Chapitre V
Le Cycle martien
1. Origine et naissance du cycle martien
[136] « Nous osons espérer, dit M. Camille Flammarion au commencement de son bel ouvrage sur la planète Mars, que le jour viendra où des moyens inconnus de notre science actuelle nous apporteront des témoignages directs de l’existence des habitants des autres mondes, et même, sans doute, nous mettront en communication avec ces frères de l’espace[1] ! » À la dernière page de son livre, il revient sur la même idée : « Quelles merveilles la science de l’avenir ne réserve-t-elle pas à nos successeurs, et qui oserait même affirmer que l’humanité martienne et l’humanité terrestre n’entreront pas un jour en communication l’une avec l’autre[2] ! »
Cette splendide perspective ne laisse pas de paraître encore un peu lointaine, même avec la télégraphie sans fil, et de fleurer presque l’utopie quand on s’en tient strictement aux conceptions courantes de nos sciences positives. Mais franchissez ces cadres étroits, élancez-vous, par exemple, vers les horizons illimités que le spiritisme ouvre à ses heureux adeptes, et aussitôt la vague espérance de tout à l’heure peut prendre corps, rien ne s’oppose plus à sa réalisation prochaine, et la seule chose dont il faille s’étonner, c’est qu’on n’ait point encore vu surgir le médium privilégié à qui reviendra la gloire, unique au monde, de nous avoir le premier servi d’intermédiaire avec les humanités des autres planètes. Car, pour le spiritisme, les barrières de l’Espace ne comptent pas plus que celles du Temps. Les « portes de la distance » sont grandes [137] ouvertes devant lui. La question des moyens est ici chose secondaire ; on n’a que l’embarras du choix. Que ce soit par intuition, par clairvoyance, par télépathie, par dédoublement permettant à l’âme entourée de son périsprit de quitter momentanément sa guenille terrestre pour faire en rien de temps le voyage du bout du monde aller et retour ; ou encore par vision dans l’Astral, par réincarnation des désincarnés omniscients, par les « fluides » ou par tel autre procédé enfin que vous voudrez — il n’importe. Le point essentiel, c’est qu’aucune objection sérieuse ne saurait être opposée à la possibilité de cette communication. Le tout est de trouver un sujet qui ait des facultés psychiques suffisantes. C’est une simple question de fait ; s’il ne s’en est point encore rencontré, c’est apparemment que les temps n’étaient pas mûrs. Mais maintenant que les astronomes eux-mêmes pressentent, désirent, appellent de leurs voeux ces « Moyens inconnus de la science actuelle » pour nous mettre en rapport avec les autres mondes, nul doute que le spiritisme – qui est la science de demain, la science définitive comme la Religion absolue — ne réponde bientôt à ces légitimes aspirations. On peut donc s’attendre à voir paraître d’un instant à l’autre le révélateur impatiemment souhaité, et tout bon médium est en droit de se demander s’il ne serait point justement l’être prédestiné à cette mission sans égale.
Telles sont, à mon avis, dans leur contenu essentiel et leurs grandes lignes, les considérations qui ont inspiré au subliminal de Mlle Smith la première idée de son roman martien. Je ne veux point dire que les passages de M. Flammarion que j’ai cités soient tombés directement sous les yeux d’Hélène, mais ils expriment et résument à merveille un des éléments de l’atmosphère dans laquelle elle se trouva au début de sa médiumité. Car, s’il n’y a pas d’indices certains qu’elle ait jamais lu ou feuilleté elle-même aucun ouvrage sur les Terres du Ciel et leurs habitants, ni de M. Flammarion, ni de personne autre, elle en a [138] cependant entendu parler. Elle connaît fort bien le nom du célèbre astronome-écrivain de Juvisy, et un peu ses idées philosophiques, ce qui n’a rien de surprenant quand on sait la popularité dont il jouit dans les milieux spirites qui trouvent en lui un appui scientifique fort bien venu pour leur dogme de la réincarnation sur d’autres astres. Je tiens d’ailleurs d’un témoin[3] que dans le groupe de Mme N., dont Hélène fit partie en 1892, la conversation roula plus d’une fois sur l’habitabilité de Mars, que la découverte des fameux canaux recommandait spécialement depuis quelques années à l’attention du grand public[4]. Cette circonstance me paraît expliquer suffisamment le fait que l’astronomie subliminale d’Hélène se soit concentrée sur cette planète, alors que des médiums plus anciens ont manifesté des préférences différentes, preuve en soient les fameuses maisons de Jupiter de M. Sardou[5].
Il est, du reste, fort possible que les premiers germes du roman martien remontent encore plus haut que les commencements mêmes de la médiumité d’Hélène. Le caractère oriental bien accusé de ses dessins relatifs à cette planète, ainsi que l’impression très nette qu’elle a d’avoir déjà éprouvé dans sa jeunesse et son enfance beaucoup de visions du même genre « sans se rendre compte de ce que c’était », font en effet supposer que les ingrédients de ce cycle datent de bien des années en arrière. Peut-être est-ce un seul et même fonds primitif de [139] souvenirs exotiques, de récits ou d’images des pays tropicaux, qui s’est ramifié plus tard, sous la vigoureuse impulsion des idées spirites, en deux courants distincts, le roman hindou d’une part, et le martien de l’autre, dont les eaux se sont plus d’une fois mélangées dans la suite. Tout en regardant donc comme probable qu’il plonge ses racines jusque dans l’enfance de Mlle Smith, il ne s’agit cependant pas dans le cycle martien, pas plus que dans les autres, d’un simple retour cryptomnésique d’anciens produits tout faits, d’une pure exhumation de résidus fossiles reparaissant au jour à la faveur du somnambulisme. C’est bien un processus actif et en pleine évolution auquel nous assistons, alimenté sans doute par de vieux éléments, mais qui les combine et les repétrit à nouveau d’une façon très originale, puisqu’il aboutit entre autres à la création d’une langue inédite. Il serait intéressant de suivre pas à pas les phases de cette élaboration ; comme toujours, malheureusement, elle se dérobe dans l’obscurité de la subconscience ; nous n’en saisissons que quelques apparitions de loin en loin, et tout le reste de ce travail souterrain doit être inféré, d’une manière assez hypothétique, d’après ces éruptions supraliminales et les trop rares données que nous avons sur les influences extérieures dont il a pu subir l’action stimulante.
C’est donc en 1892 que se placent les conversations qui ont dû préparer le terrain pour cette œuvre de haute fantaisie subliminale, en mettant dans l’esprit d’Hélène la double idée de l’énorme intérêt scientifique qu’il y aurait à entrer en relations directes avec les habitants de Mars, et de la disponibilité, insoupçonnée des savants, mais que nous fournit le spiritisme, d’y arriver par voie médianimique. Je doute, cependant, que cette suggestion vague de la part du milieu ait suffi à engendrer le rêve martien – car pendant plus de deux ans il ne manifeste aucune velléité d’éclosion – sans l’appoint de quelque chiquenaude plus concrète capable de donner le branle à tout le mouve[140]ment. Il n’est malheureusement pas aisé, faute de documents, d’assigner avec précision les circonstances et le moment où l’imagination subconsciente d’Hélène a reçu cette impulsion effective ; mais on en retrouve une trace non équivoque dans le procès-verbal même, tout a fait contemporain, de la première séance spécifiquement martienne de Mlle Smith, comme je vais le montrer. Il convient toutefois de reprendre la chose d’un peu plus haut. En mars 1894, Hélène fit la connaissance de M. Lemaître qui, s’intéressant vivement aux phénomènes de psychologie anormale, assista chez d’autres personnes à quelques-unes de ses séances, puis finit par la prier d’en venir donner chez lui. Dès la première fois (28 octobre 1894), Hélène y rencontra une dame veuve aussi digne de respect que de pitié. Outre qu’elle souffrait d’une affection très grave de la vue, Mme Mirbel –- je lui conserve le pseudonyme que M. Lemaître lui a donné dans le compte rendu qu’il a publié de cette séance[6] – avait eu, trois ans auparavant, l’affreux chagrin de perdre son fils unique Alexis, alors âgé de dix-sept ans et élève de M. Lemaître. Sans être encore adepte bien convaincue du spiritisme, on comprend que Mme Mirbel ne demandât pas mieux que de croire à cette consolante doctrine si seulement on lui en fournissait des preuves, et quelle preuve plus impressive pouvait-elle souhaiter qu’un message de son enfant bien-aimé ? Aussi, n’était-ce probablement pas sans quelque secret espoir d’obtenir une communication de ce genre qu’elle s’était rendue à l’invitation que M. Lemaître lui avait adressée, dans l’idée de procurer quelques moments de distraction à la malheureuse mère. Comme cela arrive fréquemment avec Hélène, cette première séance répondit pleinement aux vœux des assistants et dépassa leur attente. Pour ne parler que de ce qui concerna Mme Mirbel, Hélène eut la vision, d’abord, d’un jeune homme dans la des[141]cription très détaillée duquel on n’eut pas de peine à reconnaître le défunt Alexis Mirbel, puis d’un vieillard que la table dit être Raspail, amené par le jeune homme pour soigner les yeux de sa mère. Celle-ci eut ainsi le double privilège de recevoir par la table quelques mots de tendresse de son fils, et de Raspail, contre les maux d’yeux, une indication de traitement au camphre tout à fait dans l’esprit de l’auteur populaire du Manuel de la santé. Rien, d’ailleurs, dans cette séance, ne se rapportait de près ou de loin à la planète Mars, et ne pouvait faire prévoir qu’Alexis Mirbel désincarné deviendrait plus tard, sous le nom d’Esenale, l’interprète officiel de la langue martienne.
