Ultra-Mars

 

 

 

Eliselaine 1

 

 

 

Theodore Flournoy couverture

 

 

 

CHAPITRE SEPT

Le cycle martien (fin) : l’ultramartien

 

 

[245] On se lasse de tout, même de la planète Mars. On ne désigne pas l’imagination subliminale de Mlle Smith, qui ne se fatiguera sans doute jamais de ses grandes envolées dans la société d’Astané, Esenale et Cie. C’est moi-même, je l’avoue à ma honte, qui, en 1898, commençai à en avoir assez. Une fois au clair sur la nature essentielle de la langue martienne ; ne me sentant pas l’étoffe d’un grammairien ou d’un lexicologue pour en entreprendre une étude approfondie, laquelle d’ailleurs, à en juger par la lenteur dont les textes s’étaient succédé depuis deux ans, menaçait fort de durer tout le reste de mon incarnation actuelle, ou de celle du médium, sans arriver à son terme ; trouvant d’autre part que ces textes, considérés comme de simples curiosités de vitrine psychologique, étaient peu variés et risquaient de devenir encombrants à la longue — je me décidai à tenter quelque expérience qui pût, sinon en tarir la source, du moins en rompre la monotonie.

Jusque-là, sans émettre d’opinion ferme sur le martien, j’avais toujours manifesté un très réel intérêt pour ces communications, tant à Mlle Smith à l’état de veille qu’à [246] Léopold dans ses incarnations. Tous deux se montraient également persuadés de la vérité objective de ce langage et des visions qui l’accompagnaient. Léopold n’avait cessé, dès le premier jour, d’en affirmer l’authenticité strictement martienne. Hélène, sans tenir absolument à ce que cela vînt de la planète Mars plutôt que d’une autre, partageait la même foi dans l’origine extra-terrestre de ces messages, et, comme cela ressortait de maints détails de sa conversation et de sa conduite, elle y voyait une révélation de la plus haute importance qui ferait peut-être pâlir un jour « toutes les découvertes de M. Flammarion ». Qu’arriverait-il si je m’avisais de heurter de front cette conviction intime, et de démontrer que le prétendu martien n’était qu’une chimère, un pur produit d’autosuggestion somnambulique ?

Ma première tentative, qui s’adressa à Léopold, n’eut pas d’influence appréciable sur la suite du cycle martien.

C’était dans la séance du 13 février 1898. Hélène dormait profondément, et Léopold conversait avec nous par gestes du bras gauche et épellation des doigts. Je lui exprimai catégoriquement ma certitude que le martien était de fabrication terrestre, ainsi que le prouvait sa comparaison avec le français. Comme Léopold répondait par force gestes de dénégation, je lui en détaillai quelques preuves, entre autres l’accord des deux langues sur la prononciation du ch, et sur l’homonymie du pronom et de l’article « le ». Il m’écouta et parut comprendre mes arguments, mais il n’en opposa pas moins une fin de non-recevoir à ces coïncidences caractéristiques, en dictant de l’index gauche : Il y a des choses plus extraordinaires, et il ne voulut point démordre de l’authenticité du martien. Nous restâmes chacun sur nos positions, et les textes ultérieurs ne portèrent aucune trace de notre entretien[1]. Il semblait donc que ce n’était pas par l’intermédiaire de Léopold qu’on pouvait suggérer une modification au roman martien.

Je laissai passer quelques mois, puis essayai d’une discussion avec Hélène éveillée. À deux reprises, en octobre [247] 1898, je lui exprimai mon complet scepticisme à l’endroit du martien. La première fois, le 6 octobre, dans une visite que je lui fis en dehors de toute séance, je m’en tins à des objections générales auxquelles elle répliqua en substance ce qui suit. D’abord, que cette langue inconnue, en raison de son intime union avec les visions, et malgré ses ressemblances possibles avec le français, devait nécessairement être martienne si les visions l’étaient. Ensuite, que rien ne s’opposait sérieusement à cette origine véridique des visions, et par conséquent de la langue elle-même, puisqu’il y avait deux moyens pour un d’expliquer cette connaissance d’un monde éloigné, à savoir la communication proprement spirite (c’est-à-dire d’esprits à esprits, sans intermédiaire matériel) dont la réalité ne saurait être mise en doute, et la lucidité, cette faculté ou ce sixième sens indéniable des médiums, qui leur permet de voir et d’entendre à une distance quelconque. Enfin, qu’elle ne tenait pas mordicus à l’origine proprement martienne de ce rêve étrange, pourvu qu’on lui concédât qu’il venait d’autre part que d’elle-même, étant inadmissible que ce fût l’œuvre de sa subconscience, puisqu’elle n’avait durant sa vie ordinaire absolument aucune perception, aucun sentiment, pas l’ombre d’un indice, de ce prétendu travail intérieur d’élaboration auquel je m’obstinais à l’attribuer, au mépris de toute évidence et de tout bon sens.

Quelques jours plus tard (16 octobre), comme Mlle Smith, parfaitement réveillée après une séance de l’après-midi, passait la soirée chez moi et paraissait être dans la plénitude de son état normal[2], je revins à la charge avec plus d’insistance.

J’avais jusqu’alors toujours évité de lui montrer en détail la traduction des textes martiens, ainsi que l’alphabet, et elle ne connaissait que de vue pour ainsi dire l’écriture martienne dont elle ignorait la valeur des lettres. Cette fois, je lui expliquai par le menu [248] les secrets de cette langue, ses originalités superficielles et ses ressemblances fondamentales avec la nôtre ; sa richesse en i et en ; sa construction puérilement identique à la construction française jusqu’à glisser entre les mots bérimir et hed un m euphonique superflu pour imiter notre expression « reviendra-t-il », ses nombreux caprices de phonétique et d’homonymie, reflets évidents de ceux auxquels nous sommes accoutumés, etc. J’ajoutai que les visions me paraissaient également suspectes par leurs invraisemblables analogies avec ce que nous voyons sur notre globe. À supposer que les maisons, les végétaux et les gens de Mars fussent construits sur le même plan fondamental que ceux d’ici-bas, il était cependant fort douteux qu’ils en eussent les proportions et l’aspect typique ; en effet, l’astronomie nous apprend que sur Mars les conditions physiques, la longueur de l’année, les écarts des saisons, l’intensité de la pesanteur, etc., sont tout autres que chez nous ; ce dernier point, en particulier, doit agir sur tous les produits, naturels et artificiels, de façon à y altérer fortement tant les dimensions absolues que les proportions de hauteur et de largeur qui nous sont familières. J’observai encore qu’il y a sans doute sur Mars comme sur la Terre une grande variété d’idiomes, et que l’on pouvait s’étonner du singulier hasard qui faisait parler à Esenale une langue aussi semblable au français. — Je conclus enfin en remarquant que tout cela s’expliquait au contraire à merveille, ainsi que l’aspect oriental des paysages martiens et le caractère généralement enfantin de ce roman, si l’on y voyait une œuvre de pure imagination due à une sous-personnalité ou à un état de rêve de Mlle Smith elle-même, qui reconnaît avoir toujours eu beaucoup de goût pour ce qui est original et se rattache à l’Orient.

Pendant plus d’une heure, Hélène suivit ma démonstration avec un vif intérêt. Mais, à chaque nouvelle raison, après en avoir paru d’abord un peu déconcertée, elle ne tardait pas à répéter, comme un refrain triomphal et un argument sans réplique, que la science n’est pas infaillible, qu’aucun savant n’a encore été sur Mars, et qu’il est, par conséquent, impossible d’affirmer en toute certitude que les choses n’y sont point conformes à ses visions. À ma conclusion, elle riposta que, relatives à Mars ou à autre chose, ses révélations ne sortaient en tout cas pas de son propre fonds, et qu’elle ne comprenait pas pourquoi je m’acharnais ainsi contre la supposition la plus simple, celle de leur authenticité, pour lui préférer cette inepte et [249] absurde hypothèse d’un Moi sous-jacent ourdissant en elle, à son insu, cette étrange mystification.

Tout en maintenant que mes déductions me paraissaient rigoureuses, je dus bien convenir que la science n’est pas infaillible et qu’un petit voyage sur Mars pourrait seul lever absolument tous nos doutes sur ce qui s’y passe. Nous nous quittâmes ainsi bons amis, mais cette conversation me laissa l’impression très nette de la complète inutilité de mes efforts pour faire partager à Mlle Smith les conceptions de la psychologie subliminale. Ce qui, d’ailleurs, ne me surprend ni ne m’afflige, car, à son point de vue, il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi.

La suite montre cependant que mes raisonnements de ce soir-là, stériles en apparence, ne sont point restés sans effet. S’ils n’ont pas modifié la manière de voir consciente de Mlle Smith, ni surtout l’opinion de Léopold, ils ont néanmoins pénétré jusqu’aux couches profondes où s’élaborent les visions martiennes et, y agissant à la façon d’un levain, ont été l’origine de développements nouveaux et inattendus. Ce résultat corrobore avec éclat l’idée que tout le cycle martien n’est qu’un produit de suggestion et d’autosuggestion. De même que jadis le regret de M. Lemaître de ne pas savoir ce qui se passe sur les autres astres avait fourni le premier germe de cette élucubration, de même maintenant mes critiques et remarques sur la langue et les gens de là-haut ont servi de point de départ à de nouvelles chevauchées de l’imagination subliminale d’Hélène. Si l’on compare, en effet, le contenu de notre discussion du 16 octobre, que j’ai brièvement résumée ci-dessus, avec les visions des mois suivants (voir à partir du texte 30), on constate que ces dernières renferment un évident commencement de réponse, et sont un essai de satisfaction, aux questions que j’avais soulevées. On y assiste à une très curieuse tentative, naïve et enfantine comme tout le roman martien, d’échapper aux défauts que je reprochais à celui-ci, non pas en le modifiant et le corrigeant — ce qui [250] eût été se déjuger et se contredire —, mais en le dépassant en quelque sorte, et en lui superposant une construction nouvelle, un cycle ultramartien si l’on me permet cette expression indiquant à la fois qu’il se déroule sur quelque planète indéterminée plus lointaine que Mars, et qu’il ne constitue pas une histoire absolument indépendante, mais qu’il est greffé sur le roman martien primitif.

L’effet suggestif de mes objections du 16 octobre ne fut pas immédiat, mais laisse deviner un travail d’incubation. Le texte 30, venu la semaine suivante, ne diffère guère des précédents, sauf par l’absence d’une lettre euphonique qui eût pourtant été mieux en place entre les mots bindié idé, « trouve-t-on », que dans le bérimir n hed du texte 15 sur lequel j’avais attiré l’attention d’Hélène ; peut-être est-il permis de voir dans ce petit détail un premier résultat de mes critiques. L’apparition, un peu plus tard, d’un nouveau personnage martien, Ramié, qui promet à Hélène des révélations prochaines sur une planète non autrement spécifiée (texte 31), prouve que le rêve ultra-martien était en train de se mûrir subconsciemment ; mais il ne fit explosion que le 2 novembre (soit dix-sept jours après les suggestions auxquelles je le rattache), dans cette curieuse scène où Ramié dévoile à Mlle Smith un monde insoupçonné et bizarre dont la langue tranche singulièrement sur le martien accoutumé. II vaut la peine de citer la description détaillée qu’Hélène m’envoya de cette étrange vision (voir aussi textes 32 à 35).

