Les mots de la passion

 

 

 

 

Passion 2

 

 

 

Dans une vie antérieure, Théodore Flournoy fut le Rajah Sivrouka-nayaka, un potentat qui régna, dans les premières années du XVème siècle, sur la forteresse de Tchandraguiri, et eut pour onzième épouse la princesse arabe Simandini, qui devait devenir quatre siècles plus tard la reine de France Marie-Antoinette, puis encore un siècle plus tard, une obscure vendeuse de soieries dans les établissements Badan, à Genève. Dans leurs incarnations présentes, le prince Sivrouka nayaka était professeur de Psychologie à l’Université de Génève, marié et père de quatre enfants, tandis que la princesse Simandini s’était révélée être en possession de dons de médiumnité extraordinaires.

Et si, dans cette vie présente, le prince Sivrouka ne concevait pour son ancienne concubine qu’une affection plus paternelle que sensuelle, la voyante revivait, au cours de ses transes, les sentiments passionnels intenses qu’elle avait ressentis, en tant que concubine favorite, à l’égard de son noble époux. Mais cette passion n’était pas réciproque : le prince n’avait de son côté aucun moyen de partager les sentiments de son incarnation antérieure, en sorte que la passion de la princesse ne pouvait trouver à s’exprimer en dehors des séances données à Génève par la voyante Hélène Smith/Élise Müller.

Outre le fait qu’ils n’étaient pas payés de retour, figuraient au nombre des obstacles à l’expression des sentiments amoureux, des désirs sexuels de la malheureuse Élise : le carcan des convenances bourgeoises ; la présence de sa mère, qu’elle adorait mais qui se comportait à son égard comme un lugubre chaperon ; et aussi, — et surtout, les sentiments secrets de Léopold qui, tapi au cœur de son esprit, jouait avec application (car ce n’était qu’une apparence, ainsi que Théodore devait l’apprendre beaucoup plus tard) le rôle d’un père aussi possessif que puritain.

Il n’en reste pas moins que les aventures du « cycle hindou » constituèrent, pour Élise-Hélène, un alibi, et un compromis. Car le stratagème du déplacement produisit quelques effets spectaculaires, Théodore acceptant, dans le cadre des séances et « dans l’intérêt de la science », de jouer, lorsque la princesse arabe revivait les épisodes les plus marquants de sa tragique existence, le rôle de son époux légitime. Ces effets cependant demeurèrent strictement bridés par les impératifs de la décence, et aussi parce qu’il ne pouvaient être manifestés en tant que tels à Théodore, c’est-à-dire en tant que fantasmes amoureux, rêveries érotiques, élans passionnels de la médium genevoise. C’est pourquoi la vie conjugale revécue de la princesse Simandini n’offre jamais le spectacle de l’amour exultant, de l’exaltation des sens, sa tonalité sentimentale dominante étant l’angoisse de la mort, la peur de l’inconnu.

 

 

Theodore Flournoy couverture

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

Le cycle hindou

 

 

V. Sur les origines du rêve hindou

 

 

Ce paragraphe n’a aucun sens si l’on tient vraiment le cycle oriental pour la réapparition, dans les états somnambuliques de Mlle Smith, de souvenirs datant d’une existence antérieure où elle aurait été princesse asiatique, moi même naïk de Tchandraguiri, M. le professeur Seippel un esclave arabe, etc. Je me bornerais, dans ce cas, à déplorer que le hasard qui nous réunit de nouveau tous, après cinq siècles de séparation, ne nous ait pas laissés au milieu des splendeurs tropicales au lieu de nous transporter [319] sur les bords du Rhône et là précisément où le brouillard est le plus épais en hiver. C’est une dure punition de nos méfaits passés.

Mais quand on pousse le scepticisme jusqu’à ne voir dans tout le rêve hindou qu’un produit fantaisiste élaboré sur quelques informations éparses, ainsi que je l’ai fait dans les paragraphes précédents, on en est également puni, par les problèmes obscurs qui se posent au sujet des origines de ce rêve. Je veux dire qu’on ne voit pas pourquoi l’imagination hypnoïde de Mlle Smith s’est livrée à de telles incartades et a distribué, comme elle l’a fait, les rôles de cette pièce à tiroir. Passe encore pour son propre personnage ; on comprend qu’une nature portée aux rêveries subconscientes et telle que je l’ai décrite dans les premiers chapitres de ce livre, ait trouvé du plaisir à la fiction des destinées tragiques de Simandini, de même qu’elle s’est sentie spécialement attirée vers la carrière de Marie-Antoinette. Mais M. Seippel, puisque je l’ai cité tout à l’heure, ne tient aucunement de l’arabe et encore bien moins de l’esclave, pas plus dans l’aspect extérieur que dans le caractère ; et quant à moi — disons ici M. F., si l’on veut bien me permettre cette substitution d’une initiale anodine au « moi » toujours haïssable —, quant à M. F., on se plaît généralement à lui reconnaître, sous quelque sauvagerie, une certaine aménité de mœurs qui ne semblait guère le prédestiner au rôle énergique et farouche d’un despote oriental violent, lunatique, capricieux et jaloux.

 

 

Passion 6

 

 

Sur les origines psychologiques du rêve hindou — considéré non plus dans son décor oriental, mais dans sa note essentielle qui est la relation émotive de Simandini à Sivrouka (antériorité prétendue de M. F.) —, on peut faire deux hypothèses entre lesquelles il est difficile de choisir.

