Les mots du psychologue

 

 

 

 Theodore Flournoy couverture

 

 

 

CHAPITRE DIX

 

 

Apparences supranormales

 

 

[340] La médiumité de Mlle Smith fourmille de faits supranormaux en apparence, et la question qui se pose est de savoir jusqu’à quel point ils le sont en réalité[1].

Le titre de ce chapitre, je le déclare, ne sous-entend aucun parti pris. Le terme d’apparences n’y figure pas dans son acception tendancielle et défavorable de dehors trompeurs derrière lesquels il n’y a rien. Il est pris dans son sens franc et impartial, pour désigner simplement l’aspect extérieur et immédiat d’une chose sans rien préjuger sur sa nature réelle, et pour provoquer, par le fait même de cette neutralité, l’investigation destinée à démêler ce qu’il peut y avoir de vrai ou de faux, d’or pur ou de clinquant, sous l’éclat de la superficie. C’est précisément cette investigation — après laquelle seulement (en cas qu’elle aboutisse) il sera permis de dire si, et dans quelle mesure, les apparences du début étaient illusoires ou véridiques — qui constitue ma tâche présentement.

[341] Tâche assez malaisée. Car, s’il est toujours hasardeux de toucher à un sujet qui est la pomme de discorde des psychologues — et où l’on a été jusqu’à voir « l’Affaire Dreyfus de la Science[2] » —, l’entreprise se complique, dans le cas particulier, de la foi absolue de Mlle Smith et de son entourage au caractère supranormal de ces phénomènes ; état d’esprit infiniment respectable, mais qui n’est pas pour faciliter les recherches, toute velléité d’analyse et d’explication ordinaire y étant naturellement ressentie comme un soupçon injustifié, interprétée comme un indice de scepticisme irréductible.

 

 

Psycho 1

 

 

[342] Il va de soi que, pour s’occuper de supranormal, il faut admettre déjà théoriquement sa possibilité, ou, ce qui revient au même, ne pas croire à l’infaillibilité et à la perfection de la science actuelle. Si je considère a priori comme absolument impossible qu’un individu sache, beau longtemps avant l’arrivée de tout télégramme, l’accident qui vient de tuer son frère aux antipodes, ou qu’un autre puisse volontairement remuer un objet à distance sans ficelle et en dehors des lois connues de la mécanique et de la physiologie — il est clair que je lèverai les épaules à tout récit de télépathie, et ne ferai pas un pas pour assister à une séance d’Eusapia Palladino[i].

[i]. Note d’Harald Langstrøm. — Au cours de ses séances, Eusapia Palladino (1854-1918) faisait léviter les tables, projetait son esprit dans l’espace et le temps, rappelait les souvenirs des morts, matérialisait divers objets, etc. Elle fut au centre d’une violente polémique, ayant été prise, en 1894, en flagrant délit de fraude. Un certain nombre d’auteurs, dont Arthur Conan Doyle dans son History of Spiritualism (1926), pensent cependant qu’il y avait, dans ce qu’elle produisait, un fond de phénomènes authentiquement inexplicables. Théodore Flournoy lui consacre un chapitre entier de son livre : Esprits et Médiums, chaptre VIII, le cas d’Eusapia Palladino, pp. 404-438, Genève et Paris, 1911.

Excellent moyen d’élargir son horizon et de découvrir du nouveau que de rester assis dans sa science toute faite et sa chose jugée, bien convaincu d’emblée que l’univers finit au mur d’en face, et qu’il ne saurait rien y avoir au-delà de ce que la routine journalière nous a habitués à regarder comme les limites du Réel ! Cette philosophie d’autruche — illustrée jadis par ces grotesques érudits dont Galilée ne savait s’il devait rire ou pleurer, qui refusaient de mettre l’oeil à sa lunette de peur d’y voir des choses qui n’avaient aucun droit [343] officiel à l’existence[3] — est encore celle de beaucoup de cerveaux pétrifiés par la lecture intempestive des ouvrages de vulgarisation scientifique et la fréquentation inintelligente des universités, ces deux grands dangers intellectuels de notre époque. (On accuse bien aussi certains savants, d’ailleurs calés et cotés, d’avoir encore, dans les veines, du sang de leurs prédécesseurs du temps de Galilée ; mais je crois que c’est une exagération.)

Si, d’autre part, le doute philosophique vis-à-vis des prétendues impossibilités scientifiques dégénère en crédulité aveugle pour tout ce qui fait mine de les battre en brèche ; s’il suffit qu’une chose soit inouïe, renversante, contraire au sens commun et aux vérités reçues, pour être aussitôt admise, l’existence pratique, sans parler d’autres considérations, en devient intenable. L’occultiste convaincu ne devrait jamais laisser passer un craquement de meubles sans s’assurer que ce n’est pas l’appel désespéré de quelque arrière-grand-tante cherchant à lier conversation avec lui ; ni porter plainte à la police quand il trouve sa maison cambriolée en son absence, car comment savoir que ce ne sont pas des élémentals, coques, larves ou autres farceurs de l’au-delà, qui ont fait le coup ? Ce n’est que par d’heureuses inconséquences, et l’oubli continuel de la doctrine, qu’on peut continuer à vivre comme tout le monde dans un univers sans cesse exposé aux capricieuses incursions des Invisibles.

Ces tournures d’esprit contraires, la fatuité bouchée des uns et la superstition niaise des autres, inspirent à beaucoup de gens une égale répugnance. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on a éprouvé le besoin d’un juste milieu entre ces excès opposés ; voici, par exemple, quelques lignes qui n’ont rien perdu de leur actualité après deux siècles écoulés :

« Que penser de la magie et du sortilège [nous dirions maintenant de l’occultisme et du spiritisme] ? La théorie en est obscure [344], les principes vagues, incertains, et qui approchent du visionnaire ; mais il y a des faits embarrassants, affirmés par des hommes graves qui les ont vus, ou qui les ont appris de personnes qui leur ressemblent : les admettre tous, ou les nier tous, paraît un égal inconvénient, et j’ose dire qu’en cela, comme dans toutes les choses extraordinaires et qui sortent des communes règles, il y a un parti à trouver entre les âmes crédules et les esprits forts »[4].

