Le lien très fort qui au fil des années s’était tissé entre Théodore Flournoy et Élise Catherine Müller [Hélène Smith], aboutit à la rédaction du livre : Des Indes à la Planète Mars, — dont le succès mondial [1] fut justement cause de rupture entre les deux protagonistes de l’affaire. L’initiative de la brouille vint d’Hélène seule, qui souffrait d’avoir dû laisser la vedette à son partenaire scientifique (bien que l’aventure martienne ait tout d’abord été suggérée par son ami Auguste Lemaître, celui-ci avait pourtant suscité le développement des « cycles astronomiques » les plus spectaculaires), mais qui surtout n’admettait pas que la première place fût dans le livre accordée à l’interprétation selon laquelle les personnages désincarnés qui entraient en communication avec elle étaient des facettes de sa propre personnalité subconsciente — alors que leur réalité objective ne faisait à ses yeux aucun doute, — son mentor universitaire ne pouvant d’autre part s’empêcher, indélicatesse grave, de tourner en dérision certaines de ses convictions les plus chères[2].
Ne pouvant s’attribuer la « paternité » exclusive du livre, Hélène tenta du moins de s’en arroger symboliquement la propriété matérielle par le biais de l’argent, cet équivalent universel des pulsions libidinales : — elle exigea d’en toucher la totalité des droits d’auteur. La justification de cette revendication était que Théodore, frappé par l’état de fatigue permanent de son amie en raison de son travail harassant (11 heures de labeur quotidien au service de la maison Badan), avait décidé que, s’il était préférable que le nom d’Hélène Smith ne figurât pas sur la page de titre de l’ouvrage, du moins les revenus qu’il était susceptible de rapporter lui reviendraient en totalité, à titre en quelque sorte de dédommagement. Or l’énorme succès du livre (il connut, au cours des années 1900-1901, quatre rééditions) entraîna une conséquence imprévue, et quasi miraculeuse : une riche veuve américaine, Mme Jackson, accourue à Genève pour consulter la médium, éblouie par ses facultés hors du commun, décida de lui assurer une rente à vie qui lui permettrait d’échapper désormais à tout travail servile.
Théodore Flournoy trouva que sa décision précédente d’abandonner l’intégralité de ses droits d’auteur à son sujet d’étude et d’expérimentation avait ainsi perdu sa principale justification, et qu’il lui parut juste de consacrer la moitié de ces revenus au financement d’une revue de psychologie, les Archives de Psychologie de la Suisse Romande, qu’il avait le projet de lancer avec l’aide de son cousin Édouard Claparède. Mais Hélène Smith ne l’entendit pas de cette oreille : n’était-ce pas une fois encore la déposséder d’elle-même par la négation de ses dons surnaturels ? Aussi exigea-t-elle véhémentement, sous prétexte que « donner, c’est donner, et reprendre, c’est voler », de Théodore qu’il lui cédât la totalité des sommes que l’éditeur était sur le point de verser.
Le différend, dont l’enjeu était affectif, et secrètement érotique, se transforma en un sordide règlement de comptes financiers, une chamaillerie sans issue, qui très vite dégénéra. Le pauvre Théodore, qui avait dans Des Indes malencontreusement avoué que les doctrines spirites « avaient le don de le mettre en gaieté » et le portaient « d’instinct à batifoler », eut, dans un mouvement d’humeur, le malheur d’affirmer que : « si mon livre n’avait pas eu de succès, le déficit serait à ma charge ; il en découle naturellement que s’il a un bénéfice, j’en disposerai comme bon il me semblera et sans avoir à me soucier de l’opinion de qui que ce soit. S’il me plait de l’employer à me payer un petit séjour à Paris ou à me procurer du meilleur tabac pour ma pipe, personne n’aura rien à y voir. » — Une déclaration qu’Hélène Smith ne lui pardonna jamais.
Et le procès d’intentions dura, dura… Car malgré les rebuffades réitérées d’Hélène Smith, Théodore Flournoy conserva l’espoir qu’une réconciliation serait, un jour peut-être, possible — jusqu’à ce qu’en 1910, il soit brutalement mis en face de la véritable nature des sentiments, positifs et négatifs, dont il était depuis toujours à la fois la victime et l’objet…
1. Le paradis est-il pavé de bonnes intentions ?
[p. 111] 3. Phase américaniste. — Dès les mois de mai et juin [1900] j’avais reçu et transmis à Hélène de nombreuses lettres d’amateurs étrangers qui, ayant eu connaissance de Des Indes, désiraient être mis en relation avec l’incomparable médium et assister à ses séances, dans les buts les plus divers.
Simple curiosité de dilettante, envie sérieuse de s’instruire, ardent besoin de communication tangible avec l’au-delà, recours désespéré aux puissances inconnues pour obvier aux impuissances trop connues de l’humaine sagesse, etc., tous les motifs imaginables se laissaient entrevoir ou s’étalaient à nu dans ces singulières et souvent touchantes sollicitations. Une dame éplorée suppliait que Léopold lui ramenât le cœur trop volage de son époux. Une autre, qu’il accordât à une amie la guérison d’une maladie mentale où les moyens naturels avaient échoué. Un ancien officier devenu aveugle espérait un remède, matériel ou fluidique, qui annulerait l’incurable atrophie de ses nerfs optiques diagnostiquée par les premiers oculistes de France et de Navarre (je veux dire de Lausanne) : Léopold lui ordonna une infusion de plantain. Celui-ci désirait des conseils financiers ; celui-là, ne fût-ce qu’un mot de l’être adoré qu’il avait perdu. Etc. Toute la lyre, en un mot. Cela me fit, je l’avoue, un drôle d’effet, attristant et amusant à la fois, mélancolique et dérisoire, de découvrir ainsi qu’en publiant un livre où je m’étais efforcé de suivre les voies du bon sens (je ne dis pas du sens commun) et de ce que j’estime une saine méthode, j’avais surtout réussi à lancer un médium de plus sur le turf de la crédulité cosmopolite, à ériger une idole nouvelle, et à faire de ma patrie un lieu de pèlerinage spirito-occultiste très couru, fleuron qui manquait encore à sa couronne.
Au début, Mlle Smith accueillit fort dédaigneusement toutes ces démarches et déclara qu’elle n’accorderait aucune séance à ces inconnus indiscrets. Mais peu à peu elle fut touchée, et se prit à réfléchir devant la répétition de ces missives, venues parfois de bien loin, et dont les signataires n’attendaient qu’un mot favorable pour faire le voyage de Genève. Sa résistance enfin fut à bout lorsque des dames américaines, aussi comme il faut que charmantes, brisant toutes les consignes, vinrent personnellement la relancer jusqu’à son bureau et dans son domicile. Tant d’obstination aimable et de flatteuse persévérance méritait bien une séance. On en fit [112] plusieurs. Léopold se distingua, les nobles étrangères furent dans l’enchantement et ne s’en cachèrent point ; d’autres admiratrices accoururent, d’outre-mer et d’outre-Manche, se joindre aux premières autour de la fleur rare fraîche éclose… Bref, lorsqu’après deux mois d’absence je revins à Genève dans les derniers jours d’août, je trouvai Mlle Smith engagée dans une série de séances toutes plus brillantes les unes que les autres. Je demandai la permission d’y assister ; Hélène me répondit que cela était impossible, les messages spirites obtenus par ces dames étant d’un caractère trop intime pour s’accommoder de la présence d’un tiers. Je n’eus garde d’insister, comprenant bien qu’un hérétique aux yeux de qui le martien n’est que du français déguisé, risquerait d’être un gênant trouble-fête dans les solennelles rencontres où les défunts réincarnés sur Mars et leurs parents encore sur Terre échangent leurs épanchements sous les espèces mystico-linguistiques d’Esenale. Je n’obtins pas plus de succès dans ma demande d’avoir au moins communication, après coup, des textes martiens recueillis, afin de compléter la littérature de cette langue déjà publiée dans Des Indes. Il semble bien que dans l’entourage de Mlle Smith les recherches scientifiques inspirent encore plus d’antipathie aux spirites de l’étranger qu’aux indigènes.
D’après mes renseignements combinés avec ceux de M. Lemaître, Mlle Smith a dû donner à ces nouveaux venus de diverses nationalités, de la fin d’août au milieu d’octobre 1900, une trentaine au moins de séances spirites, tandis que dans les années précédentes elle en avait à peine deux ou trois par mois en moyenne. Il est probable qu’à ce nouveau régime elle se serait rapidement fatiguée, avec ses occupations obligatoires au bureau, interrompues seulement pendant quinze jours de vacances en juillet, si la destinée ne lui avait soudainement apporté un remède tout puissant en l’affranchissant à jamais de son labeur quotidien. Au nombre des touristes de passage que sa réputation avait groupés autour d’elle, se trouvait une dame J., aussi généreuse que fortunée, veuve d’un amateur très distingué des sciences et des arts, qui, de son vivant, avait maintes fois su mettre ses vastes ressources financières au service de diverses entreprises utiles. Madame J., qui continue avec intelligence les traditions de libéralité et de large philanthropie de son mari, se prit de sympathie pour Mlle Smith, d’intérêt pour ses séances, d’admiration pour ses remarquables facultés ; et comprenant bientôt combien il devait être préjudiciable à la santé d’Hélène de mener [113] de front ces deux existences, également épuisantes, de médium non professionnel mais ne comptant pas ses séances, et d’employée de commerce d’une assiduité jamais en défaut, elle pensa ne pouvoir faire un plus noble et plus judicieux usage d’une petite partie de ses revenus qu’en donnant à Mlle Smith l’indépendance et la sécurité matérielle que celle-ci rêvait, consciemment et subconsciemment, depuis tant d’années.
Par une belle journée d’automne (13 octobre 1900), comme Hélène se disposait, après son modeste repas de midi, à reprendre le chemin accoutumé du bureau, Mme J. l’enleva pour ainsi dire en voiture et la conduisit dans une maison de banque d’où, après quelques formalités, sa protégée ressortit largement assurée désormais, pour elle et sa mère, du pain quotidien jusque-là si durement gagné à la sueur de leur front. Bien qu’elle eût, depuis quelque temps, plus ou moins pressenti la possibilité d’un tel événement à certains mots encourageants de Mme J., la réalisation soudaine, et dans des proportions inattendues, de ces vagues espérances, fut un choc dont ceux-là seuls peuvent se faire une idée qui ont vu s’ouvrir tout à coup, sur l’espace libre et ensoleillé, la porte du noir cachot où se consumait leur existence. Heureusement, on ne meurt pas de joie, surtout quand on possède, comme soupape de sûreté aux émotions violentes, le bienfaisant canal de dérivation des phénomènes subconscients. Lorsque Hélène, ayant quitté sa bienfaitrice, voulut prendre le tramway pour rejoindre sa mère au plus vite, Léopold lui apparut sur le marche-pied de la voiture, l’empêcha d’y monter, puis, se tenant à son côté gauche tandis que sous sa direction elle allait comme en rêve à travers les rues populeuses, il la mena malgré elle à son bureau, et la fit sur-le-champ prendre congé de ses chefs dans une scène qu’il ne m’appartient pas de narrer. Ayant ainsi définitivement rompu en quelques minutes avec un passé de vingt ans, Hélène put rentrer chez elle et conter l’aventure à sa mère.
