Savant et Métaphysicien

 

 

  

 

 

 

 

 Flournoy - Metaphysique et Psychologie

 

 

 I. Le philosophe

 

 

A. Principe de Concomitance ou de Parallélisme

 

Tel est donc le double processus dont toute branche d’étude devient le siège lorsqu’elle entreprend de se détacher de la philosophie pour conquérir son autonomie : l’introduction de la science, essentiellement sous forme de la mesure, et l’expulsion de la métaphysique, sous forme d’une fin de non-recevoir carrément opposée à toutes les questions insolubles qui jusque-là faisaient souvent le plus grand attrait de cette étude.

Nulle part ces deux caractères ne se montrent mieux que dans la psychologie expérimentale contemporaine.

Ils s’y résument en quelque sorte dans le principe fondamental dont je vous ai entretenus il y a quelques jours ; le principe de Concomitance ou de Parallélisme psychophysique : Tout phénomène psychique a un concomitant physique déterminé. C’est-à-dire que l’ensemble d’événements intérieurs, pensées, sentiments, volitions, etc., qui constitue ce que nous appelons la vie de notre âme, notre vie psychique ou mentale, est accompagné d’une série parallèle de modifications dans notre organisme corporel et particulièrement dans notre système nerveux ; de sorte que chaque terme de la série psychique a pour pendant un terme défini de la série physiologique ; à chaque état de conscience correspond un état moléculaire spécial de notre cerveau, un groupe déterminé de phénomènes physico-chimiques s’effectuant dans les cellules ou les fibres de notre substance cérébrale.

Or l’affirmation d’un tel parallélisme entre deux choses aussi différentes que la vie de l’âme et la vie du corps, entraîne une double conséquence D’une part, la possibilité d’appliquer aux phénomènes de conscience, par l’intermédiaire des phénomènes corporels correspondants, des méthodes d’observation et d’expérimentation qui en fourniront une connaissance beaucoup plus étendue et plus complète qu’on ne pourrait l’obtenir par le sens intime tout seul, et qui permettront de les soumettre indirectement à la mensuration ; — ce qui ouvre la porte à une investigation vraiment scientifique des faits psychologiques. D’autre part, l’impossibilité de réduire l’un à l’autre ces deux ordres de phénomènes, ou d’établir entre eux une relation quelconque, outre celle de simultanéité, — ce qui ferme la porte à toutes les hypothèses imaginées pour expliquer l’union de l’âme et du corps, et oppose aux spéculations des philosophes sur ce sujet la barrière infranchissable d’un irréductible dualisme. »

(…)

J’ai essayé de vous montrer, par quelques exemples choisis dans le champ de la psychologie expérimentale, comment, grâce à l’union constante qui existe entre nos phénomènes de conscience et certaines modifications de nos organes, on est arrivé à divers résultats, encore très fragmentaires assurément, mais pleins de promesses pour l’avenir, sur la mesure intensive des sensations, la durée des actes psychiques, les oscillations de l’attention, et bien d’autres points que l’on n’aurait jamais crus susceptibles, au temps jadis, d’une détermination expérimentale exacte. Kant désespérait, il y a juste un siècle, que la psychologie réussît jamais à devenir une science proprement dite, faute de pouvoir revêtir la robe serrée des mathématiques. Nous avons fait du chemin depuis lors ; et s’il reste peu probable que les psychologues futurs parviennent à calculer d’avance les sentiments ou les décisions d’un individu donné, comme les astronomes prédisent les éclipses, on peut cependant espérer que leurs recherches arriveront à ne plus le céder beaucoup, en fait de certitude et de précision, à celles de la plupart des branches des sciences naturelles.

pp. 5-7

 

 

 

 

Naissance 3

 

 

 

 B. Axiome d’Hétérogénéité ou Principe de Dualisme

 

Il y a avantage, pour mieux mettre en relief ce corollaire si important du principe de parallélisme, à le formuler à part, comme une vérité indépendante, sous le nom d’Axiome d’Hétérogénéité ou Principe de Dualisme : Le corps et l’esprit, la conscience et le mouvement moléculaire cérébral, le fait psychique et le fait physique, tout en étant simultanés, sont hétérogènes, disparates, irréductibles, obstinément DEUX.