Il en fut autrement un mois après (25 novembre) à la seconde réunion chez M. Lemaître, à laquelle assistait de nouveau Mme Mirbel. Ici, le rêve astronomique, pour sa première apparition, éclate d’emblée et domine toute la séance.
Dès le début, relate le procès-verbal, Mlle Smith aperçoit dans le lointain et à une grande hauteur une vive lueur. Puis elle éprouve un balancement qui lui donne au cœur ; après quoi il lui semble que sa tête est vide et qu’elle n’a plus de corps. Elle se trouve dans un brouillard épais, qui passe successivement du bleu au rose vif, au gris, et au noir. Elle flotte, dit-elle ; et la table, appuyée sur un seul pied, se met à exprimer un mouvement flottant très curieux, comme des spires recommençant constamment le même tour. – Puis elle voit une étoile qui grandit, grandit toujours, et devient « plus grande que notre maison ». Hélène sent qu’elle monte. Puis la table donne par épellation : Lemaître, ce que tu désirais tant ! – Mlle Smith, qui était mal à l’aise, se trouve mieux ; elle distingue trois énormes globes, dont un très beau. Sur quoi est-ce que je marche ? demanda-t-elle. Et la table de répondre : Sur une terre, Mars.
Hélène commence alors une description de toutes les drôles de choses qui se présentent à sa vue et lui causent autant de surprise que d’amusement. Des voitures sans chevaux ni roues, glissant en produisant des étincelles ; des maisons à jets d’eau sur le toit ; un berceau ayant en guise de rideaux un ange en fer aux ailes étendues, etc., etc. Ce qu’il y a de moins étrange, ce sont encore les [142] gens, qui sont tout à fait comme chez nous, sauf que les deux sexes portent le même costume formé d’un pantalon très ample, et d’une longue blouse serrée à la taille et chamarrée de dessins. L’enfant qui est dans le berceau est identique aux nôtres, d’après le croquis qu’Hélène en fit de mémoire après la séance.
Pour finir, elle voit encore dans Mars une sorte de vaste salle de conférences où professe Raspail, ayant au premier rang de ses auditeurs le jeune Alexis Mirbel, lequel, par une dictée typtologique, reproche à sa mère de n’avoir pas suivi les prescriptions médicales d’il y a un mois : Bonne maman, as-tu donc si peu de confiance en nous ! tu ne saurais croire combien tu m’as fait de peine. Suit encore une conversation d’ordre privé entre Mme Mirbel et son fils répondant par la table ; puis tout se calme, la vision de Mars s’efface peu à peu, la table reprend le même mouvement de rotation sur un seul pied qu’elle avait au commencement de la séance ; Mlle Smith se retrouve dans les brouillards et refait en sens inverse le même trajet. Puis elle dit : Ah ! me revoilà ici ! et plusieurs coups frappés assez fort marquent la fin de la séance.
J’ai relaté dans ses traits principaux cette première séance martienne à cause de son importance à divers égards. La série initiale des hallucinations cénesthésiques correspondant au voyage de la Terre à Mars reflète bien le caractère enfantin d’une imagination que n’embarrassent guère les problèmes scientifiques ou les exigences de la logique. Sans doute, le spiritisme peut expliquer que les difficultés matérielles d’une traversée interplanétaire soient supprimées dans un transport purement médianimique, fluidique, mais pourquoi alors cette persistance des sensations physiques de mal de cœur, balancement, flottaison, etc. ? – Quoi qu’il en soit, cette série de sensations est dès lors restée le prélude coutumier, et comme l’aura prémonitoire, du rêve martien, avec certaines modifications selon les séances ; parfois elle se compliquera d’hallucinations auditives (grondement, bruit de grosses eaux, etc.), ou même olfactives (odeurs désagréables de brûlé, de soufre d’orage) ; plus souvent elle tend à se raccourcir et à se simplifier, jusqu’à se réduire soit à un court malaise, reste du mal de cœur primitif, soit à l’hallucination visuelle initiale de la lueur, généralement éclatante et rouge, dans [143] laquelle se dessinent graduellement les versions martiennes.
Mais le point sur lequel je tiens surtout à attirer l’attention, c’est cette singulière dictée de la table à l’instant où Mlle Smith arrive sur l’étoile lointaine, et avant même que l’on sache de quel astre il s’agit : « Lemaître, ce que tu désirais tant. » Cette déclaration faite ainsi dès l’abord, à la façon d’une dédicace inscrite au frontispice même de tout le roman martien, nous autorise, à mon sens, à le regarder et à l’interpréter comme étant, dans ses origines, une réponse directe à un désir de M. Lemaître, désir parvenu à une époque récente, indéterminée, à la connaissance d’Hélène, et qui a joué chez elle le rôle de suggestion initiatrice de son rêve astronomique. Il est vrai que M. Lemaître lui-même ne comprit point sur le moment à quoi faisait illusion cet avertissement préliminaire, mais la note qu’il inséra à la fin de son procès-verbal de cette séance est bien instructive à cet égard :
Je ne sais trop comment expliquer les premiers mots dictés par la table : Lemaître, ce que tu désirais tant ! Monsieur S. me rappelle que, dans une conversation que j’avais eue avec lui l’été dernier, je lui aurais dit : Ce serait bien intéressant de savoir ce qui se passe dans d’autres planètes ! – Si c’est la réponse à ce désir d’antan… très bien !
Il convient d’ajouter que M. S., qui avait été assez frappé du souhait de M. Lemaître pour s’en souvenir au bout de plusieurs mois, fut précisément pendant tout ce temps-là l’un des plus fidèles habitués des séances de Mlle Smith. Et pour qui sait par expérience tout ce dont on cause dans les réunions spirites, avant, après et même pendant la séance proprement dite, il ne peut guère rester de doute que c’est par l’intermédiaire de M. S. que Mlle Smith a entendu parler des regrets de M. Lemaître sur notre ignorance relativement aux habitants des astres[7]. Cette idée, probablement saisie au vol pendant [144] l’état de suggestibilité qui accompagne et déborde les séances, revenue avec une nouvelle force lorsque Hélène fut invitée à faire une séance chez M. Lemaître, vivifiée par le souci toujours latent chez elle d’avoir des visions aussi intéressantes que possible pour les personnes chez qui elle se trouve – telle est à mon sens la graine qui, tombée sur le terrain fertilisé par les conversations antérieures sur les habitants de Mars et la possibilité de relations spirites avec eux, a servi de germe au roman dont il me reste à retracer le développement ultérieur.
