CHAPITRE IV
La personnalité de Léopold
[75] Léopold est-il vraiment Joseph Balsamo comme il le prétend ? Ou bien, sans avoir rien de commun que de superficielles analogies avec le fameux thaumaturge du siècle dernier[1], est-il du moins un individu réel, distinct et indépendant de Mlle Smith ? Ou enfin ne serait-il qu’une pseudo-réalité, une sorte de modification allotropique d’Hélène elle-même, un produit de son imagination subliminale comme nos créations oniriques et les rôles que l’on suggère à un sujet hypnotisé ?
De ces trois suppositions, c’est la dernière qui, à mes yeux, est certainement la vraie, tandis qu’aux yeux de Mlle Smith elle est certainement fausse. Il serait difficile d’imaginer un plus profond désaccord, et l’on devine que nous avons de la peine à nous entendre sur ce point. C’est toujours moi qui finis par avoir le dessous. Je cède, pour deux raisons. D’abord par politesse, et puis parce qu’au fond je comprends parfaitement Hélène et qu’en me mettant à sa place, je penserais exactement comme elle. Étant donné son entourage et ses expériences personnelles, il est impossible qu’elle ne croie pas à l’existence objective, distincte, de cet être mystérieux qui intervient [76] constamment dans sa vie d’une façon sensible et quasi matérielle, ne laissant de prise à aucun doute. Il se présente à ses regards doué d’une corporéité égale à celle des autres gens et cachant les objets situés derrière lui comme un individu en chair et en os[2]. Il parle à ses oreilles, le plus ordinairement à gauche, d’une voix caractéristique qui paraît venir d’une distance variable, quelquefois de deux mètres environ, souvent de beaucoup plus loin. Il secoue la table sur laquelle elle a posé ses mains immobiles, ou lui donne des crampes dans le bras, s’empare de son poignet et écrit par sa main en tenant la plume autrement quelle, et avec une écriture toute différente de la sienne. Il l’endort à son insu, et elle apprend avec étonnement au réveil qu’il a gesticulé avec ses bras, et parlé par sa bouche d’une grosse voix d’homme, à l’accent italien, n’ayant rien de commun avec son clair et joli timbre de voix féminine.
De plus, il n’est pas toujours là. Tant s’en faut qu’il réponde chaque fois aux appels d’Hélène et soit à sa merci. Bien au contraire : sa conduite, ses manifestations, ses allées et venues sont imprévisibles et témoignent d’un être autonome, doué de libre arbitre, souvent occupé ailleurs ou absent pour ses propres affaires qui ne lui permettent pas de se tenir constamment à la disposition de Mlle Smith. Quelquefois, il reste des semaines sans se révéler, malgré qu’elle le désire et l’invoque. Puis, tout à coup, il se manifeste quand elle s’y attend le moins. Il lui tient des discours, pour elle-même ou à l’adresse d’autres personnes, comme elle n’aurait pas l’idée d’en faire, et lui dicte des poésies dont elle serait incapable. Il répond à ses questions orales ou mentales, converse et discute avec elle. Comme un sage ami, un Mentor raisonnable et voyant les [77] choses de haut, il lui donne des avis, des conseils, des ordres même, parfois directement opposés à ses désirs et contre lesquels elle regimbe. Il la console, l’exhorte, la calme, l’encourage et la réprimande ; il prend vis-à-vis d’elle la défense de gens qu’elle n’aime point et soutient des causes qui lui sont antipathiques. On ne saurait, en un mot, concevoir un être plus indépendant et plus différent de Mlle Smith elle-même, ayant un caractère plus personnel, une individualité plus marquée et une existence réelle plus certaine.
Ce qui fortifie encore Hélène dans sa conviction, c’est l’assentiment non seulement des personnes de sa famille, mais encore d’autres gens cultivés qui, ayant eu beaucoup de séances avec elle, ne mettent point en doute l’existence objective et séparée de Léopold. Il y en a qui croient si solidement à la réalité de cet être supérieur, invisible pour eux, qu’ils vont jusqu’à l’invoquer en l’absence de Mlle Smith. Naturellement, ils obtiennent des réponses, par la table ou autrement, et cela amène parfois des complications imprévues lorsqu’elle vient à l’apprendre. Car bien qu’elle admette théoriquement — et que Léopold ait souvent déclaré lui-même — qu’il étend sa surveillance et sa protection très au loin, sur d’autres groupes spirites et plus spécialement sur tous les amis et connaissances d’Hélène, il se trouve qu’en pratique et en fait ni lui ni elle ne reconnaissent volontiers, dans les cas particuliers, l’authenticité de ces prétendues communications de Léopold obtenues en l’absence de son médium de prédilection. C’est généralement quelque esprit trompeur qui a dû se manifester à sa place en ces occasions-là. Ces dénégations n’empêchent point, d’ailleurs, les gens convaincus de continuer à croire à la toute-présence de ce bon génie, et d’apprendre à leurs enfants à le révérer, voire même à lui adresser leurs prières. Il ne faut pas oublier que le spiritisme est une religion. Cela explique également la considération mitigée qui entoure souvent les médiums, comme [78] les prêtres. Il arrive que, sans se priver le moins du monde d’en médire dès que l’on croit avoir des griefs contre eux, on leur prodigue, d’autre part, les mêmes marques de respect qu’à ce que l’humanité a produit de plus sublime. J’ai connu tel salon où, sur le meuble central et bien en vue, à la place d’honneur, deux photographies se faisaient pendant dans des cadres de choix ; d’un côté une tête de Christ d’un grand maître, de l’autre le portrait… de Mlle Hélène Smith. Chez d’autres croyants d’aspirations moins idéales mais plus pratiques, on ne conclut pas une affaire, on ne prend pas une décision grave, sans avoir consulté Léopold par l’intermédiaire d’Hélène, et les cas ne se comptent plus où il a fourni un renseignement important, évité une grosse perte d’argent, donné une prescription médicale efficace, etc.
On conçoit que tous les succès obtenus par Léopold, et la vénération mystique que beaucoup de personnes infiniment estimables lui témoignent, doivent contribuer pour leur part à entretenir la foi d’Hélène en son tout-puissant protecteur. C’est en vain que, contre cette assurance absolue, on chercherait à faire valoir les arguties de la psychologie contemporaine. L’exemple des fictions du rêve, les analogies tirées de l’hypnotisme et de la psychopathologie, les considérations sur la désagrégation mentale, la division de la conscience et la formation de personnalités secondes, toutes ces subtilités alambiquées de nos savants modernes viendraient se briser comme verre sur ce roc inébranlable de la certitude immédiate. Aussi bien n’entreprendrai-je point de combattre une proposition qui a incontestablement l’évidence sensible pour elle, et qui résout toutes les difficultés de la façon la plus aisée et la plus conforme au sens commun.
Cependant, comme il faut bien que chacun vive et exerce son petit métier, je demande l’humble permission de faire momentanément comme si Léopold n’existait pas en dehors de Mlle Smith, et de tenter de reconstituer sa [79] genèse possible dans la vie mentale de cette dernière — uniquement par hypothèse et à titre d’exercice psychologique. D’ailleurs, les lecteurs qui se sentent peu de goût pour ce genre de compositions académiques n’ont qu’à sauter par-dessus ce chapitre.
I. Psychogénèse de Léopold
Ce qui ne facilite pas la description du développement de Léopold, c’est qu’il a une double origine, apparente et réelle, comme les nerfs crâniens qui donnent tant de tablature aux étudiants en anatomie. Son origine apparente, je veux dire le moment où il s’est extérieurement séparé de la personnalité d’Hélène et manifesté comme un « esprit » indépendant, est relativement claire et bien marquée ; mais son origine réelle, profondément enfouie dans les couches les plus intimes de la personnalité d’Hélène et inextricablement confondue avec elles, présente de grandes obscurités et ne peut être fixée que d’une façon très conjecturale. Occupons-nous d’abord de l’origine apparente ou de la première apparition de Léopold aux séances.
On comprend qu’une fois initiée au spiritisme et plongée dans un courant d’idées où la réconfortante doctrine des Esprits guides ou protecteurs tient une place importante, Mlle Smith n’ait pas tardé à posséder, comme tout bon médium, un désincarné spécialement attaché à sa personne. Elle en eut même deux successivement, à savoir Victor Hugo et Cagliostro. Il ne s’agit pas là d’un simple changement de nom du guide d’Hélène, qui se serait d’abord présenté sous l’aspect et le vocable du grand poète, puis aurait adopté ensuite ceux de l’illustre thaumaturge, mais ce sont bien, au début du moins, deux personnalités différentes, voire même hostiles, dont l’une a peu à peu supplanté l’autre (tout en absorbant quelques-uns de ses caractères) à la suite d’une lutte dont la trace se [80] retrouve dans les procès-verbaux fort incomplets des séances de l’époque. Ainsi peut-on distinguer trois phases dans la psychogenèse du guide de Mlle Smith : une phase initiale de cinq mois, où V. Hugo règne seul ; une phase de transition d’environ un an, où l’on voit la protection de V. Hugo impuissante à défendre Hélène et son groupe spirite contre les invasions d’un intrus nommé Léopold, qui réclame et manifeste une autorité croissante sur le médium en vertu de mystérieuses relations au cours d’une existence antérieure ; enfin, la période actuelle, qui dure depuis six ans, où V. Hugo ne figure plus et qu’on peut dater approximativement du moment où il a été révélé que Léopold n’est qu’un nom d’emprunt sous lequel se cache en réalité la grande personnalité de Joseph Balsamo.