1. Au point de vue de la psychopathologie, je serais tenté de faire rentrer tout ce roman somnambulique dans ce que Freud appelle les « Abwehrpsychosen[1]», résultant d’une sorte d’autoto[320]mie qui débarrasse le Moi normal d’une idée affective incompatible avec lui ; laquelle idée prend sa revanche en occasionnant des perturbations très diverses suivant les sujets, depuis les désordres d’innervation venant troubler la vie quotidienne (hystérie par conversion somatique du coefficient affectif de l’idée repoussée) jusqu’aux cas où le Moi n’échappe à l’intolérable contradiction entre la réalité donnée et l’idée qui l’obsède qu’en se plongeant tout entier dans cette dernière (confusion mentale hallucinatoire, délires, etc.). Entre ces dénouements variés se trouverait celui où l’idée exclue de la conscience devient le germe de développements hypnoïdes, le point de départ d’une seconde conscience ignorée de la personnalité ordinaire, le centre d’une vie somnambulique où se réfugient et peuvent se donner carrière les tendances que le Moi normal a refoulées loin de lui. Cette solution est peut être la plus heureuse au point de vue pratique et social, puisqu’elle laisse l’individu dans un état de parfait équilibre et indemne de troubles nerveux, en dehors des moments très limités où le processus sous-jacent éclate en accès somnambulique[2].

Tel serait le cas du rêve hindou et l’origine de l’attribution du rôle de Sivrouka à M. F. [Monsieur Flournoy] Rien, assurément, dans la manière d’être habituelle et la vie normale de Mlle Smith, ne laisse soupçonner qu’elle ait jamais consciemment éprouvé pour ce dernier des sentiments absurdes et que le bon sens eût d’avance condamnés ; mais divers indices de sa vie subliminale, indépendamment du cycle hindou lui même (certains songes[3], etc.), ont semblé parfois trahir un conflit latent, dont le Moi sain et raisonnable se serait précisément affranchi par la relégation, hors de la personnalité ordinaire, de l’idée affective inadmissible dans les conditions données de la réalité. De là, chez un tempérament accoutumé aux dédoublements médiumiques et imbu des doctrines spirites, la naissance et le développement, au dessous du niveau de la conscience normale, de ce roman d’une existence antérieure, où les tendances émotionnelles incompatibles avec la vie présente ont trouvé à la fois une sorte de justification théorique et un libre champ d’expansion.

2. On peut aussi supposer, et je préfère admettre, que les sentiments de Simandini pour son rajah fictif, loin d’être le reflet et la transposition somnambulique d’une impression vraiment éprouvée par Mlle Smith à l’égard de quelqu’un de réel et de déterminé, ne sont qu’une création fantaisiste — comme la passion dont les imaginations juvéniles s’enflamment parfois pour un type idéal et abstrait en attendant d’en rencontrer une réalisation concrète plus ou moins approchée — et que l’assimilation de Sivrouka à M. F. n’est qu’une coïncidence, due au simple hasard que Mlle Smith a fait la connaissance personnelle de M. F. dans le temps où le rêve hindou venait de débuter. De même qu’Alexis Mirbel s’est trouvé revêtir une fonction importante dans le cycle martien uniquement par suite d’une rencontre fortuite (comme j’ai essayé de le montrer, p. 140-141), de même M. F. aurait pris la place d’honneur dans le roman oriental parce qu’il n’y avait que lui qui fût disponible à ce moment-là, tous les autres habitués des séances de cette époque ayant déjà leurs antériorités fixées depuis longtemps.

Deux points appuient cette supposition d’une confusion contingente et superficielle entre M. F. et Sivrouka. D’abord le rêve hindou a nettement commencé, par une vision caractéristique où apparaît Simandini, près de deux mois avant l’admission de M. F. aux séances (voir p. 35 et 235) ; à moins donc de supposer que la subconscience de Mlle Smith prévoyait déjà alors l’arrivée plus ou moins probable de ce nouveau spectateur, et lui réservait d’avance un rôle capital dans le roman d’antériorité qu’elle était en train d’élaborer (ce qui n’est pas tout à fait impossible, il est vrai), il ne semble guère que M. F. ait pu être pour quelque chose dans la création du personnage onirique de Sivrouka. En second lieu, c’est seulement dans ses somnambulismes légers et ses états mixtes ou crépusculaires qu’il arrive à Mlle Smith de prendre M. F. pour le prince hindou et de s’asseoir à ses pieds dans des attitudes de tendresse et d’abandon (sans d’ailleurs jamais sortir des bornes de la plus parfaite convenance) ; cela n’a plus lieu dès que le somnambulisme devient profond et la trance hindoue complète ; M. F. cesse alors d’exister pour elle aussi bien que les autres assistants, et elle n’a plus affaire qu’à un Sivrouka absolument hallucinatoire. — C’est l’occasion de dire qu’Hélène n’a jamais présenté aucun phénomène rappelant, même de loin, certains cas[4] où l’on a vu l’hypnose réveiller des tendances grossières et plus ou moins bestiales dont les sujets eussent rougi à l’état de veille. Rien de pareil chez Mlle Smith. Le somnambulisme ne porte aucune atteinte à l’élévation de son sens moral ; même dans ses trances les plus profondes, ou lorsqu’elle « incarne » des personnages très différents de son caractère ordinaire, elle ne se départ jamais de la réelle dignité qui est un trait de sa personnalité normale.