… J’étais réveillée et levée depuis environ vingt minutes. Il était environ 6 1/4 heures du matin et j’étais en train de coudre. Depuis un instant déjà je faisais la réflexion que ma lampe baissait sensiblement, et finalement je finis par n’y plus rien voir.

Au même moment, je me sentis la taille enveloppée, serrée fortement par un bras invisible. Je me vis alors entourée d’une lumière rosée, laquelle se montre généralement lorsque se prépare une vision martienne. Je pris vite le papier ainsi que le crayon toujours à ma portée sur ma table de toilette, et posai ces deux choses sur mes genoux pour le cas où il viendrait quelques paroles à noter.

[251] À peine ces préparatifs étaient-ils terminés que je vis à mes côtés un homme de visage et d’habits martiens. C’était, en effet, ce personnage [Ramié] qui m’enveloppait la taille du bras gauche, me montrant du bras droit un tableau peu distinct, mais qui, finalement, se dessina fort bien. Il me dit aussi quelques phrases que je pus noter assez bien il me semble [texte 32, où Ramié attire l’attention d’Hélène sur un des mondes qui l’entourent et lui en fait voir les êtres étranges].

Je vis alors un coin de terre peuplé d’hommes tout à fait différents de ceux qui habitent notre globe. Le plus grand de tous n’avait guère que 90 centimètres de hauteur et la majorité en avait au moins 10 de moins. Leurs mains étaient immenses. Longues de 30 centimètres environ, sur une largeur de 8 à 10, elles étaient agrémentées d’ongles noirs, très longs, à moitié recourbés intérieurement. Leurs pieds aussi étaient immenses, chaussés, mais d’une chaussure que je ne pus bien distinguer.

Je n’ai vu aucun arbre, aucun brin de verdure, dans ce coin de terre visible à mes yeux. Un fouillis de maisons ou plutôt de cabanes d’un style des plus simples, toutes basses, longues, sans fenêtres ni portes ; et chaque maison avec un petit tunnel, long de 3 mètres environ, se voyait, et cela d’une façon très correcte [voir fig. 33]. Les toits étaient plats, garnis de cheminées ou tuyaux, je n’en sais trop rien, et ceux-là assez élevés. Le sol, presque noir, n’était garni ni de pavés ni de trottoirs, tout y était des plus nature.

 

Figure 33. Maisons ultramartiennes, p. 251

Fig. 33. — Maisons ultramartiennes, dessinées par Mlle Smith d’après sa vision du 2 novembre 1898

 

Les hommes, avec torse et bras nus, n’avaient pour tout vêtement qu’une sorte de jupe arrêtée à la taille et soutenue aux épaules par des bandes ou bretelles larges et d’apparence forte. Leur tête était complètement rasée, courte, n’ayant guère que 10 ou 12 centimètres de hauteur sur environ 20 de largeur. Les yeux très petits, la bouche immense, le nez comme une fève, tout était si différent de nous que j’aurais presque cru voir un animal plutôt qu’un homme, s’il n’était tout à coup sorti des paroles de la bouche de l’un d’eux, lesquelles je pus – je ne sais trop comment – heureusement noter. C’était une langue inconnue de moi, toute par sou[252]bresauts : bak sanak top anok sik élip vané sanim batam issem tanak canem sébim mazak tatak sakam[3].

Cette vision a duré un quart d’heure environ. Insensiblement elle s’est effacée, me laissant toujours la taille entourée, mais plus légèrement, par le bras du personnage martien. Lui-même s’effaça ; insensiblement je me sentis dégagée, mais ma main droite fortement tenue traçait sur le papier des caractères étranges [texte 34, adieux de Ramié à Hélène] dont je n’avais à ce moment nullement conscience, mais que je remarquai seulement lorsque ma main fut tout à fait dégagée de toute pression et que tout, autour de moi, fut rentré dans l’ordre naturel. Je ne me remis pas à ma couture et m’empressai de faire ma toilette. Il ne m’est resté, durant la journée, aucune impression pénible ni tenace de cette vision.

Un mois plus tard, il y eut comme une continuation ou une répétition avortée de la même vision ; le tableau ne réussit pas à apparaître distinctement, et Ramié [texte 35] se contenta d’apprendre à Hélène qu’il s’agissait d’un monde arriéré, proche voisin de Mars, et d’une langue grossière dont Astané seul pourrait donner la traduction. C’est ce qui eut en effet lieu quinze jours après : Astané s’incarna avec des gestes et des mouvements spasmodiques particuliers, et répéta (de la voix ordinaire d’Hélène) le texte barbare, suivi mot à mot de ses équivalents martiens, qu’Esenale à son tour, succédant à Astané, interpréta en français selon sa manière habituelle. On apprit aussi par Léopold, en réponse à une question d’un des assistants, que ce monde inculte et primitif était l’une des petites planètes ; mais il est à présumer qu’il aurait aussi répondu affirmativement si on lui avait nommé Phobos ou Déimos, et en somme l’un des satellites de Mars répondrait mieux que les astéroïdes au globe « très près du nôtre » dont parle Ramié.

À ce qui précède se sont jusqu’ici bornés les messages ultramartiens. Les derniers textes obtenus (37 à 40) sem[253]blent bien annoncer que tout n’est pas fini de ce côté, et nous laissent espérer de nouvelles révélations quand l’astronome Ramié, à force d’étudier sous l’habile direction de son maître Astané, sera en état de faire de plus amples découvertes dans le ciel de Mars. Psychologiquement, cela veut dire que le processus d’incubation latente se poursuit ; peut-être l’écriture ultramartienne, ou une nouvelle langue ultra-ultramartienne, est-elle en train de se mijoter dans la profondeur. Si elle éclate au jour, je me hâterai de la porter à la connaissance du monde savant – dans une prochaine édition de ce livre !

 

 

Eliselaine 3

 

 

Flournoy - Nouvelles Observations

 

 

 II. Nouveaux textes extra-terrestres.     [151] Les fragments de langues planétaires que j’ai à rapporter maintenant n’ont pas le même caractère d’unité que ceux déjà connus, lesquels étaient presque tous des phrases martiennes régulières et accompagnées de leur traduction française intelligible. De nos huit textes nouveaux, un seul rentre dans cette catégorie ; deux sont des messages uraniens dont nous ignorons le sens ; quatre autres représentent une sorte de dictionnaire polyglotte, renfermant des noms de hiéroglyphes ultramartiens avec leur interprétation martienne suivie de son mot-à-mot français ; le premier de tous, enfin, est une phrase, trilingue également, mais incompréhensible en tant que phrase, et faisant un pendant exact à celle qui figure dans Des [152] Indes (texte 33). Je commencerai par reproduire cet ancien message, où débuta la langue d’Ultramars, afin que l’on ait ici au complet la littérature de cette planète. En vue de faciliter les citations et renvois ultérieurs, je continuerai aux nouveaux fragments la numérotation des 41 textes déjà publiés (Des Indes, p. 204 à 223).

[33].

Ultra martien :    BAK        SANAK                  TOP                        ANOK        SIK
Martien :           sirima      nêbé      viniâ-ti-mis-métiche      ivré         toué
Français :          rameau       vert            nom de un homme          sacré         dans

                 ÉTIP                VANÉ        SANIM       BATAM      ISSEM     TANAK
viniâ-ti-misé-bigâ     azâni     maprinié      imizi       kramâ      ziné
    nom de une enfant       mal             entré            sous         panier        bleu

                     VANEM               SÉBIM        MAZAK        TATAK         SAKAM
          viniâ-ti-mis-zaki    datrinié        tuzé             vâmé          gâmié
           nom de un animal          caché         malade           triste            pleure

Auditif pour le texte non martien, qu’Hélène a entendu prononcer le 2 novembre par les êtres étranges du tableau de la vision précédente. Vocal pour la traduction martienne de ce texte, laquelle a été donnée par Astané (incarné en Hélène, et parlant par sa bouche la langue inconnue, suivie pour chaque mot de son équivalent martien) dans la séance du 18 décembre 1898. Aussitôt après, Astané a cédé la place à Esenale qui, à son tour, a répété la phrase martienne en la traduisant mot à mot en français selon le procédé habituel.

  42. Texte ultramartien du 7 septembre 1899, avec traduction martienne et française du 10 septembre (voir ci-dessous).

                        ATOP                        ITAM                                    AKA
          viniâ-ti-mis-métiché     napié          viniâ-ti-mis-crizi-ruka-té-atimi                           nom de un homme           mange        nom de un oiseau emblème du bonheur

       ZANAK         ATOP          AZEK       ILAT       BANEP                     MIP
         ziné            (Voir            naké        yine         noka       viniâ-ti-missé-médaché               bleu         ci-dessus)       partir         au           repos                nom de une dame

        APEK         ILAT        ITIK        ZIKAM                                MOK                                 ZEM          tiziné        yine        baza        kobié        viniâ-ti-missé-varuba-métiché       té           demain         au          lever          tape                  nom de une divinité homme             du

                    TETEM                           MIP                           TIMIP                          ILAT
       viniâ-ti-mis-natra-ivré     (Voir           viniâ-ti-missé-médaché      yine
          nom de un bâton sacré     plus haut)               nom de une dame                 au

             ITIK          ZIKAK            MOK               MARAK
             baza        kobénir           (Voir              niméké
             lever          tapera          plus haut)      bienheureux

— Texte d’abord auditif pour sa partie ultramartienne, entendue dans la vision spontanée du 7 septembre 1899 (voir plus loin, p. 156), puis vocal lors de sa répétition et de ses traductions martienne et française à la séance du 10 septembre, dans les conditions suivantes. Après divers phénomènes d’hémisomnambulisme pendant plus d’une heure et quart, Léopold, à qui l’on demande si l’on pourra obtenir la traduction du texte étrange recueilli par Hélène il y a trois jours, répond que oui (par le doigt) et annonce qu’elle s’endormira complètement pour cela. Assise au fond d’un canapé, elle ne tarde en effet pas à fermer les yeux et à cesser d’entendre. Mouvements spasmodiques des mains froissant son mouchoir. Bientôt la main gauche (Léopold) fait signe que le moment est venu ; de curieux gestes martiens se produisent, trahissant la présence d’Astané et alternant avec des mouvements d’un tout autre caractère, par lesquels Léopold magnétise [153] son médium. Ma main sur le front d’Hélène, je prononce alors les mots du texte inconnu ; elle les répète aussitôt avec la scansion saccadée et rapide caractéristique de l’ultramartien (Des Indes, p. 252, note, et 253) et les fait suivre à mesure de leur traduction martienne ; ATOP viniâ ti mis métiché, ITAM napié, AKA viniâ etc. Après le dernier mot MARAC niméké, elle se tait. J’invoque alors Esenale selon le cérémonial accoutumé (Des Indes, p. 156-160) pour obtenir la version du martien en français ; après une période d’attente — entrecoupée du mélancolique refrain il est parti, il reviendra bientôt, qui est en quelque sorte le leitmotiv par lequel Hélène annonce l’arrivée imminente de l’interprète désiré — Esenale, parlant par la bouche et de la voix d’Hélène, reprend le texte martien donné tout à l’heure, en y ajoutant cette fois le mot-à-mot français : viniâ ti mis métiché nom de un homme ; napié mange, etc. Sitôt cette traduction achevée, je profite encore de la présence d’Esenale pour lui demander derechef avec insistance le sens des anciens mots milé piri (du texte non traduit 19), que j’ai déjà vainement réclamé dans une précédente séance ; cette fois enfin il daigne le murmurer avant de remonter dans les espaces : milé piri vite encore. Puis Hélène glisse rapidement dans un autre somnambulisme.Par suite d’une erreur de mon fait, M. Henry en publiant ce texte a imprimé ti missé natra et cru que ce dernier mot était féminin (Le langage martien, p. XVII, note 2) : en réalité Hélène a prononcé ti mis natra et ce mot est bien, suivant la règle martienne, du même genre que son équivalent français.