C’est la voix même de la raison que nous fait entendre le sagace auteur des Caractères. Il convient toutefois d’ajouter — ce qu’il ne spécifie pas — que ce « parti à trouver » ne saurait consister en une théorie, une doctrine, un système arrêté et tout fait, du haut duquel, comme d’un tribunal arbitral, on jugerait en dernier ressort les cas « embarrassants » que la réalité met devant les pas du chercheur ; car ce système, si parfait qu’on le supposât, ne serait derechef qu’une infaillibilité de plus ajoutée à toutes celles qui encombrent déjà la route de la vérité. Le juste milieu rêvé par La Bruyère ne peut être qu’une méthode, toujours perfectible en ses applications et ne préjugeant en rien les résultats de l’investigation, au rebours des points de vue dogmatiques, également autoritaires et stériles, qui caractérisent les deux extrêmes néfastes « des âmes crédules et des esprits forts ».

Développer ici cette méthodologie des recherches psychiques, qui doit guider l’investigateur aux prises avec le supranormal apparent ou réel, m’éloignerait par trop de Mlle Smith. Mais j’en indiquerai brièvement l’essence et l’esprit général, dont on trouve un excellent résumé dans le passage suivant de Laplace[5] :

« Nous sommes si éloignés de connaître tous les agents de la nature et leurs divers modes d’action qu’il ne serait pas philosophique de nier les phénomènes uniquement parce qu’ils sont inexplicables dans l’état actuel de nos connaissances. Seulement, nous devons les examiner avec une attention d’autant plus scrupuleuse qu’il paraît plus difficile de les admettre. »

[345] Certes, eu écrivant ces mots, Laplace ne songeait guère à la télépathie, aux esprits ou aux mouvements d’objets sans contact, mais seulement au magnétisme animal, qui représentait le supranormal à son époque. Ce passage n’en reste pas moins la règle de conduite à suivre vis-à-vis de toutes les manifestations possibles de ce sujet protéiforme. On y distingue deux points inséparables et se complétant mutuellement comme les faces d’une médaille ; mais il convient, pour les mieux mettre en lumière, de les formuler isolément en deux propositions représentant les principes directeurs, les axiomes, de toute investigation du supranormal. L’un, que je nommerai Principe de Hamlet[6], peut se condenser en ces mots : Tout est possible[7]. L’autre, auquel il est juste de laisser le nom de Principe de Laplace, est susceptible de bien des expressions ; je l’énonce ainsi : Le poids des preuves doit être proportionné à l’étrangeté des faits.

Ces deux axiomes pratiques constituent la meilleure sauvegarde contre les aberrations en sens inverse redoutées de La Bruyère. L’oubli du Principe de Hamlet fait les esprits forts, pour qui les bornes de la nature ne sauraient excéder celles de leur système, les godiches pontifes de tous les temps et de toutes les sortes, depuis les adversaires burlesques de Galilée jusqu’au pauvre Auguste Comte, déclarant qu’on ne pourrait jamais connaître la constitution physique des astres, et à ses nobles émules des sociétés savantes, niant les aérolithes ou condamnant d’avance les chemins de fer. À son tour, l’ignorance du Principe de Laplace fait les âmes crédules, qui n’ont jamais réfléchi que, si tout est possible aux yeux du chercheur modeste, tout n’est cependant pas certain ni même égale[346]ment vraisemblable, et qu’il faudrait pourtant quelques preuves de plus pour supposer qu’un caillou, tombant sur le plancher dans une réunion occulte, y est arrivé en traversant les murs à la faveur d’une dématérialisation, que pour admettre qu’il y est venu dans la poche d’un loustic.

Grâce à ces axiomes, l’investigateur évitera le double écueil signalé, et s’avancera sans crainte dans le labyrinthe du supranormal, au-devant des monstres de l’occulte. Quelque fantastiques et abracadabrantes que soient les choses qui surgiront à sa vue ou dont on lui rebattra les oreilles, il ne sera jamais pris au dépourvu, mais, s’attendant à tout au nom du Principe de Hamlet, il ne s’étonnera de rien et dira simplement : « Soit, pourquoi pas ? Il faut voir. » — D’autre part, il ne se laissera pas jeter de la poudre aux yeux et ne se tiendra point pour satisfait à bon marché en matière d’évidence ; mais, solidement retranché derrière le Principe de Laplace, il se montrera d’autant plus exigeant en fait de preuves que les phénomènes ou les conclusions qu’on voudra lui faire accepter seront plus extraordinaires, et opposera un impitoyable non liquet à toute démonstration qui lui paraîtra suspecte ou boiteuse.

Une remarque toutefois s’impose ici. Je veux parler du rôle inévitable que joue le coefficient personnel de la tournure d’esprit et de caractère, dans l’application concrète du Principe de Laplace. Ce dernier est d’un vague et d’une élasticité déplorables, qui ouvrent la porte à toutes les divergences d’appréciation individuelle. Si l’on pouvait exprimer d’une façon précise et traduire en chiffres, d’une part, l’étrangeté d’un fait, qui le rend improbable ; d’autre part, le poids des preuves (abondance et valeur des témoignages, excellence des conditions d’observation, etc.), qui tend à le faire admettre ; et, enfin, la proportion exigible entre ces deux facteurs contraires pour que le second compense le premier et entraîne l’assentiment — ce serait parfait et tout le monde tomberait bientôt d’accord. Mal[347]heureusement on n’en aperçoit guère le moyen. Passe encore pour le poids des preuves ; on peut jusqu’à un certain point le soumettre à un jugement objectif et à une estimation impartiale, en suivant les règles et méthodes de la Logique au sens le plus large du terme[8]. Mais l’étrangeté des faits, ou, comme disait Laplace, la difficulté de les admettre ! Qui donc en est juge, ainsi que de leur compensation suffisante ou insuffisante par les preuves prétendues, et à quel étalon universel va-t-on mesurer cela ?