En résumé, l’hypothèse d’une identification purement accidentelle, d’une sorte d’association par simple contiguïté entre le prince hindou et M. F., me paraît au total plus naturelle. Elle dégage en outre ce dernier de toute responsabilité (bien involontaire, d’ailleurs) dans les sentiments si profonds, si désintéressés et si dignes d’une moins tragique destinée que le personnage imaginaire de Sivrouka-Nayaka inspire à la pauvre princesse.

pp. 318-322

Langles 10

AURENG-ZEIB recevant la TÊTE de son frère DÂRÂ-CHÉKOUH
Langlès, op. cit. p. 440

 

 

1. Épithalame

 

 

 Flournoy - Nouvelles Observations

 

 

[195] — Les seuls incidents encore inédits, qui me paraissent avoir quelque importance, sont les trois suivants, dont le premier, déjà ancien, n’avait pas trouvé place dans Des Indes, tant à cause de sa longueur que parce qu’il ne renfermait point de textes sanscrits et n’ajoutait aucun trait nouveau aux données des séances ; je le publie ici comme une peinture, qui ne manque pas d’intérêt, du changement de patrie de la princesse arabo-hindoue.  1. Il s’agit d’une vision éveillée, que Mlle Smith eut en plein air, pendant un petit séjour d’été à la montagne où elle avait été invitée par une dame spirite de ses amies. Elle conserva de sa vision un souvenir assez net pour en rédiger ensuite le récit suivant, qu’à son retour à Genève elle remit à M. Lemaître. Afin de faciliter au lecteur l’intelligence de cette série de tableaux, sans rien changer au texte même d’Hélène j’y introduis entre crochets quelques indications relatives au sens des diverses scènes, tel qu’il résulte avec évidence de leur comparaison avec tous les autres automatismes orientaux de Mlle Smith.

« 16 juillet 1897. — Je suis sur le Salève. Etendue sur l’herbe, je con[196]temple le superbe panorama qui m’environne. J’aspire à pleins poumons cet air pur et si léger ; il me semble que mon esprit, reposé des tracas de la ville, revit d’une autre vie. Le ciel est pur, d’un bleu superbe, et mes yeux ont peine à s’en détacher. Je veux abaisser mes regards vers la terre, mais je ne le puis, mes paupières refusant tout mouvement. Je vois alors, dans cette immensité du ciel, se dérouler plusieurs tableaux superbes et surtout pleins de vie.

« [1. En Arabie.] — Dans le premier tableau, je vois un désert. Quelques arbres, quelques buissons réunis, abritent de leur ombre un chameau. Il doit y avoir un peu d’eau à cet endroit, car la tête baissée, immobile, du chameau donne tout à fait à supposer qu’il doit boire. Je vois quelque chose qui remue derrière ces buissons, et qui finalement se montre, et cette chose n’est autre qu’un homme [le cheik, père de Simandini] déjà âgé et tout habillé de blanc. Il porte le costume arabe. Il monte sur le chameau qui se met en marche, et arrive quelques instants après dans un campement, — que je n’avais pas observé jusqu’alors, — où s’agitent une trentaine d’hommes au moins, tous au teint basané et vêtus de blanc également. Il y a là une dizaine de tentes, et passablement de chameaux. L’homme âgé, dont je distingue maintenant très bien les traits, s’arrête devant une tente un peu isolée des autres [tente du cheik] ; sa monture se baisse pour lui donner, je pense, la facilité de descendre, et une fois cette opération terminée l’Arabe entre dans la tente où repose, étendue sur des coussins, une jeune personne [Simandini] vêtue d’une robe bleu foncé. Son costume est très simple ; il se compose d’une jupe très courte, arrivant à vingt centimètres environ au-dessus de la cheville. Le corsage, passablement ouvert et dépourvu de manches, est très ample et, si je ne me trompe, doit faire corps avec la jupe quoique légèrement serré à la taille. Les cheveux ondulés et noirs sont retenus près de la nuque par un agrément d’or garni de pierreries ; ses bras, dans le haut, ainsi que ses chevilles, sont garnis d’anneaux d’or. L’Arabe s’assied près d’elle et lui parle, mais je ne puis saisir les paroles, car la voix, très voilée, m’arrive indistinctement. La jeune fille se lève alors, rassemble divers objets placés près d’elle et sort de la tente.

« [2. Départ pour le port d’embarquement.] — Il s’est fait un grand mouvement parmi tout ce monde. Je vois qu’une partie des tentes a été enlevée, roulée et chargée sur les chameaux ; toutes ces choses se firent en un clin d’œil, et en moins de temps que je ne mets à l’écrire le campement avait disparu. La jeune fille, tenant dans ses bras un petit singe [Mitidja], s’assied sur un des chameaux baissés. Elle s’est enveloppée d’un grand carré d’étoffe qui la cache entièrement. Plusieurs des nommes montés comme elle l’entourent ; d’autres suivent à pied, et la caravane se met en marche. Pendant quelques minutes je la perdis de vue, mais lorsque de nouveau je la revis, la scène avait changé… : tout ce monde était au bord d’une grande étendue d’eau, dont je ne voyais ni le commencement ni la fin. Sur une colline, dont la pente était très légère, se dessinait une petite ville dont toutes les maisons étaient blanches et basses. Nos personnages examinaient avec beaucoup d’attention une sorte de bateau-barque, n’ayant aucune ressemblance avec ceux qui sillonnent notre lac. Formant tout à fait l’arc et peint en jaune, il semblait un immense croissant s’enfonçant dans l’eau.