43. Texte martien du 23 avril 1900 avec traduction française du 27 mai suivant (voir plus loin p. 162 et 168).

yizé   tarvini  kié  machinéné  rès  umaté  hed  kié  mévêzi  ani    téri
Leur   langage   ne         peut            se    écrire ;   ils     ne        ont      pas  comme

nini   tié     forimi        raka     tié   zôda        napiri   hed   mézouti   tié
nous   des   marques    formant   des  mots ;    cependant  ils     possèdent  des

 forimi     nubée        tédora       toué  mis  liza    dénapi    yizé   rabri
marques  curieuses    exprimant    dans   un    cas    nécessaire   leur   pensée.

ce  di  yâni  umézir   ipêné     peunêzé misé   imazé  ti    pastiné    é  ché
Je  te     en      ferai      connaître   quelques-unes      afin     de   complaire   à  ton

vraïni  ni      vati    med  kié  ani  di  navazé      mouda     é  tes   attana   évaï
désir    et    surtout  pour   ne   pas   te   arrêter    davantage    à  ce   monde.     Sois

divinée
heureuse.

— Auditif. Paroles de Ramié à Hélène dans une vision matinale (v. p. 162), au sujet de l’écriture des Ultramartiens. La seule différence notable entre la façon dont elle nota ce texte sur le moment même et la façon dont elle l’articula, d’une manière extrêmement nette, lors de la traduction cinq semaines plus tard, porte sur le mot imazé qu’elle avait écrit inazé (v. p. 168).  44. Texte trilingue se rapportant aux douze idéogrammes ultramartiens tracés dans la séance du 13 mai 1900 (voir plus loin fig. 9, p. 164). La première colonne renferme leurs noms ultramartiens, avec explication martienne dans la seconde colonne, et traduction française dans la troisième. Pour les divers automatismes échelonnés du 13 au 27 mai, qui ont fourni toutes ces données, voir plus loin p. 162 à 166, et fig. 9 et 10.

 1 douzaine

[154] 45. Texte trilingue, concernant la seconde série d’idéogrammes ultramartiens, obtenus dans la séance du 27 mai 1900 (voir fig. 12, p. 167). — Prononciation orale des noms ultramartiens et des traductions martienne et française dans la même séance (v. p. 168-169).

2 douzaine

 46. Texte trilingue de la troisième douzaine d’idéogrammes ultramartiens tracés dans la séance du 17 juin (fig. 13, p. 170). Prononciation ultramartienne et traductions martienne et française dans la même séance.

  3 douzaine

 [155] 47. Dernière série d’idéogrammes ultramartiens ; même séance que les précédents (fig. 14. p. 171)  — Au n° 45, Esenale a commis une erreur évidente en traduisant par de un.

4 douzaine

 Il est à remarquer que dans les expressions du lexique précédent qui sont composées de plusieurs termes (nos 32, 33, etc.), le martien et le français se correspondent mot à mot, selon leur habitude ; mais il n’en est pas de même de l’ultramartien, vu son défaut de syntaxe. Dans le n° 32, par exemple, on sait que ANOK est l’équivalent de ivrée et sacrée (voir texte 33 ; de plus ces trois mots se retrouvent ensemble au n° 42), mais rien ne prouve que DOUZAK veuille dire porteur et MOUZAK eau plutôt que 1’inverse. La consistance du vocabulaire ultramartien semble du reste assez sujette à caution, à en juger par HIK gardien (34) devenu ensuite FIK (42), et par TOUK qui paraît vouloir dire tantôt grand chef (21), tantôt seulement chef (47 et 48) ou même tout autre chose (35).

 

 

 […]

II. Ultramartien.

 

 

[156] Ce rêve, dont nous allons suivre le développement psychologique, a surgi vers la fin de 1898 dans des conditions que j’ai longuement décrites (Des Indes, chap. VII) et sur lesquelles je ne reviens pas. Après cette première apparition, qui a fourni le texte 33, Ultramars subit une éclipse de huit mois, si complète qu’on eût pu le croire définitivement éteint sans les allusions que certains messages martiens (textes 37 à 40) semblaient contenir, relativement à des révélations ultérieures en train de se préparer dans les profondeurs subliminales de Mlle Smith. Puis tout à coup — évidemment stimulé, comme cela a été dit plus haut (p. 138), par le chapitre de Des Indes qui le concernait — Ultramars rentre en scène au commencement de septembre 1899 dans une vision spontanée, dont Hélène m’écrivit le soir même le récit suivant :

« Aujourd’hui 7 septembre [1899], nous avons vacance et je suis restée à la maison. J’ai travaillé toute l’après-midi jusqu’à 6 ¾ h. Ayant posé mon ouvrage sur le guéridon placé près de moi, j’avais appuyé ma tête sur le dos de mon fauteuil, afin de me reposer quelques instants. Nous causions, ma mère et moi, lorsque ma vue se troubla subitement, et je me trouvai tout à coup environnée de rayons roses, qui prirent une teinte dorée, puis bronzée, pour se fondre ensuite en une couleur uniforme et d’un gris sombre. Je ne vis plus les meubles de ma chambre, mais à la place se montraient à moi, pour la seconde fois, cette terre si désolée, ces habitants si primitifs que j’avais vus il y a quelques mois déjà. Deux hommes, près d’une maison, le tout pareil à ce que j’ai dépeint antérieurement [voir Des Indes, p. 261], causaient ensemble, et je pus saisir, entendre, une partie de leur langage et l’écrire. [Texte 42, dont Hélène prit note au crayon avec l’orthographe suivante : atope itam aka zanaque atop azèque ilate banep mipe apec ilat itique zicame… moc zem tetem mipe timip ilate itic… zicaque moque… marac. Elle laissa en blanc (…) quelques mots qui lui échappèrent.] Comment se fit-il que l’intérieur de la maison se découvrit à moi, je l’ignore ; mais dans cet intérieur, dans cette pièce dont ni les tapisseries ni aucun vernis ne venaient donner un petit air de confort et de propreté, je vis, suspendu et touchant presque le plafond, un rayon qui, je finis par le comprendre, était une sorte de lit, car à ce moment un être s’engagea dans un couloir, je dirai mieux une espèce de cheminée, [157] aboutissant à ce rayon sur lequel il s’étendit tout du long. Comment y arriva-t-il ? je l’ignore et ne pus le comprendre, mais le fait est qu’il y parvint. Près de lui, dans le mur, était incrustée une sorte de figure de terre affreusement laide, si horrible que je me demandai comment l’être étendu pouvait la regarder d’un air si profondément recueilli. — A mon regret, la vision s’évanouit insensiblement ; elle n’avait pas duré plus de cinq à sept minutes. »

D’après les paroles inconnues entendues par Hélène au cours de sa vision, et qui furent traduites en séance trois jours après (v. texte 42, p. 162), on peut supposer que l’affreuse figure de terre incrustée dans le mur était l’idole du dieu Mok. Mais hormis ce détail, je n’aperçois guère de rapport entre cette curieuse vision et les autres mots recueillis, lesquels forment au surplus un assemblage aussi inintelligible que le premier texte ultramartien (33) obtenu l’année précédente. Mes remarques d’alors — sur la forme intentionnellement chaotique adoptée par cette langue bizarre pour échapper au reproche de calquer, comme le martien, la syntaxe française (Des Indes, p. 254) — s’appliquent également à ce nouvel échantillon, et je me dispense de les répéter.

 

Insectes ultramartiens

Fig. 4. — Insectes ultramartiens (vision du 14 mars 1900). — Les deux bêtes rampantes sont de couleur brune et noire, avec des points rouges pour les yeux ; sol et pierres sépia. Les bêtes volantes sont de teintes sombres, noir, rouge-brun, gris bleu foncé ; le poisson volant a quelques plumes rosées à la queue et à la région pectorale, et un dos rouge vif d’où partent des palettes gris foncé. — Reproduction au tiers de l’original.

 

Cette seconde explosion du rêve ultramartien fut suivie d’une nouvelle accalmie, d’ailleurs beaucoup moins complète, qui serait de six mois si on la prolongeait jusqu’à l’apparition nette des hiéroglyphes rapportés plus loin, mais qui est beaucoup plus courte, quelques semaines à peine, si l’on tient compte des nombreuses visions, plus ou moins confuses, qui ne tardèrent pas à assaillir Hélène, surtout le matin à son réveil. Déjà dans le dernier trimestre de 1899, elle eut à plusieurs reprises l’apparition de caractères étranges et incon[158]nus, non martiens, qui lui semblaient ordinairement flotter devant elle au sein d’une sorte de globe laiteux ou de sohère faiblement lumineuse ; malheureusement, dans l’état d’inertie et de passivité accompagnant ces visions automatiques, elle n’eut pas l’idée de copier ces caractères sur-le-champ et ils ne lui laissèrent jamais un souvenir assez net pour lui permettre de les dessiner, une fois revenue à son état de veille normale.

Vers la fin de l’hiver 1900, ces apparitions de hiéroglyphes prirent plus de précision et se multiplièrent, jointes souvent à des visions de paysages qu’Hélène reconnaissait pour ultramartiens et dont elle gardait un souvenir si net, tant sous le rapport des formes que des couleurs, qu’elle pouvait les reproduire à sa pleine satisfaction, avec le crayon et le pinceau, au premier moment de loisir. Elle se fit ainsi une fort curieuse collection de vues ultramartiennes, toujours exécutées avec la plus grande facilité et de la façon semi- automatique que j’ai décrite à propos de ses dessins de Mars (Des [159] Indes, p. 161 et suiv.).

 

Paysage extra-terrestre avec bipèdes

Paysage extraterrestre avec bipèdes

 

M. Lemaître et moi reçûmes chacun, en cadeau, une demi-douzaine de ces curieuses aquarelles ; quelques-unes des plus typiques ont été reproduites dans les fig. 4 à 8. Le lecteur peut ainsi avoir un aperçu du sol, de la faune et de la flore de la planète ultramartienne, ainsi que de ses habitants et de leurs intérieurs de maison. La signification de beaucoup de détails ou d’objets reste malheureusement fort énigmatique dans ces vues, Mlle Smith elle-même ne sachant donner aucune explication concernant la nature ou l’usage de choses qu’elle s’est bornée à rendre fidèlement sur le papier telles qu’elle les voyait surgir devant ses yeux. Peut-être, si elle avait pu recueillir et traduire tous les lambeaux de voix et conversations étranges entendues au cours de ces [160] visions, y aurait-on trouvé des éclaircissements sur l’organisation de ce monde lointain, par exemple sur les chapelets d’on ne sait quoi qui soutiennent sans fléchir l’énorme bloc de la fig. 7, ou sur les meubles et ustensiles de la fig. 8. En l’absence de toute indication à cet égard, chacun peut interpréter à sa guise ces créations d’une bizarrerie esthétique singulière.