 

 

Psycho 2

 

 

[349] Il faut en prendre son parti : dans le supranormal, trop de facteurs internes et personnels — idiosyncrasies intellectuelles, tempérament esthétique, sentiments moraux et religieux, tendances métaphysiques, etc. — concourent à déterminer en qualité et en intensité le caractère d’étrangeté des faits en litige, pour qu’on puisse se flatter d’un verdict désintéressé, objectif et déjà quasi scientifique sur leur degré de probabilité ou d’invraisemblance. Ce n’est que lorsque, à force de cas semblables et de preuves accumulées dans le même sens, un accord tacite s’est enfin produit parmi tous ceux ayant étudié le sujet, que l’on peut dire le problème résolu, soit par la relégation des phénomènes prétendus supranormaux dans le domaine des illusions [350] percées à jour et des superstitions abandonnées, soit par la reconnaissance de lois ou de forces nouvelles dans la nature. Mais alors les phénomènes considérés jusque-là comme supranormaux ont cessé de l’être ; ils font partie de la science constituée, n’ont plus rien d’étrange et sont admis sans difficulté par tout le monde. Tant que ce stade n’est pas atteint, tant qu’un phénomène supranormal est encore discuté comme tel, il n’y a à son sujet que des opinions individuelles, des certitudes ou des probabilités subjectives, des verdicts où la réalité ne se reflète qu’étroitement soudée à la personnalité de leurs auteurs.

De là me semblent découler deux indications. C’est d’abord que ces derniers — les auteurs qui se mêlent d’émettre un avis sur les faits extraordinaires parvenus à leur connaissance — devraient toujours commencer par faire leur confession, afin que le lecteur fût mieux à même de distinguer les facteurs intimes qui ont pu influencer leur jugement. Il est vrai qu’on ne se connaît jamais bien soi-même, mais ce serait déjà quelque chose que de dire franchement ce qu’on a cru découvrir en soi de partis pris involontaires, d’inclinations obscures pour ou contre les hypothèses intéressées dans les phénomènes en question. C’est ce que j’essaierai de faire ici, en me restreignant, cela va sans dire, aux problèmes que soulève la médiumité de Mlle Smith et sans m’étendre au domaine des « psychical researches ». Je commencerai donc, en chacun des paragraphes suivants, par donner mon avis personnel et mon sentiment subjectif sur le point auquel ont trait les apparences supranormales d’Hélène.

Il me paraît, en second lieu, que la seule position raisonnable à prendre vis-à-vis du supranormal est celle, sinon d’une complète suspension de jugement qui n’est pas toujours psychologiquement possible, du moins d’un sage probabilisme, exempt de toute obstination dogmatique. Certes, les croyances arrêtées, les certitudes inébranlables, les actes de foi définitifs (ou sans cesse renouvelés, selon [351] les tempéraments), sur le dernier mot de la Réalité et le sens de la Vie, sont la condition subjective indispensable de toute conduite probablement morale, de toute existence humaine vraiment digne de ce nom, c’est-à-dire qui prétend être autre chose que la routine animale des instincts hérités et des esclavages sociaux ; mais ces convictions inébranlables seraient absolument déplacées sur le terrain objectif de la science, et par conséquent aussi sur celui des faits supranormaux, lesquels, quoique encore situés hors du domaine scientifique, aspirent justement à y être reçus. Les nécessités pratiques nous font un peu trop oublier que notre connaissance du monde phénoménal n’atteint jamais à la certitude absolue, tout en y visant, et que, dès qu’on dépasse les données brutes et immédiates des sens, les vérités de fait les mieux établies, comme les propositions les plus solidement réfutées, ne sortent pas d’une probabilité qui, pour énorme ou pour insignifiante qu’on la suppose, n’est jamais rigoureusement égale à l’infini ou à zéro. À plus forte raison, dans le supranormal, l’attitude intellectuelle que prescrit le bon sens consistera-t-elle à ne jamais nier ou affirmer absolument et irrévocablement, mais seulement provisoirement, et par hypothèse, pour ainsi dire. Même dans les cas où, après avoir tout examiné scrupuleusement, on croira avoir atteint enfin à la certitude, il restera bien entendu que ce mot n’est encore qu’une façon de parler, parce qu’en matière de faits on ne s’élève pas au-dessus de l’opinion probable et que la possibilité d’une erreur insoupçonnée, viciant la démonstration expérimentale la plus évidente en apparence, n’est jamais mathématiquement exclue.

Cette réserve est particulièrement indiquée lorsqu’il s’agit de phénomènes, comme ceux de Mlle Smith, laissant souvent beaucoup à désirer au point de vue des renseignements accessoires qui seraient nécessaires pour se prononcer catégoriquement sur leur compte. Aussi mon appréciation de ces phénomènes, loin de prétendre à un caractère [352] infaillible et défini, revendique-t-elle d’emblée le droit de se modifier sous l’influence des faits nouveaux qui viendraient à se produire ultérieurement.

 

 

 

Psycho 3

 

 

 

IV. Lucidité

 

3. Rétrocognitions.

 

 

[382] 2. Les rétrocognitions d’événements de famille qui agrémentent les séances de Mlle Smith ont généralement la saveur de l’inédit pour les assistants, par le fait qu’elles [383] concernent des incidents anciens et qui ne se trouvent imprimés nulle part, sauf dans la mémoire de quelques personnes âgées ou de certains amateurs d’anecdotes locales. Je n’hésite pas à voir dans ces histoires d’autrefois, jaillissant en visions et en dictées de la table au cours des hémisomnambulismes d’Hélène, des récits entendus dans son enfance et depuis longtemps oubliés de sa personnalité ordinaire, mais reparaissant à la faveur de l’autohypnotisation médiumique, laquelle ramène à la surface les couches profondes, d’où le simple jeu de l’association fait tout naturellement jaillir les souvenirs relatifs aux familles des personnes présentes à la séance. Rien de supranormal en tout cela, malgré la forme dramatique, l’art piquant et imprévu, les amusantes broderies, dont s’avise l’imagination subliminale, je veux dire Léopold, dans son rôle d’historiographe et de metteur en scène du passé.