« [3. En mer.] — Cette scène insensiblement s’effaça, puis de nouveau je la revis. La majorité des personnages avait disparu. Sur le bateau je pus distinguer quatre des personnages faisant partie de la caravane. Ils étaient assis, et ce groupe comprenait : la jeune femme [Simandini], le premier [197] Arabe entrevu au commencement de ce récit [son père, le cheik], et deux hommes plus jeunes et moins amplement vêtus que le premier [le fidèle esclave Adèl, et un autre indéterminé]. En face d’eux, assis également, est un personnage [Sivrouka] très brun de visage, avec d’abondants cheveux noirs bouclés, sur lesquels reposait un bonnet richement brodé. Son costume très différent de celui de ses compagnons était composé de pantalons rouges, mais ces derniers étaient si amples qu’on aurait dit un jupon. Sur une chemisette bouffante blanche et brodée d’or, était posée une petite casaque courte, rouge également et toute brodée de perles. Des manches très collantes à l’épaule, mais dérisoirement amples et ouvertes dans le bas, une ceinture noire brodée d’or, à laquelle pendait un étrange petit sabre recourbé, terminaient ce costume très original, mais ne manquant cependant pas de cachet. Il paraissait très absorbé, et j’ajouterai même triste. À l’arrière du bateau, des hommes noirs presque nus, bougeaient, remuaient et criaient à qui mieux mieux.

« [4. Arrivée aux Indes.] — De nouveau tout s’obscurcit pour moi, puis quelques minutes après, je revis de nouveau la barque entourée d’une quantité de petits bateaux plats, et tous montés par des hommes noirs et presque nus. Une ville était là, tout près, avec des maisons plutôt basses, quelques-unes peintes de couleurs vives et d’un style tout à fait oriental. Une, surtout, dominant les autres, attira mon attention. À une faible distance de la mer, dont elle n’était séparée que par des jardins magnifiques, on y aboutissait par une large allée entièrement recouverte de tapis ; de chaque côté se trouvait une lignée d’hommes noirs, qui devaient être des serviteurs à en juger par leur attitude. Chacun avait placé à terre, devant lui, un quelque chose, consistant en fruits superbes, broderies, tapis, breloques, etc., etc., on aurait dit un marché. La végétation de ce jardin était de toute beauté ; les fleurs y abondaient et de nombreuses fontaines de pierres rosées de différents tons venaient ajouter encore au goût parfait de ce paradis terrestre.

« [5. Réception nuptiale.] — Captivée par toutes ces merveilles, je ne vis pas descendre de la barque la jeune fille [Simandini], qui s’avançait maintenant suivie de ses compagnons, au milieu de l’allée. Les deux rangées de nègres s’inclinaient sur son passage, tous étaient à genoux, lui offrant ce qu’ils avaient déposé devant eux. Elle marchait lentement, gracieuse et légère, ne touchant à rien, mais souriant à tous. Elle arriva enfin au seuil de la maison. Le personnage aux cheveux noirs et bouclés [Sivrouka] vint lui prendre la main et la conduisit dans une salle aux décorations superbes. Ils y circulent seuls ; au fond de la salle se trouve un escalier de pierre blanche conduisant, je pense, à l’étage supérieur. Lui s’y engage le premier et, tenant la jeune fille par la main, la prie de le suivre. J’entends sa voix, il lui parle dans une langue étrangère avec beaucoup de douceur ; j’ai même répété les paroles entendues, mais malheureusement nous n’avions ni papier, ni crayon pour les inscrire, et quelques instants plus tard je ne m’en suis plus souvenue. Cette langue, cette voix, je l’ai déjà entendue, elle ne m’est point inconnue, et lorsque je vis la jeune fille lui résister, ne point vouloir le suivre, lorsque je la vis s’affaisser sur les premières marches en sanglotant, je fus saisie d’une tristesse profonde, avec laquelle je n’ai pu lutter tout le reste du jour.

« Depuis cet instant tout a disparu, et malgré mon ardent désir de voir encore, je n’ai plus rien pu distinguer. J’étais loin d’être endormie ; j’étais au contraire très éveillée, et si j’insiste sur ce point, c’est que je ne puis absolument pas placer cette vision dans le domaine des rêves ordinaires. — [198] J’avais près de moi, assise aussi sur l’herbe, une dame, comme moi en séjour à la montagne, et à qui je faisais part de toutes ces choses à mesure qu’elles se montraient à mes yeux. L’heure du départ étant arrivée, nous redescendîmes le plateau sur lequel nous venions de nous reposer et de passer un si agréable moment ; et, tout en nous acheminant, je faisais admirer à ma compagne le magnifique panorama qui nous entourait. Parlant avec volubilité et feu, je me suis exprimée, pendant dix ou quinze minutes, dans une langue étrangère, croyant parler en français. Ma compagne me laissait tout dire sans m’interrompre, voulant voir jusqu’où la chose irait. Grande a été ma surprise lorsqu’elle me l’avoua dans la suite, et plus grand encore mon étonnement à la pensée que je ne m’en suis nullement aperçue. Le reste de la journée n’a été noté par aucun nouvel incident. — La veille, en dormant, j’avais à ce qu’il paraît, et d’après ce que me raconte la compagne couchant dans la même chambre que moi, parlé tout haut la même langue que celle entendue sur la montagne. »