Qui fut encore plus stupéfait que ces dames? Ce fut l’auteur de Des Indes, qui ne s’attendait à rien et à qui Hélène téléphona le soir même la grande nouvelle. Je n’en crus pas mes oreilles. Sans doute j’avais bien espéré que dans le flot de spirites anglo-américains déclanché par mon livre, il s’en trouverait quelques-uns d’assez généreux et intelligents pour reconnaître les services médianimiques (toujours gratuits) d’Hélène d’une façon pratique, propre à lui faciliter peu à peu l’échange de sa place si astreignante de simple employée de commerce contre une position supérieure, plus indépendante et rémunératrice. Mais qu’il y eût encore, même dans le monde occulte, des fées capables de transformer sur-le-champ d’un coup de baguette, ou d’un trait de plume, le cuivre en or et une servitude abhorrée en paradisiaque liberté, je ne l’avais certes jamais imaginé, pas même en rêve. Aussi, à l’ouïe des paroles d’Hélène, commençais-je par soupçonner une nouvelle frasque de son inconscient, quelque hallucination auditivo-visuelle qui aurait traduit sous l’aspect d’une généreuse donatrice ses chimériques rêveries latentes de richesse et de bonheur. Mais le lendemain je dus bien me rendre à l’évidence lorsque je reçus la visite d’Hélène, rayonnante, accompagnée de sa bienfaitrice, presque aussi heureuse, qui venaient m’annoncer officiellement la grande nouvelle ; et, m’associant à leur joie, je pus m’abandonner en mon for intérieur au doux sentiment de fierté d’un auteur dont la plume se trouve avoir été pour quelque chose dans le bonheur et la liberté d’autrui.
[114] En ce qui concerne l’étude scientifique de ses phénomènes médiumiques, le brillant changement de situation de Mlle Smith ne modifia en rien l’état de choses qui s’était établi au cours des deux derniers mois, ou plutôt il le consacra. Désormais libre de tout son temps, elle multiplia les séances à ses nouveaux amis spirites, mais ni M. Lemaître ni moi n’y fûmes conviés ; et elle se mit à noter ses nombreuses visions spontanées, ultramartiennes et autres, mais en nous les taisant soigneusement, de sorte que c’est seulement six mois plus tard que M. Lemaître en apprit l’existence (c’est ce que j’appellerai le dossier réservé). Cette espèce d’ostracisme à l’égard de ceux qui lui rappelaient Des Indes et personnifiaient « la science » à ses yeux, n’a rien qui doive surprendre. Il n’en pouvait guère être autrement ; car, sentant bien qu’on ne saurait contenter tout le monde, et mise par la force des circonstances dans la nécessité presque inéluctable de faire un choix, comment eut-elle hésité un seul instant ? D’un coté l’atmosphère desséchante d’analyse critique et d’observation méthodique, presque inquisitoire, voire soupçonneuse parfois, qui au bout de tant d’années n’avait abouti qu’à Des Indes ; de l’autre le courant américaniste de foi sereine, d’admiration enthousiaste, de douce et chaude sympathie, où Hélène avait de prime saut trouvé le bonheur et le libre épanouissement de son être. Chacun de nous, à sa place, se serait décidé comme elle. Elle eut d’ailleurs l’amabilité de nous accorder, le 2 novembre, jour des Morts, — peut-être en manière d’adieu — une dernière séance, à laquelle n’assistait que sa mère outre M. Lemaître et moi, et dont Léopold fit tous les frais (v. plus loin p. 132). Peu de jours après, elle partait pour Paris, où sa bienfaitrice l’avait invitée à passer chez elle la fin de l’année, et je citerai à propos du cycle royal quelques lignes de la lettre qu’elle m’écrivit de la grande capitale.
4. Phase actuelle. — Après son retour à Genève au Nouvel-An 1901, je fis encore à Mlle Smith deux ou trois visites, mais il ne tarda pas à sauter aux yeux que le point de vue proprement scientifique ne lui disait plus rien, et réciproquement. Toute entière aux nouvelles relations et correspondances nouées dans la phase américaniste précédente, que la période actuelle ne fait d’ailleurs que continuer, Hélène s’est mise à cultiver elle-même les beaux dons médianimiques qu’elle a reçus en partage, de manière à les faire fructifier avec autrement d’abondance que par les lentes et stériles méthodes de la science officielle. C’est ce qui ressort déjà des notices qui ont paru ces derniers mois dans divers journaux spirites étrangers.
[115] Par exemple le Vessillo Spiritista, de Vercelli, annonce dans son numéro de juin 1901, que « Mlle Smith, la célèbre voyante de Genève, a renoncé au poste qu’elle occupait depuis bien des années dans une maison de commerce, pour se consacrer exclusivement au développement et à la pratique de ses facultés psychiques. » — De même la Paix Universelle, de Lyon (août 1901, p. 116) : « On dit que Mlle Smith va se consacrer entièrement à la médiumnité ; espérons qu’à l’avenir elle aura affaire à des expérimentateurs plus au courant que M. Flournoy des phénomènes psychiques. »
Je ne sais s’il faut voir dans ces informations et dans ce vœu final — auquel je m’associe entièrement — un communiqué officieux provenant de l’entourage de M1le Smith, ou une simple rumeur publique du monde spirite. Quoi qu’il en soit, je peux en confirmer l’exactitude et y ajouter quelques détails, grâce aux renseignements tout récents (octobre 1901) que je dois à l’obligeance de mon aimable collègue M. P. Marchot, professeur de philologie romane à la Faculté des Lettres de Fribourg (Suisse). M. Marchot, qui s’intéresse dans ses moments de loisir aux recherches psychiques et qui a eu l’an dernier plusieurs séances avec Hélène (je rapporterai plus loin son sentiment sur la médiumité de celle-ci), vient de lui faire de nouveau quelques visites — mais où elle ne lui a pas donné de séances — et il a bien voulu me communiquer les points suivants qu’il tient directement des dames Smith :
Hélène et sa mère sont profondément irritées contre la Science et les Savants, et tout leur désir est de n’avoir plus rien à faire avec des professeurs. Hélène a passé une partie de l’été dans un château au-dessus de Nyon (Vaud) où on l’avait invitée. Chez elle, elle n’est jamais inoccupée, sa santé est excellente et elle travaille toute la journée à divers travaux d’art à l’aiguille ; de plus, elle étudie l’anglais, qu’elle écrit déjà couramment, et la peinture où elle a réalisé de rapides progrès. En fait de médiumité, elle donne quelques séances à des étrangers, principalement à des Américains, et les communications et révélations obtenues par son intermédiaire sont tout à fait extraordinaires. A la maison, elle a des accès de trance où elle entre d’elle-même et dans lesquels elle écrit une masse de choses, surtout du sanscrit et des langues planétaires ; malheureusement il lui arrive fréquemment de tomber dans un sommeil si profond que sa main s’arrête, et quand elle revient à elle, sans souvenirs nets, elle trouve inachevées les communications qu’elle avait commencé de recueillir avant de s’endormir complètement. Elle en a cependant déjà une collection considérable [dossier réservé], qui se trouve en grande partie (spécialement les textes sanscrits) entre les mains d’un monsieur qui les étudie avant qu’ils soient publiés. Ce qu’elle a eu de plus récent et de plus curieux est un cycle lunaire, qui lui paraît déjà toucher à sa fin ; le mot ne lui plaît pas et lui semble prêter au ridicule, mais c’est sous ce nom que la chose lui a été révélée, et le contenu n’en est pas moins intéressant : il s’agit de messages sur les habitants de la Lune, qui n’est que partiellement habitée, sur leur genre de vie, leur civilisation, leur langue, leur écriture. D’après une lettre ultérieure de M. Marchot, Mlle Smith en est maintenant (fin octobre 1901) à sa seconde langue lunaire, soit cinquième langue extraterrestre. Tout cela paraîtra peut-être bientôt, avec la photographie de Mlle Smith à l’état normal, dans un livre qui sera une sorte de tome second de Des Indes, mais publié par Hélène elle-même, avec [116] l’aide de collaborateurs qu’elle choisira selon son gré, et rédigé cette fois dans un tout autre esprit que celui de M. Flournoy.
Ces derniers détails appellent une réflexion par laquelle je clos ce chapitre. Quelques personnes m’ont exprimé leur regret de ce que l’étude ultérieure du cas de Mlle Smith ne me soit pas réservée. « Ce sera fâcheux — m’écrivait par exemple M. Myers, il y a un an, à propos du changement de fortune d’Hélène, dont il prévoyait les conséquences — ce sera fâcheux si cet événement la soustrait à votre influence. » Tout bien pesé, je suis d’un autre avis et je pense qu’il n’y a rien à regretter à ce qu’ont fait les circonstances ; car, même si elles m’avaient permis de continuer à suivre la médiumité de Mlle Smith, la sagesse m’eût commandé, dans l’intérêt bien entendu de la science, de me retirer spontanément et de passer la main à d’autres. J’estime en effet que, contrairement à ce que l’on préconise souvent en ce domaine, il n’est pas bon qu’un médium soit étudié trop longtemps par le même investigateur, parce que ce dernier, malgré ses précautions, finit inévitablement par façonner la subconscience si suggestible de son sujet et par lui imprimer des plis de plus en plus persistants, qui s’opposent à tout élargissement possible de la sphère d’où jaillissent ses automatismes. En d’autres termes, une sorte d’ankylose psychologique menace le médium qui se sait — ou se croit — un objet constant d’étude de la part de son observateur ; ce sentiment d’une surveillance continuelle, de près et de loin, le met peu à peu dans une quasi-impossibilité de fournir d’autres catégories de phénomènes que ceux qu’il s’imagine subconsciemment être attendus de lui, et il en vient à tourner toujours dans le même cercle. Aussi l’investigateur doit-il sans cesse se demander, à l’égard de chacun des médiums qu’il étudie, jusqu’à quel point il n’est pas à la longue devenu lui-même tout à la fois une cause prépondérante des phénomènes qu’il obtient et un obstacle essentiel à ceux qu’il n’obtient pas. Le remède fort simple à ce danger est, quand on a fourni ce qu’on peut en fait d’observation minutieuse et d’analyse serrée, d’abdiquer en faveur de successeurs dont l’influence toute fraîche favorisera peut-être l’éclosion de faits inédits. En ce qui concerne spécialement Mlle Smith : d’un côté l’intérêt que j’ai pris à son roman astro-linguistique a certainement contribué à entretenir ses activités subliminales dans cette direction, et leur a donné une impulsion dont l’effet est encore sensible, bien que depuis longtemps je n’y joue plus aucun rôle direct ; mais d’un autre côté, s’il y a chez elle des phénomènes réellement supranor[117]maux (télépathie, lucidité, interventions spirites, etc.), les dispositions ultrasceptiques quelle m’attribue à leur endroit, surtout depuis la publication de Des Indes, la rendraient probablement incapable d’en produire en ma présence, la seule idée d’être observée et analysée par moi pouvant suffire à l’inhiber sous ce rapport. Bref, je serais moins bien placé que tout autre pour stimuler chez Mlle Smith l’exercice de facultés que je n’ai pas su découvrir dans sa médiumité pendant les six années où je l’ai suivie de près, et c’est pourquoi, au dernier alinéa de Des Indes, j’avais déjà laissé la porte ouverte à « d’autres observateurs » mieux qualifiés que moi pour mettre en lumière ses pouvoirs supranormaux éventuels. Il y a donc tout avantage à ce que ces nouveaux explorateurs trouvent devant eux le champ libre et un médium enfin affranchi de préoccupations paralysantes. Puisse seulement l’éclat du supranormal ne pas les éblouir au point de leur faire perdre de vue les sentiers étroits, mais sûrs, de la méthode scientifique !