Le jugement que je viens d’émettre est le résultat d’une induction fondée sur les rétrocognitions de Mlle Smith concernant ma propre famille. Qu’on me permette d’entrer dans quelques détails destinés à justifier mon opinion.

Je note d’abord que toutes ces rétrocognitions, dont m’honora Léopold, eurent lieu dans les six premières séances que j’eus avec Hélène, après quoi il n’y en eut plus jamais aucune au cours des cinq années écoulées depuis lors. Cela parle bien en faveur d’un groupe limité de souvenirs latents que mon introduction aux séances a déclenchés, d’une sorte de poche ou sac subliminal qui s’est vidé une fois pour toutes à l’occasion de ma présence.

En second lieu, ces connaissances ne concernent que des détails extérieurs, susceptibles de frapper l’attention de la galerie et d’être colportés de bouche en bouche. Comme les histoires de famille n’ont pas grand intérêt pour les lecteurs étrangers, je me bornerai à citer à titre d’exemple la vision qui m’avait étonné dans ma première rencontre avec Hélène (p. 27-28), et qui a déjà été publiée par M. Lemaître[9]. Je reproduis son récit en rétablissant les noms véritables :

« Le médium [Mlle Smith] aperçoit une longue traînée vaporeuse qui enveloppe M. Flournoy : « Une femme ! » s’écrie le mé[384]dium, et un moment après : « Deux femmes !… assez jolies, brunes… toutes deux sont en toilette d’épouse… cela vous concerne, monsieur Flournoy ! » (La table approuve par un coup frappé.) Elles restent immobiles, elles ont des fleurs blanches dans les cheveux et se ressemblent un peu ; leurs yeux comme leurs cheveux sont noirs ou en tout cas foncés. L’une, dans le coin, se présente sous deux aspects différents ; sous les deux formes elle est jeune et peut avoir vingt-cinq ans : D’une part, elle reste avec l’apparence déjà décrite (toilette d’épouse), et, d’autre part, elle se montre très lumineuse dans un grand espace[10], un peu plus mince de visage et entourée d’une quantité de jolis enfants, au milieu desquels elle paraît bien heureuse ; son bonheur se manifeste par l’expression, mais plutôt encore par l’entourage. Les deux femmes semblent prêtes à se marier. Le médium entend alors un nom qui lui échappe d’abord, puis qui lui revient peu à peu, quoique avec une certaine difficulté. Il dit : « An ! … An ! … Dan … Ran … Dandi … Dandiran ! » À laquelle des deux femmes se rapporte ce nom, demande M. Flournoy, à celle que vous voyez sous deux formes ou à l’autre ? — Réponse : À celle qui se présente sous deux formes. Le médium ne voit pas l’autre femme aussi nette, aussi dégagée que la première, mais distingue tout à coup à côté d’elle un homme grand, qui ne fait que passer. Et la table dicte : Je suis sa sœur, nous reviendrons ! Après quoi, la scène change, et nous passons à un autre sujet.

Cette vision roule tout entière sur le fait, d’ailleurs parfaitement exact, que ma mère et sa sœur se marièrent le même jour[11] ; qu’elles étaient brunes, assez jolies, et se ressemblaient ; que mon père était de haute stature ; que ma tante épousait M. Dandiran et mourut, jeune encore, sans enfants, etc. ; toutes choses qui ont forcément défrayé, en leur temps, les conversations des amis et aboutissants de ma famille, et devaient en somme être plus ou moins de notoriété publique dans une petite ville comme Genève. Or il en est de même de toutes les autres rétrocognitions de Mlle Smith à mon [385] égard ; leur contenu est toujours véridique, mais tel qu’il ne pouvait manquer d’être connu d’une foule de gens. Cela m’amène, on le comprend, à douter qu’il y ait à la base de ces révélations une faculté vraiment supranormale de rétrocognition ; car pourquoi une telle faculté s’en serait-elle tenue exclusivement à des connaissances parfaitement explicables par une transmission orale oubliée, au lieu de s’étendre aussi à des faits plus intimes et plus personnels réfractaires à ce mode de propagation, comme c’est le cas chez d’autres médiums[12] ?

Un troisième trait frappant, c’est que toutes les rétrocognitions d’Hélène me concernant sont relatives à la famille de ma mère, et se rapportent à deux périodes précises et assez courtes, dont la première est antérieure de plusieurs années à la naissance de Mlle Smith. Cette limitation quant au temps et aux personnes me parut significative. En effet, si ces connaissances d’un passé qui m’intéresse provenaient soit d’une cause supranormale (transmission télépathique de mes propres souvenirs, conscients ou latents, à Hélène ; communications de désincarnés, etc.), soit d’une cause normale actuelle (renseignements pris par Hélène pour alimenter ses séances, etc.), je ne vois pas pourquoi elles se concentreraient sur une région aussi restreinte au lieu de se répartir au hasard sur une beaucoup plus vaste étendue ; car, sans remonter au-delà de l’époque susdite, il n’y a pas moins de six champs bien distincts d’où la télépathie, les désincarnés, ou les racontars du public auraient pu fournir d’abondants matériaux à la médiumité d’Hélène pour les rétrocognitions à moi destinées, à savoir : mon passé personnel, celui de ma femme (qui a assisté à la plupart des séances de Mlle Smith), et ceux de nos quatre familles paternelles et maternelles. Or, je le répète, toutes les prétendues révélations d’Hélène portent uniquement sur la famille de ma mère, et pendant un temps très limité. Cela me semble indiquer clairement, d’abord (ce qui est superflu pour moi dans le cas donné), la parfaite bonne foi du médium, qui n’aurait eu aucune peine à récolter dans les six champs dont je viens de parler, pour me les resservir aux séances, mille renseignements du même ordre que le contenu de la vision relatée ci-dessus ; ensuite, que le choix exclusif de ce groupe très limité d’événements anciens, tous connus en leur temps d’un public assez étendu, doit avoir eu pour cause très naturelle et [386] normale quelques récits ou traditions de l’époque, parvenus jadis aux oreilles d’Hélène, puis sortis peu à peu de sa mémoire consciente.