Je ne trouve aucun fait digne de mention dans la première phase, où V. Hugo, qu’on a vu apparaître comme guide de Mlle Smith dès le 1er avril 1892, ne joue qu’un rôle assez nul. Sur la seconde phase, en revanche, il convient de citer quelques extraits des procès-verbaux du groupe N. pour mettre en lumière le singulier caractère avec lequel Léopold s’y manifesta dès le début :
26 août 1892. — « Un esprit s’annonce sous le nom de Léopold. Il vient pour Mlle Smith et paraît vouloir avoir une grande autorité sur elle. Elle le voit au bout de quelques instants, il paraît âgé de trente-cinq ans environ et est tout habillé de noir. L’expression de son visage est plutôt bonne et, aux quelques questions que nous lui adressons, nous comprenons qu’il l’a connue dans une autre existence et qu’il ne voudrait pas qu’elle s’attachât de cœur à quelqu’un ici-bas… Mlle Smith distingue son guide V. Hugo. Elle est heureuse de son arrivée et s’adresse à lui pour qu’il la protège en prévision des obsessions de ce nouvel esprit. Il lui répond qu’elle n’a rien à craindre, qu’il sera toujours là. Elle est joyeuse d’être ainsi gardée et protégée par lui, et sent qu’elle ne doit rien craindre. »
2 septembre. — « … Léopold vient aussi, mais Mlle Smith ne craint rien, car son guide [V. Hugo] est là qui la protège. »
23 septembre. — « … Soirée peu heureuse. Un esprit s’annonce. C’est Léopold. Il nous dit tout de suite : Je suis seul ici, je veux être le maître ce soir. Nous sommes très contrariés et n’attendons rien [81] de bon de lui. Il cherche, comme il l’avait déjà fait une fois, à endormir Mlle Smith, qui a une peine inouïe à lutter contre ce sommeil. Elle sort de table, espérant par ce moyen l’éloigner et qu’il laissera la place à d’autres. Elle revient au bout de dix minutes, mais il est toujours là et n’a pas l’air de vouloir abandonner la partie. Plus nous lui parlons et plus nous avons l’air de ne point le craindre, plus il secoue la table pour nous montrer que lui non plus ne nous craint pas. Nous appelons nos amis [spirituels] à notre aide… [Ils prennent momentanément la place de Léopold, mais bientôt] de nouveau Léopold est revenu, nous luttons avec lui, nous voulons qu’il s’éloigne, mais ni la douceur ni les paroles dures ne le font fléchir ; devant cet entêtement, nous comprenons que tous nos efforts seront inutiles, et nous nous décidons à lever la séance. »
3 octobre. — « … [Manifestation des esprits favoris du groupe qui déclarent] qu’ils n’ont pu venir comme ils l’auraient désiré, entravés qu’ils ont été par l’esprit Léopold qui cherche à s’introduire parmi nous, et que nous voudrions repousser autant que possible, persuadés qu’il ne vient pas dans un bon but, d’après la manière peu convenable dont il s’annonce. Je ne sais si nous arriverons à l’éloigner, mais nous craignons beaucoup qu’il ne nous gêne et retarde notre avancement. »
7 octobre. — « … Léopold s’annonce. Nous cherchons à le raisonner, nous ne voulons pas lui interdire de venir, mais ce que nous lui demandons, c’est qu’il vienne en ami comme tous, et non pas en Maître comme il l’exprime. Il n’est pas satisfait, paraît y mettre beaucoup de malice, et nous parle avec un sans-façon qui nous démonte. Espérons qu’il arrivera à de meilleurs sentiments. Il se fait voir, se promène autour de la table, nous envoie à chacun un salut avec la main, et se retire pour laisser de nouveau la place à d’autres… »
14 octobre. — « [Après un quart d’heure d’attente immobile et silencieuse dans l’obscurité, autour de la table, on interpelle Mlle Smith et on la secoue vainement.] Elle est endormie. D’après le conseil des personnes présentes, nous la laissons dormir, puis au bout de quelques minutes, la table se soulève, un esprit s’annonce, c’est Victor Hugo ; nous lui demandons s’il a quelque chose à nous dire, il répond que oui et épelle : Éveillez-la, ne la laissez jamais dormir. Nous nous empressons de le faire, nous sommes, du reste, inquiets de ce sommeil ; nous avons beaucoup de peine à l’éveiller. »
6 janvier 1893. — « Après vingt minutes d’attente, arrive Léopold, qui, comme d’habitude, endort quelques instants le médium, nous taquine et empêche nos amis [désincarnés] de venir à la table. Il nous contrarie dans tout ce que nous lui demandons et va contre [82] tous nos désirs. En présence de cette rancune, les assistants regrettent les mouvements de mauvaise humeur qu’ils ont eus contre lui, et déplorent de les payer aussi cher. On ne réussit qu’avec peine à réveiller le médium. »
Février 1893. — « Dans l’une des séances de ce mois, il arriva une chose remarquable : c’est notre médium à qui l’esprit Léopold, très irrité ce jour-là, enleva deux fois de suite sa chaise en l’emportant à l’autre extrémité de la chambre, pendant que Mlle Smith tombait lourdement sur le plancher. Ne s’attendant nullement à cette mauvaise farce, Mlle Smith tomba si malheureusement sur un genou qu’elle en souffrit pendant plusieurs jours et avait de la peine à marcher. Nous avons dû lever la séance, nous n’étions pas tranquilles. Pourquoi cette animosité ? … »
Ce mot d’animosité résume assez bien, en effet, la conduite et les sentiments que Léopold paraît avoir eus vis-à-vis du groupe N., au rebours de son placide rival V. Hugo. Les souvenirs personnels des assistants que j’ai pu interroger confirment la physionomie essentielle de ces deux figures. Hugo est un protecteur anodin, au ton paterne et fadasse dont les bons conseils revêtent volontiers la forme des vers de mirliton et des devises de caramels[3]. Caractère effacé en somme, et bien éclipsé par celui tout opposé de l’arrogant Léopold, qui prend un singulier plaisir au rôle de trouble-fête, vindicatif et jaloux, empêchant la venue des désincarnés désirés du groupe, endormant le médium ou le précipitant à terre, lui défendant de donner son cœur à d’autres, et désorganisant les séances autant qu’il est en lui. C’est à quoi il semble avoir fort bien réussi, car les réunions du groupe N. prirent fin au commencement de l’été ; puis vient une interruption de six mois après laquelle je retrouve Mlle Smith inaugurant le 12 décembre une nouvelle série de séances dans un tout autre groupe spirite organisé par M. le professeur Cuendet. Ici, V. Hugo ne reparaît plus que très rarement, et jamais avec [83] le rôle de guide, lequel rôle est attribué d’emblée et sans conteste à Léopold dont l’identité véritable (Cagliostro) n’est un secret pour personne dans ce nouveau milieu. C’est donc dans le courant de 1893, à une époque impossible à préciser faute de documents, que se termina la rivalité de ces deux personnages par le triomphe complet du second.
Il résulte de ce qui précède que l’apparition de Léopold dans les séances du groupe N. fut un phénomène manifeste de contraste, d’hostilité, d’antagonisme à l’endroit de ce groupe. Rien, par conséquent, ne nous éclairerait mieux sur la vraie nature de Léopold et la tendance émotionnelle qui l’a inspiré que de connaître exactement les dispositions et l’atmosphère qui régnaient dans ce groupe. Il est difficile et délicat de se prononcer sur l’esprit complexe d’un milieu dont on n’a pas fait partie et sur lequel on ne possède que des indices clairsemés et pas toujours très concordants. Voici toutefois ce qui me paraît certain.
Le groupe N., beaucoup plus nombreux qu’il ne convient à des séances de ce genre, renfermait des éléments assez divers. À côté de personnes graves et convaincues, il y avait ordinairement là quelques étudiants qui prenaient pension chez l’une des dames du groupe, et qui ne paraissent pas avoir senti tout le sérieux des réunions spirites. Cet âge est sans pitié, et la profonde signification des séances obscures échappe souvent à son intelligence superficielle et badine. Dans ces conditions, Mlle Smith devait inévitablement éprouver deux impressions contraires. D’une part, elle se sentait admirée, choyée, fêtée comme le médium hors pair qu’elle était et sur qui reposait l’existence même du groupe ; d’autre part, ses instincts secrets de haute dignité personnelle ne pouvaient qu’être froissés des familiarités auxquelles elle était exposée dans ce milieu trop mélangé. Je regarde les deux guides rivaux et successifs d’Hélène comme l’expression de ce double sentiment. Si elle avait été élevée à l’américaine ou que sa [84] texture fût d’un grain moins fin, le flirtage des séances n’eût sans doute fait que donner plus de chaleur et d’éclat à V. Hugo ; au lieu de cela, il souleva les colères victorieuses de Léopold dans une nature d’une grande fierté native, extrêmement chatouilleuse sur le point d’honneur, et dont l’éducation plutôt sévère et rigide avait encore exalté le sens du respect de soi. Après une lutte d’un an entre ces deux personnifications de tendances émotionnelles opposées, la seconde l’emporta définitivement comme on l’a vu, et Mlle Smith se retira du groupe N., qui se trouva dissous du même coup.
On aperçoit maintenant l’idée que je me fais de Léopold. Il représente, à mon avis, chez Mlle Smith, la synthèse, la quintessence et l’épanouissement d’autre part — des ressorts les plus cachés de l’organisme psychophysiologique. Il jaillit de cette sphère profonde et mystérieuse où plongent les dernières racines de notre être individuel, par où nous tenons à l’espèce elle-même et peut-être à l’absolu, et d’où sourdent confusément nos instincts de conservation physique et morale, nos sentiments relatifs aux sexes, la pudeur de l’âme et celle des sens, tout ce qu’il y a de plus obscur, de plus intime et de moins raisonné dans l’individu. Quand Hélène se trouve dans un milieu, je ne dirai pas dangereux, mais où elle risque simplement, comme dans le groupe N., de se laisser aller à quelque inclination contraire à ses aspirations fondamentales, c’est alors que Léopold surgit soudain, parlant en maître, revendiquant la possession du médium tout pour lui, et ne voulant qu’elle s’attache à quelqu’un ici-bas. On reconnaît bien là l’auteur de cette voix « qui n’est pas celle de la conscience », mais qui a toujours empêché jusqu’ici Mlle Smith de lier sa destinée à celle de quelqu’un qui ne serait pas parfaitement à sa hauteur. Et on y reconnaît également ce même principe de protection et de préservation qui agissait déjà au temps de sa jeunesse, [85] dans les automatismes téléologiques surgissant à l’occasion de certains chocs émotifs.
Mais par ces considérations nous nous trouvons être remontés déjà fort au-delà de l’origine apparente de Léopold dans la séance du 26 août 1892, vers son origine réelle bien plus ancienne. Celle-ci paraît dater d’une grande frayeur qu’Hélène eut au cours de sa dixième année. Comme elle traversait la plaine de Plainpalais en revenant de l’école, elle fut assaillie par un gros chien qui se dressa contre elle en aboyant. On se représente la terreur de la pauvre enfant, qui fut heureusement délivrée par un personnage vêtu d’une grande robe foncée à larges manches avec une croix blanche sur la poitrine, lequel se trouva là tout à coup et comme par miracle, chassa le chien, et disparut soudain avant qu’elle eût pu le remercier. Or, d’après Léopold, ce personnage ne serait autre que lui-même qui apparut pour la première fois à Hélène en cette occasion et la sauva en faisant peur au chien.
Cette explication a été donnée par Léopold, le 6 octobre 1895, dans une séance où Hélène venait d’avoir en somnambulisme la répétition de cette scène de frayeur, avec cris déchirants, gestes de lutte et de défense, tentatives de fuite, etc. À l’état de veille, elle se rappelle très bien cet épisode de son enfance, mais n’y fait pas intervenir Léopold et croit que ce fut un curé ou un religieux quelconque qui, passant par là par hasard, se porta à son secours et chassa l’animal. Ses parents ont également le souvenir de cet incident, qu’elle leur raconta un jour en rentrant très émotionnée de l’école et à la suite duquel elle ne put de longtemps rencontrer un chien dans la rue sans être reprise d’effroi et se cacher dans la robe de sa mère. Elle a toujours conservé une aversion instinctive pour les chiens.