 

Figure 7. Paysage ultramartien

  Fig. 7. — Paysage ultramartien. — Ciel bleu. Sol et rochers sépia. Cinq plantes (?) ayant l’aspect de flammes jaunes sortant d’un tas de boules rouge sombre. Les chapelets supportant le gros rocher sont brun-rouge foncé, Le personnage a un teint blafard et terreux ; yeux et bouche sépia ; jupe et bretelles rouge-brun ; sandales noires. (Comp. la description Des Indes, p. 251.) Animal brun et noir, avec points rouges pour les yeux. — Demi-grandeur de l’original.

 

Voici quelques brèves indications, que je puise dans les notes recueillies par M. Lemaître aux visites qu’il faisait de loin en loin à Mlle Smith, sur le développement chronologique de ces visions ultramartiennes.

14 mars 1900. — Vers 5 ½ h. du matin, Léopold apparut à Hélène et lui fit voir des insectes ultramartiens qu’elle dessina et peignit de grandeur naturelle pendant ses moments de loisir des jours suivants (fig. 4). Il y en avait un nombre prodigieux. Immédiatement après, comme elle parlait à Léopold des caractères ultramartiens dont elle n’avait pas gardé le souvenir, il lui répondit : « Tu les reverras dans quinze jours ! Mais tu ne t’attarderas [161] pas sur cette planète qui est un monde inférieur. Tu en verras une autre plus avancée. Et pour traduire à l’avenir du martien ou toute autre langue, tu n’auras pas besoin d’invoquer ni Astané ni Ramié, qui cependant seront toujours là ! »

 

Figure 8. Intérieur ultramartien

Fig. 8. — Intérieur ultramartien. — Plancher, plafond et parois sépia ; les trous au plafond correspondent évidemment aux cheminées ou tuyaux des fig. 5 et 6. Tous les meubles et instruments sont foncés, noir, gris, sépia, brun-violacé. Le personsonnage du fond tient à la main un vêtement bleu et a une robe de même couleur ; les trois autres ont une jupe rouge à bretelles noires. A droite une sorte de foyer : vases gris plongés dans des flammes rouges donnant une fumée bleuâtre. A gauche, eau bleue dans un baquet. Au mur de droite, on dirait un rideau vert foncé à demi relevé devant une porte ; au dessus une ligure rose, avec appendices noirs, surmontée du signe du bonheur (voir fig. 9, n° 1). L’objet (paravent?) dressé vers l’angle du fond est jaune.

 

27 mars. — Tous ces jours, Hélène s’attendait à écrire la langue ultramartienne, d’après la prophétie de Léopold. Elle a revu plusieurs fois la boule et les caractères ultramartiens, mais sans en retenir plus de trois ou quatre, qu’elle n’a pas jugé bon de noter. Ce matin à 6 ¼ h. elle a vu une troisième écriture, très différente de l’ultramartienne, et qui lui a paru consister en mots très courts et dans le fait qu’elle se lisait verticalement. Et comme elle exprimait à Léopold sa crainte de ne plus revoir l’écriture ultramartienne, Léopold lui a répondu qu’elle n’avait qu’à donner une séance et que cette écriture lui réapparaîtrait. Ayant répliqué qu’elle voulait [162] d’abord terminer ses dessins de paysages et animaux (elle en avait déjà 6), Léopold lui a montré en gros et en noir le chiffre 11, ce qui signifie qu’il y en a encore 5 à exécuter.

3 avril. — Apparition matinale de Léopold ; Hélène a alors la vision de sa peinture n° 7 (p. 160) où se trouve la bête « qui a quelque chose d’humain dans la figure » ; cette bête est de la taille d’un petit chien.

23 avril. — Cette fois c’est Ramié qui apparaît à Hélène à son réveil et lui tient un discours martien (texte 43) qu’elle put noter à mesure, au crayon, et dont le but est de lui annoncer derechef la prochaine révélation des hiéroglyphes déjà si souvent entrevus, et de lui en signaler d’avance l’emploi caractéristique. Il est probable qu’elle sentit sur le moment même la signification de ce message, évidente réponse à ses préoccupations de curiosité sur la langue et l’écriture d’Ultramars, mais elle ne s’en souvint pas au sortir de cet accès d’hémisomnambulisme et l’on n’en eut la traduction qu’un mois plus tard (27 mai).

Il résulte de ce qui précède que l’écriture ultramartienne, en incubation depuis sept mois, était prête à paraître dès la fin de mars 1900 et n’attendait pour cela que l’occasion d’une séance. Celle-ci, renvoyée de semaine en semaine par suite de diverses circonstances, n’eut lieu qu’au milieu de mai ; on y obtint, de la main d’Hélène intrancée, douze hiéroglyphes (fig. 9), auxquels vinrent s’ajouter, dans deux séances subséquentes, trois nouvelles séries également de douze caractères chacune, ce qui fait un total de 48 signes, possédant chacun son nom ultramartien avec explication martienne et française. J’en ai donné le catalogue complet dans les textes 44 à 47, et j’ai fait reproduire les feuilles originales de ces quatre séries d’idéogrammes dans les fig. suivantes (à l’échelle de 3/5, et avec addition de numéros et de mots français pour permettre au lecteur de s’y retrouver plus aisément). La fig. 10 se rattache à la façon progressive dont nous ont été octroyées les explications concernant la première douzaine de ces caractères ; j’en indique sommairement les diverses phases avant de reprendre d’une façon plus circonstanciée l’histoire de ces révélations hiéroglyphiques : — 1° L’événement initial a consisté dans l’exécution graphique de ces caractères (fig. 9) par la main d’Hélène intrancée, en même temps que sa bouche articulait leurs désignations martiennes. 2° Cinq jours plus tard, une hallucination auditive spontanée, dont elle put prendre note, indiqua la prononciation de leurs noms ultramartiens au moyen de leur transcription phonétique à la française. 3° Le lendemain, un accès matinal d’automatisme graphomoteur fournissait la fig. 10, c’est-à-dire les mêmes caractères reproduits d’une façon abrégée, quoique suffisante pour permettre leur identification, mais accompagnés cette fois de leurs noms, tant martiens qu’ultramartiens, écrits [163] en lettres martiennes de façon à ne pas nous laisser de doute sur leur orthographe exacte. 4° Enfin, une semaine après, dans une séance de traduction par Astané et Esenale, on eut successivement, de la voix d’Hélène : la prononciation authentique, nette et saccadée, des termes ultramartiens ; la répétition de leurs équivalents martiens déjà entendus quinze jours auparavant ; et la traduction française de ces derniers. — Pour les trois autres douzaines d’idéogrammes, les choses allèrent plus vite (jusqu’à se dérouler en une seule séance), mais aux dépens de la certitude orthographique, car nous ne fûmes plus gratifiés de la communication écrite des vocables ultramartiens et martiens.

Je reprends maintenant, avec quelque détail, la description de la série de scènes somnambuliques où s’est déployée et épuisée, en moins de six semaines (mai-juin 1900), la belle mais courte floraison des hiéroglyphes d’Ultramars.

13 mai 1900. — Séance (à laquelle je n’assistai pas) chez M. Lemaître, dont je résume le procès-verbal. — Après une scène hémisomnambulique d’une heure (voir plus loin, chap. V, Barthez), Hélène s’endort complètement dans un fauteuil, et l’index gauche dicte : Fais-la mettre à la table, Ramié va écrire. On approche une table ; elle paraît s’éveiller, se plaint d’énervement et de froid, puis, tout à coup, d’une voix douce (s’adressant à Ramié dont elle a la vision à sa gauche) : « Vous êtes bien gentil d’être venu, mais j’aimerais bien que vous restiez tranquille à côté de moi. Vous saviez que j’ai fait votre portrait[4], vous trouvez qu’il est ressemblant… Oh ! alors, je me dépêche… Mais, pourquoi est-il nécessaire qu’il y ait cette grande boule nébuleuse ? Est-ce qu’elle ne se dissoudra pas dans l’espace ? » Elle se dispose alors à écrire sur une feuille de papier écolier qu’on a placée devant elle ; elle trempe plusieurs fois sa plume dans l’encrier, prononce les mots forimi té atimi (bis), puis trace le caractère en forme d’X (n° 1, fig. 9) en tenant la plume entre l’index et le médius et en disant : « C’est bien le signe qu’il y avait sur la pierre, quand il courait sur la pierre. J’aimerais bien le revoir ! » — Puis elle paraît écouter Ramié, prononce forimi té noura (bis), écrit le signe n° 2 ressemblant à un U, et dit : « Léopold, c’est vous qui trempez la plume, moi qui écris, Ramié qui cause. » — De nouveau elle écoute, prononce forimi ti zi obri, dessine le signe n° 3, et le montre à Ramié, qui est à sa gauche, en disant : « Ramié, ça va comme ça ? Mettez votre main sur la mienne. Forimi té atimi, forimi té noura, forimi ti zi obri, après ? Léopold ! » — Elle prononce trois fois de suite, rapidement, forimi té ôtinâ, et dessine le signe 4, en ajoutant : « Ramié ! encore ! C’est joli, çà ! » — Le même manège se réitère pour les caractères suivants : à chacun, après avoir trempé énergiquement et à plusieurs reprises la plume dans l’encrier, elle prononce la désignation martienne du signe qu’elle va écrire et la répète rapidement (jusqu’à six fois et de plus en plus vite pour le signe 6, forimi ti misse vanuti), puis trace ce signe en appuyant parfois outre mesure (au 9me signe elle dit : « c’est un peu trop épais, cette jambe », et au 11me elle fait une grande tache), et se livre enfin [164] à un petit bout de conversation avec Ramié et Astané qui l’assistent. Entre temps, on apprend par l’index gauche (Léopold) qu’il s’agit en effet de signes ultramartiens avec leurs noms en martien, et que ni Léopold ni Esenale ne connaissent cette écriture, mais bien Ramié et Astané. — Après le 12me hiéroglyphe, l’index gauche dicte : je te conseille de terminer, et fait comprendre qu’il faut laisser Hélène se réveiller tranquillement. M. Lemaître suggère que Mlle Smith doit lui envoyer un de ces jours la traduction des termes martiens en ultramartien et en français, à quoi Léopold ne répond ni oui ni non. Toute cette scène d’écriture a duré trois quarts d’heure. Au réveil, Hélène se souvient seulement d’avoir vu à sa [166] gauche Ramié, et Astané plus loin ; et à sa droite Léopold.