Ce défilé spontané de tableaux visuels, que brusquement interrompt l’entrée émotionnelle de   Simandini dans les appartements nuptiaux de son royal époux, nous révèle une fois de plus l’existence, sous le niveau ordinaire de la conscience d’Hélène, d’une palpitante histoire sans cesse prête à surgir dès que les circonstances le permettent. Dans le cas particulier, le milieu ambiant réalisait les conditions qui ont été souvent notées comme favorisant, chez certains sensitifs, l’éclosion d’intuitions automatiques : d’une part, un état momentané de plénitude de vie et de saine intoxication psychophysique touchant à l’extase, dû à  l’atmosphère enivrante des hauteurs et au merveilleux spectacle qui enveloppait Hélène seule avec sa compagne ; d’autre part, l’uniformité du ciel bleu, qui constitue un champ éminemment propice à la projection    des phénomènes entoptiques  et peut, chez les personnes spécialement douées, jouer le rôle de la sphère de  cristal pour l’extériorisation des images sous-jacentes. Quant à l’origine de ce roman subliminal dormant dans la mémoire latente d’Hélène, point n’est besoin de supposer qu’il ait été réellement vécu, dans une existence antérieure pas plus que dans celle-ci ; la facilité des imaginations ardentes à sympathiser et même à s’identifier    avec les héros d’un récit émouvant, lu ou entendu, explique suffisamment que Mlle Smith ait conservé, tout vibrant dans les profondeurs de sa sensibilité, le souvenir de la noble fille d’Arabie unie de force à un despote étranger, comme elle a gardé celui de la destinée tragique de Marie-Antoinette. Il n’est pas même nécessaire qu’elle ait jamais absorbé telle quelle l’histoire de Simandini, de son singe et de son rajah ; car la fantaisie s’entend comme l’on sait à retravailler, étendre, embellir et transposer dans des sphères nouvelles les thèmes qui l’ont une fois captivée. J’ai déjà [199] relevé le fait que, sous des broderies différentes, les deux antériorités supposées d’Hélène en princesse hindoue et en reine de France ont un canevas identique (Des Indes, p. 176), et nous verrons bientôt qu’il y a des raisons péremptoires de regarder le cycle oriental comme dû au mélange, à la fusion intime, d’affluents très divers dans les rêveries subconscientes et la vie somnambulique de Mlle Smith.

 

 

Passion 3

 

 

2. Le bûcher funéraire

 

 

Procès verbal rédigé par A. Lemaître (extrait).

 

 

[La séance du 10 mars 1895 a commencé à 8 h. Il est maintenant 9 h 15]

« Mademoiselle se lève. — Ira-t-elle vers M. Flournoy ? (Toujours le petit doigt) Oui. — Faut-il que M. Flournoy se mette sur le canapé ? Oui. M. Flournoy s’y assied. — Mademoiselle voit-elle le bûcher ? Oui. Elle marche à reculons vers la porte de la salle à manger. — Mademoiselle est-elle au bord d’un précipice ? Non. — Y a-t-il, comme l’autre jour, des hommes qui la poussent vers le bûcher ? Oui. — Est-ce que ce sont les messieurs ici présents ? Non. — M. Flournoy : Puis-je aller à sa rencontre pour la protéger ? Pas de réponse. — Y a-t-il un cadavre sur le bûcher ? Oui. — Est-il allumé ? Non. — Le sera-t-il bientôt ? Oui. — La veuve s’y jettera-t-elle ? Non. — L’y mettra-t-on de force ? Oui. Mademoiselle joint les mains. — Supplie-t-elle ? Oui. — Mourra-t-elle ? Oui. — Bientôt ? Oui. — Mademoiselle tombera-t-elle ? Oui. — Faut-il la laisser tomber ? Oui. — Tombera-t-elle en arrière ? Non. — En avant ? Oui. — M. Flournoy : Faut-il m’étendre sur le bûcher ? Pas de réponse. — Mon antériorité [l’incarnation antérieure de M. Flournoy] y est-elle ? Oui. Mademoiselle recule de nouveau et nous demandons pourquoi ? C’est parce qu’on s’empare d’elle. […]

Cité dans : Mireille Cifali, La fabrication du martien : Genèse d’une langue imaginaire,
Revue Langages, 23° année, n° 91, septembre 1988, Les Glossolalies, p. 42

 

 

Passion 5

 

 

Compte rendu de la même séance, édulcoré par « M. F. », dans Des Indes à la planète Mars, pp. 264-265 :

 

 

« 10 mars 1895. Après diverses visions éveillées se rapportant à d’autres sujets, Hélène entre en somnambulisme. Pendant vingt minutes elle reste assise les mains sur la table, par les coups frappés de laquelle Léopold nous informe qu’il se prépare une scène d’antériorité me concernant ; que j’ai été jadis un prince hindou, et que Mlle Smith, bien avant son existence de Marie-Antoinette, se trouvait être alors ma femme et a été brûlée sur mon tombeau ; que nous saurons ultérieurement, mais pas ce soir ni dans la prochaine séance, le nom de ce prince ainsi que l’endroit et la date de ces événements. Puis Hélène quitte la table et, dans une pantomime muette d’une heure, dont le sens assez clair est confirmé par Léopold au moyen du petit doigt[5], elle joue, jusqu’au bout cette fois, la scène palpitante du bûcher ébauchée dans la séance précédente.