Il ne semble pas à première vue que, dans cette aventure, la sphère des sentiments de pudeur ait dû être spécialement en jeu ; mais si l’on songe que toutes les émotions intenses se tiennent, qu’il s’agit, en somme, d’une sorte d’attentat, et que la puissance désagrégeante des chocs physiques et moraux chez les individus prédisposés est un [86] fait aujourd’hui banal, on ne fera pas difficulté de souscrire à l’affirmation de Léopold, en la prenant, il est vrai, en un autre sens que lui, et de voir dans cet épisode la première origine de la division de conscience et des manifestations hypnoïdes de Mlle Smith. Quant à savoir si le personnage en robe était un passant réel accouru au secours de l’enfant, et dont l’image, gravée à jamais dans sa mémoire à la faveur de l’émotion, s’est plus tard reproduite dans toutes les circonstances analogues et a fini par faire corps avec Léopold ; ou si ce fut déjà alors une vision imaginative, accompagnant quelque vigoureux déploiement automatique d’énergie musculaire par lequel la petite fille réussit à se débarrasser du chien, c’est ce qui n’est pas possible ; la première hypothèse me paraît toutefois la plus naturelle et la plus simple.
On a vu qu’après ce premier incident, les choses en restèrent là pendant quatre ans, jusqu’au moment où la puberté vint favoriser le développement des visions orientales. Ici, Léopold, auquel nous devons ces renseignements, n’est plus tout à fait d’accord avec lui-même, car tantôt il dit que c’est lui qui donnait ces visions de l’Inde à Mlle Smith, tantôt qu’elles se produisaient d’elles-mêmes comme des réminiscences d’une vie antérieure ; cependant, le fait qu’il en avait connaissance, et s’en souvient en gros, semble bien indiquer qu’il était pour quelque chose dans leur apparition, conformément à sa première thèse, ce qui appuie l’idée d’une connexion intime entre ces rêveries subconscientes et la sphère psychique profonde à laquelle j’ai fait allusion. À côté de ces visions diverses, Léopold a clairement reparu sous la forme du protecteur à robe brune dans nombre de circonstances où cette sphère était plus directement intéressée. Je n’en citerai que deux exemples, l’un très ancien, l’autre tout récent.
Un jour qu’Hélène était allée consulter le docteur au sujet de sa dysménorrhée, celui-ci, qui la connaissait depuis longtemps et était [87] presque un ami de la famille, se permit de cueillir un innocent baiser sur la fraîche joue de la jeune fille. Il ne s’attendait pas à l’explosion indignée que cette familiarité provoqua chez Mlle Smith, à qui il dut se hâter de faire des excuses méritées. Ce qui nous intéresse ici, c’est que, sous le coup de l’émotion, elle vit apparaître dans l’angle de la chambre son défenseur en robe brune, qui ne la quitta plus jusqu’à ce qu’elle fût rentrée chez elle.
Il n’y a pas longtemps, ce même protecteur, toujours dans le même costume, l’a accompagnée plusieurs jours de suite pendant qu’elle traversait une promenade peu fréquentée qui se trouve sur sa route lorsqu’elle va à son bureau. Un soir, aussi, il lui apparut à l’entrée de cette promenade avec l’attitude de lui barrer le chemin, et l’obligea à faire un détour pour regagner son domicile. Mlle Smith a l’impression, et divers indices donnent à penser qu’elle ne se trompe pas, que c’est pour lui éviter une vue ou une rencontre dangereuse que Léopold, à la robe brune, lui apparaît ainsi dans des conditions toujours parfaitement déterminées. C’est à la distance constante d’une dizaine de mètres qu’il surgit devant elle, marchant ou plutôt glissant à reculons, en silence, à mesure qu’elle avance vers lui, et l’attirant en fascinant ses regards de façon à l’empêcher de les détourner à droite ou à gauche, jusqu’à ce qu’elle ait franchi le passage périlleux. On notera que, tandis que Léopold en d’autres circonstances, par exemple aux séances, se montre à elle dans les costumes les plus variés et parle de tout au monde, c’est toujours sous son aspect hiératique en quelque sorte, muet et vêtu de sa grande robe foncée, qu’il lui apparaît dans les occasions de la vie réelle où elle est exposée aux émotions de danger spéciales à son sexe, comme il lui apparut la première fois lors de la frayeur de sa dixième année.
Les indications que je viens de donner justifient, je pense, suffisamment mon opinion, que l’origine réelle et primordiale de Léopold se trouve dans cette sphère délicate et profonde où l’on a tant de fois rencontré les racines des phénomènes hypnoïdes, et à laquelle les plus illustres visionnaires, tels qu’un Swedenborg[4], semblent devoir en bonne partie non point sans doute le contenu intellectuel et vivant, mais la forme imaginative, l’enveloppe hallucinatoire et matérielle, de leur génie. Un double problème subsiste toutefois dans le cas de Mlle Smith. [88] Pourquoi ces sentiments instinctifs, ces tendances émotionnelles, qui existent chez tout le monde et poussent chez beaucoup des diverticules subconscients et hypnoïdes, ont-ils chez elle abouti à un produit aussi complexe et aussi perfectionné que l’est la personnalité de Léopold, et pourquoi, en second lieu, cette personnalité croit-elle être Joseph Balsamo ?
Je réponds d’emblée que ces deux points sont à mes yeux un pur effet d’autosuggestion. Pour ce qui est du premier, à savoir que la vie subconsciente se condense en une personnalité d’apparence indépendante et distincte du moi ordinaire, possédant son caractère à elle et se révélant par des procédés automatiques, le simple fait de s’occuper de spiritisme et de se livrer à des exercices médiumiques suffit à le produire. Ce n’est pas là une hypothèse ou une affirmation en l’air, c’est une vérité empirique, la constatation d’une réalité, une loi psychologique induite d’exemples concrets et qui, par conséquent, constitue l’explication suffisante, et seule plausible jusqu’à preuve du contraire, des autres cas particuliers auxquels sa formule est applicable. Prenez un individu ayant dans sa subconscience des souvenirs, des scrupules, des tendances affectives, des idées à coefficient émotionnel plus ou moins intense ; mettez-lui en tête, je ne dis pas des convictions, mais simplement des préoccupations spirites, puis attelez-le à une table ou à un crayon : pour peu qu’il soit du tempérament impressionnable, suggestible, désagrégeable que le public appelle la faculté médianimique, il ne se passera pas longtemps avant que ses éléments subliminaux se groupent, s’ordonnent, se compénètrent suivant la forme « personnelle » à laquelle tend toute conscience[5], et se traduisent au-dehors en communications qui ont l’air de venir directement des désincarnés. J’ai publié[6] dernièrement deux [89] exemples typiques de ce processus, où il n’y a pas plus d’esprits au sens spirite du mot que dans le fait de se rappeler son nom ou son adresse, et je ne reviens pas sur cette démonstration.
Appliquée au cas de Mlle Smith, cette loi consiste à dire que Léopold n’existait pas nécessairement (il n’y en a d’ailleurs aucun indice) à titre de sous-personnalité distincte avant qu’Hélène s’occupât de spiritisme. C’est aux séances du groupe N., par réaction émotionnelle contre certaines influences, comme on l’a vu, qu’il s’est peu à peu formé, en s’enrichissant des souvenirs de même tonalité, jusqu’à devenir un être en apparence indépendant, se révélant par la table, manifestant une volonté propre et une tournure de pensée à lui, se rappelant les incidents antérieurs analogues de la vie d’Hélène et se donnant les gants d’y être déjà intervenu. Une fois constitué, ce second Moi ne fera, cela va sans dire, que croître, embellir, et se développer en tous sens en s’assimilant une foule de nouvelles données à la faveur de l’état de suggestibilité qui accompagne l’exercice de la médiumité, tandis que dans le passé il ne pourra s’agréger, et ne reconnaîtra comme lui appartenant que les éléments de même ordre que lui, les faits subconscients issus de la même sphère fondamentale et teintés des mêmes dispositions. Sans le spiritisme et l’autohypnotisation des séances, Léopold ne se fût vraisemblablement jamais personnalisé, mais serait resté à l’état nébuleux, disséminé, incohérent, de vagues rêveries subliminales et de phénomènes automatiques égrenés.
Quant au second problème, celui d’expliquer pourquoi cette sous-personnalité une fois constituée s’est crue Cagliostro plutôt que de prendre tel autre nom célèbre ou de rester simplement l’ange gardien anonyme de Mlle Smith, cela demanderait une connaissance très complète des mille incidents extérieurs qui ont enveloppé Hélène au début de sa médiumité et ont pu la suggestionner involontairement. [90] Or, je n’ai réussi à récolter sur ce sujet que des indications laissant beaucoup à désirer, de sorte qu’il est loisible à chacun de déclarer que l’origine purement psychologique de cette personnification n’est pas clairement établie et de préférer, si bon lui semble, une intervention réelle de Joseph Balsamo désincarné à mon hypothèse de l’autosuggestion. Voici, toutefois, les points de faits que je puis avancer à l’appui de cette dernière, sans parler d’autres considérations méthodologiques.
L’esprit autoritaire et jaloux, ennemi évident du groupe N., qui se manifesta le 26 août 1892 sous le nom de Léopold[7] ne révéla son identité de Cagliostro que quelque temps plus tard, dans les circonstances suivantes.
Une des personnes les plus assidues aux réunions du groupe N. était une dame B***, depuis longtemps adonnée au spiritisme et qui avait assisté précédemment à de nombreuses séances chez M. et Mme Badel, un couple d’amateurs très convaincus actuellement défunts, dont le salon et la table ronde ont tenu une place fort honorable dans l’histoire de l’occultisme genevois. (Je n’en parle que par ouï-dire.) Or, je tiens de Mme B***, que l’un des désincarnés qui se manifestait le plus souvent aux séances de M. et Mme Badel, lorsqu’elle y assistait, était précisément Joseph Balsamo. Il n’y a, en effet, pas de figures dans l’histoire qui se prêtent mieux à ces retours posthumes au milieu des mystères du guéridon que celle de l’énigmatique Sicilien, surtout depuis qu’Alexandre Dumas lui a redoré de la façon éclatante que l’on sait son blason d’hypnotiseur avant la lettre et son auréole de grand Cophte illuministe.
Non contente des réunions officielles du groupe N., Mme B*** invitait souvent Hélène chez elle, pour des séances intimes dont on ne tenait pas procès-verbal. C’est à l’une de celles-ci qu’Hélène ayant eu la vision de Léopold qui lui désignait une carafe avec une baguette, Mme B*** pensa soudain à un épisode célèbre de la vie de Cagliostro et, après la séance, elle sortit d’un tiroir et montra à Mlle Smith une gravure détachée d’une édition illustrée de Dumas, représentant la fameuse scène de la carafe entre Balsamo et la Dauphine au château de Taverney[8]. Elle émit en même temps l’idée que l’esprit qui se manifestait par la table sous les mains d’Hélène était sûre[91]ment Balsamo, comme précédemment à la table de M. et Mme Badel, et elle s’étonna qu’on lui eût donné le nom de Léopold, à quoi Hélène répondit que c’était lui-même qui s’était appelé comme cela. Mme B***, continuant ses déductions, dit à Mlle Smith qu’elle avait peut-être déjà été le médium du grand magicien, par conséquent Lorenza Feliciani, dans une vie antérieure. Hélène accepta volontiers cette idée, et se considéra pendant quelques semaines comme la réincarnation de Lorenza, jusqu’au jour où une dame de sa connaissance lui fit observer que cela n’était pas possible, Lorenza Feliciani n’ayant jamais vécu que dans l’imagination et les romans d’Alexandre Dumas (!). Ainsi dépossédée de son antériorité présumée, Hélène ne tarda pas à être déclarée Marie-Antoinette par la table. Quant à Léopold, peu de temps après que Mme B*** l’eût ainsi identifié hypothétiquement avec Cagliostro, il confirma lui-même cette supposition dans une séance du groupe N. en dictant par la table que son vrai nom était Joseph Balsamo.