Le lendemain lundi, Hélène entendit au magasin des paroles étrangères et vit des caractères ultramartiens, mais sans pouvoir les transcrire. Elle aperçut de nouveau ces caractères le mercredi matin. Puis le vendredi à 6 h. du soir, au magasin, elle entendit (sans vision) des mots qu’elle nota aussitôt tant bien que mal au crayon : varape rodaque ménem épem quotom gatoque ozaque mikaque vicoque taroque pizem fédaque. Enfin, le samedi 19 mai, à 6 ¾ h. du matin, à son réveil, elle se sentit comme forcée de sauter à bas du lit et de prendre un crayon pour exécuter la figure 10. D’après le récit qu’elle me fit de l’incident en me remettant cette feuille peu de jours après, sa main, engourdie et ne lui appartenant pour ainsi dire plus, avait écrit et dessiné tout cela malgré elle, et chaque fois elle avait d’abord vu apparaître sur le papier, en traits lumineux fugitifs, le tracé que le crayon allait exécuter. Au sortir de cet accès d’automatisme graphomoteur, elle recourut au volume de Des Indes pour tâcher de déchiffrer les mots martiens qu’elle avait écrits autour de ces hiéroglyphes, mais elle n’en vint pas à bout. — La comparaison de cette nouvelle douzaine d’arabesques, agrémentées de légendes martiennes, avec les caractères mystérieux obtenus à la séance du 13 mai, montra que ce n’étaient point là des signes vraiment nouveaux, mais seulement une seconde édition curieusement tronquée de ces mêmes caractères, comme si on les avait reproduits d’une manière incomplète en oubliant à peu près exactement la moitié de chacun d’eux ; quant aux mots, en alphabet martien, joints à ces hiéroglyphes mutilés, les uns étaient justement les noms qu’Hélène chez M. Lemaître avait donnés à chaque signe au moment de le dessiner, et les autres représentaient, à d’insignifiantes divergences d’orthographe près, les vocables inconnus qu’elle avait entendus et notés à la française, au magasin, le vendredi soir. (J’ai reproduit dans la fig. 11 l’alphabet martien publié dans Des Indes, afin de permettre au lecteur de déchiffrer les légendes martiennes jointes aux hiéroglyphes de la fig. 10.)

C’était fort aimable à Léopold ou Ramié de nous avoir ainsi fourni cet utile supplément d’informations sur la transcription martienne des caractères d’Ultramars ; mais pourquoi donc cette reproduction imparfaite et comme arrêtée au milieu de chacun d’eux ? Lorsque j’interrogeai Léopold sur ce point à la fin de la séance suivante (27 mai), il se moqua d’abord de mon peu de perspicacité en me répondant (par l’index gauche) : Tu n’es pas malin. Me souvenant alors de la boule ou sphère demi-transparente dans l’intérieur de laquelle Hélène voyait souvent apparaître les caractères extra-terrestres, je soupçonnai que, par quelque effet d’optique fantaisiste ou médianimique, elle n’avait peut-être aperçu ce matin-là sur son papier qu’une projection avortée, un demi-reflet, des hiéroglyphes originaux ; mais Léopold repoussa cette supposition alambiquée, et finit par dicter : C’est afin de respecter votre désir et qu’elle ne les reconnaisse pas. Il paraît qu’à la séance précédente on avait par précaution décidé de laisser Hélène ignorer, aussi longtemps que possible, à l’état de veille, l’aspect des caractères ultramartiens (comme jadis de l’alphabet martien). Resterait à savoir, puisque Léopold approuvait cette mesure de prudence scientifique, pourquoi il n’a pas totalement empêché l’apparition spontanée de ces caractères, même incomplets, sous les yeux d’Hélène et de sa mère ; faut-il admettre que son pouvoir allait bien jusqu’à subtiliser la moitié des jambages, mais non jusqu’à refouler entièrement — en l’ajournant à un moment de plein somnambulisme de quelque séance ultérieure — un automatisme graphomoteur déjà tout prêt à surgir ? [167]

 

Figure 9. Signes ultramartiens

Fig. 9. — Signes ultramartiens, dessinés par Mlle Smith intrancée, le 13 mai 1900. [Collection de M. Lemaître.] — Reproduction aux 3/5 de la feuille originale. Les numéros et les mots français ont été ajoutés.

 

Figure 10. Feuille du 19 mai 1900

Fig. 10. — Feuille du 19 mai 1900. — Répétition fragmentaire des hiéroglyphes de la figure précédente, avec leurs noms ultramartiens et martiens en écriture martienne (voir texte 44, p. 153). — 3/5 de l’original. Les numéros ont été ajoutés.

 

Figure 12. Hieroglyphes ultramartiens

Fig. 12. — Hiéroglyphes ultramartiens du 27 mai 1900 (voir texte 45, p. 154). — 3/5 de l’original. Numéros et mots français ajoutés.

 

27 mai 1900. — Mlle Smith ayant contremandé une séance qu’elle avait promis de donner chez moi, veut bien me la donner chez elle ; sa mère n’y assiste pas ; M. Lemaître est présent. Dès le début elle sent sa main droite prise, puis tout le côté (par Ramié), tandis que Léopold répond par l’index gauche. Hélène aperçoit, en l’air et sur le papier placé devant elle, « des signes martiens, comme des éclairs ; cela passe, cela va et vient. » Elle prend le crayon entre le pouce et l’index droits, contre son habitude ; c’est pourtant bien elle-même (à ce que Léopold dit par l’index gauche, en réponse à mes questions) qui va dessiner ce que Ramié lui fera apparaître en traits lumineux sur le papier. Elle paraît maintenant complètement intrancée, et trace un premier hiéroglyphe (n° 13, fig. 12) après lequel elle prononce ABAK. A ce moment se produit une courte lutte dans la façon de tenir le crayon [comp. Des Indes, p. 98], qu’elle finit par prendre entre l’index et le médius et conserve désormais dans cette position. Les onze signes suivants sont dessinés, comme le premier, lentement, pondérément, avec application, en appuyant et revenant plusieurs fois sur chaque jambage, et en ajoutant pour finir les petits ornements terminaux en zigzags, qu’elle trace toujours de gauche à droite ou de haut en bas, de sorte que c’est tantôt par leur point de départ, tantôt par leur point d’arrivée, qu’ils s’attachent aux jambages principaux. Après chaque signe, elle prononce son nom ultramartien avant de commencer le signe suivant. Les 12 signes [168] terminés, elle revient au premier, et piquant sur lui son crayon (tenu perpendiculairement, toujours entre index et médius) elle prononce, en articulant nettement, son équivalent martien forimi ti zi romêti ; elle passe de même au second et ainsi de suite. Après le dernier, forimi té zoupa, sa main jette le crayon ; elle s’appuye au fond du fauteuil, et Léopold fait signe que le moment des traductions françaises est venu. A peine est-il besoin que je recoure au procédé coutumier ; la main gauche (Léopold) et la droite (Ramié) indiquent que tout est prêt et que c’est Ramié et Esenale, mais non Léopold, qui feront l’office d’interprètes. La scène de traduction se déroule alors en trois parties consacrées d’abord au texte 43, dont on obtient le mot à mot français : yizé tarvini leur langage, kié machinerie ne peut, etc.; puis au texte 44, où chaque terme ultramartien est nettement articulé, suivi de ses équivalents martiens et français : VARAP, forimi té atimi, marque du bonheur, etc. ; enfin au texte 45 d’aujourd’hui : ABAK, forimi ti zi romêti, marque de la attente, etc. Après une conversation avec Léopold — qui, entre autres choses (v. p. 166 et 183), annonce que l’on aura une seule fois encore de l’ultramartien et puis plus — Hélène revient peu à peu à elle, amnésique. La séance a duré près d’une heure et demie.

Remarques sur cette séance. — Certains détails, pendant la longue scène de traduction que je viens de résumer, et diverses petites expériences de contrôle ou attrapes (vexirversuche) auxquelles je me livre, montrent que la mémoire linguistique d’Hélène n’est pas également ferme sous tous les rapports, et que ses associations glossolaliques sont un peu vacillantes aujourd’hui. Il est par exemple impossible de lui faire retrouver d’elle-même le texte martien 43 (apparu il y a cinq semaines), et quand je lui en lis un ou plusieurs mots, elle est incapable de continuer seule, elle ne peut que répéter les fragments que j’en prononce. D’autre part, dans cette répétition elle redresse immédiatement et avec une pleine assurance les erreurs involontaires ou intentionnelles que je glisse dans ma prononciation ; c’est ainsi qu’elle corrige gizé en yizé, mévêzé en mévêzi, zova en zôda, riza ou biza en liza, monda en mouda, rétablissant ainsi partout le texte original exact, (sauf, comme je l’ai noté p. 153, pour inazé qu’elle change catégoriquement en imazé). — Ce peu de ténacité mnésique éclate encore plus à l’occasion des 24 signes ultramartiens en jeu. Ici de nouveau la prononciation varie peu ; cependant Hélène vocalise nura et ubri ce qu’elle avait écrit nura et obri le 19 mai (fig. 10 nos 2* et 3*) et nettement articulé noura et obri le 13. L’incertitude de la mémoire affecte surtout le passage de l’ultramartien au martien, tandis que ce dernier est très solidement soudé au français ; ce qui peut s’exprimer en disant qu’Esenale possède bien sa leçon, tandis qu’Astané ou Ramié savent fort mal la leur. Les confusions et embrouillements plus ou moins prolongés, dans lesquels Hélène tombe spontanément ou se laisse facilement induire, jettent un certain jour sur l’agencement intérieur de son dictionnaire trilingue ; il semble que pour chaque douzaine d’hiéroglyphes ultramartiens sa mémoire subliminale sache par cœur, et en ordre, les 12 expressions martiennes suivies chacune de son sens français ; mais elle n’est pas aussi ferrée sur l’ordre des 12 vocables ultramartiens ni leur traduction martienne, en sorte qu’elle ne retrouve pas aisément leur succession, et que si on commet des interversions en les lui soufflant, elle ne s’en aperçoit pas toujours et leur applique à faux les équivalents martiens-français correspondant à leur ordre primitif.

C’est ce qui ressort du moins des quelques erreurs que j’ai relevées. Par [169] exemple, pour le vocable n° 4, EPEM, Hélène n’arrive pas à retrouver toute seule le sens martien ; hésitante, elle ouvre les yeux et paraît chercher vainement dans le vide, jusqu’à ce que je lui dise forimi té ôtinâ, qui décroche alors marque du départ. De même, lorsqu’au lieu du 8me signe je lui dis le 9me, VICOK, elle le répète et le traduit par f. té primi m. du revoir, et ce n’est qu’au bout d’un instant qu’elle se reprend en articulant avec énergie MICAC. De même encore, lorsque, intervertissant les deux derniers de cette liste, je lui propose d’abord FIDAK, elle le traduit par varani et haine, et ce n’est qu’en m’entendant prononcer PIZEM qu’elle s aperçoit de l’erreur et la corrige. Dans la liste suivante (texte 45), je lui dis en second lieu MOTAK au lieu de ZANEM ; elle l’accepte et le traduit par ti zi buzadé, puis sent que c’est faux, mais n’arrivant pas à retrouver le vrai mot ZANEM, elle introduit et répète plusieurs fois RODAC, qui occupe bien le second rang mais dans la douzaine précédente, confusion indiquant certaines connexions entre les places correspondantes des diverses listes. Ce qui est encore plus fort, c’est qu’au n° 17, RODEM, où je ne l’embrouille pas, c’est elle qui se trompe et répond ti zi bôtini, confusion partielle avec l’expres-sion martienne suivante ; elle persiste dans cette inexactitude en la répétant plusieurs fois avec insistance, et il faut que je lui rappelle explicitement que RODEM correspond à ti zi âzânâ pour lui faire retrouver le fil. — Ces diverses erreurs semblent indiquer que la création de l’ultramartien est d’assez fraîche date et que cet idiome n’a pas encore eu le temps de s’incruster solidement, avec toutes ses associations internes et ses interprétations en d’autres langues, dans la mémoire subconsciente de Mlle Smith.

