuscrit lui proposait (ou lui imposait) de devenir cette « mère qui n’est pas une mère », et qui se trouve ainsi décrite :
La mère, qui n’était pas une mère,
parce qu’elle avait vu l’image,
et parce qu’elle pouvait le faire,
se rendit d’abord sur Dénial, et vit que Dénial
était désormais une terre silencieuse, inculte et sans vie.
La mère, qui n’était pas une mère,
parce qu’elle avait vu l’image,
sut ce qui avait été, ce qui serait,
et accepta dans son cœur qu’il en fût ainsi.
Mais la mère, qui n’était pas une mère,
eut besoin d’aide.
Version anglaise, chapitre 8, page 4
Le nom de Jenaveve McCrew n’est nulle part mentionné dans le manuscrit LaraDansil. Mais qu’alla faire cette dernière dans le chaos rocheux de Hanging Rock le 14 février 1900 ? Nul ne le sait précisément. Au cours de l’enquête qui suivit sa disparition, le colonel Fitzhubert déclara aux représentants de la police locale que miss McCraw lui avait seulement confié, lorsqu’elle avait sollicité de sa part une journée de congé, qu’elle était dans l’impérieuse nécessité de se trouver à Hanging Rock à cette date précise.
De son côté, le manuscrit affirme de manière catégorique que « la mère qui n’est pas une mère » ne pouvait accomplir son destin qu’à condition de comprendre la nature de sa mission et, en toute liberté, d’accepter de la mener à bien, fût-ce au prix de sa vie, — alors qu’elle aurait pu choisir de rester en Australie :
BIEN QUE des images au COMMENCEMENT
et à la fin se tiennent, les IMAGES ne DÉCIDENT pas.
Les IMAGES ordonnent –
mais ENCORE est-il nécessaire
qu’elles soient COMPRISES,
ENCORE est-il nécessaire
qu’elles soient LES BIENVENUES,
et qu’elles soient placées
LÀ OÙ SE TROUVENT les trésors DE l’homme.
Version anglaise, chapitre 8, page 4
d) Les prénoms de Miranda et Marion, les deux petites filles du colonel qui disparurent à leur tour le 14 février 1940 à Hanging Rock sont quant à eux, nous l’avons dit, explicitement mentionnés dans la version anglaise du manuscrit. Et si cela n’avait pas suffi (du moins aux yeux de leur mère Sara), les « portraits » des deux jeunes filles, qui figurent aux n° 21 et 25 du manuscrit, sont quasiment identiques à ceux que celle-ci réalisa de ses deux filles en 1937, bien qu’ils n’aient eu alors qu’une très lointaine ressemblance avec elles :
&nsbp;
Manuscrit n° 25
Portrait au point de croix, réalisé par Sara Waybourne, 1937
Miranda Waybourne, portrait d’après photographie
&nsbp;
Manuscrit n° 21
Portrait au point de croix, par Sara Waybourne, 1937
Marion Waybourne, portrait d’après photograhie
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Miranda Waybourne nacquit en 1917, Marion en 1920 ; le colonel Fitzhubert, de son côté, mourut en 1931. Est-ce lui qui proposa les noms qui furent attribués à deux de ses petites filles ? Mais comment aurait-il pu identifier leurs visages sur les portraits du manuscrit avant même qu’elles fussent nées ? Et comment Jenaveve McCraw pouvait-elle savoir qu’elle devrait solliciter leur aide lorsqu’elle se trouverait, « de l’autre côté du miroir », dans l’archipel de LaraDansil, alors même qu’elle ne les avait jamais rencontrées, et n’avait pu entendre parler d’elles « de ce côté-ci » de Hanging Rock ?
Le moins que je puisse dire est qu’aujourd’hui encore bien des choses nous échappent, et nous échapperont sans doute encore longtemps.
Harald Langstrøm (2029)
[1]. Celui-ci, de facture assez grossière, n’était pas spécifiquement destiné à recevoir les deux rouleaux du manuscrit. Le colonel Fitzhubert, après son installation à Woodend (État de Victoria, Australie), fit fabriquer un coffre en bois capitonné spécialement destiné à leur préservation. Le coffre en cuir d’origine fut remisé dans une dépendance de Martingale Manor, sa résidence, où il fut détruit lors du grand incendie de février 1983.
[2]. Peut-être Miss McCraw, qui fut intendante de Martingale Manor et maîtresse du colonel Fitzhubert à partir de 1895, y est-elle cependant parvenue. Cette compréhension, qu’elle n’aurait partagé avec personne d’autre que le colonel lui-même, aurait alors constitué un élément décisif du processus qui mena à sa disparition dans le massif volcanique de Hanging Rock, près de Woodend (Australie), le 14 février 1900.
[3]. L’histoire de cette médium a été rendu célèbre par l’étude qu’en a rédigé Théodore Flournoy, professeur de psychologie à la Faculté des Sciences de l’Université de Genève : Des Indes à la Planète Mars, étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Paris et Genève, 1900. Lors de ses transes, Hélène Smith, de son vrai nom Élise-Catherine Müller, s’est vue pendant plusieurs années transportée en esprit sur ce qu’elle croyait être la planète Mars : elle en décrit les paysages, l’architecture, ainsi que l’habillement, l’alimentation, la langue et l’écriture de ses habitants… Elle a aussi laissé des aquarelles représentant le contenu de quelques-unes de ses visions.
[4]. Son père, Leonard Fitzhubert, né en 1833, avait connu une brillante carrière politique au sein du parti Tory, siégeant à la chambre des Lords de 1869 à 1887. Grâce à ses liens avec la City et à l’amitié de Benjamin Disraeli, il porta la fortune de la famille à un niveau jusqu’alors inégalé. En 1861, il se maria avec Lilian Longfellow, dont il eux trois enfants : Robert, né en 1861, Gaspar, né en 1863 et Emma, née en 1865.
[5]. Kaju et Dénial sont les noms que portent, à cette étape de la catastrophe qui les frappe, les deux îles-sœurs de Lara et Dansil.
[6]. Ainsi que je le montrerai dans l’ensemble des mes commentaires.
[7]. Si cette identification a un sens et s’applique aux trois disparues de Hanging Rock, il faut en conclure que Jenaveve McCrew se comporta « comme une mère » à l’égard des deux sœurs, en ce qui concerne tout au moins l’odyssée qui permit aux Dabe Datsawima de migrer de Lara en Dansil.
[8]. Nous ne pouvons cependant affirmer que le colonel Fitzhubert a rencontré, au cours de sa brève carrière militaire, Richard Haking (« Haking Rick ») qui, après avoir rejoint le Hampshire Regiment en 1881, servait en Birmanie à l’époque où le colonel, à 6 000 kilomètres de là, lançait son expédition de reconnaissance au Balouchistan.
[9]. Il est en revanche probable que Patrick Fitzhubert fût l’une des innombrables victimes de la criminelle incompétence de Richard « Butcher » Haking, et que Franck Waybourne fût l’acteur (ou la victime) d’une quelconque affaire de droit commun.
[10]. En tout état de cause cette hypothèse, quelle que soit par ailleurs sa force ou sa fragilité (il en sera discuté en son lieu), ne suppose aucunement que le colonel ou miss McCraw aient pu ou dû avoir une quelconque connaissance du destin de Michael Fitzhubert.
[11]. Martindale Manor (image n° 69) et Hanging Rock (image n° 71) se trouvent d’ailleurs comme aspirés par un même tourbillon.





















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