« Elle avance lentement autour de la chambre, comme en résistant et entraînée malgré elle, tour à tour suppliante et se débattant [265] énergiquement contre les hommes fictifs qui la mènent à la mort. Tout à coup, se dressant sur la pointe des pieds, elle paraît monter sur le bûcher, cache avec effroi sa figure dans ses mains, recule de terreur, puis avance de nouveau comme poussée par derrière. Finalement elle s’abat brusquement de toute sa hauteur, et tombe à genoux devant un douillet fauteuil dans lequel elle enfonce son visage couvert de ses mains jointes. Elle sanglote violemment. Par le petit doigt, visible entre sa joue et le coussin du fauteuil, Léopold continue à répondre par des oui et non très nets à mes questions. C’est le moment où elle repasse son agonie dans les flammes du bûcher ; les sanglots cessent peu à peu, la respiration devient de plus en plus haletante et superficielle, puis soudain s’arrête en expiration et reste suspendue pendant quelques secondes qui semblent interminables. C’est la fin ! Le pouls est heureusement bon quoique un peu irrégulier ; pendant que je le tâte, le souffle se rétablit par une profonde inspiration. Après quelques retours de sanglots, elle se calme et se relève lentement pour s’asseoir sur le canapé voisin. Cette scène du dénouement fatal, dans le fauteuil, a duré huit minutes. Après des alternances de sommeil, catalepsie, etc., durant près d’une demi heure, elle, s’éveille, se rappelant avoir revu en rêve le cadavre de l’homme étendu sur un bûcher, et la femme que des hommes forçaient à y monter contre son gré. — Il n’y eut rien d’oriental dans les séances suivantes, et le rêve hindou ne reprit que quatre semaines après. »

 

 

Passion 7

 

 

3. Antériorités personnelles — souvenirs d’enfance

 

 

Flournoy - Nouvelles Observations

 

 

3. Voici un dernier incident, antérieur de plusieurs mois au pré­cédent, mais qui me permettra quelques réflexions finales sur le début probable du roman hindou et la façon dont il s’est formé. Le cas est à mes yeux un bel exemple des mélanges et confusions que le rêve peut faire entre des épisodes indépendants les uns des autres, au point d’en fabriquer une scène totale qui reste dans la mémoire comme le souvenir d’un événement réel.

10 septembre 1899 — Séance chez moi. Comme Hélène, après la tra[200]duction du texte 42 (v. p. 153), dort profondément sur un canapé, je place ma main sur son front et lui suggère de retrouver son plus ancien souvenir d’enfance, concernant Sivrouka et tous les personnages du cycle hindou. À plusieurs reprises déjà, dans d’autres séances, j’avais tenté de produire cet état d’ecmnésie ou de réversion de la personnalité à un âge très lointain, mais toujours vainement ; cette fois-ci cela paraît réussir. Immobile et les yeux fermés, d’une voix très douce et faible, Hélène décrit une vision qui se résume ainsi : Elle voit Adèl, qui lui montrait des gravures dans un cahier à couverture de soie bleue ; elle était toute petite fille, elle ne savait pas lire ; c’était dans une chambre donnant sur une longue rue. Impossible de lui faire retrouver le nom de cette rue ; elle porte la main gauche à son front, comme pour se remémorer, puis, après un assez long silence, reprend len­tement : « Je vois un homme à longue robe blanche ; il fume dans une longue pipe, couché sur des coussins. Je vois une petite fille avec une chemise blanche, sans souliers, assise à terre devant un monsieur couché. Elle joue sur un tapis très épais ; à côté d’elle est une peau, je crois que c’est une peau de lion. Elle joue avec une petite statuette qui n’a pas de robe ; un gros grelot d’argent est pendu à son cou. Un homme entre ; il a une jupe courte, avec un collier et des bracelets ; il apporte à la petite fille un cahier couvert de bleu. Il y a dans ce cahier des portraits, des peintures grossières, de couleurs vives. Voici aussi un petit garçon ; c’est un jeune garçon d’une douzaine d’années, brun, frisé, yeux noirs… c’est Sivrouka !… Voilà Kana, il a fait son portrait dans le cahier bleu… La petite fille s’ap­pelle Noble… elle s’appelle Simandini… elle a cinq ans… Ce nom de Simandini… Oh! Adèl !… » Ici le rêve, depuis un moment déjà entrecoupé par des hoquets répétés, prend fin. Impossible de maintenir Hélène plus longtemps endormie ; elle s’agite, se frotte les yeux, et se réveille peu à peu, amnésique sur cet incident.