Pour tirer si possible la chose au clair, je m’adressai au dernier représentant de cette génération de ma famille, M. le professeur Dandiran à Lausanne, et lui exposai le cas. Il ne se souvint pas d’emblée si mes grands-parents Claparède avaient eu affaire, près d’un demi-siècle auparavant, avec la famille Smith ; mais, le lendemain, je reçus de lui les lignes suivantes :

« … Tu m’as fait une question sur le nom de [Smith]. Est-ce un effet des préoccupations que provoquait ta visite ? Le fait est qu’il m’est arrivé tout à coup de me rappeler fort distinctement que ma mère et ma tante[13], celle-là surtout, s’intéressaient beaucoup à une jeune femme de ce nom, qu’elles avaient déjà connue et employée comme couturière ou modiste avant son mariage avec un Hongrois. Je vois encore ce dernier [suit son signalement, très reconnaissable], quand il attendait sa femme en entretien avec ma mère et ma tante. Ce que je crois, sans pouvoir toutefois l’affirmer avec certitude, c’est que ces dames, par intérêt pour la jeune femme, la firent connaître aux Claparède. Mais c’est bien dans la cour de la pension de P., où habitaient ma mère et ma tante, que je place dans mes souvenirs la figure de M. [Smith] … »

On devine que c’est par une raison de méthode que je ne m’étais point adressé en premier lieu à Mlle Smith elle-même ; mais je tiens à lui rendre cette justice que, lorsque je la questionnai à son tour, elle me donna le plus obligeamment du monde tous les renseignements que je désirais, en parfaite concordance avec les souvenirs de M. Dandiran. Sans entrer dans des détails fastidieux pour le lecteur, il me suffira de dire que toutes les rétrocognitions qui m’intriguaient tant se rapportent précisément à deux époques où Mlle Smith eut souvent à faire avec la famille de ma mère, époques séparées par un intervalle où ces relations se trouvèrent suspendues par le fait d’un séjour de plusieurs années que M. et Mme Smith firent à l’étranger. Hélène a pu — et selon ma conviction a certainement dû (bien qu’elle n’en ait plus le souvenir conscient) — connaître directement les faits de la seconde époque, où elle était âgée de cinq à six ans. Quant à ceux de la première, antérieurs de bien des années à sa naissance (tels que la double noce de ma mère et de sa soeur en 1853), il est évident que Mme Smith a eu maintes fois l’occasion de les raconter plus tard à sa fille, quoique ni l’une ni l’autre ne se le rappellent actuellement ; car de quoi une mère ne parle-t-elle pas à ses enfants pendant les longs tête-à-tête ou les promenades du jeune [387] âge, et comment croire que des détails de la nature de ceux que j’ai rapportés ne se soient jamais glissés dans les entretiens d’Hélène petite fille avec sa mère !

Ab uno disce omnes. Bien que je sois moins au courant des rétrocognitions de Mlle Smith concernant d’autres familles, tout contribue à me prouver qu’elles s’expliquent de la même façon. Dans celles dont j’ai eu connaissance, il s’agit toujours d’anecdotes piquantes ou d’épisodes plus ou moins frappants, qui, en vertu de leur nature même, n’ont pas manqué d’alimenter les conversations des amis et connaissances et ont facilement pu pénétrer de proche en proche jusque dans l’entourage immédiat d’Hélène. De plus, dans deux cas au moins, la preuve est faite qu’à une certaine époque la mère de Mlle Smith s’est trouvée en rapports directs et personnels avec les familles dont il s’agit, exactement comme ce fut le cas avec mes grands-parents, et cette circonstance suffit à rendre compte des connaissances, très étonnantes au premier abord, contenues dans les révélations de Léopold.

En résumé, la cryptomnésie toute pure me paraît fournir une explication suffisante et adéquate des rétrocognitions d’Hélène, portant sur des événements de famille aussi bien que sur des faits historiques. Et, pas plus dans ce domaine de la connaissance du passé que dans ceux des objets retrouvés ou des consultations médicales, je n’ai réussi jusqu’ici à découvrir chez elle le moindre indice sérieux de facultés supranormales quelconques.

 

 

 

 Psycho 4

 

 

 

CHAPITRE ONZE

 

Conclusion

 

 

[412] Ce volume me rappelle la montagne accouchant d’une souris. Sa longueur n’aurait d’excuse que s’il marquait un pas en avant sur le terrain physiologique, ou psychologique, ou dans la question du supranormal. Comme ce n’est pas le cas, il reste impardonnable, et je n’ai plus qu’à constater ses déficits sous ce triple rapport.

1. Au point de vue physiologique, on a vu que Mlle Smith, comme sans doute tous les médiums, présente pendant ses visions et somnambulismes une foule de troubles de la motilité et de la sensibilité, dont elle paraît tout à fait indemne dans son état normal. Mais ces petites observations ne suffisent point à résoudre le problème neurophathologique de lamédiumité, et la question reste ouverte de savoir si ce terme correspond à une catégorie spéciale de manifestations et à un syndrome distinct, ou s’il ne constitue qu’un heureux euphémisme pour diverses dénominations scientifiques déjà en usage.