Cela est évident de soi, axiomatique. Tout événement physique, chimique, physiologique, ne consiste en dernier ressort pour la science que dans le déplacement plus ou moins rapide d’un certain nombre d’éléments matériels, dans un changement de leurs distances mutuelles ou de leur mode de groupement. Or qu’y a-t-il de commun, je vous le demande, quelle analogie apercevez-vous entre ce rapprochement ou cet écartement de masses matérielles dans l’espace, et le fait d’avoir un sentiment de joie, le souvenir d’un ami absent, la perception d’un bec de gaz, un désir, une volonté quelconque ? — Tout ce qu’on peut dire pour relier ces deux événements si absolument dissemblables, c’est qu’ils ont lieu en même temps au moment où dans un recoin déterminé de mon cerveau un certain nombre d’atomes de carbone, oxygène, phosphore, hydrogène, se séparent pour se grouper différemment ou se précipiter sur d’autres… à ce moment précis j’éprouve ce fait indéfinissable que j’appelle bonheur, souvenir, sensation de blancheur, etc. Cette simultanéité est justement ce qu’exprime le principe de concomitance ; mais sauf cela, il n’y a aucun élément commun, aucune ressemblance qualitative entre ces deux phénomènes, danse d’atomes d’un côté, sentiment ou idée de l’autre. Cela n’a pas de sens de vouloir les réduire à l’unité, ou les attacher ensemble par un lien de causalité. Il y a entre eux un abîme infranchissable pour notre pensée, un hiatus absolu. Tout ce que la science peut se proposer, c’est de découvrir les lois de leur parallélisme, c’est-à-dire de chercher quelle suite déterminée de mouvements moléculaires, quelle décomposition chimique, quel tourbillonnement d’atomes, répond dans le cerveau à un fait de conscience donné, sans qu’il lui soit possible de concevoir aucune connexion réelle, aucun rapport interne, entre ces deux choses disparates.

(…)

Ou encore, à supposer (cela n’a rien de contradictoire) que notre globe, les planètes, le soleil et tous les astres visibles soient simplement les éléments constitutifs de quelque gigantesque cerveau capable de penser, sentir, et vouloir comme le nôtre, — vous représentez-vous nos astronomes découvrant un jour au bout de leur lunette une douleur en train de se promener de la terre à la lune, ou assistant à la naissance d’un désir dans la constellation d’Hercule, à un enchaînement d’idées le long de la voie lactée ? — Vous souriez à de pareilles niaiseries ; car douleurs, désirs, idées, états psychiques de tout genre, ne sont point choses tombant sous l’observation externe et se constatant dans l’espace. Mais c’est justement là qu’est le mystère : pourquoi donc les mouvements moléculaires ou atomiques de mon cerveau s’accompagnent-ils de quelque chose d’un tout autre ordre, de faits de conscience ? Cette question reste sans réponse.

pp. 17-19

 

 

Naissance 1

 

 

 

II. Le moraliste

 

 

De la Liberté

 

Ce semble être une entreprise désespérée que de vouloir sauver la liberté en face d’un principe aussi précis que celui de concomitance ; et ce l’est en effet, si la psychologie expérimentale est l’expression de la vérité en soi. Car ici plus d’échappatoire. Rien ne sert de spéculer sur notre ignorance du nexus qui unit l’âme et le corps : quelle que puisse être la nature de ce lien, du moment qu’il y a concomitance régulière, la succession des états de conscience du berceau à la tombe est forcément aussi réglée, aussi nécessitée en chacun de ses termes, que la série correspondante des événements mécaniques.