 

Figure 13. Hieroglyphes ultramartiens

Fig. 13. — Troisième douzaine de signes ultramartiens ; 17 juin 1900. (Voir texte 46, p. 154.) — 3/5 de l’original. Numéros et mots français ajoutés.   

 

17 juin 1900. — Séance chez moi. Après divers phénomènes d’hémisomnambulisme, Hélène s’endort et le petit doigt gauche (Léopold) annonce qu’elle a la vision de Ramié et que ce dernier va écrire. Elle se réveille et dit : « J’ai une vague idée que j’ai vu Ramié… Regardez ces signes ! Oh ! mais ça passe trop vite ! » En même temps son index droit est agité d’un rapide tremblement, et sa main prenant la plume (entre l’index et le médius) commence à tracer des hiéroglyphes (fig. 13), opération dans laquelle elle s’absorbe profondément. Cependant la nécessité de retourner sans cesse à l’encrier, par le fait qu’elle dessine en traits très épais et lourdement appuyés, semble l’énerver, et Léopold dicte par l’index gauche : Il te faut lui acheter une plume qui coule toujours ; il annonce aussi qu’elle va faire 24 signes ultramartiens et qu’elle parlera ensuite la langue d’Uranus. Elle remplit en effet deux feuilles de douze caractères chacune, en procédant généralement comme suit : d’abord elle dessine en silence les trois signes d’une même rangée horizontale, puis elle les reprend en prononçant leurs trois noms ultramartiens, et ensuite leurs trois noms martiens ; après quoi elle commence à tracer la rangée suivante. Tout cela ne se fait qu’avec beaucoup de lenteur, de peine, et parfois d’hésitations prolongées, qui trahissent de grandes difficultés de mémoire ; elle s’arrête souvent, fronçant le sourcil comme cherchant à se rappeler, et tâtonne en intervertissant son ordre habituel ; par exemple, à la 3me rangée (fig. 13), elle prononce d’abord BANTOK en montrant la place vide du signe 31, puis trace ce signe, montre la place blanche suivante en disant forimi té vidi ti barama ivrée, revient montrer le signe précédent pour prononcer les mots forimi té oupizi, retourne à la place suivante en articulant DOUZAC MOUZAC ANOK, et passe par une succession d’arrêts, de demi-réveils momentanés, d’interventions de Léopold (qui explique entre autres que Ramié a de la peine à faire voir les signes à Hélène et qui réclame le plus grand silence) ; enfin, elle arrive à dessiner le signe 32. Que cela provienne d’un état de fatigue générale, ou [170] de ce que le système ultramartien n’est pas encore bien assis dans les couches mémorielles d’Hélène, toujours est-il que c’est un travail considérable d’arriver au bout de ces deux douzaines de signes, et pour les 3 derniers, la plume, jusque-là tenue entre le médius et l’index (mode d’Hélène), passe entre l’index et le pouce, comme si Léopold jugeait bon de venir à son secours. La scène d’interprétation du martien en français par Esenale, qui se déroule ensuite suivant le mode habituel, s’effectue plus rondement, et Hélène y corrige ou y complète quelques-unes des traductions martiennes qu’elle avait données en dessinant les hiéroglyphes, p. ex. au mot 36, ZIFIK, elle rectifie forimi té rabalinée en forimi ti missé rabalinée, marque de une fiancée ; l’équivalent français est évidemment un canevas plus solide [171] que le mot ultramartien pour supporter l’expression martienne. Après cette scène et la traduction de milé piri (v. p. 153), Hélène passe à la vision d’Uranus prédite par Léopold (v. p. 183).

 

Figure 14. Hieroglyphes ultramartiens

Fig. 14 — Quatrième douzaine de hiéroglyphes ultramartiens ; même séance que la feuille précédente. (Voir texte 47, p. 155.) — 3/5 de l’original. Numéros et mots français ajoutés.

 

 [172] Pendant l’été 1900, le monde ultramartien fut totalement éclipsé, par Uranus d’abord (voir plus loin), puis par les préoccupations nouvelles d’Hélène, dues à l’invasion américaine. Mais, après le changement de fortune de Mlle Smith, il a recommencé a se manifester, et même avec exubérance, en dépit des anciennes prédictions où Ramié et Léopold avaient annoncé la fin des caractères d’UltraMars et l’abandon de ce monde grossier pour un autre plus avancé. C’est sans doute sous l’influence suggestive de ses nouveaux amis, jamais lassés d’astronomie spirite, que la subconscience d’Hélène est revenue au thème d’UltraMars comme à celui de Mars.

D’après les indications dont je suis redevable à M. Lemaître, à qui Mlle Smith permit (au milieu de mars 1901) de parcourir son dossier réservé, ce dernier renfermait une vingtaine de feuilles de dessins et textes de Mars et d’Ultramars, les unes plus ou moins récentes, d’autres datées du séjour d’Hélène à Paris, et la plus ancienne remontant au 15 octobre 1900, c’est-à-dire au lendemain même du jour où sa bienfaitrice lui avait octroyé la liberté. En fait d’ultramartien, il y avait quatre feuilles couvertes de 54 nouveaux signes, et sur d’autres feuilles des inscriptions sur de gros rochers, formant un texte suivi et complètement continu qui ne reproduisait aucun des 54 signes précédents. Ces inscriptions sont de vrais labyrinthes, les uns horizontaux, d’autres verticaux en allant de bas en haut, avec perte de la plupart des ornements en zigzag. Cette existence d’inscriptions lapidaires cadre bien avec la curieuse allusion d’Hélène au « signe qu’il y avait sur la pierre » lors de sa première scène d’écriture ultramartienne (p. 163). — Dans une des dernières visites de M. Lemaître à Hélène (18 mai), elle lui raconta qu’avertie par Léopold d’avoir à se tenir prête, elle avait obtenu la traduction — d’abord en martien par Astané, puis en français par Esenale — des inscriptions ultramartiennes, et elle les lui montra. « Il y en a, dans le sens de la hauteur, sur des pierres marquées par le feu du ciel, puis d’autres sur le tombeau d’un grand chef, sur une pierre où l’on saigne les animaux, et sur une pierre sacrée paraissant humide ; à côté de cela des marques [idéogrammes] avec leur traduction, telles que le père, la mère, le sage, le fou, le muet, le sourd, le juge, le récolteur de pluie. » Ces dernières notions rentrent, comme on le voit, dans la même catégorie que celles des textes 45 à 47.

Il va sans dire que je n’ai pas à prendre en considération des documents que je n’ai pu soumettre à l’examen, et dont au surplus [173] nous ignorons absolument, M. Lemaître et moi, dans quelles circonstances et conditions psychologiques ils ont été obtenus. Mes observations sur la langue et l’écriture ultramartiennes, dans les deux paragraphes suivants, se baseront donc exclusivement sur les textes et figures publiés ci-dessus.

 

 

Remarques sur la Langue martienne et ultramartienne.

 

 

Il n’y a pas lieu de nous arrêter longtemps aux nouveaux textes de l’idiome de Mars ; leur examen ne ferait que confirmer, sans y rien ajouter d’essentiel, ce que nous a révélé l’analyse déjà faite dans Des Indes et surtout dans l’ouvrage de M. Y. Henry. On conçoit que les ornières du martien étaient trop bien creusées pour qu’il pût, sans danger de se contredire, les abandonner; aussi continue-t-il de la façon la plus naïve à mouler ses formes structurales sur celles de notre langue. C’est ainsi que dans le vocabulaire trilingue (textes 44-47) tous les substantifs martiens ont le même genre qu’en français et sont régulièrement précédés de ou de ti zi suivant que nous disons du ou de la.

Voici deux petites observations de détail qui sont de bons exemples, à joindre à ceux de Des Indes, de l’influence que nos habitudes françaises exercent sur l’orthographe martienne. Je les tire des douze mots écrits représentant en lettres martiennes les noms ultramartiens de la première série d’idéogrammes (texte 44 ; et fig. 10, p. 165). — D’abord la gutturale sourde n’y a pas un mode fixe de transcription, mais elle présente de nouveau cette capricieuse alternance du k et du c (avec préférence il est vrai pour cette dernière lettre, qu’on rencontre 7 fois sur 10) qui est une réminiscence typique du français ; par exemple dans le nom VICOK du hiéroglyphe n° 9, la consonne médiane et la finale, identiques pour l’oreille, sont exprimées par les deux lettres susdites. — En second lieu, la façon dont Astané ou Ramié ont fait écrire à la main d’Hélène le mot (n° 8, fig. 10, p. 165) qu’elle avait prononcé micac (comme le français macaque) quelques jours avant, nous fournit un amusant lapsus calami pour compléter le trio avec ceux déjà relevés dans Des Indes (p. 231-232, à propos des syllabes che et ) et montre une fois de plus combien ces prétendus révélateurs d’autres planètes sont au fond accoutumés à écrire en français : au lieu de terminer comme de juste le dit mot micac par un k ou un c martiens, la main d’Hélène y a mis un signe qui en martien est un i, ce qui fait micai, confusion absolument inexplicable de la part d’un véritable habitant de Mars, mais dont la genèse saute à l’œil puisque ce signe a la forme d’un c français. En d’autres termes, il a suffi d’un instant de distraction pour produire une erreur d’aiguillage, ou un retour des vieilles habitudes, dans la parole intérieure d’Hélène jouant le personnage hypnoïde de Ramié : l’image auditivo-motrice de la gutturale sourde, au lieu de réveiller l’image graphique appropriée de l’alphabet martien, a suscité son associée de l’alphabet français qui se trouve ressembler à une autre lettre martienne au point de vue de sa forme extérieure. Cela prouve derechef que les rôles subconscients d’Hélène ne sont pas très solidement différenciés.

Si le martien de nos textes nouveaux (42 à 47) diffère d’une façon [174] appréciable de celui des textes publiés précédemment, ce n’est en tout cas pas dans le sens d’un progrès, mais plutôt d’un rabâchage et dune dégénérescence de la langue. M. Henry en fut frappé lorsque je lui communiquai les messages de Mars et d’Ultramars postérieurs à Des Indes : « Il suffit, dit-il, de jeter un coup d’oeil sur ces derniers textes pour se convaincre que la langue martienne est en voie de se pervertir et même de se jargonner. Il était temps de la saisir et elle était mûre pour l’examen. Quoi que Mlle Smith puisse désormais produire en ce genre, il est douteux que la psychologie et la linguistique en tirent d’autres renseignements utiles que ceux [déjà fournis par les textes antérieurs]. » (Le langage martien, p. XVIII.)