2. De l’art de faire bonne figure
Mais affecter de se réjouir de l’éloignement d’Hélène, n’est-ce pas faire contre mauvaise fortune bon cœur ? Le désappointement de Théodore ne fut pas tel cependant qu’il lui fit comprendre à quel point le changement d’attitude d’Hélène à son égard était profond et définitif. Sa vigilance aurait pourtant dû être alertée par un certain nombre d’épisodes qui, bien que remontant à l’année précédente, montraient clairement que l’amitié qu’il ressentait pour Hélène, et qu’il croyait partagée, se trouvait désormais dangereusement menacée. Mais il s’obstina dans le rôle de l’« observateur objectif de phénomènes psychologiques hors du commun » qu’il incarnait depuis le début, se s’intéressa plus aux mécanismes permettant d’expliquer le comportement de Léopold qu’aux messages, alarmants à son égard, véhiculés par les événements eux-mêmes.
Le premier concerne les « amis spirites » d’Hélène, et constitue une sorte d’anticipation, un négatif photograhique de ce qui adviendra bientôt avec le « monsieur inconnu », rival aussi malveillant qu’anonyme de Théodore ; le second pose la question des sentiments de Léopold à son égard ; Théodore aurait certainement dû se méfier du « baiser fraternel et cordial » que Léopold prétend déposer sur son front, alors même qu’il était parfaitement au fait de son caractère jaloux et dominateur… Il s’agissait bel et bien du baiser de Judas !
[p. 130] 4. L’épisode suivant nécessite des préliminaires un peu longs pour faire comprendre la situation ; mais il est intéressant parce qu’on y devine l’enchaînement des processus subliminaux, et qu’on y peut mesurer la durée maximum de l’incubation (huit heures) depuis l’instant où les circonstances extérieures ont fait appel à l’intervention de Léopold, c’est-à-dire ont mis en branle les préoccupations demi-conscientes, jusqu’au moment où a jailli la conclusion sous la forme d’un automatisme auditif. Il est vrai que cette durée apparente aurait peut-être été plus courte si Hélène avait pu se livrer plus tôt à l’attitude de recueillement favorisant les communications de son guide spirituel.
Un vieil ami spirite de Mlle Smith, M. Z., n’avait rien trouvé de mieux, dans son zèle à l’éloigner de ces affreux savants, que de lui faire sur mon compte une histoire à dormir debout, mais admirablement calculée pour l’exaspérer contre moi. Cela réussit d’abord à la perfection. Mais au bout d’un certain temps, Hélène s’aperçut qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans ce potin, et aussitôt retournée dans ses dispositions elle exigea de M. Z. qu’il vint me faire l’aveu de sa petite perfidie. Le pauvre homme s’exécuta à demi : il reconnut l’absolue fausseté du racontar en question, mais il n’eut pas le courage de s’en reconnaître franchement l’auteur, et chercha à se disculper en partie aux dépens d’Hélène dont il accusa l’imagination inconsciente (même un spirite !) d’avoir mal compris, exagéré, confondu, ou inventé les choses. Sachant fort bien que Mlle Smith était innocente dans le cas particulier, mais ne voulant pas pousser davantage au pied du mur le malheureux Z., je lui donnai acte de ses explications embarrassées et déclarai l’incident clos. Hélène apprit que tout était réglé, mais sans savoir les détails ni que M. Z. avait essayé de la charger pour se tirer d’affaire. Peu de jours après, le hasard fit que M. Z. et moi nous nous rencontrâmes chez Mlle Smith ; M. Z. parut gêné ; comme l’entretien, plutôt frais et ne roulant que sur la pluie et le beau temps, languissait, je demandai à Hélène, sans intention spéciale et uniquement par manière de conversation, si elle avait eu de récentes communications de Léopold. Elle me dit que non et nous parlâmes d’autre chose ; mais la lettre suivante, qu’elle écrivit le lendemain à M. Lemaître, montre que ma question, opérant un peu à la manière d’une suggestion, aiguillonna ses vagues préoccupations demi-conscientes et les fit aboutir, après une incubation d’une demi-journée, à une sorte de tassement ou de clarification sous la forme d’un message de Léopold :
« J’ai été très angoissée hier dimanche matin, pendant la visite de MM. Z. et Flournoy, lesquels se sont trouvés ensemble à la maison. Et cette angoisse m’est venue surtout dès l’instant où M. Flournoy m’a dit : [131] — “Léopold ne vous a-t-il rien dit ces jours ? ” — J’ai senti par ces paroles que je devais invoquer Léopold, qu’il avait sans doute quelque chose à me communiquer[3], et c’est ce que j’ai fait. Avec ma mère, à 7 h. ½ du soir, nous nous sommes recueillies et je l’ai invoqué. Je pensais à l’affaire Z., et j’étais, comme je vous l’ai dit plus haut, angoissée involontairement à cet égard. Il est enfin venu à mon appel et m’a dit : — “Je vois, amie, ce qui t’agite et t’inquiète, mais sois sans souci, je veille et ne permettrai pas que tu sois faussement accusée. Il m’est pénible de penser que ce vieil ami, ce pauvre Z., ait eu si peu de courage ; il m’est pénible de le voir t’accuser d’inventions inconscientes alors que tu es innocente. Mais pardonne, pardonne encore, pardonne toujours ; le pardon, vois-tu, c’est un baume dans l’âme, c’est ce que l’on doit aimer à donner, à offrir dans la vie ; c’est ce qui relève le corps abattu, c’est ce qui donne au cœur la paix, et qui parfois, dans les moments d’amers tourments, fait entrevoir un peu de ciel sur la terre. Adieu.” — Inutile de vous dire qu’à ces paroles j’ai de suite compris que M. Z. devait m’avoir accusée de sottes inventions, et je vais de suite lui transmettre [ce message de Léopold]. Je veux bien pardonner, mais ne puis oublier au point de ne rien dire. »
Cette communication de Léopold est instructive par sa genèse transparente. Pendant notre visite, le dimanche matin, la gêne de la conversation et l’embarras de M. Z. donnèrent à Hélène l’impression « qu’il y avait quelque chose » ; se rappelant que je ne lui avais point fourni de détail sur les excuses de M. Z., connaissant d’ailleurs le caractère pusillanime et un peu tortueux de ce dernier, elle dut pressentir obscurément qu’il était bien capable de s’être justifié vis-à-vis de moi en l’incriminant elle-même, et cette pensée pénible dut éveiller en elle des possibilités contraires de rancune ou de pardon à l’égard de ce vieil ami, faible de caractère, mais si dévoué au fond. Le sentiment d’angoisse éprouvé par Hélène est la traduction consciente de tout cet enchaînement et de ce conflit d’idées, qui s’agitaient dans sa subconscience et y heurtèrent leurs coefficients émotionnels divers jusqu’à ce qu’au bout d’une demi-journée l’équilibre se rétablît et le calme revint sur la base de cette triple conclusion : il est bien évident que M. Z. m’a en effet accusée, je lui pardonnerai parce qu’après tout c’est ce qu’il y a de mieux à faire, mais je ne lui laisserai pas ignorer que je connais son vilain procédé. — Comme d’habitude, la lutte, qui chez d’autres se déroule et se résout dans l’intérieur de la personnalité totale, produit au contraire chez Hélène, en vertu du pli pris, une rupture temporaire qui sépare en deux personnalités antagonistes les instincts contraires de pardon, d’oubli, de sympathie d’un côté, et de vindicte ou de combativité de l’autre. Les premiers, plus intimes, se synthétisent à part sous la forme coutumière de Léopold et s’opposent aux seconds qui restent dans la conscience ordinaire.
On remarque que dans cet exemple Léopold personnifiait des inférences subconscientes qui se trouvèrent justes ; il avait reconstitué, en se basant sur la longue expérience qu’Hélène possédait du caractère des personnes en jeu, exactement ce qui avait dû se passer dans un entretien auquel elle n’avait point assisté. Cette faculté d’inférer l’inconnu (présent, passé ou futur), d’indications souvent très [132] minimes et fugitives, appartient à tout le monde ; mais elle fonctionne souvent mieux au-dessous qu’au-dedans de la claire conscience (pressentiments vagues, etc.), d’où le caractère de « brillante intuition » qu’on a parfois relevé comme un attribut ordinaire des personnalités secondes[4] et que Léopold réalise à un haut degré. On sait que dans certains cas célèbres — récemment étudiés, semble-t-il, avec toutes les précautions désirables (surtout Mme Piper et Mme Thompson) — ce don d’intuition dépasserait la portée de nos explications psychologiques courantes, même étendues jusqu’à leurs dernières limites, et présenterait des phénomènes impliquant nécessairement quelque faculté supranormale de connaître, télépathie, lucidité, précognition, etc. Cela étant supposé admis, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que, chez Mlle Smith aussi, les activités subliminales qui constituent sa seconde personnalité présentassent au moins parfois des traits supranormaux. C’est une pure question de fait. D’après Hélène et sa mère, ainsi que leurs amis spirites, la chose ne serait point rare, elle serait même très fréquente, et Léopold aurait nombre de fois donné des preuves indéniables d’une véritable divination à l’endroit d’événements inconnus de ces dames, ou encore à venir. Malheureusement les récits que l’on m’en a faits laissent généralement beaucoup à désirer comme précision et sûreté d’information, et toutes les fois que j’ai pu serrer les circonstances d’un peu près, le cas rentrait, comme valeur « évidentielle », dans la catégorie de l’incident relaté ci-dessus, c’est-à-dire s’expliquait suffisamment par une très grande finesse dans la pénétration des caractères et un talent extrêmement délié à déduire le possible, avec ses divers degrés de probabilités, d’une foule de petits indices qui passent facilement inaperçus de nos personnalités ordinaires ou n’y font naître que des sentiments confus de méfiance ou de confiance, de crainte ou d’espoir, d’attrait ou de répulsion, etc.
5. Dans la dernière séance que nous eûmes, M. Lemaître et moi, avec Hélène (2 novembre 1900 ; voir page 114), Léopold finit par s’incarner complètement et ne nous entretint que de sa protégée pendant plus d’une heure ; le caractère intime de cette conversation s’oppose à ce que j’en parle longuement. Je me borne à dire qu’il se montra moins enthousiaste que nous ne nous y attendions du changement de fortune d’Hélène et de son prochain séjour à Paris, et [133] qu’il nous fit plusieurs prédictions dont les unes (comme les assiduités, aussi pressantes qu’inutiles, d’un prétendant encore inconnu que Mlle Smith rencontrerait à Paris) se réalisèrent, mais non les autres (comme la visite d’Hélène à Versailles). Il fut d’ailleurs évident pour nous que tout ce qu’il nous dit pouvait facilement s’expliquer comme le reflet ou la traduction des arrière-pensées intimes d’Hélène : appréhensions à l’endroit de la vie nouvelle qui s’ouvrait brillante, mais non sans danger, devant elle ; scrupules latents de quitter pour un temps indéterminé sa mère âgée ; prévisions diverses des probabilités futures, etc. Je demandai à Léopold de m’écrire de Paris ses impressions personnelles, par la main d’Hélène qu’il n’aurait qu’à mettre en trance pour cela ; je lui recommandai de faire fermer et adresser la lettre par Hélène avant son réveil, mais j’oubliai de lui recommander de pourvoir aussi à son expédition. La suggestion se réalisa de point en point au bout de quelques semaines : Hélène eut, à Paris, un accès spontané de somnambulisme dont elle se réveilla ayant entre les mains une lettre fermée et portant une suscription à mon adresse, de la belle écriture de Léopold ; mais je ne sais quelle hésitation l’empêcha soit de me l’envoyer, soit de l’ouvrir. Ce n’est que cinq mois plus tard que j’eus vent de l’incident et que je me crus autorisé à prendre connaissance du contenu de cette lettre fermée, à moi adressée, par des moyens « médianimiques » que ne désavoueraient pas (ou plutôt que n’avoueraient pas) les plus célèbres officines de médiums du Nouveau-Monde. Voici la teneur de cette missive, dont je n’ai pas pu à cet instant-là faire photographier l’original :
Ami,
Tout marche à souhait ici. Je ne m’attendois pas moins et ce qui me ravit et me charme, c’est de penser qu’il n’a fallu ni cinq ni six ans pour que notre amie devint d’emblée sympathique à des âmes nobles, élevées, et de pures sentimens. Elle a trouvé un peu de bonheur maintenant, j’en suis heureux, joyeux, elle l’a tant mérité et c’est ce qui lui étoit réservé après tant et tant de luttes. Ami, tu peux être tranquille ; rien n’est à craindre pour elle dans ce grand Paris. Elle est bien gardée.