Au surplus, sauvât-on la liberté de ce mauvais pas qu’on n’y gagnerait rien ; car ce n’est pas seulement le parallélisme psychophysique qui lui fait obstacle, c’est d’une façon beaucoup plus générale l’esprit de toutes nos sciences, l’idée même de la connaissance scientifique. Qu’est-ce en effet que connaître un événement, le comprendre, en faire un objet de science, sinon le rattacher à ses causes, c’est-à-dire assigner la série et l’ensemble d’événements antérieurs qui l’ont produit, qui l’ont rendu nécessaire ? Expliquer un fait, c’est toujours le ramener à d’autres où il était implicitement contenu, et en vertu desquels il ne pouvait pas ne pas être, ni être autrement. L’axiome constitutif de toute science est celui de Déterminisme absolu. La Science expire où commence la Liberté.

Il en résulte que lors même que les phénomènes psychiques ne seraient point liés à des phénomènes corporels, la psychologie n’en serait pas moins obligée de les considérer comme s’enchaînant avec une inéluctable nécessité, sans laisser aucune place à l’indétermination qui est un caractère de la liberté. Ainsi le veut notre faculté même de connaître, notre intelligence, source et fondement de la science.

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D’autre part cette liberté, cette qualité d’avoir pu être ou agir autrement, se trouve constituer la thèse sous-entendue dans toute appréciation morale de la conduite et de la volonté humaines. De là un singulier contraste entre notre façon instinctive de juger les choses de la vie pratique, et le point de vue qui domine les recherches scientifiques.

Là, dans les mille détails de l’existence quotidienne, nous traitons nos semblables et nous-mêmes comme des êtres libres et responsables de leurs manières d’agir. Les sentiments plus ou moins confus de coulpe ou de contentement intime dont s’accompagnent un grand nombre de nos actes, comme le blâme et l’approbation que nous ne ménageons pas (surtout le blâme) aux faits et gestes d’autrui, en un mot cette valeur sui generis, ce caractère de moralité ou d’immoralité que toute volition humaine semble posséder à quelque degré, impliquent notre foi native à la spontanéité de l’homme. Nous le regardons comme le maître et l’auteur propre de ses décisions dans la même mesure où nous estimons qu’elles lui sont imputables. L’homme est responsable ; cet axiome, supposé dans tous nos rapports avec notre prochain, revient à dire qu’il n’est pas à chaque instant de sa vie la résultante fatale de ce qui a précédé, un simple polichinelle dont la série des événements antérieurs tire la ficelle. En un mot qu’il est libre.

pp. 63-65

 

 

Naissance 4

 

 

 

III. Le métaphysicien

 

 

 

Les deux métaphysiques

 

Ces deux alternatives sont également des hypothèses métaphysiques, en ce sens qu’aucune expérience cruciale ne saurait établir sans conteste la légitimité de l’une à l’exclusion de l’autre. De plus, elles ne laissent place à aucun intermédiaire, et on peut dire qu’il n’y a, au bout du compte, pour nous humains, que ces deux métaphysiques-là de possible. Nous sommes en effet irrémédiablement condamnés à l’anthropomorphisme par notre incapacité de sortir de nous-mêmes ; et, réduits à concevoir ou deviner l’Absolu sur le modèle et comme au travers d’un des éléments de notre nature, nous n’avons que le choix entre nos deux facultés fondamentales, la Raison logique, et la Conscience morale.

La première demande le nécessaire, l’identique, l’unité. Son rêve serait d’aboutir à quelque immense syllogisme, dont la conclusion fût l’Univers, tout ce qui existe, tout ce qui arrive ; reste seulement à trouver les prémisses ! Alors la raison serait satisfaite. À défaut de cela, elle s’empare du peu de nécessité qu’elle rencontre, ou croit rencontrer, dans l’ordre contingent de la nature, et, le portant à l’extrême, l’élevant à une puissance infinie, l’érigeant en principe absolu, elle arrive inévitablement à une conception unitaire, monistique, déterministe, du grand Tout. On peut appeler cette métaphysique le NATURALISME, car la nature est bien son prototype, son idéal — la nature, cette puissance vague, aveugle, inconsciente, indifférente au bien comme au mal, au plaisir comme à la douleur, au laid comme au beau, et les produisant également au cours de sa fatale évolution.