Un point toutefois mérite encore d’être relevé dans la séance que je viens de résumer, à savoir le caractère singulièrement artificiel et lâche du lien entre la vision proprement martienne, d’une part, et, d’autre part, la réapparition de Raspail et d’Alexis Mirbel. On ne comprend absolument pas ce que ces personnages viennent faire là ; qu’ont-ils besoin de se retrouver aujourd’hui sur Mars pour continuer simplement avec Mme Mirbel leur entretien commencé dans la séance précédente sans l’intervention d’aucune planète ? La salle de conférences qui les renferme en même temps qu’elle est renfermée dans Mars, est un trait d’union d’autant plus factice entre eux et cet astre qu’elle n’a rien de spécifiquement martien dans sa description, et paraît empruntée à notre globe. Tout cet incident est au fond un hors-d’œuvre, plein d’intérêt sans doute pour Mme Mirbel qu’il concerne directement, mais sans connexion intime avec le monde martien. Il saute aux yeux, en d’autres termes, qu’on est en face d’une de ces rencontres ou confusions d’idées dont la vie du rêve est coutumière. C’était évidemment la révélation astronomique, destinée à M. Lemaître et mûrie par une incubation préalable plus ou moins longue, qui devait faire la matière de cette séance ; mais la présence de Mme Mirbel a de nouveau réveillé les souvenirs de son fils et de Raspail, qui avaient occupé la réunion précédente, et ces souvenirs interférant avec la vision martienne s’y sont tant bien que [145] mal incorporés comme un épisode étranger sans attaches directes avec elle. Le travail d’unification, de dramatisation, par lequel ces deux chaînes d’idées disparates se sont harmonisées et fondues l’une dans l’autre par l’intermédiaire d’une salle de conférence, n’est ni plus ni moins extraordinaire que celui qui se déploie dans toutes nos fantasmagories nocturnes, où des souvenirs absolument hétérogènes s’allient souvent d’une façon inattendue et donnent lieu aux imbroglios les plus bizarres.
[…]
[146] Le rapprochement purement accidentel et fortuit de la planète Mars et d’Alexis Mirbel dans la séance du 25 novembre a déterminé une soudure définitive entre eux. L’association par contiguïté fortuite s’est transformée en connexion logique : si le jeune homme apparaît dans ce monde voisin du nôtre, c’est qu’il s’y est effectivement réincarné au sortir de sa vie terrestre. Tel est le raisonnement subconscient, très naturel au point de vue spirite, qui a fourni un des thèmes principaux pour la suite du roman.
II. Développement ultérieur du cycle martien
Ce développement ne s’est pas effectué d’une manière régulière, mais plutôt par saccades ou poussées que séparent des arrêts plus ou moins prolongés. À peine inauguré dans la séance du 25 novembre 1894, ii subit une première éclipse de près de quinze mois, attribuable à des préoccupations nouvelles qui l’ont comme refoulé et se sont installées au premier plan pendant toute l’année 1895.
De ce changement subit dans le cours des rêves subliminaux de Mlle Smith, je fus probablement la cause involontaire. C’est, en effet, à cette époque que M. Lemaître lui demanda la permission de m’inviter aux séances qu’elle donnait chez lui. Elle y consentit, non sans quelques combats, paraît-il, entre la crainte de s’exposer au coup d’oeil critique et peut-être malveillant d’un professeur universitaire qui passait pour imbu d’une déplorable incrédulité à l’endroit des facultés médianimiques, et, d’autre part, le secret espoir, qui finit par l’emporter, d’arriver à convaincre ce sceptique récalcitrant, ce qui ne serait point un triomphe à dédaigner pour la cause spirite. On conçoit ainsi qu’avant même de faire connaissance personnelle de Mlle Smith, j’aie pu jouer dans ses préoccupations conscientes ou subconscientes un rôle qui s’est encore accentué ensuite, comme cela me paraît ressortir de divers indices : d’abord, [147] des rétrocognitions concernant ma famille, qui forment la partie principale des visions d’Hélène aux premières séances auxquelles j’assistai ; puis de la prompte transformation de ses automatismes partiels en somnambulisme complet sous l’influence de ma présence (voir p. 30) ; des nombreux conseils pleins de sollicitude que me prodigua Léopold ; enfin, et surtout, de l’éclosion et du rapide développement du roman hindou où j’occupe la place d’honneur comme on le verra. – Quoi qu’il en soit, mon admission aux séances d’Hélène, dès la réunion (9 décembre 1894) qui suivit la première apparition du roman martien, marqua le début d’une longue suspension de ce roman, dont la seconde explosion n’eut lieu qu’en février 1896.
Il se peut toutefois qu’une autre cause ait contribué à cette éclipse, et qu’il faille y voir non seulement l’effet d’une diversion étrangère, mais, en même temps, une période d’incubation latente nécessaire au perfectionnement du rêve martien et à la préparation de la langue nouvelle qui allait s’y révéler. Je n’ai connaissance d’aucun incident extérieur qui ait poussé Mlle Smith à faire parler aux gens de là-haut un idiome original ; mais il peut s’en être produit, et d’ailleurs une idée aussi naturelle a bien pu aborder d’elle-même la pensée subconsciente d’Hélène et devenir l’autosuggestion initiale de la langue martienne. On a vu qu’en novembre 1894, Alexis Mirbel, bien que se trouvant sur Mars avec Raspail, conversait en français avec sa mère par l’intermédiaire d’une table dans le salon de M. Lemaître. Il y avait là un amusant défaut de cohérence et de logique qui eût été sans importance dans un rêve ordinaire, mais qui détonait dans une vision spirite et appelait des explications ou corrections ultérieures. C’est à quoi l’imagination subliminale d’Hélène devait s’appliquer en silence, tout en produisant au-dehors le cycle hindou et tant d’autres choses. Elle a certainement profité de ce répit de plus d’un an pour mûrir le roman martien et y faire quelques remaniements.
Comparée à la séance de novembre 1894, celle de février 1896 (dont le résumé suit) offre en effet d’intéressantes innovations. Raspail n’y figure pas, et il ne reparaîtra plus dorénavant, sans doute par suite du peu de cas [148] que Mme Mirbel avait fait de lui et de ses recettes. Le fils Mirbel, au contraire, unique objet des regrets et des désirs de sa pauvre mère, y occupe le premier plan et sert de centre à tous les détails de la vision. Il y parle martien maintenant et ne sait plus le français (bien que, chose étrange, il paraisse encore le comprendre), ce qui est tout à fait dans l’ordre, mais complique un peu la conversation ; en outre, ne pouvant guère de là-haut faire danser les tables de notre globe, c’est par l’intermédiaire du médium, en s’incarnant momentanément en Mlle Smith, qu’il communique désormais avec sa mère.
Ces deux derniers points soulèvent à leur tour des difficultés qui, agissant comme un ferment ou une suggestion, feront faire plus tard un nouveau pas au roman : Alexis Mirbel ne pouvant pas revenir s’incarner en un médium terrestre s’il est encore enfermé dans son existence martienne, il faut qu’il ait déjà terminé celle-ci et flotte de nouveau dans les espaces interplanétaires ; cet état fluidique ou d’erraticité lui permettra du même coup de nous donner la traduction française du martien, puisque d’après le spiritisme on recouvre temporairement, pendant les phases de désincarnation, le souvenir complet des existences antérieures et, par conséquent, de leurs différents langages. Ces quelques indications anticipées aideront le lecteur à suivre plus facilement le fil du roman somnambulique dans le résumé de ses principales étapes.
2 février 1896. Je résume, en les numérotant, les principales phases somnambuliques de cette séance, qui a duré plus de deux heures et demie, et à laquelle assistait Mme Mirbel.