Et puis en te quittant sur ton front je dépose
Un baiser fraternel et cordial si j’ose ;
Je te dis à bientôt et surtout au revoir.
Courage ami ! et marche plein d’espoir.
Léopold.
Le troisième vers fait allusion au prochain retour d’Hélène à Genève ; le dernier, qui ne se rapporte à aucune circonstance particulière, est là pour la rime et constitue une de ces vagues exhortations que Léopold affectionne ; quant aux deux premiers, ils accu[134]sent, dans l’amitié « fraternelle » qu’il me porte, une note appartenant plutôt au rôle de la princesse hindoue vis-à-vis de Sivrouka, et ils montrent ainsi une fois de plus combien est imparfaite la différenciation des multiples sous-personnalités d’Hélène. Pour ce qui est de la prose, elle ne renferme rien qui dépasse les impressions plus ou moins conscientes de Mlle Smith dans son nouveau milieu. L’orthographe (attendois, sentimens, etc.,) et l’écriture sont de Léopold (Cagliostro), ainsi que la signature qui répète, mais avec un élan inaccoutumé et à une échelle presque double (16 cent. de long au lieu de 9), celle publiée dans Des Indes, fig. 7, p. 109. On voit qu’il n’y a en tout cet incident rien de beaucoup plus remarquable que le banal accomplissement d’une suggestion posthypnotique à quelques semaines de distance. J’ignore malheureusement les conditions où se trouvait Hélène lorsque surgit cet automatisme léopoldien, et ce qui a pu le favoriser spécialement à ce moment-là plutôt qu’à tout autre.
Les exemples ci-dessus ne font que renforcer les faits analogues que j’avais publiés il y a deux ans ; mais s’ils n’ajoutent aucun trait inédit à la personnalité de Léopold envisagée dans ses rapports avec celle de Mlle Smith, ils me fournissent l’occasion d’insister à nouveau sur cette conclusion importante, déjà indiquée dans Des Indes, que le guide spirituel d’Hélène n’est en définitive qu’une partie d’elle-même : son contenu psychologique ne nous présente rien qui soit décidément étranger, ou dont on ne puisse faire remonter la source, à la constitution psychophysique de Mlle Smith telle que nous la connaissons en son état normal. — Sans doute Léopold paraît l’emporter, sur la personnalité ordinaire de sa protégée, par d’heureuses réminiscences d’incidents oubliés ou d’objets perdus, par une connaissance plus profonde de ses fonctions organiques et de son état de santé, par un art remarquable de deviner les dispositions des gens avec qui elle a affaire et de prévoir le déroulement des événements où elle est mêlée ; mais dans ce triple domaine de la mémoire, du sentiment des processus physiologiques internes, et du flair des situations, il n’y a aucun indice que Léopold ait jamais déployé des facultés allant vraiment au delà de ce qui existe à des degrés divers chez tout le monde, et dépassé la portée des données parfaitement normales présentes chez Hélène à ce moment-là. Rien ne prouve en d’autres termes que les messages et manifestations de Léopold soient jamais autre chose, dans la vie de sa protégée, que l’exagéra[135]tion de phénomènes tout à fait communs quoique ordinairement latents, la personnification fantaisiste et le grossissement, favorisés par un état hypnoïde passager, d’associations subliminales aboutissant à un résultat automatique. Chacun, sans être médium, ni posséder un Léopold constitué, a pu occasionnellement observer des faits de ce genre sur lui-même, et constater combien certains états spéciaux, à commencer par le rêve, exaltent les souvenirs, affinent la sensibilité viscérale et organique, et élèvent presque jusqu’à la divination la faculté d’inférer le probable. — Sans doute encore Léopold intervient dans la vie d’Hélène sous les apparences compliquées de Cagliostro ; mais cet affublement tout extérieur, résultat du hasard des circonstances combiné avec la suggestibilité propre à la plupart des états seconds, ne mérite plus qu’on s’y arrête. — Et si enfin l’on va chercher la note distinctive et personnelle de Léopold, comme il convient, dans son vrai centre, à savoir son caractère, son humeur, ses facultés affectives et morales, on s’aperçoit vite alors qu’il n’est qu’une copie incomplète, un simple extrait de Mlle Smith elle-même.
On a observé nombre de cas où la personnalité normale et sa transformation somnambulique ou hypnotique formaient un étrange contraste, au point de donner presque l’impression de deux âmes différentes, coexistant ou alternant en un même corps ; l’une par exemple foncièrement morale, noble, pleine d’abnégation et de dévouement, quoique valétudinaire et résignée, l’autre tout le contraire, égoïste, cynique, exubérante de vie et d’entrain, etc. ; un ange et un démon rivés à la même chaîne organique. Ou bien, sans atteindre à ce degré d’opposition, les divergences d’humeur, de goûts, d’aptitudes physiques et mentales créaient cependant entre la conscience primaire et les états seconds un abîme difficile à combler. Rien de tel dans le cas d’Hélène et de Léopold. Ce dernier est sentimental, mystique, rêveur, épris de poésie, avide d’idéal, d’harmonie, de concorde, d’amitiés saintes et de pures amours. Mais Mlle Smith est aussi tout cela, dans les bons moments de son plein état normal ; sa conduite, sa conversation, sa correspondance en font foi. Seulement, ce dont elles font foi également, c’est que les séraphiques qualités ci-dessus — qui, par leur réunion sans autre, constituent au brave Léopold un tempérament bien un peu doucereux et prêcheur — sont fort heureusement assaisonnées, chez Hélène, de divers ingrédients moins célestes, mais d’une utilisation plus directement efficace dans les âpretés de la lutte pour l’existence. D’où il [136] appert que son soi-disant guide spirituel n’est en dernier ressort qu’un doublet simplifié d’elle-même, une sorte d’édition expurgée, un résidu quintessencié et très épuré, mais du même coup très appauvri, de sa personnalité ordinaire. Il n’en vaut certes pas moins pour cela. Au contraire, c’est à cette simplification et à cette nature de pur extrait qu’il doit de pouvoir remplir son office essentiel dans la vie d’Hélène, c’est-à-dire de surgir comme une personnalité éthérée et meilleure au-devant de la conscience ordinaire, dans les occasions graves où celle-ci risquerait d’être entraînée par ses éléments trop terrestres et de succomber au doute, à la tentation, aux rancunes, aux désespérances.
pp. 130-136
On ne saurait s’illusionner plus gravement quant à la nature profonde des personnages auxquels on a affaire !
3. Rupture épistolaire
Quand cependant paraissent les Nouvelles considérations, à la fin de l’année 1901, la brouille est déjà consommée. Provoquée par Hélène, la rupture remonte au mois de mars 1901, quatre mois seulement après l’ultime séance qu’elle accepta de donner à Théodore Flournoy.
Correspondance entre Théodore Flournoy,
9, route de Florissant, Genève,
et Elise Müller,
33, rue de la Violette, Genève
1901-1910
[p. 117]1. Théodore Flournoy à Elise Müller
Florissant, 2 Mars 1901
Chère Mademoiselle,
Dans la visite que j’ai eu l’honneur de vous faire cette après-midi, vous m’avez raconté des faits qui m’ont laissé perplexe. D’après votre récit, un « monsieur inconnu » se serait présenté chez vous et vous aurait pressée — en prétextant votre intérêt — de lui dire combien je vous avais remis sur le produit de la vente de mon livre Des Indes à la Planète Mars ; et, sans même savoir qui était cet inconnu, et de quel droit il vous faisait ces questions à tout le moins indiscrètes, vous avez satisfait sa curiosité. Il vous aurait fait comprendre alors que je réalise de gros bénéfices sur le dit volume, que la 3e édition ne me revient qu’à un franc l’exemplaire, que la redevance des éditeurs américains est, dans leurs intentions, destinée non à l’auteur mais au médium, etc. Comme conséquence de cette mystérieuse visite, vous m’avez déclaré qu’il est logique que je partage avec vous les bénéfices de cette publication ; et en somme vous vous êtes montrée animée de dispositions et de préoccupations que je n’avais point encore remarquées chez vous.
Je me souviens en effet qu’il y a quelques années (en 1896) j’eus toutes les peines du monde à vous faire accepter, par l’entremise de Mme votre mère, un petit subside destiné à vous procurer un séjour de campagne utile à votre santé. Vous m’écrivîtes à ce propos une lettre, touchante de reconnaissance et de délicatesse, que je conserverai toujours précieusement en souvenir d’un temps où des « inconnus » ne venaient pas encore s’interposer entre nous.
[118] Aujourd’hui, les circonstances ont changé, paraît-il. Et, dans ces conditions nouvelles, il importe de mettre les choses au clair.
En publiant Des Indes, je n’ai jamais eu l’idée de faire une affaire et de gagner personnellement un centime (vous le savez du reste, bien que la visite des « messieurs inconnus » semble vous le faire oublier). L’intérêt scientifique me suffit. Cela est au point que, il y a un an, lorsque parut la lre édition, je recourus à un procédé détourné, qui me semblait le plus respectueux de votre dignité, pour vous faire recueillir — à l’occasion d’une publication qui ne pouvait cependant pas faire ses frais — quelques modestes fruits en souvenir de notre longue collaboration. Il est vrai que mes bonnes intentions ne furent pas comprises : vous savez comment je fus récompensé d’une démarche que je faisais dans les meilleurs sentiments, et en l’entourant de tous les égards possibles ; et vous n’avez pas oublié l’explosion de fierté offensée avec laquelle vous me renvoyâtes ma missive.
Quelques mois plus tard, lorsque les deux éditions suivantes et la traduction anglaise vinrent successivement nous ouvrir la perspective d’un boni futur, je me hâtai — avant même d’être rentré dans aucun de mes frais fort élevés — de vous remettre en deux fois une première somme de mille francs, trop heureux de penser que c’était peut-être là le commencement d’une réserve qui faciliterait un jour ou l’autre à Hélène Smith sa sortie de son magasin abhorré, et le choix de quelque autre occupation moins pénible. Il allait sans dire alors (bien que d’ailleurs je vous l’aie dit) que tous les bénéfices de librairie éventuels prendraient le même chemin.
Peu après survinrent les grands événements que vous savez. Il se trouva que Des Indes eut sur de généreux américains un effet psychologique dont il existe peu d’exemples, que je sache, dans l’histoire des Lettres, tant spirites que profanes. En présence d’un résultat aussi considérable, la question des bénéfices de librairie possibles perdit du coup son importance à mes yeux : une fois Hélène Smith affranchie de son esclavage, le souci de sa délivrance disparaissait par cela même du cercle de mes préoccupations ; et il me devenait indifférent que la vente des éditions rapportât peu ou beaucoup, pourvu que les frais fussent couverts. Il n’y avait même plus aucun motif de rêver d’avance à des bénéfices, aléatoires comme tout ce qui est encore à venir, et à l’emploi desquels il serait assez tôt de songer… lorsqu’ils seraient là ! Car enfin quoi qu’ait pu vous en dire le « monsieur inconnu », j’en suis toujours pour quelques milliers de francs de ma poche dans la publication de mon volume, et [119] il se passera un temps avant que je sois rentré dans mes débours, et un autre temps encore jusqu’à ce que je touche effectivement un boni.