Il reste deux points obscurs et impossibles à élucider dans cette généalogie. D’abord qu’était cette vision d’Hélène où Léopold lui montrait une carafe avec une baguette ? Si elle représentait réellement la scène du château de Taverney, on pourrait en conclure que Léopold avait bel et bien la conscience nette d’être Cagliostro avant que Mme B*** en émît l’idée, et que cette vision était un moyen détourné de se faire reconnaître ; mais cela ne prouverait point qu’il n’eût puisé cette conscience dans quelque suggestion antérieure inconnue de nous. Mais cette vision se rapportait-elle bien à cette scène célèbre, ou n’était-elle pas tout autre chose ? II faut renoncer à le savoir ; ni les souvenirs de Mme B***, ni surtout ceux d’Hélène, qui ne conserve jamais longtemps la mémoire exacte de ses séances même éveillées, ne permettant plus de trancher cette question.
Ensuite, d’où vient ce nom de Léopold et pourquoi Cagliostro s’en serait-il affublé au lieu de se présenter ouvertement comme chez M. et Mme Badel et à tant d’autres tables spirites ? Nul ne le sait. Il n’y a, à ma connaissance, dans l’entourage de Mlle Smith, personne portant ce prénom et de qui il aurait pu provenir. M. Cuendet, partant de l’idée que c’est bien un pseudonyme intentionnellement adopté par le vrai Joseph Balsamo pour pouvoir, à l’occasion, revendiquer son identité tout en la dissimulant aux séances de Mlle Smith, a fait l’ingénieuse hypothèse que le choix de ce nom de guerre [ou plutôt de table !] a été déterminé par sa construction symétrique sur les trois fameuses initiales L*** P*** D qui représentaient la devise des Illuminés (lilia pedibus destrue), et qu’Alexandre Dumas a inscrites à la fois en tête d’un de ses chapitres les plus impressifs[9] et sur la poitrine de Joseph Balsamo qui en est la figure centrale. Je ne demande pas mieux ; en admettant que la seconde personnalité d’Hélène se soit crue Cagliostro avant la suggestion de Mme B*** dont j’ai parlé tout à l’heure, et avant même de se manifester pour la première fois sous le nom de Léopold, il serait psychologiquement très plausible que, par le jeu capricieux des associations d’idées, l’imagination subconsciente d’Hélène ait, en effet, passé de l’image fascinante du fameux Cagliostro au souvenir du chapitre où Dumas le dévoile dans son essence, puis aux trois lettres en vedette qui couronnent ce prestigieux chapitre, et de là, enfin, au seul prénom connu dont ces lettres soient pour ainsi dire les piliers.
D’autre part, Hélène affirme catégoriquement, et sa mère aussi, qu’elle n’a jamais lu ni même vu les Mémoires d’un médecin avant l’époque où se révéla Léopold-Cagliostro. Quant à interroger Léopold lui-même, cela n’avance guère la question. Les premières fois que je le questionnai à ce sujet, il répondit que ce nom était un pseudonyme purement arbitraire dont il n’y avait pas à rechercher une explication raisonnée. Plus tard (séance du 28 février 1897), comme M. Cuendet lui faisait part de son hypothèse, il l’accepta aussitôt et par des gestes d’approbation énergique félicita l’auteur d’avoir enfin deviné la vérité. Mais cette adhésion se prouve rien, car c’est un trait saillant chez Léopold (qu’il partage avec la plupart des personnalités subliminales) que, ne sachant pas dire grand-chose de lui-même quand on lui demande des renseignements précis sur un sujet quelconque, il acquiesce d’autant plus vite à tout ce qui, dans ce qu’on lui propose, peut flatter son amour-propre et cadrer avec sa nature ou son rôle. De plus, interrogé à nouveau sur l’origine de son nom dans une séance beaucoup plus récente (12 février 1899), il paraît n’avoir plus aucune souvenance de l’hypothèse de M. Cuendet, et explique qu’il a pris comme pseudonyme le prénom d’un de ses amis du siècle dernier, qui lui était très cher, et qui faisait partie de la maison d’Autriche bien qu’il n’ait joué aucun rôle historique ; impossible de lui faire préciser davantage. Il est au total évident qu’il ne sait pas lui-même au juste pourquoi il se sert, et signe ses messages, du prénom de Léopold plutôt que de tout autre, ni même pourquoi il a adopté et conserve un pseudonyme bien inutile puisque sa prétendue identité n’est un secret pour personne depuis six ou sept ans qu’il a pris soin de la divulguer.
En résumé, Mme B***, qui est d’ailleurs spirite convaincue et profonde admiratrice des facultés médianimiques de Mlle Smith, a l’impression « d’avoir bien été pour quelque chose », par ses remarques et suppositions, dans le fait que Léopold s’est donné pour Joseph Balsamo et qu’Hélène s’est d’abord crue Lorenza Feliciani, puis plus tard Marie-Antoinette. C’est également à Mme B***, qui parlait volontiers de Victor Hugo, que remonterait suivant d’autres témoins le nom du premier guide temporaire de Mlle Smith.
Une chose reste certaine, c’est que, sauf l’affirmation vague d’avoir déjà connu Hélène dans une existence antérieure[10], Léopold n’a point prétendu être Cagliostro ni donné aucune raison de penser qu’il le fût, avant la réunion où Mme B***, qui était accoutumée de vieille date aux manifestations de ce personnage, en énonça la supposition et montra à Mlle Smith immédiatement après la séance (à un moment donc où elle est dans la règle encore extrêmement suggestible) une gravure des œuvres de Dumas représentant Balsamo et la Dauphine. À partir de ce jour, en revanche, Léopold ne cessa d’affirmer cette qualité, et réalisa progressivement les caractères de ce rôle d’une façon très remarquable.
[…]
IV. Léopold et Mlle Smith
[114] Le rapport de ces deux personnalités est trop complexe pour se prêter à une description précise et facile. Ce n’est ni une exclusion mutuelle, comme entre Mme Piper et Phinuit qui semblent s’ignorer réciproquement et être séparés par une cloison étanche ; ni un simple emboîtement, comme chez Félida X.[11] dont la condition seconde enveloppe, en la débordant, toute la condition prime. C’est plutôt un entrecroisement, mais dont les limites sont vagues et difficilement assignables. Léopold connaît, prévoit, et se rappelle beaucoup de choses dont la personnalité normale de Mlle Smith ne sait absolument rien, soit qu’elle les ait simplement oubliées, soit qu’elle n’en ait jamais eu conscience. D’autre part, il est loin de posséder tous les souvenirs d’Hélène ; il ignore une très grande partie de sa vie quotidienne ; même des démarches ou incidents assez notables lui échappent entièrement, ce qu’il explique à sa façon en disant qu’à son grand regret il ne peut pas rester constamment auprès d’elle, ayant à remplir bien d’autres missions (sur lesquelles il n’a, du reste, jamais fourni d’éclaircissements) qui l’obligent à la quitter souvent pour un temps plus ou moins long.
Ces deux personnalités ne sont donc pas coextensives ; chacune dépasse l’autre en certains points, sans qu’on puisse dire laquelle est au total la plus étendue. Quant [115] à leur domaine commun, si l’on ne peut le définir d’un mot et avec une entière certitude, il paraît cependant être principalement constitué par ce qui se rapporte aux côtés les plus intimes de l’existence tant psychologique que physiologique, comme on peut le soupçonner d’après ce que j’ai dit plus haut sur les origines réelles de Léopold. Médecin de l’âme et du corps, directeur de conscience en même temps que conseiller hygiénique, il ne se manifeste pas toujours sur-le-champ, mais il est toujours présent quand les intérêts vitaux d’Hélène sont en jeu dans l’ordre organique, moral, social et religieux. Tout cela s’éclaircira mieux par deux ou trois exemples concrets, qui illustreront en même temps quelques-uns des procédés psychologiques par lesquels Léopold se manifeste à Hélène.
Il convient toutefois de dire auparavant quelques mots d’une autre face de la connexion étroite qui existe entre ces deux personnalités ; je veux parler de leurs mélanges très divers et nuancés, depuis le dualisme tranché impliqué dans leur présence simultanée et parfois leurs querelles, jusqu’à leur fusion totale en une seule et même conscience.
On peut admettre qu’il y a division et opposition aussi complètes que possible (mais jusqu’où va ce « possible » ?) lorsque Hélène, dans un état de veille au moins apparent, converse avec son guide manifesté par un automatisme partiel sensoriel ou moteur ; par exemple, dans le cas cité p. 73 où Léopold, ne partageant pas l’allochirie d’Hélène, lui donne tort par la table au point qu’elle proteste et se fâche ; de même, lorsqu’en hallucinations verbo-auditives ou par l’écriture automatique il discute avec elle et qu’elle lui tient tête ; ou encore quand l’organisme semble divisé entre deux êtres étrangers l’un à l’autre, Léopold causant par la bouche d’Hélène avec son accent et ses idées à lui, elle se plaignant par écrit de souffrir beaucoup de la tête et de la gorge sans savoir pourquoi.