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Hémisomnambulisme croissant, avec perte graduelle de la conscience du milieu réel. – Dès le début, la table s’incline plusieurs fois vers Mme Mirbel, annonçant ainsi que la scène qui se prépare lui est destinée. Après une série d’hallucinations visuelles élémentaires (arc-en-ciel, couleurs, etc.) se rapportant à Mme Mirbel qu’elle finit par ne plus voir du tout, Hélène se lève, quitte la table, et soutient une longue conversation avec une femme imaginaire qui veut la faire entrer dans un bizarre petit char sans roues ni cheval. Elle [149] s’impatiente contre cette femme qui, après lui avoir adressé la parole en français, s’obstine maintenant à lui parler un langage inintelligible, comme du chinois. Léopold nous révèle par le petit doigt et en diverses fois que c’est la langue de la planète Mars, que cette femme est la mère actuelle d’Alexis Mirbel réincarné sur cette planète, et qu’Hélène parlera elle-même martien. Bientôt en effet Mlle Smith, après avoir prié son interlocutrice de causer plus lentement afin de pouvoir répéter ses paroles, commence à débiter avec une volubilité croissante un jargon incompréhensible, dont voici le début tel que M. Lemaître l’a noté aussi exactement que possible : mitchma nitchrnou minimi tchouanimen mimatchineg masichinof mézavi patelki abrésinad navette naven navette mitchichénid naken chinoutoufiche… À partir d’ici, la rapidité empêche de recueillir autre chose que des bribes telles que téké… kaiéchivist… méguetch ou méketch… kéti… chiméké. Au bout de quelques minutes, Hélène s’interrompt en s’écriant : « Oh ! j’en ai assez, vous m’en dites tellement, je ne saurais jamais redire cela… » Puis, après quelque résistance, elle consent à suivre son interlocutrice dans le char qui doit l’emporter sur Mars.
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La trance est maintenant complète. Hélène, debout, mime le voyage à Mars en trois phases dont le sens, d’ailleurs transparent, est indiqué par Léopold : balancement régulier du haut du corps (traversée de l’atmosphère terrestre), immobilité et rigidité absolue (vide interplanétaire), de nouveau oscillations des épaules et du buste (atmosphère de Mars). – Arrivée sur Mars, elle descend du char et se livre à une pantomime compliquée exprimant des manières de politesse martienne : gestes baroques des mains et des doigts ; chiquenaudes d’une main sur l’autre, tapes ou applications de tels et tels doigts sur le nez, les lèvres, le menton, etc. ; révérences contournées, glissades et rotation des pieds sur le plancher, etc. C’est, paraît-il, la façon de s’aborder et de saluer des gens de là-haut.
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Cette sorte de danse ayant donné à l’un des assistants l’idée de jouer du piano, Hélène se trouve rapidement retombée sur la terre dans un état hypnotique banal qui n’a plus aucun caractère martien. À la cessation de la musique, elle entre dans un état mixte où se mêlent le souvenir des visions martiennes de tout à l’heure, et un certain sentiment de son existence terrestre. Elle se parle à elle-même : « Ils sont drôles, ces rêves, tout de même… il faut que je raconte ça à M. Lemaître… Quand il (le Martien Alexis Mirbel) m’a dit bonjour, il s’est tapé sur le nez… il m’a parlé une drôle de langue, mais j’ai bien compris quand même… etc. » Assise à terre contre un meuble, elle continue, dans un soliloque français à mi-[150]voix, à repasser son rêve en y entremêlant des réflexions étonnées. Elle trouve, par exemple, que le jeune Martien (Alexis) était singulièrement grand garçon pour n’avoir que cinq à six ans comme il le lui a prétendu, et la femme semblait bien jeune pour être sa mère…
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Après une phase transitoire de soupirs, hoquets, puis sommeil profond avec résolution musculaire, elle rentre en somnambulisme martien et murmure des mots confus : késin ouitidjé…, etc. Je lui intime l’ordre de me parler français ; elle semble me comprendre et me réplique en martien d’un ton irrité et impérieux ; je lui demande son nom, elle répond basimini météche. Dans l’idée qu’elle incarne peut-être le jeune Alexis dont elle a tant parlé dans la phase précédente, je presse Mme Mirbel de s’approcher d’elle, et aussitôt commence en effet la scène d’incarnation la plus émouvante qu’on puisse imaginer : Mme Mirbel est agenouillée, sanglotant bruyamment, auprès de ce fils retrouvé, qui lui prodigue les marques de la plus profonde affection et lui caresse les mains « exactement comme il avait coutume de le faire pendant sa dernière maladie », tout en lui tenant un discours martien (tin is toutch…) que la pauvre mère ne peut comprendre, mais auquel un accent d’une extrême douceur et de touchantes intonations donnent le sens évident de paroles de consolation et de filiale tendresse. Ce duo pathétique dure près de dix minutes, et prend fin par un retour de sommeil léthargique, dont Hélène se réveille au bout d’un quart d’heure en prononçant une courte parole martienne, après laquelle elle recouvre instantanément l’usage du français et son état de veille normal.
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Questionnée sur ce qui s’est passé, Hélène, tout en prenant le thé, raconte le rêve qu’elle a fait. Elle a une mémoire assez nette de sa traversée et de ce qu’elle a vu sur Mars, à l’exception du jeune homme dont elle n’a conservé aucun souvenir non plus que de la scène d’incarnation. Mais, soudain, au milieu de la conversation, elle se reprend à parler martien sans avoir l’air de s’en apercevoir et en continuant à causer avec nous de la façon la plus naturelle ; elle paraît comprendre toutes nos paroles et y répond dans son idiome étranger du ton le plus normal, semblant fort étonnée quand nous lui disons que nous n’entendons rien à son langage ; elle croit évidemment parler français[8]. Nous en profitons pour la questionner sur une visite qu’elle a faite il y a peu de jours chez M. C., et en lui demandant le nombre et les noms des personnes qui s’y [151] trouvaient, nous arrivons à identifier les quatre mots martiens suivants, grâce au fait qu’elle prononce les noms propres tels quels : méliche S.: « Monsieur S. » ; médache C.: « Madame C. » ; métaganiche Smith : « Mademoiselle Smith » ; kin’t’che : « quatre ». – Après quoi elle reprend définitivement le français. Interrogée sur l’incident qui vient de se produire, elle en est stupéfaite, n’a qu’un souvenir hésitant et confus qu’on ait parlé ce soir de sa visite chez M. C., et ne reconnaît ni ne comprend les quatre mots martiens ci-dessus lorsqu’on les lui répète.
À plusieurs reprises, pendant cette séance, j’avais fait à Hélène la suggestion qu’à un certain signal, après son réveil, elle retrouverait la mémoire des paroles martiennes prononcées et de leur sens. Mais Léopold, qui ne cessa presque pas d’être présent et de répondre par l’un ou l’autre des doigts, déclara que cet ordre ne s’accomplirait pas et qu’on ne pourrait pas avoir de traduction ce soir. Le signal même répété resta, en effet, sans résultat, à moins qu’il ne faille voir une ébauche de réalisation retardée dans le retour posthypnique du rêve martien pendant le thé.
Il m’a paru nécessaire de résumer avec quelque détail cette séance où la langue martienne a fait sa première apparition, afin d’en mettre sous les yeux du lecteur tous les fragments que nous en avons pu récolter, sans garantie d’exactitude absolue, cela va de soi, car chacun sait combien il est difficile de noter les sons de paroles inconnues.
On constate une curieuse différence entre les échantillons recueillis tant bien que mal au cours de la séance et les quatre mots dont le sens et la prononciation, plusieurs fois répétés par Hélène, ont pu être déterminés avec une entière certitude dans le retour posthypnique du rêve somnambulique. Jugée sur ces derniers, la langue martienne n’est évidemment qu’une puérile contrefaçon du français, dont elle conserve en chaque mot le nombre des syllabes et certaines lettres marquantes. Dans les autres phrases, au contraire, même en s’aidant des textes postérieurs traduits qu’on trouvera plus loin, on n’arrive pas à deviner quoi que ce soit. On serait porté à croire que ces premières explosions du martien, caractérisées par une abondance et une volubilité que nous avons rarement revues depuis lors, n’étaient qu’un pseudo-martien, une suite [152] de sons quelconques proférés au hasard et sans signification réelle, analogue au baragouinage par lequel les enfants se donnent parfois dans leurs jeux l’illusion qu’ils parlent chinois, indien ou « sauvage ». Et le vrai martien n’aurait pris naissance, par une maladroite déformation du français, que dans l’accès posthypnique d’hémisomnambulisme, pour répondre au désir manifeste des assistants d’obtenir l’équivalence précise de quelques mots martiens isolés.