Quand il s’agissait de réjouir un peu la captivité d’Hélène Smith dans la sombre geôle des Badan et de travailler à son affranchissement, il pouvait me plaire d’escompter en sa faveur des bénéfices futurs et de lui en faire par avance, à mes risques et périls, tenir les fruits encore problématiques pour moi. Mais ces opérations ont forcément perdu tout leur charme et leur raison d’être du jour où les chaînes d’Hélène Smith sont tombées et où l’indépendance complète lui est venue. J’aurais d’ailleurs craint (et à plus juste titre cette fois) de froisser de nouveau sa dignité en la supposant poursuivie, au milieu de son aisance et de ses loisirs actuels, par la préoccupation et l’impatience de partager des bénéfices non encore existants.
L’incident imprévu du « monsieur inconnu » m’oblige maintenant à songer, comme Perrette et son pot-au-lait, à l’emploi des dits bénéfices futurs. Il faudrait prendre des déterminations. Or, la seule qui me semble logique et raisonnable dans l’état actuel des choses, c’est de réserver mon entière liberté, et de ne pas tolérer qu’un « monsieur inconnu » vienne se mêler de ce qui me regarde seul. Si mon livre n’avait pas eu de succès le déficit serait à ma charge ; il en découle naturellement que s’il y a un bénéfice j’en disposerai comme bon il me semblera et sans avoir à me soucier de l’opinion de qui que ce soit. S’il me plaît de l’employer à me payer un petit séjour à Paris ou à me procurer du meilleur tabac pour ma pipe, personne n’aura rien à y voir. Le seul but qui, il y a quelques mois, s’imposait à moi comme obligatoire et sacré, en pensant au résultat possible de mon volume, n’existe plus : c’était la mise en liberté d’Hélène Smith. Or ce rêve étant maintenant un fait accompli — de par un concours de circonstances où mon livre a tenu peut-être une modeste place — je ne me sens plus lié par rien et je retrouve ma liberté de tout auteur de disposer de mes « énormes » bénéfices (si les libraires ne font pas faillite avant) au gré de mes goûts, de mes nécessités ou de mon pur caprice. Ce ne seront pas les raisonnements d’un « monsieur inconnu » qui me feront renoncer à cette liberté inaliénable.
Ce serait pourtant intéressant de savoir qui est cet inconnu ? Peut-être un libraire ou un imprimeur spirite et extralucide pour savoir mieux que moi le prix de revient de mes exemplaires ? Ou un barnum américain pressé de s’insinuer dans les bonnes grâces d’Hélène Smith rentière afin d’en faire sa proie ? Ou simplement un proche parent des autres « mes[120]sieurs inconnus » qui l’an dernier avaient découvert que je fréquentais l’arrière magasin d’Ybloux, et cachais M. Yung dans ma bibliothèque pendant les séances d’Hélène Smith ? Que savons-nous ? Un mystère ajouté à tant d’autres !
Je joins ici, chère Mademoiselle, le relevé de mes comptes relatifs à mon volume. Ce n’est pas pour que vous y ajoutiez foi ; une longue expérience souvent renouvelée m’a appris qu’entre mes affirmations et celles des messieurs inconnus, c’est toujours à ces dernières qu’en cas de conflit vous donnez instinctivement la préférence. Comme le « monsieur inconnu » de cette semaine vous a dit que ma 3e édition ne me coûte qu’un franc l’exemplaire et que je touche de gros bénéfices, etc., il sera évident pour vous que j’altère la vérité en vous présentant un relevé de comptes où l’exemplaire revient à deux francs et où il s’en faut encore de beaucoup que je sois rentré dans mes frais, et aie commencé à toucher des bénéfices. Aussi n’est-ce point pour vous convaincre, mais simplement par goût d’ordre et de clarté que je vous envoie le présent relevé.
Veuillez agréer, chère Mademoiselle, l’expression de mes sentiments de respectueux dévouement.
T.F.
P.S. Je répète à l’adresse du « monsieur inconnu » que je me réserve de disposer comme je l’entendrai et sans en rendre compte à personne de tous les bénéfices ultérieurs possibles de mon volume — et que c’est par pure bonne volonté que je vous envoie le relevé ci-joint.
T.F.
2. Elise Müller à Théodore Flournoy
Genève 4 mars 1901
Monsieur,
En réponse à votre honorée du 3 courant, j’ai l’avantage de vous confirmer que j’ai en effet reçu de vous la somme de Fr. 500 à compte sur la Première édition de votre volume « des Indes à la Planète Mars » ; plus Fr. 500 d’Amérique de Mrs Harper et Cie. Vous m’avez dit en me faisant ce second versement : « voici des Américains ; j’ai demandé le tant pour cent pour le médium et j’ai passé un contrat avec eux, car avec ces gens-là il s’agit de prendre ses précautions ».
[121] Ces paroles résonnent encore à mes oreilles comme si elles m’étaient dites à l’instant même et j’en prêterais serment devant Dieu !… J’espère du reste avoir l’occasion un jour ou l’autre de remercier ces messieurs verbalement de leur amabilité pour moi.
Je ne suis point impatiente de partager vos bénéfices non encore existants… je suis, grâce aux américains à l’abri de tous besoins.
Si, cédant aux sollicitations de mes amis, tant à l’étranger qu’à Genève et me portant quelque intérêt, j’ai tenu comme vous-même Monsieur de mettre les choses au clair et de savoir sur quel terrain je marchais, ce n’est pas — comme vous me le faites si gracieusement entendre — parce que je suis devenue une créature intéressée, non loin de là, et vos paroles, pardonnez-moi l’expression, sont des plus déplacées et je crois vous avoir assez donné de preuves du contraire !
Ce que Madame Jackson a fait pour moi ne regarde personne et posséderais-je un million que mon bonheur ne devrait point vous faire oublier la parole donnée et vous faire souvenir qu’il y a une année environ vous m’avez dit : « Je considère le revenu des Indes à la planète Mars comme ne m’appartenant pas, et comme devant vous revenir ! ». Je découvre chez vous maintenant à mon tour, et je relève cette phrase gracieuse, charmante, « des dispositions intéressées que je n’avais point encore chez vous remarquées » puisqu’à vos richesses et à toute la gloire que vous a procurée votre médium, vous voulez sans façon y ajouter la modeste petite part de Hélène Smith !
Brisons sur cette discussion qui me répugne au suprême degré ; j’aurais espéré mieux de vous, mais qu’y faire ?… Sinon de marcher de surprises en surprises !…
Souvenez-vous cependant, que « s’il vous convient » comme vous me le dites, de vous offrir avec tout le revenu de votre ouvrage, de votre gloire, gloire dont j’ai été le modeste instrument, « un voyage à Paris, une pipe de meilleur tabac » et puis encore tout ce qu’il pourrait y avoir de bénéfices ultérieurs « au laboratoire de psychologie », vous êtes parfaitement libre, mais souvenez-vous bien, n’oubliez jamais, qu’à mon tour, je dois être libre de disposer de ma part, comme il me conviendra !
Vous avez voulu ternir, par votre procédé les quelques rayons de soleil qui sont venus éclairer ma route… eh bien ! je ne demande qu’une seule chose : c’est que cela puisse vous profiter.
Monsieur, je vous salue
Hélène Smith
[122] 3. Théodore Flournoy à Elise Müller
Florissant, 5 Mars 1901
Chère Mademoiselle,
Je ne vous fais pas l’injure de croire que votre extraordinaire lettre de hier soit sortie de votre propre fond, et de conclure que vous seriez en effet devenue « une créature intéressée », pour me servir de vos expressions. Une aussi navrante conclusion serait d’autant moins justifiée que vous me donnez vous-même avec une ingénuité charmante l’explication de tout ce mystère : ce n’est pas spontanément et de votre chef que vous avez agi, mais comme vous dites, en cédant aux sollicitations de vos amis tant à l’étranger qu’à Genève et vous portant quelque intérêt. A la bonne heure, c’est bien ce que j’avais flairé sous votre anecdote du « monsieur inconnu » et rien ne m’empêche de continuer à penser que par vous-même et en dépit des apparences, vous êtes toujours bonne, délicate, désintéressée, bien au-dessus de ces mesquines préoccupations, telle enfin que je vous ai connue pendant près de six années.
Seulement, comme je ne me sens nullement d’humeur ni de taille à rivaliser d’influence auprès de vous avec tous ces amis qui possèdent actuellement votre confiance et qui enfin vous portent quelque intérêt (chose qu’évidemment je n’ai jamais su faire !), je crois plus sage de leur abandonner la partie et de cesser de « ternir » par mon ingrate présence « les quelques rayons de soleil qui sont venus éclairer votre route. »
Si jamais vous aviez besoin d’un conseil ou d’un appui, et que par un fâcheux hasard — ce qu’à Dieu ne plaise — vos amis de Genève et d’ailleurs ne se trouvent pas à votre disposition, veuillez vous souvenir, chère Mademoiselle, que vous trouverez toujours un autre vieil ami, prêt à vous aider de ses services ou de ses lumières selon la mesure de ses forces et de ses ressources, dans la personne de votre respectueusement dévoué
T.F.
P.S. Ci-joint quelques remarques que me suggère votre lettre et dont vous pourrez donner communication, si vous le jugez bon, au « monsieur inconnu » et à vos amis qui vous portent quelque intérêt. — Derechef votre tout dévoué
T.F.
[123] Remarques sur la lettre de Mlle Hélène Smith du 4 Mars 1901
1) Il ressort de cette lettre que Mlle Smith a agi à la sollicitation de ses Mais il est clair qu’au nombre de ces derniers il ne faut pas mettre Mme Jackson, dont le caractère noble et généreux est incompatible avec les démarches de ce genre.
2) Mlle Smith, pour m’obliger à lui assurer les bénéfices possibles de mon livre, s’efforce de trouver un engagement formel et inconditionné de ma part dans cette phrase que je peux bien lui avoir dite : « je considère le revenu de Des Indes à la Planète Mars comme ne m’appartenant pas, et comme devant vous revenir. » Elle suit le procédé connu et commode qui consiste à isoler un texte de son contexte afin d’en mieux fausser le sens. Car elle omet le point essentiel, toujours présent quand nous causions de cela et sans lequel cette phrase est absurde. Pourquoi donc aurais-je considéré comme « ne m’appartenant pas », etc., des bénéfices qui, en fait et en droit, ne pouvaient appartenir qu’à moi, l’auteur du livre qui en avais avancé tous les frais et couru tous les risques de déficit ? Pourquoi ? Mais uniquement parce que Mlle Smith était dans une position spéciale, gagnant laborieusement sa vie, etc. Il est bien clair que si elle eût été « millionnaire », ou simplement dans une position indépendante et aisée, il ne serait venu ni à ma pensée ni à la sienne que je puisse lui offrir les fruits de mon travail ; et il est non moins clair que, sa situation venant à changer, peu importe par quelle cause, mon engagement perdait son unique raison d’être et tombait par cela même. Mlle Smith le sent si bien elle-même que pour continuer à me tenir lié par ma prétendue promesse inconditionnée, elle dit que ce que Mme Jackson a fait pour elle ne regarde personne, et que fût-elle maintenant en possession d’un million, je n’en reste pas moins engagé !!! Cela tourne au grotesque. Tant qu’elle gagnait péniblement sa vie, j’étais censé le savoir et on trouvait tout naturel que je l’aidasse, mais du moment qu’elle vit de ses rentes je ne suis plus censé le savoir et il faut que je continue à faire comme si aucun changement ne s’était produit !! Et dire que ce changement lui-même se rattache plus ou moins directement à la publication de mon livre ! Mais peut-être les amis de Mlle Smith estiment-ils déjà que mon livre n’a évidemment été pour rien dans la chose ; qui sait même si sa publication n’a pas retardé la rencontre de Mlle Smith et du flot américain, et si l’on ne me demandera pas bientôt des dommages et intérêts [124] pour n’avoir pas su rendre Mllc Smith assez sympathique aux étrangers dans les pages que j’ai écrites sur elle !