[116] Cependant, même dans ces cas de dimidiation qui semblent bien réaliser la scission complète de la conscience, la vraie coexistence de personnalités différentes, on peut hésiter si cette pluralité est autre chose qu’une apparence. Je ne suis pas certain d’avoir jamais constaté chez Hélène une véritable simultanéité de consciences différentes. Pendant le moment même où Léopold écrit par sa main, parle par sa bouche, dicte par la table, en l’observant attentivement je l’ai toujours trouvée absorbée, préoccupée, et comme absente ; mais elle reprend instantanément sa présence d’esprit et l’usage de ses facultés de veille à la fin de l’automatisme moteur. Du temps où elle épelait elle-même les dictées typtologiques, j’ai souvent remarqué qu’elle s’arrêtait à la lettre voulue (point du tout comme une personne qui cherche à deviner) avant que la table eût frappé, et j’ai eu l’impression que cette épellation, relevant en apparence de la personnalité ordinaire, allait en réalité de pair et ne faisait qu’un dans le fond avec l’automatisme musculaire qui agissait sur la table[12]. Bref, ce que l’on prend du dehors pour une coexistence de personnalités simultanées distinctes ne me semble être qu’une alternance, une rapide succession entre l’état de conscience-Hélène et l’état de conscience-Léopold (ou tout autre). Et dans les cas où le corps paraît partagé entre deux êtres indépendants l’un de l’autre, le côté droit, par exemple, étant occupé par Léopold et le gauche par Hélène ou la princesse hindoue, la scission psychique ne m’a jamais semblé radicale, mais plusieurs indices m’ont donné le sentiment qu’il y avait là-derrière un individu parfaitement conscient de soi, qui de la meilleure foi du monde se jouait à lui-même, en même temps qu’aux spectateurs, la comédie d’une pluralité, une seule personnalité fondamentale, faisant les demandes et les réponses, se querellant dans son propre intérieur, tenant enfin divers rôles dont Mlle Smith de l’état de veille n’est que le plus continu et le plus cohérent, voilà une interprétation qui conviendrait tout aussi bien aux faits tels que je les ai observés chez Hélène, et même mieux que celle d’une pluralité de consciences séparées, d’un polyzoïsme psychologique pour ainsi dire. Ce dernier schéma est assurément plus commode pour une description claire et superficielle des faits, et je ne me ferai pas faute de l’employer, mais je ne suis point du tout convaincu qu’il soit conforme à la réalité des choses.
Le contraire de la division complète (en apparence) est la fusion. On peut dire qu’il y a fusion réelle, quoique non sentie, en Hélène et Léopold dans tous les incidents de la vie ordinaire où ce dernier, bien que ne se manifestant pas, est néanmoins présent, comme il le prouvera en revenant ultérieurement sur ces incidents dans quelque message automatique. Outre cette fusion ou identité non sentie, il y a aussi des cas de fusion sentie, de coalescence expérimentée et éprouvée par Hélène entre sa cénesthèse et celle de Léopold. C’est un état de conscience sui generis impossible à décrire adéquatement et qu’on ne peut se représenter que par analogie avec ces états curieux, exceptionnels dans la vie normale éveillée, mais moins rares en rêve, où l’on se sent changer et devenir quelqu’un d’autre.
Hélène m’a plus d’une fois raconté qu’elle avait eu l’impression de devenir ou d’être momentanément Léopold. Cela lui arrive surtout la nuit ou le matin au réveil ; elle a d’abord la vision fugitive de son protecteur, puis il lui semble qu’il passe peu à peu en elle, elle le sent pour ainsi dire envahir et pénétrer toute sa masse organique comme s’il devenait elle, ou elle lui. C’est, en somme, une incarnation spontanée, avec conscience et souvenir, et elle ne décrirait certainement pas autrement ses impressions cénesthésiques si, à la fin des séances où elle a personnifié Cagliostro en tendant ses muscles, gonflant son cou, redressant son buste, etc., elle conservait la mémoire de ce qu’elle a éprouvé pendant cette métamorphose. Ces états mixtes, où la conscience du Moi ordinaire et la réflexion subsistent en même temps que la personnalité seconde s’empare de l’organisme, sont extrêmement intéressants pour le psychologue ; malheureusement, soit qu’ils s’engloutissent le plus souvent dans l’amnésie consécutive, soit que les médiums qui s’en souviennent peut-être ne sachent ou ne veuillent pas en rendre compte, il est bien rare qu’on en obtienne des descriptions détaillées[13] — abstraction faite des observations analogues recueillies chez les aliénés.
Entre les deux extrêmes de la dualité et de l’unité complètes, on observe de nombreux intermédiaires ; ou, du moins, puisque la conscience d’autrui nous reste à jamais [118] impénétrable directement, on peut inférer ces états mixtes des conséquences qui en découlent. Il est arrivé, par exemple, que, croyant avoir affaire à Léopold tout pur, bien incarné et dûment substitué à la personnalité de Mlle Smith, les assistants ont laissé échapper sur le compte de cette dernière quelque plaisanterie déplacée, une question indiscrète, des critiques un peu vives, toutes choses assez innocentes et sans mauvaise intention au fond, mais cependant de nature à blesser Hélène si elle les entendait, et dont leurs auteurs se fussent certainement abstenus devant elle pendant son état de veille. Léopold ne se gêne pas pour rembarrer et remettre à leur place les bavards imprudents, et l’incident n’a généralement pas de suite. Mais, parfois, on constate à la manière d’être et aux paroles de Mlle Smith dans les jours ou les semaines qui suivent qu’elle a eu connaissance de ces propos inconsidérés, ce qui prouve que la conscience de Léopold et la sienne propre ne sont point séparées par une paroi imperméable, mais qu’il s’effectue des échanges osmotiques de l’une à l’autre. Ce sont ordinairement les remarques pointues et irritantes qui traversent ; cela revient à dire que les sentiments d’amour-propre et de susceptibilité personnelle, qui forment en chacun de nous les retranchements ultimes du Moi social, sont les derniers à s’éteindre dans le somnambulisme, ou qu’ils constituent le substratum fondamental, la base commune, par où Léopold et Mlle Smith tiennent ensemble et se confondent en un même individu.
Le processus psychologique de cette transmission est d’ailleurs varié. Tantôt il semble que l’amnésie consécutive à la trance se soit dissipée juste sur ces détails plus piquants que d’autres, et qu’Hélène se souvienne directement de ce qui a été dit, devant Léopold, de désagréable pour elle. Tantôt c’est Léopold lui-même qui, faisant en quelque sorte la mauvaise langue, lui répète en hallucinations auditives à l’état de veille les choses pénibles qu’il a récoltées pour les lui resservir, parfois, il convient de l’ajou[119]ter, avec des commentaires destinés à en atténuer l’effet et à excuser les coupables ; car c’est un trait intéressant de son caractère qu’il prend souvent vis-à-vis d’Hélène la défense de ceux mêmes qu’il vient de trahir ou de blâmer, contradiction qui n’a rien d’étonnant quand on l’interprète psychologiquement en y voyant le conflit habituel des motifs ou des tendances affectives, la lutte que les points de vue opposés se livrent incessamment dans notre intérieur. Tantôt encore c’est en rêve que se fait la jonction entre la conscience somnambulique de Léopold et la conscience normale d’Hélène.
Voici à propos de ce dernier cas un exemple ne renfermant rien de désagréable, où Hélène s’est souvenue à l’état de veille d’un rêve nocturne qui était lui-même la répétition ou l’écho, pendant le sommeil naturel, d’une scène somnambulique de la soirée précédente.
Dans une séance à laquelle j’assiste peu après mon rétablissement d’une congestion pulmonaire, Hélène complètement intrancée a la vision de Léopold-Cagliostro qui, en médecin compatissant, vient me donner une consultation. Après quelques préliminaires, elle s’agenouille près de ma chaise et, regardant alternativement ma poitrine et le docteur fictif debout entre nous deux, elle entretient avec lui une longue conversation où elle se fait expliquer l’état de mon poumon, qu’elle voit en imagination, et le traitement que Léopold me prescrit :
« … C’est le poumon… c’est plus foncé, c’est un côté qui a souffert…Vous dites que c’est une grande inflammation et que ce n’est pas encore guéri ?… Est-ce que ça peut se guérir ?… Dites-moi donc ce qu’il faut faire !… Où est-ce que j’en ai vu, de ces plantes ?… Je ne sais pas comment on les appelle… des… je ne comprends pas bien… des synanthérées ? Oh ! c’est un drôle de nom… Où est-ce qu’on les trouve ?… Vous dites que c’est de la famille… alors elle a un autre nom, dites-le-moi donc !… des tissulages (sic)… alors vous croyez que c’est bon, cette plante ?… Ah ! mais expliquez-moi cela… les feuilles fraîches et les fleurs sèches ?… trois fois par jour une grosse poignée dans un litre… et puis du miel et du lait… je lui dirai qu’il en boive trois tasses par jour… » Etc.
Suit une indication très détaillée de traitement, infusions diverses, vésicatoires volants, etc. Toute cette scène dure plus d’une heure, et, au réveil, suivi d’amnésie complète, on n’en raconte rien à Hélène, car il est déjà dix heures et demie du soir, et elle a hâte de rentrer chez elle.
Le lendemain, elle m’écrit une lettre de sept pages où elle me [120] raconte un rêve très frappant qu’elle a eu pendant la nuit :
« … je me suis endormie vers les deux heures du matin et me suis réveillée à cinq heures environ. Est-ce une vision ? est-ce un rêve que j’ai eu là ? je ne sais vraiment à quoi m’en tenir et n’ose rien affirmer ; mais, ce que je sais, c’est que j’ai vu mon grand ami Léopold qui m’a longtemps parlé de vous, et je crois même vous avoir aperçu. Je lui ai demandé ce qu’il pensait de votre état de santé… il me répondit que, pour lui, il vous trouvait loin d’être rétabli… que la douleur que vous ressentiez au côté droit provenait de l’inflammation du poumon qui avait assez souffert… Vous allez rire sans doute quand j’ajouterai qu’il m’a même indiqué les remèdes que vous devez prendre… ce remède, c’est une simple plante qu’il nomme autant que j’ai pu me souvenir Tissulage ou Tussilache, elle a même encore un autre nom, mais je crains de trop estropier ce dernier et je ne le répète pas, le premier vous suffira sans doute, car il prétend que vous connaissez cette plante… » Etc.
Hélène me décrivait par le menu tout le traitement et les drogues que Léopold lui avait ordonnées pour moi dans son rêve, sans se douter que c’était l’exacte répétition (quant au contenu, mais non point mot à mot) de ce qu’elle m’avait déjà dit dans la séance de la veille[14].
Ce que j’ai dit de Léopold est applicable aux autres personnifications de Mlle Smith. La conscience normale d’Hélène se mêle et se fusionne en toutes proportions avec les consciences somnambuliques de Simandini, de Marie-Antoinette, ou de telle autre incarnation, comme on le verra à l’occasion. — Je passe maintenant à l’examen de quelques exemples détaillés destinés à mettre en lumière le rôle que joue Léopold dans l’existence d’Hélène.
Commençons par écouter Léopold lui-même. Parmi ses nombreux messages, la lettre suivante, venue automatiquement de sa belle écriture par la main de Mlle Smith — en réponse à un billet où je l’avais prié (en tant qu’être spirituel et distinct d’elle) de m’aider dans les « recherches psychiques » —, renferme sur sa propre personne et ses rapports avec Hélène des renseignements que je ne lui avais point demandés, mais qui n’en sont pas moins intéressants. Il ne faut pas oublier que c’est l’adorateur désincarné de Marie-Antoinette qui m’écrit.
« Ami,
« Je suis heureux et touché de l’essai de confiance que tu daignes m’accorder. — Guide spirituel de Mademoiselle [Smith], que l’Être Suprême dans son infinie bonté m’a permis de retrouver avec facilité, je fais mon possible pour apparaître chaque fois que j’en sens la nécessité, mais le corps ou si tu aimes mieux la matière peu solide qui me compose ne me donne pas toujours la facilité de me montrer à elle d’une manière positivement humaine. [Il lui apparaît, en effet, souvent en hallucinations visuelles élémentaires, sous la forme de traînée lumineuse, colonne blanchâtre, ruban vaporeux, etc.]