En ce qui concerne l’ultramartien, nos textes n’en renferment au total qu’une centaine de mots, dont 87 différents, qui offrent cette particularité de ne jamais contenir deux voyelles ou deux consonnes de suite (à de rares exceptions près qui rentrent dans la règle si l’on compte OU et AN comme des sons-voyelles simples pour l’oreille). Tous ces mots (sauf deux, AKA et VANÉ) relèvent de trois types seulement : 52, soit près des deux tiers, sont des bisyllabes de cinq lettres, trois consonnes séparées par deux voyelles, tels que BANEP ; 20 sont bisyllabiques aussi, mais n’ont que quatre lettres, comme s’ils avaient perdu leur consonne initiale, par exemple ANOR ; 15 enfin sont des monosyllabes trilittéraux, une voyelle entre deux consonnes, comme MIP. Ce peu de diversité dans la constitution des mots contribue à donner à la langue d’Ultramars un cachet propre et caractéristique, dont la principale source se trouve d’ailleurs dans le choix de ses voyelles et consonnes préférées. — On se rappelle (v. Des Indes, p. 225-226) que le martien, comparé au français, se distinguait par une énorme surabondance de voyelles hautes (i et é) aux dépens des basses (u, diphtongues, etc.), la proportion des voyelles moyennes (a et o) restant la même dans les deux langues ; et que cette tonalité élevée concordait bien avec les couleurs vives et chaudes des paysages de Mars, aux rochers roses et à la végétation éclatante. Des remarques du même ordre s’imposent quand on passe à Ultramars. Ici la langue est encore, somme toute, d’une tonalité supérieure à la notre, mais elle reste bien au-dessous de la hauteur acoustique du martien, car elle n’a que 41,6 % de voyelles aiguës (i et é), au lieu de 73,3 % en martien, et en revanche 55 % de voyelles moyennes (a et o) au lieu de 18,6. Or cette sourdine mise à la musique de la langue se retrouve dans [175] les teintes des paysages d’Ultramars : à la vérité les ciels et les eaux y sont d’un bleu intense qui rappelle les peintures de nos contrées tropicales, mais le sol presque dénudé, les rochers, les murs extérieurs et les parois intérieures des maisons, les gens mêmes, tout, sur cette planète disgraciée, est d’un aspect terne et morne, dans des tons grisâtres ou sépia, qui fait regretter les magnifiques colorations des vues de Mars. Les paysages comme la langue y marquent une note sombre, un état de moindre excitation, en harmonie d’ailleurs avec le niveau inférieur de développement que les révélations de Léopold et de Ramié attribuent aux êtres grossiers et primitifs de ce monde arriéré.

La statistique des consonnes ultramartiennes — telle du moins qu’elle ressort des 87 mots différents que nous possédons, car une plus grande richesse de documents la modifierait peut-être — est assez curieuse. Sur 225 consonnes, plus de la moitié (117) sont des explosives, et presque toujours des explosives sourdes (96, à savoir 49 K, 23 T, 24 P ; tandis qu’il n’y a que 21 sonores : 2 G, 8 D, 11 B). Les liquides et nasales ne comptent pas même pour un tiers (70, offrant 39 M contre seulement 14 N, et 14 R contre 3 L). Le reste se compose d’une H aspirée, et de 37 continues ou fricatives (4 F et 5 V ; 10 SS et 18 Z). On remarque que tous les mots (excepté deux) finissent par une consonne, de préférence K (37), M (27) ou P (18) ; il n’y en a que 3 qui se terminent en T ou S ; enfin ces finales sont, dans les deux tiers des cas, des explosives sourdes (K, P, T,) que la voix d’Hélène, dans les scènes de traduction où elle incarne Ramié, articule avec énergie et chasse violemment, ce qui donne à cette langue un caractère acoustique haché, explodant, saccadé, tout à fait spécial. — Notons encore le grand rôle que jouent en ultramartien, comme en martien (Des Indes, p. 240) et en uranien, les phénomènes de rime, d’allitération, d’assonnance (SEM, SAZIM ; DOUZAK, MOUZAK ; etc.).

 

 

Remarques sur les Idéogrammes ultramartiens.

 

 

Plus intéressants que la langue parlée des Ultramartiens, sont peut-être les mystérieux hiéroglyphes qui leur servent de signes s’adressant à la vue, et qui leur constituent un genre d’écriture à coup sûr fort original. Il vaut la peine de nous y arrêter un peu.

Le fait capital de cette écriture, c’est qu’elle est idéographique : elle ne consiste pas, comme la nôtre, en lettres représentatives des sons de la langue et servant à faire des mots, mais en signes exprimant des idées. Ce trait caractéristique — que Ramié avait annoncé en tout autant de termes, et avec une clarté ne laissant rien à désirer, dans son curieux message (texte 43) précurseur des hiéroglyphes ultramartiens — est certainement des plus étonnants à première vue. On ne se serait pas attendu à cette singularité, et il me semble ouïr déjà les clameurs avec lesquelles mes lecteurs du bord [176] occulto-spirite vont exploiter l’incident contre mon hypothèse de l’origine infantile du cycle astro-linguistique.

« Comment donc, me diront-ils, comment une fillette supposée de douze ans, et qui n’a certes pas vécu dans un milieu bien intellectuel, aurait-elle pu tirer de son propre fond l’extraordinaire idée d’un principe d’écriture aussi radicalement différent du notre ? Et n’y a-t-il pas une flagrante contradiction à admettre que cette prétendue imagination d’enfant, qu’on déclare d’un côté incapable d’innover en fait de grammaire et de syntaxe, s’en aille d’autre part, quand il s’agit de l’écriture, rompre spontanément avec le système alphabétique, que seul elle connaît, et créer de toutes pièces le système idéographique, cette étrange conception qui ne serait sans doute jamais venue à l’esprit de nos savants eux-mêmes s’ils ne l’avaient, en fait, trouvée réalisée chez divers peuples bien éloignés de nous dans l’espace ou le temps ! Quoi de plus naturel au contraire, et de plus conforme à ce que nous enseigne l’observation des peuplades inférieures de notre propre globe, que de rencontrer une écriture encore au stade idéographique chez les habitants arriérés et incultes d’Ultramars ? Il faut vraiment l’inqualifiable et stupide aveuglement d’une science grossièrement matérialiste pour vouloir, de parti-pris et contre toute évidence, ramener aux rêveries d’une sous-personnalité enfantine des révélations médianimiques qui portent en elles-mêmes les preuves éclatantes de leur vérité ! »

Assurément, la nature idéographique des signes écrits d’Ultramars cadre bien avec l’état d’infériorité où se trouve encore ce monde d’après les dires de Léopold ou d’Àstané et les visions de Mlle Smith. Mais elle cadre aussi avec ce que l’on peut psychologiquement attendre d’une imagination naïve, hantée par l’autosuggestion de fabriquer enfin une écriture dépistant toutes les critiques et qu’on ne puisse plus accuser d’être, comme l’alphabet martien, une imitation du français. Car quel est l’enfant de nos écoles qui n’a pas entendu parler des hiéroglyphes égyptiens, ou des caractères chinois, et qui n’en a pas conservé surtout s’il a un goût inné pour ce qui est exotique et oriental au moins la vague notion d’écritures étranges et indéchiffrables, où les signes ne sont pas des lettres comme chez nous, mais expriment des mots entiers et parfois des idées très compliquées ? Et serait-ce dépasser les bornes de la vraisemblance que de se représenter l’enfantine subconscience d’Hélène — après sa déconfiture du martien, et dans sa recherche de quelque nouvelle façon d’écrire bien extraordinaire et vraiment digne d’une autre planète — rassemblant, combinant, bouleversant le peu qu elle a aperçu ou entendu raconter des écritures étrangères, de manière à fabriquer une collection de signes, d’un aspect profondément savant et mystérieux, n’ayant plus rien de commun avec nos lettres ni pour la forme ni pour l’emploi ? C’est pourquoi je prendrai la liberté d’examiner d’un peu plus près les prétendus signes ultramartiens, [177] avant de me décider à y voir la révélation authentique des caractères employés sur un astre lointain, ou même simplement les fantaisistes élucubrations de quelque Champollion désincarné revenant rêver d’hiéroglyphes par le cerveau intrancé de Mlle Smith. Et en effet, ces signes présentent deux ou trois particularités qui me semblent difficilement conciliables avec l’hypothèse de leur authenticité, ou avec celle de leur fabrication par une intelligence compétente, mais qui deviennent au contraire très concevables, et presque allant de soi, dans la supposition d’une œuvre d’imagination infantile.

1° On sait que l’écriture idéographique est susceptible de divers degrés et présente successivement plusieurs phases d’évolution. À ses échelons inférieurs, elle est simple pictographie, c’est-à-dire que les signes sont l’image des objets eux-mêmes, leur représentation — directe ou symbolique — plus ou moins déformée peut-être dans la voie du schématisme, mais pourtant toujours reconnaissable afin de parler à l’œil et d’être facilement comprise ; aux échelons supérieurs au contraire, où le système idéographique confine et passe graduellement au système phonétique, les signes, de plus en plus simplifiés ou altérés, peuvent perdre jusqu’à toute trace de leur ressemblance primitive avec les choses signifiées. En ce qui concerne Ultramars, les messages mêmes de Ramié nous dépeignent cette planète comme un monde arriéré et grossier, où le langage ne peut s’écrire et où l’on ne recourt aux signes graphiques qu’en cas de nécessité ; ce qui revient à dire que l’écriture n’y est point encore en train de revêtir une valeur phonétique, pas même syllabique, mais qu’elle en est toujours à l’état inférieur, purement pictographique. Il en découle que les signes de cette écriture doivent présenter la plus grande ressemblance, ou du moins des traits très évidents d’analogie, avec les objets qu’ils désignent, et que le premier coup d’œil doit suffire à saisir leur signification. Or, chose étonnante, il n’en est rien. Non seulement, à voir l’un quelconque de ces hiéroglyphes, je suis incapable de deviner à quelle idée il peut bien correspondre, mais alors même que Ramié et Esenale nous en ont révélé le sens, j’ai beau me torturer l’esprit, je n’arrive pas à retrouver dans ces fantasques arabesques quoi que ce soit qui rappelle, même de loin, la chose signifiée. Tout au plus dans cinq ou six d’entre eux pourrait-on apercevoir, avec beaucoup de bonne volonté, quelque rapport alambiqué entre le signe et son objet ; par exemple les bras de l’aveugle étendus en avant pour tàter (n° 46, fig. 14) ; ceux du guérisseur symétriquement fléchis et lançant deux [178] flots d’ondulations magnétiques (n° 22, fig. 12) ; la sacoche du quêteur au bout de sa courroie (n° 23) ; les nœuds du mariage (n° 24) ; peut-être encore la ligne brisée du guide (n° 29) rappelle-t-elle les méandres du chemin, qui se retrouveraient raccourcis et agrémentés de capricieuses envolées dans la marque du coureur (n° 27). Mais d’aussi lointaines analogies n’atteignent point, tant s’en faut, au degré de ressemblance qu’on est accoutumé à rencontrer dans les écritures vraiment idéographiques des peuples terrestres, et je serais plus porté à y voir la trace, moins bien dissimulée dans ces quelques signes que dans la plupart des autres, d’artifices mnémotechniques auxquels a probablement recouru la mémoire subliminale d’Hélène ou de Ramié pour retenir une telle collection de hiéroglyphes, essentiellement arbitraires, en facilitant leur association avec les idées qu’ils sont destinés à recouvrir.