3) Mlle Smith entend encore résonner à ses oreilles, dit-elle, les paroles où je lui disais avoir passé un contrat avec les éditeurs américains afin de procurer au médium un tant pour cent sur la traduction anglaise. Les souvenirs sont exacts dans les termes. Mais ici encore ses amis actuels lui ont évidemment brouillé les idées en lui faisant croire à un engagement des éditeurs vis-à-vis du médium, engagement qui eût été un non-sens commercial et dont je n’ai jamais parlé (car ce n’est qu’avec l’auteur d’un livre que traitent les éditeurs). C’était bien dans le but de procurer à Mlle Smith quelques avantages de la traduction américaine — toujours pour le même motif de la situation matérielle d’alors — que j’ai fait une convention avec les éditeurs (convention qui du reste eût été la même sans ce but et sans ce motif), mais il est clair que mon but ou motif n’avait pas à figurer dans la convention. Aussi les éditeurs seront-ils bien étonnés lorsque Mlle Smith leur exprimera ses remerciements : ils ne manqueront pas de lui répondre qu’ils ne sont pour rien dans l’usage que l’auteur a fait de leur redevance, et que c’est à celui-ci, et non à eux, que doivent aller les remerciements. Il est fâcheux que les maladroits amis de Mlle Smith tentent de lui représenter comme un dû des éditeurs américains au médium, ce qui est un libre don de l’auteur à Mlle
4) Mlle Smith se plait à parler de mes richesses et de la gloire que m’a procurée mon médium ; il est répugnant d’avoir à discuter des choses de ce genre ; mais puisque les amis de Mlle Smith ne craignent pas de lui monter la tête à ce sujet, j’aurais mauvaise grâce à le passer totalement sous silence. En ce qui concerne mes richesses, je suppose que ceux qui sont si bien au courant de ma situation savent aussi les charges qui pèsent sur moi ; et, dans ce monde où tout est relatif, il ne serait que juste qu’ils communicassent aussi ce côté de la question à Mlle Smith ; mais peut-être alors se calmerait-elle un peu à mon sujet, ce qui ne ferait plus le jeu de ses gracieux amis de Genève et de l’étranger. Il n’en est pas moins singulier que ce grief jaillisse au moment d’un changement de fortune chez Mlle Smith, dont personne n’a été plus fier et plus profondément heureux que moi qui me flatte même de l’idée que j’y ai peut-être bien été pour quelque chose ! — Quant à la gloire, il ne faut pas confondre une certaine célébrité bruyante (que « Des Indes à la Planète Mars » a value assuré[125]ment à son auteur, en même temps qu’à l’héroïne du livre, dans les journaux quotidiens, les revues populaires, les feuilles spirites, etc.) avec la réputation sérieuse qu’un chercheur ambitionne dans le cercle restreint des savants de sa spécialité ; or, sous ce dernier rapport, si le volume « Des Indes » n’a peut-être rien enlevé à la considération dont à tort ou à raison l’auteur jouissait déjà dans sa branche, il n’y a rien ajouté non plus vu le discrédit qui s’attache volontiers à ceux qui s’occupent de ces sujets. Au total, beaucoup d’attaques de tous les côtés, beaucoup de tapage désagréable et nuisible à la réputation scientifique véritable et aucun résultat sérieux d’aucun genre, voilà toute la gloire que ce volume a value à l’auteur. Il est aussi fâcheux que ridicule que les amis de Mlle Smith la poussent à s’occuper de semblables niaiseries ; car la réponse des gens impartiaux (je ne parle ni de ses amis ni des miens) ne serait peut-être pas ce qu’elle croit, à la question (d’ailleurs inepte et oiseuse) de savoir qui a la plus grande dette de reconnaissance à l’autre, de l’auteur ou du médium !
5) Un dernier point. Mlle Smith et ses amis sont, paraît-il, anxieux de savoir si son changement de situation a influé sur mes intentions, et quel usage je ferai des bénéfices que je commencerai peut-être à toucher dans quelques mois, si ce n’est seulement l’année prochaine ou la suivante. Je réponds ceci :
a) Je ne suis pas pressé, ce sera assez tôt de me décider quand le moment sera venu. Je n’aime pas qu’on m’inquisitionne, et je n’admets surtout pas qu’on essaye de transformer des intentions morales, dont je suis seul juge, en obligations en quelque sorte légales et juridiques.
b) Il me paraît certain que, si j’avais pu continuer à avoir avec Mlle Smith des relations amicales et agréables, comme cela a été généralement le cas ces dernières années (abstraction faite d’incidents genre Ybloux, Yung, etc.) j’aurais, par bonté d’âme et par un sentiment d’affection très naturel, continué à lui faire hommage des bénéfices ultérieurs et des éditions ou traductions de mon volume, bien que sa situation actuelle ne m’en fît plus une obligation morale impérieuse, comme c’était le cas il y a encore un an. On remarquera que même dans ma lettre du 2 mars, provoquée par l’histoire du « Monsieur inconnu », je me suis contenté de réserver mon entière liberté au sujet de l’emploi de ces fameux bénéfices, — ce qui, entre toutes les possibilités imaginables, implique aussi celle d’en faire intégralement offrande à Mlle Hélène [126] Smith, conformément à mes intentions primitives. Il est vrai que depuis 3 jours ces intentions primitives sont bien ébranlées, ce qui m’est une raison de spécifier une fois de plus, catégoriquement, que je me réserve mon entière liberté quant à mes décisions futures.
En résumé et en conclusion : je ne dois rien à Mlle Elise Müller dite Hélène Smith. Les mille francs que je lui ai donnés en 1900 étaient une pure libéralité de ma part, ne résultaient d’aucune convention bilatérale antérieure, et n’impliquent aucune obligation quant à l’avenir. Il me répugne au suprême degré d’avoir à faire des déclarations de ce genre, mais cela est malheureusement nécessaire en présence de la stupéfiante impudence avec laquelle un « Monsieur inconnu » a surgi tout à coup et prétendu prendre la défense des intérêts matériels de Mlle Smith vis-à-vis de moi.
Genève, 5 Mars 1901
Théodore Flournoy
Olivier Flournoy, Théodore et Léopold, À la Braconnière, 1986, pp. 117-126
Cet échange, qui comprend 32 lettres, s’échelonne sur plus de huit ans ; jamais Théodore Flournoy ne perdit l’espoir d’une possible réconciliation, ainsi qu’en témoigne sa toute dernière missive :
[p. 169] 32. Théodore Flournoy à Elise Müller
Genève, 10 juillet 1909
Chère Mademoiselle,
La 3° édition de Des Indes étant complètement épuisée depuis quelques mois, je vous envoie ci-derrière le relevé de comptes concernant cet ouvrage, pour le cas où cela vous intéresserait. Les « Nouvelles observations sur un cas… » ayant laissé un fort déficit, je ne les fait pas figurer dans le dit compte, dont elles diminueraient notablement le bénéfice.
[170] Je saisis cette occasion pour retirer et annuler toutes les lettres que j’ai pu vous écrire depuis le 1 mars 1901, lettres dont la plupart trahissaient un état de fatigue ou d’irritation nerveuse auquel je suis inexcusable d’avoir cédé.
Une quatrième édition de Des Indes, identique aux 3 premières, a paru il y a quelques semaines. Elle a été faite par les soins et aux frais de la Maison Atar, qui s’est engagée comme droits d’auteur, à verser, un an après la mise en vente de l’édition (soit au printemps 1910) une somme de six-cents francs, laquelle vous sera intégralement transmise aussitôt que je l’aurai touchée.
Veuillez, chère Mademoiselle, agréer mes meilleurs souvenirs et l’expression de mes respectueux et dévoués sentiments,
P.S. Ci-joint un billet de cent francs, complétant votre moitié des bénéfices de Des Indes.
Olivier Flournoy, Théodore et Léopold, À la Braconnière, 1986, pp. 169-170
4. Crains la vindicte de la femme
Élise Müller pourtant, ne désarme pas, et « M. F… » demeure, sous sa plume, l’incarnation du mal :
II
Causes et genèse d’une nouvelle orientation
[p. 50] Le désaccord latent qui existait entre Hélène et M. Flournoy ne pouvait manquer d’aboutir à une rupture après la publication du volume Des Indes, et, peu après, des Nouvelles observations (1901), et M. Flournoy en a exposé lui-même les raisons[5]. De mesquines questions pécuniaires, au sujet des droits d’auteur de l’ouvrage, auxquels Hélène prétend, lui font suspecter à tort le désintéressement de son maître ; des articles de journaux la mettent maladroitement en cause et la blessent ; l’intervention de tiers plus ou moins bien intentionnés enveniment la querelle. Mais la véritable raison est l’interprétation diamétralement opposée des phénomènes de la médiumnité d’Hélène. Profondément convaincue de leur caractère surnaturel, Hélène est douloureusement affectée de les voir disséqués par le froid scalpel de l’homme de science, et ramenés à des productions purement humaines de son moi « subliminal »[6], de constater l’attitude sceptique de M. Flournoy à l’égard du spiritisme[7], et de lire les termes ironiques qu’il emploie pour le qualifier. La croyance et la science s’opposent irréductiblement[8]. Après une brève « phase de reprise », après quelques séances qu’elle accorde encore à [51] M. Flournoy en 1900[9], la rupture est consommée, et Hélène est désormais perdue pour la science, qui est devenue pour elle un objet d’horreur[10].
Combien je me félicite chaque jour — dit-elle encore à propos de l’article de M. Flournoy, « Esprits et Médiums », paru en 1909 dans les Annales des Sciences psychiques — d’être restée libre de mon œuvre et de ne pas la laisser disséquer par la science. Le jugement des hommes me devient pour elle de jour en jour plus indifférent, et j’en suis parfaitement heureuse et satisfaite (1909).
Je me veillerai comme le chat la souris, et ne me laisserai prendre à aucune ruse de ces messieurs. Je suis si heureuse d’en avoir fini avec toutes ces séances, et de me réserver entièrement à l’œuvre de mes tableaux, si sacrés maintenant pour moi, que toutes les expériences dont j’entends parler me laissent absolument indifférente et muette (1910).
L’affection et la confiance qu’Hélène avait témoignées pendant des années à M. Flournoy se mue maintenant en crainte, en perpétuelle défiance de ses noirs desseins à son égard, même en franche aversion[11].
Il y a quelque chose en lui, dans ses pensées, sa manière d’agir envers moi, qui n’est pas absolument naturel, qui manque de logique et de suite. Je sens cela d’une façon absolument nette. Cette continuelle assurance de « respectueux dévouement », dont il termine chacune de ses missives, ne cadre pas avec sa façon d’être et d’agir avec moi. On dirait absolument un chat qui joue avec une souris. Seulement, voilà, la souris est fine, réfléchie, attentive et prudente, et le chat en sera pour les frais de son jeu (1914)[12].