« Ce que je cherche surtout à lui inculquer, c’est une philosophie consolante et vraie et qui lui est nécessaire en raison des impressions profondes, pénibles, que lui a laissé [sic] maintenant encore, tout le drame de ma vie passée.
« J’ai souvent semé le fiel dans son coeur [quand elle était Marie-Antoinette], tout en désirant son bien. Aussi, écartant tout ce qui peut être superflu, je pénètre dans les replis les plus cachés de son âme, et avec une minutie extrême et une activité incessante, je cherche à la pénétrer des vérités qui, je l’espère, l’aideront à atteindre le sommet si élevé de l’échelle de la perfection.
« Abandonné des miens dès le berceau, j’ai de bonne heure connu la souffrance. Comme tous, j’ai eu bien des faiblesses, j’ai expié, et Dieu sait si je me suis incliné !
« La souffrance morale ayant été mon principal lot, j’ai été abreuvé d’amertumes, d’envies, de haines, de jalousies. La jalousie, mon frère, quel poison, quelle corruption de l’âme !
« Un rayon cependant a brillé dans ma vie, et ce rayon si pur, si plein de tout ce qui pouvait mettre un baume sur mon âme ulcérée, m’avait fait entrevoir le ciel !
« Avant-coureur des félicités éternelles ! rayon sans tâche ! Dieu avait jugé bon de le reprendre avant moi ! Mais, aujourd’hui, il me l’a redonné ! Que son saint nom soit béni !
« Ami, de quelle façon me sera-t-il donné de te répondre ? Je l’ignore moi-même, ne sachant ce qu’il plaira à Dieu de te révéler, mais par celle que tu nommes mademoiselle [Smith]. Dieu le voulant peut-être arriverons-nous à te satisfaire.
« Ton ami – Léopold
[122] On voit que, sous les détails découlant des idées spirites et de son rôle de Cagliostro repentant, le caractère dominant de Léopold est son attachement platonique[15] profond à Mlle Smith, et une ardente sollicitude morale pour elle et son avancement vers la perfection. Cela correspond tout à fait à l’esprit des nombreux messages qu’il lui adresse au cours de l’existence quotidienne, comme on en peut juger par le spécimen suivant. Il s’agit d’un cas où, après l’avoir prévenue à deux reprises dans la journée en hallucinations auditives qu’il se manifesterait le soir, il lui donna en effet, par l’écriture automatique et de sa main, les encouragements dont elle avait un réel besoin dans les circonstances où elle se trouvait.
Un matin, au bureau, Hélène entend une voix inconnue, plus forte et rapprochée que n’est ordinairement celle de Léopold, lui dire : À ce soir. Un peu plus tard la même voix, où elle reconnaît maintenant celle de Léopold, mais avec un timbre plus rude et venant de plus près que d’habitude, lui dit : Tu m’entends bien, à ce soir. — Le soir, rentrée chez elle, elle se sent agitée pendant le souper, le quitte en hâte vers la fin, et s’enferme dans sa chambre avec l’idée qu’elle entendra quelque chose ; mais, bientôt, l’agitation instinctive de sa main lui indique qu’elle doit prendre le crayon, et elle obtient, de la magnifique calligraphie de Léopold, l’épître suivante, (Elle dit être restée éveillée et consciente d’elle-même en l’écrivant ; ce n’est cependant qu’une fois la lettre terminée qu’elle a pris connaissance de son contenu.)
« Ma bien-aimée amie,
« Pourquoi te chagriner, te tourmenter de la sorte ? Pourquoi t’indigner lorsqu’en avançant dans la vie tu te vois obligée de constater que tout n’est pas comme tu l’aurois désiré et espéré ?
« La route que nous suivons sur cette terre n’est-elle point partout et pour tous semée d’une masse d’écueils ? n’est-elle pas une chaîne sans fin de déceptions, de misères ? Vois-tu, ma sœur aimée, fais-moi, je te prie, la charité et la joie de me dire que tu veux renoncer désormais à trop sonder le cœur humain. À quoi te servent ces découvertes ? que te reste-t-il de ces choses, sinon des larmes et des regrets ?
« Et puis ce Dieu d’amour, de justice et de vie, n’est-il point là pour lire dans les cœurs ? À lui de voir, non pas à toi !
« Changeras-tu les cœurs ? Donneras-tu à ceux qui ne l’ont pas [123] une âme vive, ardente, ne se lassant jamais de tout ce qui est juste, de tout ce qui est vrai, de tout ce qui est droit ?
« Sois donc calme vis-à-vis de toutes ces petites misères. Sois digne, et surtout toujours bonne !
« Qu’en toi, je retrouve toujours ce cœur et cette âme qui, l’un et l’autre, furent toujours pour moi toute ma vie, toute ma joie, et mon seul rêve ici-bas.
« Crois-moi, sois calme, réfléchie ; c’est là tout mon désir.
« Ton ami – Léopold
J’ai choisi cet exemple à cause de sa brièveté. Hélène a reçu une foule de communications du même genre, parfois en vers, où la note morale et religieuse est souvent beaucoup plus accentuée encore. Dans la plupart on rencontre, comme à l’avant-dernière phrase de celle-ci, une allusion plus ou moins enveloppée à l’affection présumée de Cagliostro pour Marie-Antoinette. Abstraction faite de cette sorte d’ornement terminal plaqué sur le sermon d’une façon assez artificielle, on remarque qu’il n’y a rien, dans ces excellentes exhortations, qu’une âme élevée et sérieuse comme celle de Mlle Smith n’eût pu tirer de son propre fonds dans un moment de recueillement et de méditation. Nul doute que, sans le spiritisme, les mêmes réflexions ne se fussent également présentées à elle, et ne lui eussent apporté l’apaisement et le réconfort aussi bien que par l’entremise de Léopold. En développant l’automatisme, la pratique de la médiumité n’a fait ici, comme dans la plupart des cas, que dissocier les éléments qui à l’état normal sont plus fondus, plus inextricablement mélangés avec la personnalité ordinaire, et donner un air d’indépendance, de provenance étrangère, à certaines tendances intimes et profondes de l’individu.
Est-ce un bien ou est-ce un mal pour la vie morale et religieuse véritable que de se formuler ainsi nettement en hallucinations verbales, plutôt que de rester à l’état confus, mais plus personnel, d’aspirations éprouvées et d’émotions ressenties ? Ses impératifs gagnent-ils ou perdent-ils en autorité intérieure, et en puissance subjective, à revêtir cet [124] accoutrement extérieur et cet aspect d’objectivité ? Question délicate et qui n’est probablement pas susceptible d’une solution uniforme ; à moins encore qu’elle ne soit oiseuse, le point essentiel étant peut-être beaucoup plus dans la façon dont nous accueillons l’Idéal et nous soumettons à ses exigences, que dans le véhicule d’apparence intellectuelle ou affective, externe ou interne, qu’il emploie pour se révéler à nous.
Dans l’incident suivant, que je rapporte comme un exemple entre beaucoup d’autres analogues, ce ne sont plus à proprement parler les sentiments moraux et religieux qui se personnifient en Léopold, mais plutôt l’instinct de réserve et de défensive particulier au sexe faible, le sens des convenances, le respect de soi, teintés même d’une nuance d’exagération et poussés presque jusqu’à la pruderie.
Dans une visite à Mlle Smith, où je m’informe si elle a eu de récentes communications de Léopold, elle me dit l’avoir seulement entrevu deux ou trois fois ces derniers jours, et avoir été frappée de son air « inquiet et pénible », au lieu de l’air « si bon, si doux, si admirable » qu’il a généralement. Comme elle ne sait à quoi attribuer ce changement de physionomie, je lui conseille de prendre son crayon et de se recueillir dans l’espérance d’obtenir quelque message automatique. Au bout d’un moment, son expression marque qu’elle est prise ; ses yeux fixent le papier, sur lequel repose la main gauche dont le pouce et le petit doigt sont agités et tapotent continuellement (environ une fois par seconde) ; la main droite, après avoir essayé de prendre le crayon entre l’index et le médius (mode d’Hélène) finit par le saisir entre le pouce et l’index et trace lentement de l’écriture de Léopold :
Mais oui je suis inquiet, | peiné, angoissé même ; | crois-tu amie que c’est avec satisfaction | que je te vois tous les jours accepter tant de grâces, tant de flatteries, | sincères je ne dis pas non, mais peu dignes et peu louables | de la part de ceux dont elles viennent.
Ce texte a été écrit en six fois (marquées ci-dessus par des barres verticales), séparées par de courts instants de réveil complet où les tapotements de la main gauche cessent, et où Hélène relit à haute voix ce qu’elle vient d’écrire, s’étonne, ne sait à quoi Léopold fait allusion, puis à ma demande reprend le crayon pour obtenir des explications et se rendort pendant le fragment suivant.
À la fin de ce morceau, comme elle persiste à dire qu’elle ignore de quoi il s’agit, je questionne Léopold qui répond (par l’auriculaire gauche) [125] que depuis quelques jours, Hélène se laisse faire un brin de cour par un M. V. [parfaitement honorable], lequel, se trouvant souvent dans le même tramway qu’elle, lui a fait place â côté de lui ces derniers matins et lui a adressé quelques compliments sur sa bonne mine. Ces révélations suscitent le rire et les protestations d’Hélène, qui commence par nier que cela puisse venir de Léopold et m’accuse d’avoir suggestionné son petit doigt ; mais la main droite reprenant le crayon trace aussitôt ces mots de l’écriture et avec la signature de Léopold : « Je ne dis pas ce que je pense et désire que tu refuses dorénavant toutes les fleurs qu’il pourra t’offrir. – Léopold. » Cette fois, Hélène convient de l’incident et reconnaît qu’en effet M. V. lui a offert, hier matin, une rose qu’il avait à sa boutonnière.
Huit jours plus tard, je fais une nouvelle visite à Hélène et, après un essai d’écriture qui ne réussit pas, mais aboutit à une vision martienne (voir texte martien n° 14), elle a l’hallucination visuelle de Léopold et, perdant la conscience du milieu réel et de ma présence ainsi que de celle de sa mère, elle se lance avec lui dans une conversation roulant sur l’incident d’il y a huit jours :
« Léopold… Léopold… n’approchez pas [gestes de repousser]… vous êtes trop sévère, Léopold… viendrez-vous dimanche, c’est chez M. Flournoy que je vais dimanche, vous y viendrez… mais vous ferez bien attention de ne pas… non, ce n’est pas bien de votre part de dévoiler toujours les secrets… qu’est-ce qu’il aura dû penser… vous avez l’air de faire une montagne d’une chose qui n’est rien… est-ce qu’on peut refuser une fleur ?… vous n’y comprenez rien du tout… pourquoi donc ? c’était bien plus simple de l’accepter, de n’y mettre aucune importance… la refuser, c’est impoli… vous prétendez lire dans les cœurs… pourquoi donner tant d’importance à une chose qui n’est rien… ce n’est qu’une simple amitié, un petit peu de sympathie… me faire écrire des choses pareilles, sur du papier, devant du monde ! pas joli de votre part !… »
Dans ce dialogue somnambulique où nous pouvons deviner les répliques hallucinatoires de Léopold, Hélène a pris par moment l’accent de Marie-Antoinette (voir plus loin au cycle royal). Pour le réveil, Léopold, qui occupe les deux bras d’Hélène, lui fait quelques passes sur le front, puis lui comprime les nerfs frontal et sous-orbitaire gauches en me faisant signe d’en faire autant à droite.