Le Naturalisme se présente d’ailleurs sous une infinité de formes, mais le fond reste le même. Que ce soit la Substance de Spinoza, l’Idée de Hegel, la Volonté de Schopenhauer, l’Inconscient de Hartmann, la Matière de Büchner, la Force de Spencer ou l’Axiome éternel de M. Taine, — le principe premier est toujours conçu comme l’Un qui se développe avec nécessité ; sorte de grande masse de protoplasme métaphysique, poussant par-ci par-là des pseudopodes éphémères qui se font l’illusion de posséder une existence indépendante, une volonté, une individualité propres, alors qu’ils ne sont qu’un « produit », un mode de la force, un accident de la substance, un cas particulier de la loi universelle, une conclusion de syllogisme.

L’autre, de ces deux métaphysiques, s’abstient de toute connaissance de la réalité dernière ; elle ne croit pas que l’intelligence puisse trouver le secret de l’être, ni doive perdre son temps à faire entrer le principe de l’univers dans un mot ou une formule. Par ce renoncement à toute détermination intellectuelle de l’absolu, elle est agnostique ; mais si elle n’était que cela, elle ne serait pas une métaphysique, c’est-à-dire une opinion relative à l’essence des choses et au sens de la vie. Or elle en est une, et très arrêtée, car elle affirme précisément ce que le naturalisme nie directement ou rend impossible par ricochet, la réalité des valeurs éthiques — et elle lève les épaules à ce qu’il pose comme l’expression adéquate de la vérité, le déterminisme absolu. C’est que comprendre l’intéresse moins que sentir et vouloir. Arriver à l’intelligence de notre monde, apercevoir partout la chaîne sans fin de la nécessité, contempler le fonctionnement aveugle de la grande machine ou l’évolution inconsciente de l’animal universel, la touche peu ; mais légitimer l’interprétation morale de la vie, retrouver tout au fond et pour ainsi dire au cœur même de l’Être quelque chose qui réponde à ce qu’il y a en l’homme de plus personnel, de plus intime, ses sentiments moraux et ses aspirations vers l’idéal, voilà ce qu’elle veut. On pourrait appeler cette métaphysique-là le MORALISME, et mieux le moralisme agnostique, afin de bien indiquer que ce ne sont point des exigences de nos facultés cognitives qui lui font prononcer un jugement sur l’essence des choses, et d’empêcher par là toute confusion avec les philosophies intellectualistes, où la source et le principe de la conviction sont dans une prétendue nécessité de l’entendement.

Le Moralisme aussi nous offre d’innombrables variétés et nuances. J’ai cité la philosophie kantienne, qui en est une forme abstraite, rationnellement élaborée, savante. Mais pour mon compte je le préfère, et je l’accepte, sous la forme plus enfantine en apparence, plus profonde et plus vraie à mon sens, que nous rappellent les cloches de Pâques ou de Noël. C’est en effet la même idée qu’expriment aux deux bouts d’une longue échelle, d’une part le christianisme — non pas celui des théologiens, mais celui que les âmes simples et droites puisent dans les récits évangéliques — et d’autre part le fondateur du criticisme ; seulement ce dernier l’a dépouillée d’éléments affectifs qui lui sont plus essentiels et indispensables qu’il ne croyait. Cette idée, c’est celle d’une différence réelle entre le Bien et le Mal, de la valeur absolue, éternelle, du Bien, de la sainteté de la loi morale.

pp. 76-78

 

 

 

Naissance 2