Elle le fuit, elle souhaite qu’il ne s’occupe plus jamais d’elle, elle ne veut plus être pour lui un sujet d’études desséchantes, un prétexte à mémoires et ouvrages sur sa médiumnité. Aussi, elle ne l’in[52]vitera pas à voir son œuvre picturale, et il ne l’apercevra que fugitivement, comme un visiteur étranger. Il n’en amoindrira pas, par ses explications scientifiques, la sublime portée religieuse et son essence divine. Tous ceux qui touchent de près ou de loin à M. Flournoy, qui pourraient être ses porte-paroles, deviennent les objets de la méfiance d’Hélène.
Il attendra longtemps… toujours, je ne l’inviterai jamais ; tout est bien terminé pour la vie. Oui, tout est bien ainsi (1907).
Peut-être est-ce un espion de M. F… Il paraît qu’il continue à m’en envoyer et je vais me veiller, je vous assure, et me tenir sur mes gardes. Jamais le pareil de ce F…, et je me demande ce qu’il a à voir dans mes affaires maintenant et à s’occuper de ce que je fais ou ne fais pas (1909).
F… continue à m’envoyer des espions. Dans quel but, je l’ignore. Peut-être désire-t-il faire un article me concernant, et je trouve que cet homme a vraiment mauvaise grâce à s’occuper de moi (1909).
F… n’a pas reparu, quel bonheur (1909) !
Il avait espéré qu’en lui écrivant pour le remercier de son livre, je l’aurais invité à voir mes tableaux… Il a été déçu (1911)[13].
Après une visite de M. Flournoy :
Je n’ai eu aucune émotion. J’ai répondu aux questions qu’il m’a faites d’emblée touchant mon œuvre, lui confirmant avec force que pour moi elle était sacrée et divine et que je ne laisserai personne dans l’avenir batifoler sur elle. Il m’a demandé s’il pouvait voir le tableau de l’Ange. Je lui ai répondu que, d’après l’ordre de l’ange même, je ne devais plus le montrer avant Noël. Il n’a pas demandé à voir les autres et je n’ai soulevé aucun des rideaux qui couvrent en ce moment dans la chambre à manger les tableaux du Crucifié et de Cagliostro. J’avais tant prié et tant demandé à Dieu qu’il me donnât cette force d’agir ainsi. M. F… m’a demandé : « Est-elle oui ou non achevée cette œuvre ? » Je lui ai répondu que oui et non, puisque je dois encore peindre une toile qui est là. Je lui ai alors conté l’histoire de cette toile. Il m’a paru très troublé et pas satisfait que tout ne soit pas achevé (1912).
Toutes ces choses troublent M. F…, et, ligué avec la flotte de nos pasteurs qui voient un danger dans mon œuvre pour la « saine piété », ils voudraient, je pense, me faire exposer mon œuvre afin de la critiquer et mettre à néant son origine spirituelle. Pour cela, il fallait M. F…, il fallait qu’il fit amende honorable pour se faufiler chez moi, cela ne pou[53]vait être autrement. Mais… ce dont il ne s’est pas douté, c’est la femme devenue énergique qu’il allait retrouver.
Je désire que M. F… ne s’occupe plus jamais de moi. Je désire ne donner à ce monsieur aucun sujet, soit pour le présent, soit pour l’avenir, d’avoir à parler de tous mes enfants les tableaux. Oh non ! je ne le veux pour rien au monde… Il ne faut jamais plus que M. F… marche dans les sentiers de ma vie. Non, il ne le faut pas (1912).
M. W… lui envoie quelqu’un qui serait disposé å photographier pour elle ses tableaux ; elle l’évince, car elle suppose que c’est une créature de MM. Flournoy et Claparède.
Sans cela, tous les clichés du tableau auraient pris lestement et dans le plus profond mystère le chemin du laboratoire de psychologie. Oh, non ! cher monsieur, je ne serai pas si naïve de me laisser reprendre aux filets de M. F… (1910).
Maintenant que son ouvrage est terminé, il cherche à se rapprocher de moi parce qu’il sentira dans mes tableaux une source qui ferait, qui sait ? peut-être un beau et nouveau livre… Alors… Hélène Smith sera ferme, elle ne se laissera pas attendrir par de belles phrases et des protestations de dévouement. Non, Hélène Smith se souviendra de toutes les noirceurs et indélicatesses commises. Hélène Smith se souviendra qu’elle avait confié à M. Lemaître, l’année de sa brouille avec M. F…, un pli cacheté qu’elle ne voulait pas garder chez elle, et qui ne devait être ouvert que lorsqu’elle en donnerait l’autorisation, et que ces messieurs ont brisé le cachet du pli le jour de la fameuse brouille, publiant son contenu avec pour excuse qu’au point de vue scientifique les délicatesses ne devaient pas être connues[14]. H. S… [Hélène Smith] n’invitera jamais M. F… à venir voir les tableaux, afin que ce monsieur ne puisse pas crier sur les toits que, grâce à l’appel de cette dernière, il s’est rendu rue Liotard 37 (1910).
Je ne pense pas que la Providence et tous les amis de l’Au-Delà verraient de bon œil que M. F… s’occupât de mon œuvre, si divine selon moi, et qui doit être traitée comme telle, et non comme la traiterait M. F.., c’est à dire en produit subliminal, en ornement de laboratoire de psychologie (1913).
Le temps cicatrisera quelque peu les blessures, mais jamais les anciennes relations ne seront reprises entre les deux antagonistes. Cette rupture est l’une des causes de la nouvelle orientation mys[54]tique d’Hélène. Rejetant avec M. Flournoy, qui les avait en partie suscitées[15], les précédentes formes de ses manifestations médianimiques — d’allure scientifique et historique, notons-le, — qui avaient été si rudement passées au crible de la critique, romans astronomiques, hindou, royal, Hélène Smith donnera une autre coloration à ses rêveries pour échapper à cette critique, et elle trouvera dans la religion la consolation des misères que lui ont faites les hommes de science. Elle reconnaît elle-même que ce changement en elle est dû en partie à cette cause.
Cet homme m’a constamment tourmentée, agitée. Il a apporté des ondes troublantes dans ma vie, et maintenant que je suis la trace de ces ondes jusqu’à leur source, je les comprends, ces ondes troublantes, je les sens pour l’avenir fécondes en bénédictions inattendues. L’œuvre des tableaux ne se serait jamais exécutée si j’étais restée dans l’entourage de M. Flournoy, j’en suis persuadée. Dieu a suscité, précipité les événements, m’ouvrant une nouvelle voie (1912).
Léopold la console, faisant allusion au rêve religieux qui se substituera au rêve scientifique :
Sois sans souci, car ce n’est point en te donnant les bénéfices de son ouvrage qu’il aurait fait ton bonheur, mais la source de la joie viendra au contraire de ce qu’il ne t’aura rien donné (1902).
La mission picturale imposée par l’au-delà, l’œuvre sous le poids de laquelle elle gémira si souvent, lui viendront aussi en aide pour résister victorieusement aux tentatives nouvelles des hommes de science, pour opposer désormais une fin absolue de non-recevoir à leurs demandes ; il semblerait même que l’une des raisons de cette création de son subconscient soit précisément le désir de trouver une arme contre les embûches des prêtres du subliminal.
J’espère bien ne jamais montrer mes tableaux à M. F… De plus en plus je sens comme un mur qui m’entoure et m’isole de cet homme, et j’éprouve comme une sorte de nécessité à me retrancher derrière cet abri (1911).
[55] Si l’œuvre se prolonge plus qu’il ne le lui a été prédit, si le nombre primitif de six, puis de sept tableaux, s’augmente, ne serait-ce pas qu’Hélène hésite à cesser ce travail, à redevenir libre, ce qui pourrait la laisser désarmée en face de ses ennemis, et la faire retomber entre leurs mains ?
Oh ! cette toile qui reste à faire, que l’Ange m’a empêchée de vendre, elle devait être la planche de sauvetage, elle devait me permettre de pouvoir dire (à M. F…) : « L’œuvre n’est pas terminée ». Que les voies de Dieu sont grandes… (1912) !
5. Le mot de la fin
En 1910, Théodore Flournoy n’a pas terminé son travail de deuil. Il saisit au vol l’occasion que lui fournit une jeune collègue psychiâtre, Mme de Mé…, de passage à Genève pour raisons professionnelles, et qui profite de son voyage pour obtenir, à titre personnel, une consultation « médicale » auprès Léopold (et non directement auprès Hélène Smith), les dons de guérisseur du thaumaturge l’ayant, grâce à Des Indes à la Planète Mars, une fois de plus rendu célèbre.
Léopold, inopinément confronté à un médecin spécialiste en maladies mentales, et qui plus est une femme, « craqua ». Les masques tombèrent; la surprise de Mme de Mé…, et par voie de conséquence celle de Théodore Flournoy, fut à n’en pas douter extrême. Comme le dit laconiquement Olivier Flournoy, « ce document met un point final à la correspondance ».
33. Mme de Mé… à Théodore Flournoy [1910]
[170] 1er septembre, 10 h. du soir
Monsieur,
Madame (X)… a passé chez moi toute l’après-midi (!) — je pars demain matin à la première heure.
Je n’ai donc pas pu faire pour vous le petit travail projeté, sur Mlle Müller. Telles quelles je vous envoie mes notes, sans avoir même eu [171] le temps de les remettre en bon français. Sans amour propre je vous les adresse, sauf pourtant quelques obscénités (c’est assez répugnant ainsi). Excusez-moi bien et faites-en ce que vous pourrez.
Bien entendu c’est pour vous exclusivement seul.
Veuillez je vous prie, présenter mon bon souvenir à Mme Flournoy et à votre charmante famille dont j’ai apprécié l’aimable accueil.
Personnellement pardonnez-moi la connaissance forcée que vous avez faite de ma personne.
Et croyez à mon admiration pour votre haute intelligence et à mes sentiments très dévoués,
Dr. Emilie de Mé…
Pension des Alpes
2, rue Thalberg
Genève
Vous m’avez parlé me semble-t-il d’un établissement consacré aux neurasthéniques. Je me permettrai peut-être de vous demander à ce sujet quelques renseignements. Car il se peut que La Faculté me renvoie dans vos régions.
Notes :
Séance du 26 août — première avec Léopold
H.S. [Hélène Smith] s’endort doucement. Dans la mesure du possible je m’assure de l’anesthésie, de la rigidité cataleptique et crois bien pouvoir affirmer qu’elle est en état d’hypnose.
D’une voix faible d’abord, puis peu à peu plus virile (une voix d’homme ne rappelant pas celle du médium) Léopold veut bien me donner une consultation médicale pour ma santé. Très fantaisiste et du reste erronée, cette consultation n’a aucune valeur ni aucun intérêt dans l’espèce.
Je témoigne pourtant une satisfaction polie qui encourage L.[Léopold] ; le sujet épuisé, il me propose de me donner d’autres renseignements sur quelqu’autre personnage dont je pourrais lui fournir un indice physique.
N’ayant à ma disposition qu’une lettre que je viens de recevoir d’une nouvelle mariée, je la lui remets et pour hâter les choses, je lui conte rapidement le roman réel, du reste, de la jeune femme qui m’écrit.