La séance du surlendemain, chez moi, se passa sans aucune allusion de Léopold à l’incident du tramway, évidemment à cause de la présence de certains assistants auxquels il ne tenait pas à dévoiler les petits secrets d’Hélène. Mais, trois jours après, dans une nouvelle visite où elle me raconte avoir eu la veille une discussion sur la vie future (sans me dire avec qui), elle écrit encore de la [126] main de Léopold : « Ce n’est point dans cette société que tu dois peser si fort sur la question de l’immortalité de l’âme. » Elle avoue alors que c’est de nouveau en tramway et avec M. V. qu’elle a eu cette conversation à l’occasion du passage d’un convoi funèbre.
Il n’y eut jamais quoique ce soit de compromettant dans les rapports de courtoisie et les entretiens occasionnels de Mlle Smith avec son voisin de tramway. Le souci que s’en faisait le pauvre Léopold n’en est que plus caractéristique et indique bien le censeur sévère et jaloux qui venait déjà troubler les séances du groupe N. ; on y reconnaît de nouveau l’écho de cette voix « qui n’a absolument rien à faire avec la conscience », et qui a jusqu’ici empêché Hélène d’accepter les partis qu’elle a rencontrés sur sa route. Ce mentor austère et rigide, toujours en éveil et prenant ombrage du moindre quidam avec lequel Mlle Smith se laisse aller à quelque échange d’amabilités sans conséquence, représente, en somme, une donnée psychologique très générale ; il n’est aucune âme féminine bien née qui ne le porte logé en l’un de ses recoins, d’où il manifeste sa présence par des scrupules plus ou moins vaguement éprouvés, certaines hésitations ou appréhensions, bref par un ensemble de sentiments ou de tendances inhibitoires de nuance et d’intensité très variables suivant l’âge et le tempérament.
Ce n’est pas mon affaire de décrire ce délicat phénomène. Il me suffit de remarquer qu’ici, comme dans les messages éthico-religieux, la personnalité de Léopold n’a rien ajouté au contenu essentiel de ces expériences intimes dont Mlle Smith est parfaitement capable par elle-même : la forme seule de leur manifestation a gagné en expression pittoresque et dramatique, dans la mise en scène des écritures automatiques et du dialogue somnambulique. Il semble qu’il ait fallu l’appoint suggestif de ma présence et de mes questions pour provoquer ces phénomènes ; il est cependant très probable, à en juger par d’autres exemples, que mon influence a seulement hâté l’explosion de [127] Léopold en reproches formulés, et que son mécontentement latent, déjà marqué dans « l’air inquiet et pénible » de ses fugitives apparitions visuelles, aurait fini, après une incubation plus ou moins prolongée, par aboutir à des admonestations spontanées, auditives ou graphiques.
On devine que, dans ce rôle de gardien vigilant, d’un zèle presque excessif, de l’honneur ou de la dignité de Mlle Smith, Léopold n’est derechef à mes yeux qu’un produit de dédoublement psychologique. Il représente un certain groupement de préoccupations intimes et de secrets instincts, auxquels la prédisposition hypnoïde encouragée par le spiritisme a donné un relief particulier et un aspect de personnalité étrangère ; de même, dans la fantasmagorie du rêve, des arrière-pensées presque inaperçues pendant la veille surgissent au premier plan et se transforment en contradicteurs fictifs, dont les reproches incisifs nous donnent parfois au réveil par leur troublante vérité.
Un dernier exemple nous montrera Léopold dans son emploi de surveillant de la santé de Mlle Smith et d’avertisseur des précautions qu’elle doit prendre. Ce n’est pas de sa santé en général qu’il se préoccupe ; quand elle a la grippe, par exemple, ou qu’elle est simplement fatiguée, il ne se manifeste guère. Son attention se concentre sur certaines fonctions physiologiques spéciales dont il tient à assurer le jeu normal et régulier et qu’il a pour ainsi dire sous sa garde. Il ne semble d’ailleurs pas exercer sur elles une action positive et pouvoir les modifier en rien ; tout son office se borne à en savoir d’avance le cours exact et à veiller à ce qu’aucune imprudence d’Hélène ne le vienne entraver. Léopold montre ici une connaissance et une prévision des phénomènes intimes de l’organisme qu’on a souvent observées chez les personnalités secondes, et qui leur confèrent, à cet égard du moins, un avantage indiscutable sur la personnalité ordinaire. Dans le cas de Mlle Smith, les indications de son guide sont surtout d’ordre prohibitif, [128] destinées à l’empêcher de prendre part à des réunions spirites à un moment où elle croyait pouvoir le faire impunément, alors que lui, doué d’une sensibilité cénesthésique plus raffinée, estime avec raison qu’elle ne le doit pas. Il faut savoir qu’il lui a depuis plusieurs années formellement interdit toute espèce d’exercices médiumiques à certaines époques toujours très régulières ; mais il arrive qu’Hélène n’y pense plus si Léopold ne lui rappelle pas à temps sa défense. Aussi l’a-t-il maintes fois obligée par des messages variés, hallucinations auditives catégoriques, impulsions diverses, contractions du bras la forçant à écrire, etc., à modifier ses plans et à renoncer à des séances déjà fixées. C’est une forme très nette d’automatisme téléologique.
Comme spécimen de cette intervention spontanée et hygiénique de Léopold dans la vie d’Hélène, je choisis la lettre ci-dessous parce qu’elle réunit divers traits intéressants. On y trouve d’abord bien dépeinte l’énergie avec laquelle Mlle Smith est contrainte d’obéir à son guide. Puis on y assiste au passage de la forme auditive de l’automatisme à sa forme graphique. On constatera à ce propos, dans la page de cette lettre reproduite fig. 8 (voir p. 130), que la transition de la main d’Hélène à celle de Léopold se fait brusquement et d’une façon tranchée. J’ai d’autres exemples du même phénomène présentant le même caractère : l’écriture ne se métamorphose pas lentement, graduellement, mais elle reste celle de Mlle Smith, de plus en plus troublée, il est vrai, et rendue presque illisible par les secousses du bras dont s’empare Léopold, jusqu’à l’instant où soudain et de plein saut, sans bavures ni tâtonnements préliminaires, elle devient la calligraphie bien moulée de Cagliostro. Cette missive témoigne en même temps de la préoccupation de Léopold dont j’ai parlé p. 58, à savoir de sa crainte que je n’aille voir un symptôme maladif dans les changements de projets d’Hélène ; on remarquera la façon naïve dont il lui fait exprimer la chose, cadrant bien [129] avec le caractère enfantin que je relèverai plus tard chez lui. Enfin, on voit dans le dernier alinéa de la lettre que la terminaison de cette demi-incarnation spontanée, pendant laquelle Hélène était juste assez éveillée pour reconnaître l’écriture de Léopold, a été marquée comme son début par des phénomènes convulsifs ou spasmodiques semblables à ceux observés aux séances.
« 29 janvier, 6 h ¼du matin.
« Monsieur,
« Je viens de m’éveiller il y a dix minutes et d’entendre la voix de Léopold me disant, d’une façon impérieuse même : « Sors de ton lit, et vite, très vite, afin d’écrire à ton grand ami M. Flournoy que tu ne feras pas de séance demain, et que tu n’iras chez lui que dans quinze jours, que tu ne feras aucune séance avant cette époque. »
« J’ai exécuté son ordre, je m’y sentais forcée, obligée malgré moi, j’étais si bien dans mon lit et suis si ennuyée d’être obligée de vous écrire une chose ainsi ; mais qu’y faire on me force je le sens très bien.
« Dans ce moment je regarde ma montre, il est 6 h 25 minutes, je sens une secousse très forte dans mon bras droit, je dirai mieux en disant une commotion électrique et qui je m’aperçois me fait écrire tout de travers.
« J’entends dans ce moment même la voix de Léopold, j’ai beaucoup de peine à écrire, qui me dit :
« 6 h 42 ½.
« Dis-lui donc ceci :
« Je suis toujours monsieur votre bien dévouée, d’esprit et de corps sain NON DÉSÉQUILIBRÉE —
« Je me suis arrêtée quelques minutes après ces quelques mots qui, je le voyais très bien en les écrivant, étaient de l’écriture de Léopold. Immédiatement après, une seconde commotion, pareille à la première, est venue me secouer de nouveau, des pieds à la tête cette fois-ci. Tout ceci vient de se passer en si peu de temps, que j’en suis émotionnée et toute confuse. Il est vrai que je ne suis pas encore très bien. Est-ce pour cela que Léopold m’empêche d’aller à Florissant demain ? Je l’ignore, mais désire cependant suivre son conseil… »
[131] Fig 8. — Une page d’une lettre de Mlle Smith montrant l’irruption spontanée de la personnalité et de l’écriture de Léopold au milieu de l’état de veille d’Hélène. (L’écriture normale de Mlle Smith reprend immédiatement dès la page suivante.)
Mlle Smith s’est toujours bien trouvée de se soumettre ponctuellement aux injonctions de son guide, tandis que, lorsqu’il lui est arrivé de les enfreindre par oubli ou négli[130]gence, elle a eu à s’en repentir ; sans parler des réprimandes que ces désobéissances lui ont attirées en hallucinations auditives ou par l’écriture automatique, avec parfois l’apparition de la figure courroucée ou inquiète de Léopold.
Il est clair que, dans ce rôle encore de médecin particulier de Mlle Smith toujours au courant de son état de santé, Léopold peut facilement être interprété comme personnifiant une partie de ces impressions vagues qui jaillissent continuellement du sein de notre être physique, et nous renseigneraient sur ce qui s’y passe ou s’y prépare si elles n’étaient d’ordinaire éclipsées par les distractions de la vie extérieure. Notre attention ne remarquera peut-être pas dans la journée les sensations viscérales ou organiques obscures, les insaisissables modifications cénesthésiques, les sourdes rumeurs provenant de l’intimité de nos tissus, qui annoncent quelque changement déjà en train de s’effectuer dans le jeu de nos fonctions vitales ; mais l’on sait avec quelle intensité, quelle acuité exagérée, ces mêmes données inaperçues pendant la veille pourront faire irruption dans le sommeil de la nuit et se traduire en songes prophétiques que l’événement ne tardera pas à vérifier. On rêve d’une névralgie dentaire bien des heures avant de la sentir à l’état éveillé ; d’un anthrax, d’une angine, de maux quelconques, plusieurs jours parfois avant qu’ils se déclarent réellement. Toute la littérature est pleine d’anecdotes de ce genre ; et les psychiatres ont observé que dans les formes circulaires d’aliénation, où des phases de dépression mélancolique et d’excitation maniaque se succèdent en alternances plus ou moins régulières avec des intervalles d’équilibre normal, c’est fréquemment pendant le sommeil que l’on voit poindre les premiers symptômes de la transformation de l’humeur qui a déjà commencé dans la profondeur de l’individu, mais n’éclatera qu’un peu plus tard au-dehors. Or, tous les états hypnoïdes se tiennent, et il n’y a rien d’étonnant à ce que, chez un sujet [132] porté à l’automatisme, ces pressentiments confus issus de la sphère organique surgissent avec l’apparence d’une personnalité étrangère, qui n’est qu’un degré plus élevé du processus de dramatisation déjà si brillamment à l’œuvre dans nos rêves ordinaires.