L’impossibilité déclarée par Léopold d’avoir ce même soir la traduction du prétendu martien débité pendant la séance, et le fait qu’on n’a pas davantage réussi à l’obtenir dans la suite, donne quelque appui à la supposition précédente. La circonstance qu’Hélène, en se remémorant son rêve dans la phase n° 3, avait le sentiment d’avoir bien compris ce jargon inconnu, n’est pas une objection, car les enfants qui s’amusent à simuler un idiome exotique, pour en revenir à cet exemple, n’en gardent pas moins la conscience des idées que leur charabia est censé exprimer. Il semble, enfin, que si cette nouvelle langue était déjà réellement constituée à cette époque dans la conscience subliminale d’Hélène au point d’alimenter couramment des discours de plusieurs minutes de durée, quelques phrases tout au moins n’eussent pas manqué de jaillir parfois, spontanément, au cours de la vie ordinaire et d’y déclencher des visions de gens ou de paysages martiens ; or il a fallu attendre plus de sept mois encore avant que ce phénomène, si fréquent dans la suite, commençât à se produire. Ne doit-on pas voir dans cette demi-année un temps d’incubation, employé à la fabrication subliminale d’une langue proprement dite — c’est-à-dire formée de mots précis et à signification définie, à l’imitation des quatre termes de tout à l’heure — pour remplacer le galimatias désordonné du début ?
Quoi qu’il en soit, et pour en revenir à notre histoire, on se représente l’intérêt qu’excita cette apparition sou[153]daine et inattendue d’un parler mystérieux, que l’autorité de Léopold ne permettait pas de prendre pour autre chose que la langue de Mars. La curiosité naturelle, tant chez Hélène elle-même que dans son entourage, d’en savoir davantage sur nos voisins de là-haut et leur façon de s’exprimer devait pousser au développement du rêve subliminal. La séance suivante, malheureusement, ne tint pas les promesses par lesquelles elle débuta :
16 février 1896. Dès le début de cette séance, Hélène a la vision d’Alexis Mirbel qui annonce par la table qu’il n’a point oublié le français et qu’il donnera la traduction de ses paroles martiennes de l’autre jour. Mais cette prédiction ne se réalise pas. Soit qu’Hélène ne se sente pas bien aujourd’hui, soit que l’arrivée d’une personne qui lui est antipathique ait troublé la production des phénomènes, le somnambulisme martien qui semblait sur le point d’éclater n’y réussit pas. Hélène reste dans un état crépusculaire où le sentiment de la réalité présente et les idées martiennes à fleur de conscience interfèrent et s’obscurcissent mutuellement. Elle cause en français avec les assistants, mais en y mêlant par-ci par-là un mot étranger (tel que mèche, chinit, chéque, qui, d’après le contexte, semblent signifier « crayon », « bague », « papier »), et elle parait plus ou moins dépaysée dans son entourage actuel. Elle s’étonne, en particulier, à la vue de M. R. occupé à prendre des notes pour le procès-verbal, et semble trouver étrange et absurde cette façon d’écrire avec une plume ou un crayon, mais sans arriver à expliquer clairement comment elle voudrait qu’on s’y prît. L’importance de cette scène est qu’on y voit poindre l’idée (qui ne devait atteindre sa réalisation qu’un an et demi plus tard) d’un mode d’écriture particulier à la planète Mars.
Cette séance à peu près complètement manquée fut la dernière de cette époque. La santé d’Hélène, de plus en plus compromise par de trop longues stations debout et un excès de travail à son magasin, l’obligea au repos complet dont il a été question p. 38. J’ai relevé le fait que, pendant ces six mois sans séances proprement dites, elle fut sujette à une surabondance de visions et somnambulismes spontanés ; mais ces automatismes se rapportaient surtout au cycle hindou ou à d’autres choses, et je ne crois pas qu’elle y ait eu de phénomènes relevant nette[154]ment du roman martien. En revanche, sitôt rétablie et rentrée dans sa vie normale, on voit ce dernier reparaître avec d’autant plus d’intensité, à dater de la vision nocturne suivante.
5 septembre 1896. Hélène raconte que, s’étant levée à 3 h 1/4 du matin pour rentrer des fleurs placées sur sa fenêtre et menacées par le vent, au lieu de se recoucher ensuite, elle s’est assise sur son lit qu’elle a pris pour un banc, et a vu devant elle un paysage et des gens exotiques. Elle était au bord d’un beau lac bleu rosé, avec un pont dont les bords étaient transparents et formés de tubes jaunes, analogues à nos tuyaux d’orgue, dont une partie semblait plonger dans l’eau et l’aspirer (voir fig. 9). La terre était couleur pêche ; les arbres avaient les uns des troncs s’élargissant vers le haut, les autres des troncs tordus.
Fig. 9. — Paysage martien. — Pont avec barrières jaunes plongeant dans un lac aux teintes d’un bleu et d’un rose pâles. Rivages et collines rougeâtres. Aucune verdure : tous les arbres sont dans les tons rouge-brique, pourpres et violets. (Collection de M. Lemaître)
Plus tard, toute une foule s’approche du pont ; dans cette foule, une femme se détache plus particulièrement. Les femmes portaient des chapeaux plats comme des assiettes. Hélène ne sait qui sont ces gens, mais a le sentiment de s’être entretenue avec eux. Sur le pont, il y avait un homme au teint foncé [Astané], portant dans les deux mains des instruments ayant un peu la forme d’une lanterne de voiture (fig. 10) et qui, lorsqu’on les pressait, émettaient des flammes plus ou moins intenses, en même temps qu’ils permettaient de voler dans les airs. Au moyen de cet [155] instrument, l’homme quittait le pont, rasait la surface de l’eau, revenait sur le pont, etc.
Fig. 10. — Machine à voler tenue par Astané, lançant des flammes jaunes et rouges. (Collection de M. Lemaître)
— Ce tableau dura vingt-cinq minutes, car, lorsque Hélène revint à elle, sa bougie étant restée allumée, elle constata qu’il était 3 h 40. Elle est convaincue qu’elle ne dormait pas et était bien éveillée pendant toute cette vision.
Dès lors, les visions martiennes spontanées se répètent et se multiplient. Mlle Smith les a ordinairement le matin à son réveil, avant de se lever ; quelquefois le soir ou exceptionnellement à d’autres moments de la journée. C’est au cours de ces hallucinations visuelles que la langue martienne fait une nouvelle apparition, sous forme auditive.
22 septembre 1896. Ces derniers jours, Hélène a revu en diverses occasions l’homme martien avec ou sans son instrument à voler ; par exemple, pendant qu’elle prenait un bain, il lui est apparu au pied de sa baignoire (fig. 11).
Fig. 11. — Astané. Teint jaune, cheveux bruns ; sandales brunes ; rouleau blanc à la main. Costume panaché or, rouge et bleu ; ceinture et bourdure rouge-brique.
Elle a également eu plusieurs fois la vision d’une maison étrange, dont l’image l’a poursuivie avec tant d’insistance qu’elle a fini par la peindre (fig. 12). En même temps, elle a entendu à trois reprises une phrase dont elle ignore le sens, mais qu’elle a pu noter au crayon : dodé né ci haudan té méche métiche astané ké dé mé véche. (Comme on l’apprit six semaines après, par la traduction donnée dans la séance du 2 novem[156]bre, cette phrase indique que la maison exotique est celle de l’homme martien, lequel se nomme Astané.)
Fig 12. — La maison d’Astané. — Ciel verdâtre ; terrain, montagnes et murs rougeâtres. Les deux plantes à tronc flexueux ont des feuilles pourpres ; les autres sont les longues feuilles inférieures vertes, et les petites feuilles supérieures pourpres. Encadrements des fenêtres, portes, et ornements en formes de trompes, brun-rouge. Vitres (?) blanches, et rideaux ou stores d’un beau bleu turquoise. Barrières (grillages) du toit, jaunes avec extrémités bleues.