Léopold est vivement intéressé, et comme je hasarde l’expression de ma surprise qu’un esprit aussi élevé, et dans tous les cas assurément [172] dépouillé d’aspirations charnelles puisse montrer un intérêt aussi puissant aux bonheurs passionnés de ces mortels, avec une vive animation il entre dans la voie des aveux intimes.
Lui-même est un amant (sic) ardent et jaloux, aux prises avec toutes les douleurs comme avec toutes les satisfactions de l’amour sexuel. Ses rapprochements avec H. S. ne sont qu’une longue série de voluptés à la fois douces et furieuses. Et… s’excitant de plus en plus pendant son récit le médium prend une attitude lascive ; les yeux sont languissants, le buste renversé, les mains actives et enfin… H. S. accuse un spasme érotique qui ne laisse pas de doute sur l’illusion d’un rapprochement sexuel. Après la période de prostration physiologique — Léopold reprend son assurance et me redit encore ses fureurs jalouses. (La jalousie le domine souvent) — Les femmes amies qui approchent et « caressent » le médium intimement lui sont une source de souffrance — mais sa colère s’accentue lorsqu’il « flétrit » la liaison d’H. S. avec le Pr F. [Professeur Flournoy] pendant de longues années…
Réveil du médium – Melle S.[Mademoiselle Smith] revenue à son état normal semble ne se souvenir en rien de ce qui m’a été dit, et se borne à son éternel récit des griefs pécuniaires dont elle tient tant de rancœur à Mr F.
30 août — 2e séance — toujours le prétexte de ma santé
Le médium entre dans la phase hypnotique (?), Léopold est satisfait des améliorations survenues dans mon état par ses conseils judicieux.
Dissertation morale, quasi religieuse, que j’interromps assez vivement pour lui faire remarquer qu’il est mal venu de parler de la sorte étant donné son influence malsaine sur le médium, qu’il a détourné de ses aspirations naturelles et dont il fait par conséquent le malheur moral etc.
Ici révolte de Léopold — Avec une exubérance et un flot précipité de paroles et de gestes il affirme qu’il a été « l’amant » le plus dévoué et que le médium a éprouvé par lui des jouissances physiques paradisiaques (sic). Je l’interroge sur la façon dont un pur (!!!) esprit peut se comporter et procéder vis-à-vis une simple humaine ; il me décrit sa méthode : Images lubriques, scènes de tribadisme, de pédérastie, pré-opératoires, et enfin lui-même apparaissant… sans voiles et dans tout l’éclat de sa puissance… virile.
[173] Suivent des détails impossibles à rapporter, mais qui se devinent si on a étudié les individus qui pratiquent la masturbation depuis de longues années.
Léopold regrette du reste de n’avoir à sa disposition que les mains du médium qu’il semble pourtant utiliser avec une ingéniosité prodigieuse.
Pendant les scènes amoureuses du médium avec une quelconque de ses amies, il intervient toujours et se mêle à leurs « jeux » et complète l’ensemble de ces jouissances (vraiment monstrueuses) en caressant toutes les surfaces de la personne d’H. S.
Là où il échoue, et où il hait (sic) au moins momentanément, c’est au cours des… séances amoureuses du Pr F. qui a été longtemps l’amant de Mlle S. Je me récrie : « Ce n’est pas vrai, dis-je — le médium ne s’est jamais trouvé seule avec Mr F. et c’est l’impossibilité matérielle la plus probante ». Ici le récit suivant (de Léopold bien entendu) : Tout au commencement, il y a de longues années, H. S. est entrée au laboratoire un après-midi d’hiver sous un prétexte dont elle ne se souvient plus – Mr F. lui ayant avoué des sentiments « d’ordre immoral » elle s’est défendue vaillamment. Mais peu à peu excitée par des caresses (impossible de décrire ces immondices !)… elle s’est livrée entièrement. De cette première entrevue est résulté un commencement de grossesse qui au bout de trois mois et demi s’est terminée en une perte de sang. Les relations sexuelles de H. S. et de Mr F. ont duré plus de cinq ans – époque toute entière de martyre pour Léopold – et auraient cessé il y a environ deux ans.
Le médium s’éveille, très lasse de la séance.
1er septembre — (dernière séance de Léopold)
Après la consultation médicale, Léopold à qui j’avoue ma profession semble plus surpris que fâché réellement – me pardonne finalement et me recommande le silence envers H. S.
Profitant de l’attitude enfin nette que j’ai prise, je démontre à Léopold avec autorité, fixant mon regard sur celui de H. S., fixe et atone, de quelle façon je juge sa conduite et lui ordonne péremptoirement de réparer ses méfaits en avouant courageusement la vérité.
J’avoue que L.[Léopold] n’a pas goûté mon raisonnement et je doute qu’il obéisse à cette unique suggestion post hypnotique – mais si je ne m’abuse [174] je crois qu’il y aurait dans la continuité d’une idée suggestive ferme un moyen thérapeutique qui pourrait donner de bons résultats. L’autorité affirmée rigoureusement, presque durement, paraît un mode de choix vis-à-vis de Léopold – autant que mon modeste jugement sur un sujet que je connais à peine puisse avoir quelque valeur.
H. S. à l’état de veille me semble en bon état de santé générale. Son état mental est celui d’une monomane atteinte d’un délire des grandeurs. La notoriété qu’elle a acquise a dû développer inévitablement cette tendance latente.
J’ai fait mon possible pour observer exactement sa sub-conscience.
J’ai le regret de ne l’avoir point étudiée longtemps et surtout de n’avoir pas eu l’honneur d’être initiée aux cycles précédents de portée si « magnifique » et j’ai dû me contenter des tristes manifestations du cycle érotique.
Olivier Flournoy, Théodore et Léopold, Éditions À la Braconnière, 1986, pp. 170-174
[1]. Des Indes à la planète Mars fut traduit en anglais dans l’année même de sa parution, et l’ouvrage ne retint pas seulement l’attention du petit monde du spiritisme mais, dans les milieux francophones et anglophones, suscita l’intérêt d’un très large public scientifique et universitaire.
[2]. Elle en eut du moins l’impression, et ne pardonna jamais cet « aveu » de Théodore Flournoy au sujet, non de ses dons médiumniques, mais de ses convictions spirites d’alors :
« J’avoue d’abord que le spiritisme est un sujet qui a le don de me mettre en gaieté et qui me porte d’instinct à batifoler. Je ne sais vraiment pas pourquoi, car rien de ce qui touche aux Morts et à l’Au-Delà ne devrait être matière à plaisanterie. Mais c’est comme ça. Peut-être cela tient-il à la nature des intermédiaires et à la qualité des messages dont les esprits ont coutume de nous gratifier. Quoi qu’il en soit, j’ai ordinairement beaucoup de peine à garder mon sérieux en présence des manifestations des désincarnés. Or je me reproche amèrement cette humeur facétieuse lorsque je songe qu’elle s’exerce aux dépens de conceptions et de croyances qui ont soutenu les premiers pas de notre race en sa douloureuse ascension, et dont la survivance ou la réapparition atavique est aujourd’hui encore une source de force morale, de bienheureuses certitudes, de consolation suprême, pour une foule de mes contemporains, parmi lesquels plusieurs que j’ai appris à connaître et qui m’inspirent autant d’estime que d’admiration par la rectitude de leur vie, la noblesse de leur caractère, la pureté et l’élévation de leurs sentiments. Toute conviction sincère et vécue est absolument respectable, même lorsqu’on ne la partage pas ; aussi fais-je d’avance (et rétrospectivement) amende honorable à mes amis et connaissances spirites pour les écarts de plume qu’il pourrait (ou qu’il a déjà pu) m’arriver de commettre au cours de ce volume, tiraillé que je suis, je le répète, entre le respect que j’éprouve pour les personnes et l’impression plutôt bouffonne que me laisse la doctrine avec son cortège de conséquences et de preuves à l’appui. »
Des Indes, p. 388, Incarnations et messages spirites
[3]. Variante, dans une lettre presque identique quelle m’écrivit à ce même sujet : « J’ai senti par ces paroles que vous me cachiez quelque chose et que sans doute Léopold devait me le dire. »
[4]. Voir entre autres G. T. W. Patrick, Some peculiarities of the secondary personality. Psychological Review, tome V (1898), p. 575.
[5]. Nouvelles observations, p. 104, Mlle Smith depuis la publication de Des Indes.
[6]. « C’est bien uniquement de l’individualité propre d’Hélène, de sa mémoire, et de ses facultés latentes, que semble provenir le contenu, d’ailleurs si riche et si varié, de sa vie somnambulique », Nouvelles observations, p. 252.
« Oh! ce subconscient, ce subliminal, s’écrie Hélène ! S’il fallait penser qu’il existe réellement, et soit bien une seconde personnalité, nous ne serions alors plus responsables de nos actes, si désordonnés seraient-ils. S’il fallait le sentir capable de créer une œuvre semblable à la mienne, que faudrait-il penser de lui, de sa puissance, de sa force. Ne faudrait-il pas lui vouer un culte spécial, le rechercher à chaque heure importante, heureuse ou malheureuse de notre vie, le faire agir à notre place pour ce que nous nous sentons incapables par moments de faire ou de débrouiller ? Et si nous arrivions enfin à ne pouvoir faire autrement que de l’admettre, ne faudrait-il pas voir en lui une force qui ne pourrait être que divine, voulue de Dieu, sous le masque d’une seconde personnalité, plus spiritualisée que la première, une aide que Dieu se serait créée, pour nous éclairer parfois, une seconde conscience émanant de Lui, l’aidant dans sa mission autour de ses enfants. Mon œuvre serait, par ce fait, doublement divine, créée par ce subconscient » (1927).
Il est intéressant de voir Hélène chercher à concilier la notion scientifique de la subconscience avec la croyance à l’inspiration divine.
[7]. Nouvelles observations, p. 104, Mlle Smith depuis la publication de Des Indes.
[8]. Nouvelles observations, p. 102.
[9]. Nouvelles observations, p. 110. Phase de reprise ; p. 114, 136. Quelques séances en mai-août (documents ultramartiens, uraniens), dernière séance le 2 novembre 1900.
[10]. « Cette espèce d’ostracisme à l’égard de ceux qui lui rappelaient Des Indes et personnifiaient « la science » à ses yeux n’a rien qui doive surprendre. D’un côté, l’atmosphère desséchante d’analyse critique et d’observation méthodique, presque inquisitoire, voire soupçonneuse parfois, qui au bout de tant d’années n’avait abouti qu’à Des Indes, de l’autre, etc. » Nouvelles observations, p. 114.
[11]. D’autant plus violente qu’Hélène, comme tous les médiums, a éprouvé pour son maître une « passion somnambulique » (Janet), un « transfert affectif » (Ubertragung de Freud) ; cf. Flournoy, Arch. de psych., XV, 1915, p. 37. Voir plus loin, p. 62, note 1, sur cette relation émotive entre Hélène et M. Flournoy.
[12]. Hélène Smith, qui ignore ce que Léopold peut tramer derrière son dos au cours de ses transes, ne sait pas que les yeux de Théodore se sont ouverts, et qu’il sait désormais, comme nous allons nous-mêmes bientôt le découvrir, à quoi s’en tenir au sujet des passions mouvementées et de la haute moralité de la médium ainsi que de son alter ego autoérotique Léopold. [Note de Harald Langstrøm.]
[13]. La souris, aussi fine, réfléchie, attentive et prudente qu’elle s’imaginait être, n’avait pas vu le chat venir… [Note de Harald Langstrøm.]
[14]. Sans doute allusion au fait rapporté par M. Flournoy, Nouvelles observations, p. 133.
[15]. Des Indes, p. 5, 1.
















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