— Il est à noter que ce n’est pas la première fois qu’apparaît chez Hélène le souvenir d’un cahier d’images, à couverture bleue, mêlé à des visions exotiques. Trois ans auparavant (septembre 1896), comme elle était en séjour chez M. et Mme Lemaître et y regardait les photographies de la col­lection Stoddard (qui forme 16 fascicules grand format, ayant chacun une couverture rouge-brique)[6], elle s’arrêta un long moment à la gravure de l’Alaska (dans le cahier n° 5), comme fascinée par les perches-totem qui y figurent, et incapable de lire le texte au bas de cette gravure, tandis qu’elle lut fort bien celui des gravures suivantes et précédentes. Au fascicule n° 7, la vue de Lucknow l’absorba de nouveau et lui arracha cette remarque inattendue, en montrant le personnage de droite : « Ne trouvez-vous pas que celui-ci ressemble à Kana ? » puis elle prononça quelques mots sanscritoïdes, et il fallut que M. Lemaître lui enlevât les Stoddard pour éviter un accès complet de somnambulisme hindou. Le lendemain, en revoyant ces albums sur la table, elle prétend que la veille il y en avait, parmi eux, un d’une autre espèce, à couverture bleue, mais elle ne peut pas le retrou­ver dans la pile, jusqu’au moment où, s’étant mise à les feuilleter de nou­veau, la vue de Lucknow ramène sa vision de la veille : elle affirme que ce fascicule (n° 7) n’a pas une couverture rouge comme les autres, mais bleue, de papier plus fort, et ne portant rien d’imprimé ; et dans l’intérieur du cahier, au lieu des photographies qui le remplissent, elle paraît ne trouver que des pages blanches ou des vues sans texte, différentes des gravures [201]réelles, comme si le souvenir d’un album étranger et d’une autre couleur, mais de grandeur analogue, s’était substitué à la perception du présent fascicule. —

 La scène citée tout à l’heure (du 10 sept. 1899) me porte à croire que si les circonstances ultérieures m’avaient permis de réitérer cette tentative de réveiller la mémoire latente d’Hélène, j’aurais fini par reconstituer toute l’évolution psychologique de son rêve hindou. Isolée et unique de sa nature comme elle l’est, elle autorise cependant, si on la rapproche de certaines autres données, quelques inductions sur les origines du cycle asiatique, origines à coup sûr encore très mystérieuses, mais pas dans le sens qu’imaginent volontiers les occultistes. A première vue, sans doute, le souvenir où Hélène se retrouve, fillette de cinq ans, dans un milieu d’aspect oriental, peut sembler, à un réincarnationiste opiniâtre, une réminiscence datant de l’enfance de la princesse hindoue, plusieurs années avant 1400. Mais une telle hypothèse ne cadre guère avec les détails concrets de la vision serrée de plus près. Cette chambre, donnant sur une longue rue, au lieu des tentes qui remplissent les autres somnambulismes arabes de Mlle Smith ; cet homme qui fume la pipe, singulier anachronisme pour la fin du XIVme siècle ; cette statuette et ce cahier de portraits, qui détonent dans un milieu censé musulman ; surtout la présence prématurée du petit Sivrouka, quinze ans avant le moment où, selon la trame du roman, la princesse arabe devait faire la connaissance du rajah kanarais, — tout cela jure absolument avec la supposition que ce souvenir d’enfance proviendrait vraiment de la préexistence asiatique de Mlle Smith. Si, malgré tout, pour y trouver coûte que coûte une preuve de la doctrine des réincarnations, on tient à faire remonter le germe réel de cette vision au prétendu avatar arabo-hindou d’Hélène, il faut du moins admettre que ce germe primordial a été peu à peu masqué ou défiguré tant par des confusions et substitutions de souvenirs appartenant à diverses époques, que par des idées et expériences empruntées à la vie actuelle d’Hélène ; autrement dit, il a subi de profondes altérations et divers enjolivements de la part de l’imagination, consciente ou subliminale, qui s’entend, en effet, à mêler et travestir les données de la mémoire. Mais, à ce compte-là, comment décider si le germe originel de la scène en question n’appartient pas beaucoup plus simplement encore à la vie présente de Mlle Smith, et si ce ne sont pas exclusivement des faits et des incidents de cette existence-ci qui ont servi de base et de matériaux [202] à sa prolifique fantaisie pour fabriquer ce premier tableau du roman oriental ? Je ne prétends pas qu’un jour, à l’âge de cinq ans, Hélène se soit réellement trouvée, en robe blanche et sur une peau de lion, chez un monsieur en burnous qui fumait la pipe en présence d’un petit garçon de 12 ans du nom de Sivrouka, etc. Cet ensemble de détails me paraît sinon impossible, du moins bien peu vraisemblable dans notre pays. Mais est-il nécessaire qu’il ait été effectivement réalisé une fois pour qu’Hélène en retrouve le souvenir dans un accès de rétromnésie ? Pourquoi, en d’autres termes, ce souvenir serait-il bien celui d’une scène objective plutôt que d’une création fictive où la cervelle instable de la fillette de cinq ans, remuant divers incidents — sans connexion réelle entre eux, mais à peu près contemporains, et de nature à la frapper et à l’émouvoir, — les aurait brouillés, amalgamés, fondus en un tout composite qui a pris et gardé dès lors dans sa mémoire la place des événements réels ? Dans les âmes bien nées la vertu n’attend pas le nombre des années ; et chez les futurs médiums, comme chez les grands artistes et tous les sensitifs, c’est dès la prime enfance qu’éclate la puissance de transformer la réalité, de la peupler de fantômes et de substituer les combinaisons du rêve à la mémoire exacte des faits. Je le répète, la scène orientale lointaine, réapparue dans l’état d’hypnose ci-dessus, ne saurait en aucun cas avoir eu lieu dans la prétendue antériorité d’Hélène il y a cinq siècles, ni, sauf circonstances inconnues de nous et bien extraordinaires, dans sa vie actuelle ; mais dans celle-ci du moins il n’est pas difficile d’imaginer une série de petits épisodes qui en ont pu fournir les éléments épars : une visite à quelque Arabe ou Oriental en passage à Genève (M. Smith le père, on s’en souvient, avait passablement couru le monde et vu de gens de la Hongrie à l’Algérie) ; des aventures de voyage racontées devant Hélène ; quelque livre d’images d’Orient, à couverture bleue, reçu en cadeau ou feuilleté dans une maison amie ; la rencontre d’un jeune étranger, à cheveux crépus et au teint basané ; etc.