Cette phrase était sans doute du martien, mais que voulait-elle dire ? Après avoir espéré en vain pendant près d’un mois que la signification s’en révélerait d’une manière ou d’une autre, je me décidai à essayer d’une suggestion déguisée. J’écrivis à Léopold lui-même une lettre où, au milieu de considérations sur la haute importance scientifique des phénomènes présentés par Mlle Smith, je faisais appel à sa toute-science en même temps qu’à sa bonté pour qu’il voulût bien m’accorder quelques éclaircissements sur l’étrange langue qui piquait notre curiosité et, en particulier, sur le sens de la phrase qu’Hélène avait entendue. Je lui demandais de me répondre par écrit, au moyen de la main d’Hélène, à qui je remis cette lettre avec prière de la lire et de bien vouloir servir de secrétaire à Léopold, le cas échéant, en s’abandonnant sans résistance à l’écriture automatique si elle s’y sentait poussée à un instant quelconque.
La réponse ne se fit pas attendre. Hélène reçut ma lettre le 20 octobre et, le 22 au soir, prise du vague besoin d’écrire, elle saisit un crayon qui se plaça de lui-même dans la position classique, le manche entre le pouce et l’index (tandis qu’elle tient toujours sa plume entre le médius et l’index), et traça rapidement, de l’écriture caractéristique de Léopold et avec sa signature, une belle épître de dix-huit alexandrins à mon adresse, dont voici les dix derniers qui ont trait à ma demande de me révéler les secrets du martien :
« Ne crois pas qu’en t’aimant comme un bien tendre frère
Je te diroi des cieux tout le profond mystère ;
Je t’aideroi beaucoup, je t’ouvriroi la voie,
Mais à toi de saisir et chercher avec joie !
Et quand tu la verras d’ici-bas détachée,
Quand son âme mobile aura pris la volée
Et planera sur Mars aux superbes couleurs ;
Si tu veux obtenir d’elle quelques lueurs,
Pose, bien doucement, ta main sur son front pâle
Et prononce bien bas le doux nom d’Esenale ! »
[157]J’ai toujours été très sensible aux témoignages de fraternelle affection que m’accorde Léopold, mais cette fois, je fus tout particulièrement ému et, bien que le nom peu commun d’Esenale ne me dît absolument rien, je n’eus garde d’oublier la singulière recette qui m’était indiquée. Dès la séance suivante, l’occasion de l’employer se présenta, et Léopold poussa l’obligeance jusqu’à diriger lui-même l’application de son procédé en nous donnant ses instructions, tantôt par un doigt, tantôt par un autre, pendant la transe martienne d’Hélène.
Lundi 2 novembre 1896. Après divers symptômes caractéristiques du départ pour Mars (vertige, mal de cœur, etc.), Hélène s’endort profondément. Je me dispose à recourir à la méthode prescrite, mais, par les doigts de la main droite, Léopold manifeste que ce n’est pas encore le moment et dicte : Quand l’âme aura repris possession d’elle-même, tu exécuteras mon ordre ; elle vous dira alors, toujours endormie, ce qu’elle aura vu sur Mars. Peu après il ajoute : Faites-la asseoir dans un fauteuil [au lieu de la chaise peu confortable qu’elle avait prise selon son habitude]. Puis, tandis qu’elle continue [158] son paisible sommeil, il nous apprend encore qu’elle est en route pour Mars ; qu’une fois là-haut elle comprend le martien en l’entendant parler autour d’elle, bien qu’elle ne l’ait jamais appris ; que ce n’est pas lui, Léopold, qui nous traduira le martien, non qu’il ne le veuille pas, mais parce qu’il ne le peut pas ; que cette traduction est le fait d’Esenale, lequel est actuellement désincarné dans l’espace, mais a récemment vécu sur Mars, et auparavant sur la Terre, ce qui lui permet de servir d’interprète, etc.
Après une demi-heure d’attente, le sommeil calme d’Hélène fait place à de l’agitation et passe à une autre forme de somnambulisme : soupirs, mouvements rythmiques de la tête et des mains, puis gestes martiens bizarres, sourires, et paroles françaises murmurées doucement à l’adresse de Léopold qui paraît l’accompagner sur Mars, et à qui elle fait part de ses impressions sur ce qu’elle aperçoit. Au milieu de ce soliloque, un mouvement vertical du bras, propre à Léopold, indique que c’est l’instant d’exécuter ses prescriptions. Je place ma main sur le front d’Hélène et prononce le nom d’Esenale, auquel Hélène répond d’une voix faible, douce, un peu mélancolique :
Il est parti, Esenale… il m’a laissée seule… mais il reviendra… il reviendra bientôt… Il m’a prise par la main et m’a fait entrer dans la maison [celle dont elle a eu la vision et fait le dessin il y a un mois ; voir fig. 12]… Je ne savais pas où Esenale me menait, mais il m’a dit dodé né ci haudan té méche métiche astané ké dé mé véche, mais je ne comprenais pas… dodé : « ceci » ; né : « est » ; ci : « la » ; houdan : « maison » ; té : « du » ; méche : « grand » ; métiche : « homme » ; astané : « Astané » ; ké : « que » ; dé : « tu » ; mé : « as » ; véche : « vu »… « Ceci est la maison du grand homme Astané que tu as vu »… Esenale a dit cela… Il est parti Esenale… Il reviendra… bientôt il reviendra… il m’apprendra à parler… et Astané m’apprendra à écrire.
J’ai résumé en l’abrégeant beaucoup ce long monologue, constamment interrompu par des silences, et dont je n’obtenais la continuation qu’en recourant sans cesse au nom d’Esenale, comme à un mot magique seul capable d’arracher chaque fois quelques mots au cerveau engourdi d’Hélène. Après la dernière phrase, où l’on voit une prédiction catégorique de l’écriture martienne, sa voix faible et lente se tait définitivement, et Léopold ordonne par le médius gauche de lui lâcher le front. Suivent les alternances habituelles de sommeil léthargique, soupirs, catalepsie, retours momentanés de somnambulisme, réveils sans durée, etc. ; puis elle rouvre pour tout de bon les yeux, fort étonnée de se trouver dans le fauteuil. Elle a d’abord la tête embarrassée : « il me semble que j’ai quantité de choses dans l’esprit, mais je ne peux rien fixer ». Peu à peu, la claire conscience lui revient, mais de toute cette séance, qui a duré [159] une heure et demie, il ne lui reste que quelques fragments de visions martiennes, et aucun souvenir de la scène d’Esenale et de la traduction.
Le procédé de traduction dont on vient de voir la première application est dès lors resté classique. Depuis plus de deux ans et demi, l’imposition de la main sur le front d’Hélène et le nom d’Esenale prononcé au bon moment pendant la trance, constituent le « Sésame ouvre-toi » du dictionnaire martien-français enfoui dans ses couches subliminales. Le sens de ce cérémonial est évidemment de réveiller par suggestion – dans une certaine phase somnambulique favorable, que Léopold connaît et annonce lui-même d’un geste du bras – la sous-personnalité qui s’est amusée à composer les phrases de cette langue extra-terrestre. En termes spirites, cela revient à invoquer le désincarné Esenale, autrement dit Alexis Mirbel, qui ayant vécu sur les deux planètes veut bien se prêter aux fonctions de drogman. Toute la différence que cette scène de traduction présente d’une séance à l’autre ne porte que sur l’aisance, la rapidité, avec laquelle elle s’exécute. Esenale semble parfois bien endormi, et difficile à réveiller ; on a beau répéter son nom sur tous les tons, Hélène s’obstine à répondre par le refrain stéréotypé et sans cesse recommençant de sa voix mélancolique et douce : « Il est parti, Esenale… il reviendra bientôt… il est parti… bientôt il reviendra… » Il faut alors quelques passes ou frictions plus énergiques sur le front, au lieu de la simple pression de la main, pour rompre cette ritournelle mécanique qui menace de s’éterniser et obtenir, enfin, la répétition et la traduction mot à mot des textes martiens[9]. La voix reste d’ailleurs identique à celle du refrain, douce et faible, et l’on n’a jamais pu savoir si c’est [160] Esenale lui-même qui se sert de l’appareil phonateur d’Hélène sans le modifier, ou si c’est elle qui répète dans son sommeil ce qu’elle entend dire à Esenale ; la netteté catégorique et l’absence de toute hésitation ou bavure dans la prononciation du martien sont en faveur de la première supposition, qui est aussi corroborée par le fait que c’est de même voix encore qu’Alexis Mirbel (Esenale) parle à sa mère dans les scènes d’incarnation.