Ce serait allonger inutilement que de multiplier davantage les exemples des interventions de Léopold dans la vie de Mlle Smith. Ceux que j’ai rapportés le montrent sous ses aspects essentiels, et suffisent à justifier la confiance d’Hélène dans un guide dont elle n’a jamais eu qu’à se louer, qui lui a toujours donné les meilleurs conseils, tenu des discours de la plus haute élévation, et manifesté la sollicitude la plus touchante et la plus éclairée pour sa santé physique et morale. On comprend que rien ne puisse ébranler sa foi en l’existence objective et réelle de ce précieux conseiller.
Ces mêmes exemples suffisent, d’autre part, à laisser entrevoir comment, en se plaçant à un point de vue purement psychologique, on peut se représenter la formation de cette seconde personnalité. Elle est faite de tendances normales préexistantes, d’un caractère très intime, qui ont commencé dès l’enfance et la jeunesse de Mlle Smith à se synthétiser séparément du reste de la conscience ordinaire à l’occasion de certaines secousses émotives (voir plus haut, p. 92 sq.), et qui, grâce à l’influence adjuvante des exercices spirites, ont achevé de se personnaliser sous le masque d’origine suggestive de Léopold-Cagliostro.
Est-il même bien sûr qu’il faille admettre ici l’existence d’une seconde personnalité proprement dite et ne pourrait-on pas, en restant dans le champ de la seule conscience de Mlle Smith, concevoir les messages du prétendu Léopold comme la traduction imagée et parfois symbolique d’éléments affectifs peu clairs et contradictoires ? Toute émotion obscurément éprouvée, tout conflit de motifs vaguement ressentis tendent à évoquer — dans les régions plus intel[133]lectuelles de la fantaisie et des associations d’idées, des représentations figurées, des chaînes de souvenirs ou des constructions arbitraires, un déroulement d’images et de personnifications dramatiques, tout un cortège de scènes et de tableaux où se déploient une puissance et une richesse créatrices souvent merveilleuses. Ce processus, normal et plus ou moins actif chez tout le monde, acquiert une intensité considérable chez les sensitifs, où le moindre ébranlement affectif devient capable d’éveiller une représentation et même une hallucination correspondante. Les images, figures diverses, scènes visuelles (et quelquefois auditives) de tout genre, parfois étrangement révélatrices ou prophétiques, que les médiums voient souvent apparaître à côté ou en arrière d’inconnus qu’ils rencontrent pour la première fois, peuvent s’expliquer par cette traduction imaginative, directe ou symbolique, d’impressions (soit normales, soit peut-être télépathiques) reçues de ces inconnus[16]. Or ce que l’imagination fait pour ces impressions venues du dehors, pourquoi ne le ferait-elle pas également pour celles jaillissant du sein même de l’individu et de sa masse organique ? Rien d’étonnant à ce que dans un tempérament prédisposé dès l’enfance à la fiction et aux rêveries hallucinatoires, mille émotions internes, à peine consciemment ressenties, s’objectivent sous la forme concrète d’apparitions ou de voix, et point n’est besoin d’une division complète de la conscience et d’une sous-personnalité permanente pour expliquer toute cette fantasmagorie d’automatismes sensoriels et moteurs. Ces cas extrêmes, propres à certaines natures, ne sont après tout que l’exagération de ce qui se passe dans le simple rêve nocturne du vulgum pecus.
Il est vraiment fâcheux que ce phénomène du rêve, à [134] force d’être commun et banal, soit si peu observé ou si mal compris (je ne dis pas des psychologues, mais du grand public qui se pique pourtant de psychologie), car il est le prototype des messages spirites et renferme la clef de toute explication — non point métaphysique, il faut le reconnaître, mais humblement empirique et psychologique — des phénomènes médiumiques. Que si l’on regrettait, d’ailleurs, de voir réduire au rang de créations oniriques des personnalités aussi nobles, sympathiques, moralement pures et remarquables à tous égards que le guide Léopold de Mlle Smith[17], il faut se dire que les rêves ne sont point toujours, comme un vain peuple pense, une chose méprisable ou de nulle valeur en soi. La plupart sont insignifiants et ne méritent que l’oubli où ils s’ensevelissent promptement ; un trop grand nombre sont mauvais et pires encore parfois que la réalité ; mais il en est de meilleurs qu’elle aussi, et « rêve » est bien souvent synonyme d’« idéal ». En jaillissant de notre fond caché, en mettant en lumière la nature intrinsèque de nos émotions subconscientes, en dévoilant nos arrière-pensées et la pente instinctive de nos associations d’idées, le rêve est souvent un instructif coup de sonde dans les couches inconnues qui supportent notre personnalité ordinaire. Cela donne lieu quelquefois à de bien tristes découvertes, mais quelquefois aussi c’est la plus excellente partie de nous-même qui se révèle ainsi.
En résumé, Léopold exprime certainement dans son noyau central (abstraction faite de toutes les fioritures dont l’autosuggestion l’a surchargé au cours des séances spirites) un côté très honorable et attachant du caractère de Mlle Smith et, en le prenant comme « guide », elle ne fait que suivre des inspirations qui sont probablement d’entre les meilleures de sa nature.

[1]. Qui était alors le XVIIIème siècle… [Note de Harald Langstrøm]
[2]. C’est surtout lors de ses apparitions en plein air que Léopold a l’aspect d’un individu ordinaire dans le milieu ambiant. Dans la maison, il fait habituellement partie de quelque vision plus étendue qui se substitue à la chambre où se trouve Hélène, en sorte qu’on ne peut pas dire qu’elle voie Léopold se détacher sur les meubles ou la paroi comme une personne réelle.
[3]. Voici deux exemples de ces dictées typtologiques adressées par V. Hugo à Mlle Smith et conservées dans les procès-verbaux du groupe N. :
9 décembre 1892. — L’amour, divine essence, insondable mystère.
Ne le repousse point, c’est le ciel sur la terre.
19 février 1893. — L’amour, la charité, seront ta vie entière ;
Jouis et fais jouir, mais n’en sois jamais fière.
[4]. Voir Lehmann, Aberglaube und Zauberei, übers, v. Petersen, Stuttgart, 1898, p. 217.
[5]. W. James, « Thought Tends to Personal Form », Principles of Psychology, New York, 1890, t. I, p. 225 sq.
[6]. « Genèse de quelques prétendus messages spirites », Revue philosophique, t. XLVlI, p. 144 (février 1899).
[7]. Suivant les souvenirs vacillants de divers témoins, Léopold se serait déjà manifesté une première fois, peu de jours avant la date ci-dessus, dans une séance d’Hélène tenue avec quelques personnes du groupe N., mais en dehors des réunions régulières de ce groupe, et sans procès-verbal.
[8]. Alexandre Dumas, Mémoires d’un médecin. Joseph Balsamo, chap. XV.
[9]. Loc. cit. Introduction, chap. III.
[10]. Cette affirmation même est évidemment le résultat d’une suggestion extérieure ; voyez p. 89, le procès-verbal de la séance du 26 août 1892. Quand on sait comment se font les questions et les réponses aux séances spirites, il ne saurait y avoir de doute que ce sont les assistants eux-mêmes qui, pour s’expliquer le caractère dominateur et jaloux de ce nouvel esprit, lui ont demandé s’il aurait peut-être déjà connu Hélène dans quelque existence antérieure. Comme de juste, Léopold s’est hâté de souscrire à une supposition qui fournissait de son caractère essentiel (découlant de ses origines psychologiques réelles) une si excellente légitimation, et si conforme aux idées spirites ambiantes.
[11]. Dr Azam, Hypnotisme, double conscience, etc., Paris, 1887.
[12]. Il est à peine besoin de dire que Mlle Smith n’est point de cet avis, les dictées de la table, comme tous ses autres automatismes, lui paraissant toujours être quelque chose d’inattendu, d’étranger et souvent de contraire à sa pensée consciente.
[13]. Voir l’intéressante auto-observation de M. Hill Tout (« Some Psychical Phenomena Bearing upon the Question of Spirit-Controls », Proceed. S.P.R., vol. XI, p. 309), qui continuait à avoir conscience de lui et à s’observer pendant ses incarnations. De même qu’il se sentait devenir son propre père défunt tout en restant encore lui, de même Mlle Smith se sent devenir Léopold sans cesser d’être elle-même. M. Hill Tout a bien mis en lumière l’objection que de tels faits suscitent contre l’interprétation spirite ; on verra d’autre part plus loin l’appui qu’ils semblent prêter en certains cas à la doctrine des « antériorités ».
[14]. On a souvent relevé le rôle du rêve ordinaire comme intermédiaire entre des somnambulismes d’abord suivis d’oubli et l’apparition de leurs souvenirs dans l’état de veille des jours suivants. Voyez par exemple Janet, Névroses et Idées Fixes, op. cit., I, p. 184 sq.
[15]. Comme on le verra bientôt, cet attachement d’Élise Müller à l’égard de son propre avatar — ou réciproquement —, n’avait rien de platonique. Mais comme on dit, l’illusion fait vivre, et dans son âme candide, Théodore s’était aveuglé lui-même, ce qui lui permettait de poursuivre ses investigations en toute sérénité. [Note de Harald Langstrøm]
[16]. Voir à ce sujet les intéressantes observations d’une personne qui possède à un degré exceptionnel ces dons de symbolisation et d’externalisation visuelle, et que l’abondance peu commune de ses expériences supranormales ne paraît cependant pas avoir disposée très favorablement, tant s’en faut, à l’égard des explications spirites. Miss X. (A. Goodrich-Freer), Essays in Psychical Research, Londres, 1899, p. 123 sq. et passim.
[17]. Ce jugement pour le moins précipité du professeur Flournoy à l’égard du mentor d’Élise Müller revint-il à la mémoire de son auteur lorsque celui-ci apprit, huit ans plus tard, quels rapports autoérotiques entretenaient maître et disciple dans le cadre du même corps. Voir à ce sujet la page intitulée : Le mot de la fin. [Note de Harald Langstrøm]












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