Pour tenter de fixer les rapports de la médiumité avec les autres affections fonctionnelles du système nerveux, il faudrait d’abord posséder des lumières précises sur nombre de points importants encore enveloppés d’obscurité. Au sujet de quelques-uns d’entre eux, tels que les phénomènes de périodicité, d’influences météorologiques et [413] saisonnières, d’entraînement et de fatigue, etc., nous n’avons que des indices très vagues et incomplets[14]. Et nous ne savons à peu près rien d’autres questions encore plus essentielles, comme les relations d’équivalence et de substitution entre les diverses modalités de l’automatisme (visions nocturnes, états crépusculaires, trances complètes, etc.), l’effet des exercices spirites et spécialement des séances sur la nutrition ou la dénutrition (variations de la température, de l’urotoxicité, etc., qui permettraient de comparer les accès spontanés et provoqués de médiumité à ceux des grandes névroses), les phénomènes d’hérédité similaire ou transformée, etc. Souhaitons qu’un avenir prochain place quelques bons médiums et leurs observateurs dans des conditions pratiques favorables à l’élucidation de ces divers problèmes, et que l’on arrive un jour à trouver la vraie place de la médiumité dans les cadres nosologiques.

2. Au point de vue psychologique, le cas de Mlle Smith, quoique trop complexe pour se ramener à une formule unique, s’expliquegrosso modopar quelques principes reconnus, dont l’action successive ou concourante a engendré ses multiples phénomènes. C’est d’abord l’influence si souvent constatée des chocs émotifs et de certains traumatismes psychiques sur la dissociation mentale, d’où la naissance d’états hypnoïdes pouvant devenir le germe, soit de personnalités secondes plus ou moins caractérisées (on a vu que les premières manifestations de Léopold, dans l’enfance d’Hélène, sont attribuables à cette cause), soit de romans somnambuliques qui sont comme l’exagération des histoires et rêveries à demi inconscientes auxquelles s’adonnent déjà tant de gens (peut-être tout le monde) à l’état normal. C’est ensuite l’énorme suggestibilité et autosuggestibilité des médiums, qui les rend si sensibles à toutes les influences des réunions spirites, et favorise [414] l’essor de ces brillantes créations subliminales où se reflètent à la fois les idées doctrinales du milieu ambiant, et les tendances émotionnelles latentes du sujet lui-même ; on s’explique aisément de cette manière les développements de la personnalité de Léopold-Cagliostro à partir du moment où Mlle Smith commença ses séances, ainsi que le rêve martien, et les antériorités de la princesse hindoue et de la reine de France. C’est enfin la cryptomnésie, le réveil et la mise en œuvre de souvenirs oubliés, qui rend facilement compte des éléments véridiques contenus dans les grandes constructions précédentes et dans les incarnations ou visions égrenées de Mlle Smith au cours de ses séances.

Mais, à côté de cette explication générale, que de points de détail d’une part qui restent obscurs, comme l’origine précise du sanscrit d’Hélène et de beaucoup de ses rétrocognitions, faute de renseignements sur les mille incidents de sa vie quotidienne d’où ont pu provenir les données alimentant ses somnambulismes ! Et quelle difficulté d’autre part de se faire une juste idée d’ensemble de son cas, par suite de la grossièreté de nos notions actuelles sur la constitution et la formation de l’être humain, de notre ignorance presque totale de l’ontogénie psychologique !

Sans parler des incarnations éphémères d’Hélène (où j’ai montré qu’il n’y a aucune raison de voir autre chose que des pastiches dus à l’autosuggestion), les diverses personnalités beaucoup plus stables qui se manifestent dans sa vie hypnoïde — Léopold, Esenale et les acteurs du roman martien, Simandini, Marie-Antoinette, etc. — ne sont à mes yeux, comme je l’ai indiqué à mainte reprise, que des états psychologiques variés de Mlle Smith elle-même, des modifications allotropiques pour ainsi dire ou des phénomènes de polymorphisme de son individualité. Car aucune de ces personnalités somnambuliques ne tranche suffisamment avec sa personnalité ordinaire par les facultés intellectuelles, le caractère moral, la séparation des mémoires, pour justifier l’hypothèse d’une possession étrangère, qu’on a déjà tant de peine à défendre (y a-t-il même un seul cas où on y ait vraiment réussi ?) dans les plus fameux exemples d’automatisme ambulatoire et de double conscience, bien autrement accusés et frappants que celui de Mlle Smith.

Mais la théorie du polymorphisme psychique est encore bien imparfaite [415] et inadéquate à rendre les nuances embryologiques qui éclatent dans les produits subliminaux d’Hélène, la perspective rétrograde qu’ils ouvrent sur les différents étages ou moments de son évolution. On a vu que le cycle martien, avec sa langue inédite, trahit une origine éminemment puérile et le déploiement d’une aptitude linguistique héréditaire, peut-être ancestrale, enfouie sous le Moi ordinaire d’Hélène ; tandis que le roman hindou dénote un âge plus avancé, et que celui de Marie-Antoinette semble issu de couches encore plus récentes, contemporaines de la personnalité normale actuelle de Mlle Smith. Peut-être aurais-je dû mettre davantage en lumière le fait que Léopold, lui aussi, est une sorte de création archaïque, une excroissance de couches infantiles, comme cela ressort non seulement de sa précoce éclosion dans la vie de Mlle Smith, mais surtout de ses attaches intimes avec certaines sphères et fonctions organiques très profondes et de son caractère enfantin et naïf jusque dans ses ingéniosités dialectiques ; on y peut joindre sa manie de versifier, qui le domine souvent même dans sa prose apparente (voir par exemple fig. 8, p. 130, son certificat de santé composé de deux alexandrins bien évidents et rimant).

Ce fait, de la nature primitive et des âges différents des diverses élucubrations hypnoïdes de Mlle Smith, me paraît constituer le point psychologique le plus intéressant de sa médiumité. Il tend à montrer que les personnalités secondes sont probablement à leur origine, comme on en a parfois émis l’idée, des phénomènes de réversion de la personnalité ordinaire actuelle, des survivances ou des retours momentanés de phases inférieures, dépassées depuis plus ou moins longtemps et qui normalement auraient dû être absorbées dans le développement de l’individu au lieu de ressortir en d’étranges proliférations. De même que la tératologie illustre l’embryologie, qui l’explique, et que toutes deux concourent à éclairer l’anatomie, pareillement on peut espérer que l’étude des faits de médiumité contribuera à nous fournir un jour quelque vue juste et féconde sur la psychogenèse normale, qui en retour nous fera mieux comprendre l’apparition de ces phénomènes curieux, et la psychologie tout entière y gagnera une meilleure et plus exacte conception de la personnalité humaine.