Il serait fastidieux de raconter par le menu toutes les manifestations ultérieures du cycle martien, tant dans les nombreuses séances dont il a contribué à faire les frais [161] que sous la forme de visions spontanées au cours de la vie quotidienne de Mlle Smith. Le lecteur pourra s’en faire une idée par les remarques d’ensemble du paragraphe suivant, consacré au contenu de ce roman, ainsi que par les résumés explicatifs joints aux textes martiens qui seront rassemblés dans le prochain chapitre. Il ne me reste ici qu’à dire un mot sur la manière dont ont été faites les peintures d’Hélène relatives à Mars et reproduites en autotypie dans les figures 9 à 20.
Aucune de ces peintures n’a été exécutée en somnambulisme complet et n’a, par conséquent, comme les dessins [162] de certains médiums, l’intérêt d’un produit graphique absolument automatique, engendré au-dehors et à l’insu de la conscience ordinaire. Mais elles ne sont pas non plus de simples compositions quelconques de la personnalité normale de Mile Smith. Elles représentent un type d’activité intermédiaire, et correspondent à un état d’hémisomnambulisme. On a vu plus haut (p. 40) que dans son enfance déjà Hélène paraît avoir exécuté divers travaux d’une façon semi-automatique. Le même fait s’est reproduit à plusieurs reprises à l’occasion de ses visions martiennes, qui parfois la poursuivent avec insistance jusqu’à ce qu’elle se décide à les réaliser par le crayon et le pinceau ; travail qui l’effraye souvent à l’avance par sa difficulté, mais qui, le moment venu, s’accomplit à son grand étonnement avec une aisance et une perfection presque mécaniques. Ne m’étant jamais trouvé là lors de l’apparition de ce phénomène, je ne le connais que par les descriptions, d’ailleurs très précises, de Mlle Smith. En voici un exemple.
Un mardi soir, étant déjà couchée, Hélène vit sur son lit de magnifiques fleurs très différentes des nôtres, mais sans parfum et qu’elle ne toucha pas, car, pendant ces visions, elle n’a pas l’idée de bouger et elle reste inerte et passive. Le lendemain après-midi, à son bureau, elle eut un éblouissement et se vit enveloppée d’une clarté rouge en même temps qu’elle ressentait un mal de coeur indéfinissable mais violent [aura du voyage à Mars] : « … la lueur rouge persista autour de moi, et je me suis trouvée entourée de fleurs extraordinaires dans le genre de celles que j’avais vues sur mon li t ; mais toutes n’avaient aucun parfum. Je vous en ferai quelques croquis dimanche en tâchant d’y mettre les couleurs telles que je les ai vues. » Elle me les envoya, en effet, le lundi avec le billet suivant : « Je suis très contente de mes plantes, elles sont la reproduction exacte de celles que j’avais tant de plaisir à regarder. Le numéro 3 [celle de la fig. 16, qu’à l’avance Hélène désespérait précisément le plus de pouvoir bien rendre] est celle qui m’est apparue en tout dernier lieu, et je regrette vivement que vous n’ayez pas été près de moi hier à trois heures pour m’en voir exécuter le dessin : le crayon glissait si vite que je n’avais pas le temps de remarquer quels contours se formaient. Je puis dire sans aucune exagération que ce n’est pas ma main seule qui a exécuté ce dessin, mais bien une force [163] invisible qui dirigeait le crayon malgré moi. Les nuances m’apparaissaient sur le papier et mon pinceau se dirigeait malgré moi vers la couleur que je devais employer. Cela paraît invraisemblable, mais c’est pourtant l’exacte vérité. Le tout a été si vite fait que je n’ai été nullement fatiguée de ce petit travail. »
Fig. 13. — Paysage martien. — Ciel jaune-verdâtre. Un homme au teint jaune, vêtu de blanc, dans un bateau aux tons bruns, jaunes, rouges et noirs, sur un lac vert-bleu. Rochers roses, tachetés de blanc et de jaune, avec végétation vert-foncé. Édifices aux tons bruns, rouges et rose-lilas, avec des vitres blanches et des rideaux bleu vif.
Fig 14. — Paysage martien. — Ciel jaunâtre ; lac verdâtre ; rivages grisâtres bordés d’une barrière brune. Campaniles du rivage dans les tons brun-jaune, avec angles et sommets ornés de boules roses et bleues. Colline de rochers roses, avec végétation d’un vert plus ou moins foncé piqué de taches (fleurs) roses, pourpres et blanches. Édifices à base formés d’un treillis rouge-brique ; arêtes, et angles terminés en trompes rouge-brun ; vastes vitrages blancs avec rideaux bleu turquoise. Toits garnis de clochetons jaune-brun, de créneaux rouge-brique, ou de plantes vertes et rouges (comme celle de la maison d’Astané, fig 12). Personnages coiffés de larges bérets blancs, et à robes rouges ou brunes.
Fig. 15. Fig. 16. Fig. 17.
Plantes et fleurs martiennes. — Pas trace de vert. — Fig. 15 : tronc et feuilles brun-jaune clair ; fleurs bilobées rouge-vif, d’où sortent des espèces d’étamines jaunes à filets noirs. — Fig. 16 : grandes feuilles brun-jaune clair ; fleurs à pétales pourpres, avec étamines noires, et tiges noires garnies de petites feuilles pourpres comme les pétales. — Fig. 17 : gros fruit violet avec taches noires, surmonté d’un panache jaune et violet ; tronc brun veiné de noir, avec dix rameaux de même, mais terminés par un crochet jaune ; sol rouge-brique.
La maison d’Astané (fig. 12, p. 152) et les grands paysages des fig. 13 et 14 sont également le produit d’une activité quasi automatique (en état de veille complète quant au reste) qui donne toujours une pleine satisfaction à Mlle Smith. C’est en quelque sorte son Moi subliminal qui tient lui-même le pinceau et exécute à sa convenance ses propres tableaux, lesquels ont ainsi la valeur de véritables originaux. D’autres dessins, au contraire (par exemple, le portrait d’Astané, fig. 11, p. 148), qui ont coûté à Hélène beaucoup plus de peine sans arriver à la contenter entièrement, doivent être regardés comme de simples copies de mémoire, par la personnalité ordinaire, des visions passées dont le souvenir s’est gravé dans l’esprit d’une façon assez [164] persistante pour servir encore de modèle plusieurs jours après. Dans les deux cas, mais surtout dans le premier, les peintures d’Hélène peuvent être tenues pour une fidèle reproduction des tableaux qui se déroulent au-dedans d’elle, et nous donnent par conséquent, mieux que beaucoup de descriptions verbales, une idée du caractère général de ses visions martiennes.
Voyons maintenant le genre de renseignements que les messages et somnambulismes d’Hélène nous fournissent sur la brillante planète, dont les circuits embrouillés révélèrent jadis au génie d’un Kepler les secrets fondamentaux de l’astronomie moderne.
III. Les Personnages du roman martien.
[…]
[166] La foule anonyme et confuse qui occupe le fond de quelques visions martiennes ne diffère de celle de notre [167] pays que par la grande robe commune aux deux sexes, les chapeaux plats, et les sandales liées au pied par des courroies. Il n’y a rien de spécial à en dire. L’intérêt se porte sur un petit nombre de personnages plus distincts, ayant chacun son nom propre, toujours terminé en é chez les hommes et en i chez les femmes, à la seule exception d’Esenale[10] qui occupe, d’ailleurs, une place à part en sa qualité de martien désincarné, remplissant la fonction d’interprète. Commençons par dire quelques mots de lui.