Les spirites me répondront sans doute que mon ignorance de ce qui se passe dans les autres planètes, devrait m’interdire toutes ces réflexions : les Formes organiques des êtres, et leurs procédés intellectuels, y étant absolument différents de chez nous, on a deux moyens pour un de justifier les caractères ultramartiens. D’abord il est loisible de supposer que ces idéogrammes reproduisent, beaucoup plus exactement que je ne me l’imagine, les contours ou attributs caractéristiques des gens qu’ils désignent : les fiancées y portent peut-être des amulettes ayant la forme du signe 36, les pompes à incendie y seraient construites sur le plan 18, les voyageurs en marche y auraient la silhouette 25, etc. Ensuite on peut également admettre que les Ultramartiens n’en sont plus à la pictographie, et que, sans être arrivés à l’écriture phonétique, ils se sont entendus pour adopter un système de signes purement conventionnels, sans relation apparente avec les choses à signifier, mais avec lesquels ils peuvent cependant se communiquer leurs pensées, en cas de nécessité, parce que tout le monde chez eux commence par apprendre ce curieux moyen de correspondance. La première de ces échappatoires se heurte aux peintures ultramartiennes de Mlle Smith, lesquelles nous montrent que, aux proportions près, les gens et les choses de là-haut sont sensiblement comme chez nous ; et la seconde suppose aux Ultramartiens une intelligence et une puissance conceptuelle difficiles à admettre chez des êtres aussi arriérés et grossiers. — On pourrait forger d’autres hypothèses encore permettant de soutenir l’authenticité des hiéroglyphes ultramartiens ; mais je laisse cet exercice à l’ingéniosité de ceux de mes lecteurs qui préfèrent les interprétations spirito-occultistes au prosaïsme de la psychologie subliminale, à laquelle je reviens.

Cet absolu défaut de ressemblance entre les idéogrammes ultramartiens et leurs objets, qui me paraît inconcevable dans la supposition de leur authenticité, s’explique au contraire à merveille dans mon hypothèse psychologique. L’imagination infantile, à la fois audacieuse et naïve, qui a fabriqué tout cela, s’est prise à son propre piège : ignorant que la similitude du signe et de son objet est un caractère essentiel des systèmes idéographiques réels, unique[179]ment préoccupée de faire de l’extraordinaire pour déconcerter toute tentative d’analyse, elle a soigneusement évité que ses caractères ressemblassent à rien que l’on connût ici-bas, soit parce qu’on aurait pu l’accuser de s’être laissé inspirer par les hiéroglyphes égyptiens qui représentent des hommes, des oiseaux, des bœufs, etc., soit surtout parce qu’il ne fallait à aucun prix que ces maudits savants devinassent le sens de ces signes extra-terrestres sans avoir à recourir aux révélations directes de Ramié et d’Astané.

2° Un second trait curieux, c’est la similitude de structure et d’aspect des 48 idéogrammes révélés par Ramié : ils ont tous un air de famille et comme une marque de fabrique uniforme. Cela ne se comprendrait pas dans l’hypothèse de pictogrammes réels des choses, indéfiniment variées, que la nature ou la vie humaine nous offre ; on conçoit au contraire que le souci enfantin de simuler des apparences de profonde science et de haute vérité ait entraîné la subconscience d’Hélène dans cette unification à outrance. De crainte que son écriture extra-terrestre ne parût fabriquée de pièces et de morceaux empruntés aux alphabets d’ici-bas, Ramié a cherché à lui donner une sorte de cachet propre qui la distinguât autant que possible des écritures exotiques déjà connues. Avec cela les formes choisies devaient être relativement élémentaires pour que la mémoire chargée de les retenir ne risquât pas de s’y embrouiller ; il fallait éviter par exemple le type si compliqué des monogrammes chinois ou japonais ; de là la simplicité relative des signes ultramartiens, surtout des premiers, car en se multipliant, ils sont nécessairement devenus plus chargés.

On ne peut que regretter que les premières apparitions de signes inconnus dans une boule laiteuse, que Mlle Smith signalait dès les derniers mois de 1899, n’aient pas été reproduits par elle sur le papier, car il eût été bien intéressant de savoir si ces automatismes visuels représentaient déjà les idéogrammes définitifs et tels que sa main les traça quatre mois plus tard, ou si, comme j’incline à le penser, c’était une série d’essais, de tentatives et ébauches diverses, d’où devait finalement sortir, par une sorte de sélection interne, le type graphique ultramartien répondant d’une manière satisfaisante aux desiderata ci-dessus. Quoiqu’il en soit, nous constatons que le problème a été résolu par l’élimination complète des lignes courbes, ce qui, pour l’œil, assure d’emblée à cette écriture une séparation radicale d’avec l’immense majorité des alphabets connus. Restait la tâche plus difficile d’éviter les apparences d’ana[180]logie avec les systèmes éventuels qui ne recourent également qu’à des combinaisons de jambages rectilignes (cunéiformes, etc.). La fantaisie subliminale d’Hélène a tourné habilement la difficulté en mettant à tous ses caractères une estampille commune, qui leur donne l’unité désirée et une note esthétique dominante, sous la forme de ces petits zigzags terminaux, flottant comme des banderoles aux extrémités libres et aux principaux angles saillants ou rentrants du dessin fondamental.

3° Ces petits zigzags eux-mêmes, qui se comprennent si bien comme un ingénieux artifice de l’imagination subconsciente à la recherche d’un sceau distinctif, constituent au contraire une nouvelle difficulté dans la supposition de l’origine extra-terrestre de cette écriture. Ils sont en effet une complication aussi superflue que fatigante au point de vue de l’identification des caractères ; car, si on les supprimait tous, il n’en résulterait aucune confusion entre les 48 signes que nous avons, et dont la plupart ne feraient que gagner en clarté. C’est à croire vraiment que les Ultramartiens ont beaucoup de temps à perdre, ou une constitution psychophysique diamétralement opposée à la nôtre, pour que l’usage chez eux n’ait pas dès longtemps laissé tomber la plupart de ces vaines fioritures ; on ne comprend pas même comment elles ont pu prendre naissance dans une écriture dont on se sert seulement « en cas nécessaire », et que les rudimentaires habitants de cette planète désolée doivent avoir déjà suffisamment de peine à graver sur leurs rochers.

Tout bien considéré, je ne suis pas éloigné de voir, dans ces appendices inutiles auxquels la subconscience d’Hélène a recouru pour caractériser son graphisme ultramartien, un ressouvenir enfantin, une sorte de résidu des tout premiers exercices d’écriture qui consistent généralement chez nous à remplir des pages de jambages parallèles, légèrement inclinés et se reliant à angles aigus. La réapparition dans l’écriture d’Ultramars de cette forme graphique primitive, et en quelque sorte embryonnaire, serait un nouvel indice — analogue à celui que j’ai relevé à propos de l’emploi du mot métiche dans la langue martienne (Des Indes, p. 241) — de l’origine infantile de tout ce cycle.

4° Comme couronnement aux remarques précédentes, il convient d’observer le singulier choix de notions que nous offrent les idéogrammes ultramartiens. Que l’on parcoure leur vocabulaire (texte 44 à 47), on n’y trouvera que des substantifs, dont une vingtaine impliquent de profonds états affectifs (bonheur, désespoir, haine, etc.) ou les vicissitudes émouvantes de la vie humaine (départ, naissance, mariage, retour, etc.) ; et tous les autres des professions ou positions [181] sociales, dont la plupart paraissent directement empruntées à l’état de civilisation des Indiens d’Amérique ou de quelque tribu primitive (chercheur de sources, grand chef, porteur d’eau sacrée, etc.). Dans un sens, cela ne cadre pas mal avec la présupposition qu’Ultramars est un monde fort en arrière de notre culture européenne. Mais, d’autre part, comme les conditions générales de la vie y sont à peu près celles de notre globe — à en juger par les peintures d’Hélène (voir fig. 4 à 8) — et que les gens y ont un corps, des vêtements, des maisons, des bateaux et des meubles, qui ne diffèrent pas essentiellement des nôtres, il est assez surprenant que leur vocabulaire écrit, au rebours de ceux d’ici-bas, ne renferme aucun signe ayant trait aux choses usuelles et aux mille détails de l’existence quotidienne. Ou bien, serait-ce Ramié qui aurait fait exprès de ne nous révéler, de cette écriture, que des échantillons soigneusement expurgés de tout ce qui concerne les objets extérieurs et les banalités de la vie matérielle ?

On devine que je m’explique la chose autrement. Prise dans son ensemble, la série d’idées qui se déroule dans les hiéroglyphes ultramartiens me fait involontairement penser aux romans d’aventures en pays sauvage qui sont un des délassements favoris du jeune âge. Or, de ces ouvrages palpitants qui ont impressionné nos premiers lustres, ce ne sont naturellement pas les choses, les actions, ou les qualités terre à terre et communes, telles que froid, chaud, pierre, manger, boire ou dormir, qui piquent la fantaisie et restent gravées à tout jamais dans la mémoire enfantine ; mais les épisodes marquants de la vie, avec les rôles saillants et les personnages en quelque sorte classiques de cette littérature des Cooper et des Gustave Aymard, voilà ce qui laisse des traits indélébiles dans les tendres imaginations et alimente leurs rêveries. Aussi le triage de Ramié ne m’étonne-t-il pas : il était fait sans doute depuis longtemps dans la mémoire latente de Mlle Smith concernant ses lectures d’enfance. L’homme ne crée rien, et il se forge l’inconnu sur les images du connu. De même que la subconscience d’Hélène a tiré de ses quelques connaissances relatives à l’Extrême-Orient les paysages chaudement colorés du monde martien, de même, pour peindre en teintes sombres et rudes le monde plus fruste et grossier d’Ultramars, elle a recouru à ses souvenirs d’histoire barbare ou de récits de voyage dans les terres vierges du Nouveau-Monde. Toute cette singulière écriture hiéroglyphique, avec son curieux choix de mots, ne fait donc, selon moi, qu’apporter un nouvel argument à l’appui [182] de l’origine onirique et infantile du cycle astro-linguistique de Mlle Smith.

 

 

 

Eliselaine 2

 

 

 


[1]. Voyez toutefois (p. 218) ma remarque sur le changement relatif aux monosyllabes atteints d’élision en français. Ma discussion grammaticale avec Léopold — tombant dans le long intervalle entre le dernier exemple de l’ancienne façon de procéder (« t’ai », texte 15) et le premier cas de la nouvelle manière plus analytique (« le os », texte 29) – fut peut-être pour quelque chose dans ce changement, ainsi que mon entretien du 6 octobre avec Hélène.

[2]. La suite prouve bien que ce n’était là qu’une apparence, et qu’en réalité Hélène se trouvait encore dans l’état de suggestibilité qui se prolonge plus ou moins longtemps après les séances, et qui ne prend peut-être jamais fin avant le sommeil de la nuit.

[3]. Dans la scène de traduction (texte 33), Hélène incarnant Astané répéta cette phrase d’une façon excessivement rapide et saccadée. Toutes les voyelles sont brèves et à peine articulées, tandis que les consonnes initiales ou finales b, k, t, p sont précédées d’un court silence et explosent violemment, ce qui donne à l’ensemble un caractère haché et sautillant.

[4]. Voir plus haut (fig. 3, p. 138) ce portrait de Ramié, fait par Hélène le 6 mai.