3. Quant au supranormal, j’ai eu beau me mettre en quête de phénomènes réels de cet ordre dans la médiumité de Mlle Smith, je suis revenu bredouille. Je crois bien y avoir aperçu un peu de télékinésie et de télépathie, mais de loin seulement, et je ne mettrais point ma main au feu de ne pas avoir eu la berlue. En fait de lucidité et de [416] messages spirites, je n’y ai rencontré que de ces brillantes reconstitutions que l’imagination hypnoïde, aidée de la mémoire latente, excelle à fabriquer chez les médiums. Je ne m’en plains pas, car, pour le psychologue qui n’est pas féru de merveilleux, ces pastiches admirablement réussis sont aussi intéressants et instructifs, par les lueurs qu’ils jettent sur le fonctionnement intime de nos facultés, que les cas les plus stupéfiants de supranormal authentique, devant lesquels on en est encore réduit à rester bouche bée sans y rien comprendre.

Il va sans dire que Mlle Smith et son entourage voient les choses autrement que moi. À les entendre, il fallait bien mon hostilité de parti pris contre le médianimisme pour conclure comme je le fais ; car tout, ou peu s’en faut, serait supranormal chez Hélène, depuis les réminiscences de ses vies de Marie-Antoinette ou de Simandini (étant donné qu’elle est absolument sûre de n’avoir jamais rien lu ni entendu sur ce sujet) jusqu’au martien (qu’assurément elle n’a point composé elle-même) et aux incarnations de Cagliostro, de Mlle Vignier ou du curé de Chessenaz (qu’elle n’a pu connaître, puisqu’elle n’était point née !).

Il n’est pas jusqu’au jugement final que Mlle Smith porte sur cet ouvrage qui ne semble être, lui aussi, d’une origine et d’une autorité supranormales. En effet, bien qu’il exprime l’opinion approximative de sa personnalité ordinaire, c’est une voix extérieure inconnue, autre que celle de Léopold et venant de droite (tandis que Léopold lui parle d’habitude à gauche), qui a fait retentir ce jugement à ses oreilles au beau matin avant qu’elle se levât. Elle l’inscrivit aussitôt, fort heureusement car il lui fut impossible de se le rappeler dans le courant de la journée ni les jours suivants, encore que la voix le lui ait répété à son réveil plusieurs matins consécutifs. Je me fais un devoir, sur sa demande, de publier textuellement cette dictée automatique qui m’épargne la peine de formuler moi-même le verdict de Mlle Smith sur mon travail : « Elle prétend que, cherchant et m’emparant de tout ce qui peut être défectueux à la cause spirite, je dénature à plaisir, par une critique savante et voulue, les cas les plus intéressants de sa médiumnité et ses plus jolis phénomènes psychologiques. »

Avant de courber la tête sous cette condamnation, je demande à faire une distinction entre les cas, ou phénomènes, et leur interprétation. Je ne crois pas avoir « dénaturé » aucun des premiers, que je me suis au contraire appliqué à rendre avec toute l’exactitude possi[417]ble d’après les documents originaux, procès-verbaux de séances, notes prises sur le moment même, etc. Quant à leur interprétation, je reconnais l’accusation fondée en ce sens que, n’étant point adepte de la philosophie spirite, je n’ai pas de motif de témoigner à cette doctrine des égards spéciaux, extra-scientifiques, et n’éprouve aucune tentation de dissimuler ses défectuosités ni de faire en sa faveur des passe-droits à ses rivales lorsqu’il s’agit d’expliquer des faits donnés. Or on sait que les Esprits prennent facilement pour un scepticisme déplacé, et une injustice à leur endroit, ce qui n’est au fond que de l’impartialité ou une prudente réserve, et qu’ils regardent volontiers comme étant contre eux quiconque n’est pas d’emblée pour eux. Aussi ne suis-je point surpris qu’ils me voient d’un mauvais oeil ; d’autant qu’en attendant la preuve enfin irréfutable et scientifiquement valable de leurs interventions dans notre monde, je m’en tiens au principe méthodologique que j’ai plus d’une fois rappelé, mais qu’ils n’ont pas l’air d’apprécier beaucoup : c’est qu’en cas d’incertitude et d’obscurité, il est légitime et d’une saine raison de donner la préférence (au moins provisoirement, jusqu’à démonstration contraire) aux bonnes vieilles explications ordinaires et normales, qui ont fait leurs preuves, plutôt qu’aux hypothèses extraordinaires et supranormales, dont les belles apparences flattent assurément notre badauderie et nos penchants innés vers le merveilleux, mais ont un peu trop la fâcheuse habitude de se dissiper comme un mirage quand les circonstances permettent d’examiner les faits de plus près.

Et maintenant, admettons par hypothèse que je me sois abusé, que je n’aie pas su voir le supranormal qui me crevait les yeux, et que mon aveuglement seul m’ait empêché de reconnaître la présence réelle de Joseph Balsamo, de ma propre mère, de la princesse hindoue, etc. — ou tout au moins d’Esprits réels, désincarnés et indépendants —, dans les personnifications de Mlle Smith. C’est évidemment regrettable ; mais ça ne l’est en somme que pour moi, qui en aurai la courte honte le jour où la vérité éclatera. Car, pour ce qui est du progrès de nos connaissances, il a tout à redouter de la crédulité facile et du dogmatisme obstiné, mais il ne saurait être arrêté, ni sérieusement retardé, par les erreurs possibles commises de bonne foi en vertu d’une sévérité exagérée et d’une trop stricte observance des principes mêmes de toute investigation expéri[418]mentale ; bien au contraire, les obstacles et les difficultés que les exigences de la méthode amoncellent sur sa route lui ont toujours été un puissant stimulant à de nouveaux bonds en avant et à de plus durables conquêtes basées sur de meilleures démonstrations. Mieux vaut donc à mon avis — dans l’intérêt bien compris et pour l’avancement même de la science, en un domaine où la superstition est toujours prête à se donner carrière —, mieux vaut pécher par excès de prudence et de rigueur, au risque de se tromper peut-être parfois et de laisser momentanément échapper quelque fait intéressant, que de se relâcher dans les surveillances nécessaires et d’ouvrir la porte aux folles imaginations.