Ce dernier détail m’amène à un rapprochement de dates et d’âges. On sait que dans le roman hindou, l’imagination d’Hélène m’a, dès le début, attribué le rôle du prince Sivrouka. Or, chose curieuse, la différence de 7 ans qui sépare, dans la réminiscence décrite plus haut, la petite Simandini de 5 ans et le petit Sivrouka de 12, est précisément la différence d’âge qu’il y a en réalité entre Mlle Smith et moi ; et d’autre part, l’époque ou elle avait 5 ans et où j’en avais 12, coïncide précisément avec la seconde période où sa mère se trouva en relation momentanée avec mes grands-parents (voir Des Indes, page 386) et à laquelle se rapportent la moitié des visions d’Hélène concernant ma famille. J’en infère que la petite [202-203] Hélène a fort bien pu me rencontrer en ce temps-là chez mes grands-parents, ou entendre parler de moi par sa mère. Je n’ai, quant à moi, aucun souvenir de la chose, bien que cette époque de mon enfance soit présente à ma mémoire d’une façon très claire et détaillée ; mais il n’est pas nécessaire qu’un gamin de douze ans prête attention à une fillette de cinq pour que celle-ci en reçoive quelque impression, car il lui apparaît facilement comme un très respectable et intéressant intermédiaire entre les petits enfants de son âge et les vraies grandes personnes. Je n’ai d’ailleurs jamais possédé aucun des traits qui caractérisent Sivrouka, pas plus le brillant costume ou la violence de tempérament que les cheveux frisés, les yeux noirs et le teint basané ; si donc j’ai coopéré jadis, bien involontairement et à mon insu, avec d’autres incidents variés, à la genèse des premières rêveries asiatiques d’Hélène, mon image y a été fusionnée d’emblée avec une physionomie orientale empruntée à quelqu’autre personnage rencontré dans la rue ou dans un livre. Ainsi s’expliquerait facilement le fait qu’en me retrouvant après plus d’un quart de siècle à ses séances chez M. Lemaître, Mlle Smith n’ait pas tardé à m’assigner un rôle central dans ses somnambulismes hindous.

pp. 195-203

 

 

Passion 4

 

 

 

 


[1]. S. Freud,   Ueber Abwehr-neuro-Psychosen. Neurologisches Centralblatt, 1894 p. 362 et 402. Breuer et Freud, Studien über Hysterie, Wien 1895, passim. Etc.

[2]. Cette issue favorable de conflits émotionnels dangereux pour le Moi du sujet, me paraît plus particulièrement ouverte aux Médiums, grâce aux habitudes de dédoublement mental, de clivage psychique pour ainsi dire, que les séances et autres exercices spirites ont développées en eux. La pratique du spiritisme constituerait ainsi, dans certaines occasions, une soupape de sûreté, un canal de dérivation, ou une sorte d’assurance contre le risque d’autres troubles possibles ; — un avantage du même ordre que le privilège de certains gauchers d’échapper à l’aphasie en cas d’hémi­plégie droite !

[3]. Mlle Smith a en, relativement à M. P., divers songes qu’elle a très candide­ment racontés, soit à M. Lemaître, soit à moi, et qui, sous des images symboliques variées, trahissaient une préoccupation subliminale analogue à celle d’où jaillissaient les pensées traversant comme un éclair le cerveau de Frl. Elisabeth v. R. (Breuer et Freud, loc. cit. p. 136). C’est certainement un énorme avantage pour Mlle Smith, attribuable à ses facultés et habitudes médiumiques, que l’Abwehr ait pris chez elle la forme d’un roman somuambulique, qui a évité à sa personnalité normale et à sa vie de tous les jours les inconvénients de la Conversion psychischer Erregung in’s Körperliche, pour employer les termes de Freud.

[4]. V. p. ex. W. Brugelmann, Suggestive Erfahrungen. Zeitschrift für Hypnotismus, t. V, p, 256.

[5]. M. Lemaître a publié, dans son récit de cette séance, une bonne partie de cette conversation entre les assistants et Léopold répondant par oui et non (Annales des sciences psychiques, t. VII, p. 84)

[6]. J.-L. Stoddard. Portfolio de Photographies. Werner C°, Chicago. (Edition avec texte français.)