Quant à Mlle Hélène Smith, à supposer que j’aie méconnu en elle des phénomènes réellement supranormaux (que d’autres observateurs, dans ce cas, finiront bien par mettre en évidence), elle aura néanmoins plus fait pour la découverte du vrai, quel qu’il puisse être, en se soumettant avec désintéressement à mes libres critiques, que tant de beaux médiums inutiles, apeurés du grand jour, qui, dans leur vaine hâte de voir triompher la cause qui leur est chère, se dérobent aux investigations trop minutieuses et voudraient être crus sur parole. Ils oublient le mot célèbre et sans cesse confirmé de Bacon : La vérité est fille du temps, et non pas de l’autorité.

 

 

Psycho 5

 

 

 


[1]. Pour éviter toute perte de temps et tout désappointement au lecteur, je l’avertis que, s’il lui faut absolument des conclusions fermes et arrêtées au sujet du supranormal, il fera mieux de ne pas aller plus loin ; car je n’en aurai pas à lui offrir, et au bout de ce chapitre il se retrouvera Gros-Jean comme devant sur la télépathie, le spiritisme et autres problèmes connexes dont s’est engouée la curiosité contemporaine.

[2]. F. C. S. Schiller (dans sa critique des Studies in Psychical Research de F. Podmore), Mind N. S., vol. VIII, p. 101 (janvier 1899).

[3]. Voir entre autres la jolie page de Galilée dans sa lettre à Kepler du 19 août 1610 : Opere di Galileo, éd. de Florence, 1842-1856, t. VI, p. 118.

[4]. La Bruyère, Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, « De quelques usages ».

[5]. Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 2e éd., Paris, 1814, p. 110.

[6]. « Il y a plus de choses dans te ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve ta philosophie ! » (Hamlet, Acte I, scène V).

[7]. II va sans dire que ce principe ne prétend nullement à une vérité objective et ne signifie pas que tout soit possible en soi, dans la réalité des choses. Il exprime une disposition subjective, l’attitude mentale qui seule convient à des êtres faillibles, perdus dans un univers contingent dont les derniers ressorts leur échappent, et trop ignorants pour être en droit de nier a priori la possibilité de quoi que ce soit.

[8]. Stuart Mill définissait précisément la Logique (inductive et déductive) : « la science des opérations intellectuelles qui servent à l’estimation de la preuve ».

[9]. Aug LEMAITRE, loc. cit., p. 72-73. Il y a, dans le second alinéa de cette page 73, divers points qui ne sont plus exacts aujourd’hui que nous sommes mieux renséignés.

[10]. Dans la symbolique médianimique à laquelle Mlle Smith est accoutumée, les apparitions d’une personne dans un grand espace lumineux représentent son état actuel, désincarné, par opposition à ses états passés, terrestres, qui se révèlent dans d’autres visions moins éthérées et plus réalistes par le costume et autres détails concrets. Ici, la double apparition signifie que ma tante, qui, de son vivant, regretta toujours de n’avoir pas d’enfant, doit en être bien consolée et dédommagée dans son existence désincarnée actuelle !

[11]. Ma mère et ma tante étaient des demoiselles Claparède (sœurs du naturaliste E. Claparède, mort en 1871). Leur double noce eut lieu le 17 septembre 1853. M. Dandiran, veuf au bout de quelques années, se remaria et devint professeur à l’Université de Lausanne dont il est aujourd’hui le vénéré doyen d’âge. Nous avons toujours conservé d’affectueuses relations, et c’est grâce lui, comme on le verra tout à l’heure, que j’ai pu éclaircir avec certitude l’origine des rétrocognitions de Mlle Smith.

[12]. On sait, par exemple, qu’une forte proportion des révélations de Mme Piper à ses visiteurs concernent des détails qui ne sont connus que d’eux seuls et n’ont pu faire l’objet de conversations de tierces personnes. On ne saurait trop insister sur la différence entre les messages qui portent en quelque sorte l’empreinte évidente des informations extérieures et de la rumeur publique, et ceux dont la nature, rendant cette origine difficilement acceptable, parle au moins à première vue en faveur de la télépathie ou d’autres causes inconnues. Voyez entre autres F. Podmore, « Discussion of the Trance-Phenomena of Mrs. Piper », Proceed. S. P. R.., vol. XIV. p. 50.

[13]. Mlle Vignier, dont il sera encore question plus loin, sœur de la mère de M. Dandiran.

[14]. Je ne connais qu’un cas où Mlle Smith ait essayé de donner deux séances à vingt-quatre heures d’intervalle. Il s’agit d’un lundi, jour férié, où ayant eu le dimanche une fort belle et longue séance chez moi, elle fut invitée dans un milieu spirite qui lui est extrêmement sympathique et où elle présente toujours de très remarquables phénomènes ; or ce jour-là on n’obtint absolument rien ; Hélène ne réussit pas à quitter son état normal, et après plus d’une heure d’attente, la séance fut levée de dépit. On dirait que ses facultés médiumiques épuisées par la séance de la veille n’avaient pas encore eu le temps de se refaire. — En fait de périodicité, Mlle Smith a remarqué d’elle-même qu’il y a ordinairement une recrudescence et comme une bouffée d’automatismes spontanés trois ou quatre jours avant les époques cataméniales (où Léopold lui interdit tout exercice médiumique), surtout sous la forme de visions le matin au moment du réveil.