Esenale.
On a vu (p. 156) que ce nom m’a été indiqué par Léopold le 22 octobre 1896, sans autre explication, comme un moyen d’obtenir la signification des paroles martiennes. Lors du premier recours à ce talisman (2 novembre ; voir p. 158), on apprit seulement qu’il s’agissait d’un défunt habitant de Mars dont Léopold avait récemment fait la connaissance dans les espaces interplanétaires. Ce n’est qu’à la séance suivante (8 novembre), où se trouvait Mme Mirbel, qu’après une incarnation de son fils Alexis suivie de la scène de traduction (voir texte 3) et en réponse aux questions des assistants — lesquelles ont fort bien pu servir de suggestion — Léopold affirma par l’index gauche qu’Esenale était Alexis Mirbel. On comprend qu’il est impossible de décider si cette identification constitue un fait primitif, que Léopold s’est d’abord plu à tenir secret pour ne le révéler qu’à la fin d’une séance à laquelle assisterait Mme Mirbel, ou si, comme je suis porté à le penser, elle ne s’est établie que dans cette séance même, sous l’empire des circonstances du moment ; quoi qu’il en soit, elle n’a dès lors plus varié.
En tant que traducteur du martien, Esenale n’est pas prodigue de ses talents. Il se fait souvent beaucoup prier, et il faut répéter son nom bien des fois en pressant ou [168] frictionnant le front d’Hélène, pour obtenir tout juste le sens des derniers textes recueillis. Il jouit, il est vrai, d’une excellente mémoire, et reproduit fidèlement, avant d’en donner le mot à mot français, des phrases martiennes qu’Hélène a entendues depuis plusieurs semaines, voire même cinq à six mois (texte 24), et dont on n’avait pas encore eu l’occasion d’avoir la traduction. Mais c’est à ces derniers textes non encore interprétés qu’il borne sa bonne volonté ; deux fois seulement il y a ajouté de son chef quelques mots sans importance (textes 15 et 36), et jamais on n’a pu le faire revenir sur des paroles plus anciennes pour vérifier s’il les interpréterait de même ou pour les compléter. Le texte 19, par exemple, qu’on a oublié de faire traduire à son rang, est toujours resté non traduit, et mes efforts ultérieurs (4 juin 1899) pour obtenir le sens des mots inconnus milé piri sont restés vains ; de même, Esenale n’a pas pu remplir les lacunes du texte 24, à la fin duquel Hélène n’avait réussi à saisir que trois mots précis au milieu d’une conversation martienne trop indistincte pour la noter intégralement. Comme l’écolier qui trouve bien suffisant d’aller jusqu’au bout de ses devoirs stricts et se fait déjà tirer l’oreille avant la fin, Esenale ne consent à chercher dans son dictionnaire (ou ne se rappelle) que les bouts de phrases, ni plus ni moins, qu’on est en droit de lui demander ; sa version obligatoire achevée, il s’envole, avec un soupir et un spasme d’Hélène, et toute tentative de le rappeler reste inutile.
En tant qu’Alexis Mirbel, à la suite des deux premières séances martiennes résumées p. 142 et 150, Esenale a souvent accordé à sa mère, dans des scènes d’incarnation plus ou moins pathétiques, de touchants messages de tendresse filiale et de consolation (textes 3, 4, 11, 15, 18). II est à remarquer toutefois que, bien que les occasions de continuer ce rôle ne lui aient point manqué, il paraît y avoir complètement renoncé depuis près de deux ans. Son dernier message de ce genre (10 octobre 1897, [169] texte 18) suivit d’un mois une curieuse séance où Léopold crut devoir nous expliquer spontanément – personne ne l’avait mis sur ce sujet – certaines contradictions flagrantes dans les premières manifestations d’Esenale-Alexis. Voici un résumé de cette scène avec la communication textuelle de Léopold.
12 septembre 1897. Après diverses visions éveillées, Mlle Smith entend causer Léopold ; les yeux fermés et paraissant endormie, elle répète machinalement d’une voix faible et lente les paroles suivantes que son guide lui adresse (elle les interrompt deux fois par des plaintes, indiquées ci-dessous entre parenthèses, sur l’impossibilité de comprendre certains noms) :
Tu vas faire très attention. Dis-leur d’abord [aux assistants] qu’ils fassent le moins de mouvements possible ; souvent ce qui nuit aux phénomènes, ce sont les allées et venues, et les causeries inutiles dont vous ne vous lassez jamais. — Te souviens-tu, il y a bien des mois de cela, d’un jeune homme, de ce jeune Alexis Mirbel qui est venu donner des conseils à sa mère à une réunion que vous aviez chez Monsieur… (je n’ai pas compris le nom qu’il m’a dit)… à Carouge[11]. Eh bien, à cet instant, il venait — c’est-à-dire deux jours avant — de mourir sur… (je ne peux pas comprendre le nom)… où il s’était… où il avait repris vie[12]. C’est pourquoi, je tiens à te le dire aujourd’hui, il a eu dans cette phase de dégagement de la matière et de l’âme un subit ressouvenir de son existence antérieure, c’est-à-dire de sa première vie d’ici-bas ; il a, dans cet accès, non seulement reconnu sa première mère, mais encore pu parler la langue qu’il lui causait. Quelque temps après, alors que l’âme fut enfin reposée, il ne se souvint plus de cette langue première ; il revient, il l’entoure [sa mère], la revoit avec joie, mais est incapable de lui parler dans votre langue[13]. Cela reviendra-t-il, je l’ignore et ne puis te le dire, mais je le crois cependant. Et, maintenant, écoute.
Ici, Mlle Smith paraît se réveiller, ouvre les yeux et a une longue vision martienne, qu’elle décrit en détail. Elle voit d’abord une petite fille en robe jaune, dont elle entend le nom Anini Nikcaïné, occupée à divers jeux d’enfant ; par exemple, avec une baguette, elle fait danser une foule de petites figures grotesques dans un baquet blanc, large et peu profond, plein d’une eau bleu de ciel. Puis viennent d’autres personnes, et, finalement, Astané, qui a une plume au [170] bout du doigt et qui, peu à peu, s’empare du bras d’Hélène et la plonge en pleine trance pour lui faire écrire le texte 17[14].
Ces explications spontanées de Léopold sont intéressantes en ce qu’elles trahissent clairement la préoccupation subliminale d’introduire un peu d’ordre et de logique dans les incohérences des rêveries médianimiques. C’est une forme du processus de justification et d’interprétation rétrospective destiné à mettre d’accord les incidents du passé avec les idées dominantes du présent (voir p. 140). Dans l’espèce, la théorie à laquelle Léopold s’est arrêté après l’avoir sans doute longuement ruminée est assez maladroite ; mais peut-être était-il difficile de faire mieux, car à l’impossible nul n’est tenu. D’abord elle suppose, contrairement à la doctrine, que les souvenirs sont plus nets dans les premiers moments du « dégagement » post mortem qu’après une période de repos, alors que les spirites insistent sans cesse sur l’état de confusion qui suit la désincarnation et ne se dissipe qu’à la longue. Ensuite, la mémoire de Léopold, faussée par son besoin d’harmonisation, dénature complètement les faits ; on n’a qu’à se reporter aux deux premières séances (p. 142 et 149) pour constater qu’Alexis Mirbel n’y apparaît point du tout comme désincarné, mais qu’il y est en plein dans la réalité de son existence martienne, écoutant une conférence de Raspail, ou rencontrant Mlle Smith à son abordée sur Mars et l’étonnant par son air grand garçon, etc. Que de contradictions de détails dont Léopold n’a pas même tenté de purger tout ce roman d’Alexis Mirbel ! Comment, mort en réalité sur notre globe en juillet 1891, peut-il, même en renaissant immédiatement sur Mars, s’y trouver déjà âgé de 5 ou 6 ans, ainsi qu’il le prétend (p. 150), dans la séance du 2 février 1896, alors que les années de cette planète sont presque doubles des nôtres ? Comment, dans cette même séance, ne sait-il plus du tout le français qu’il parlait couramment quinze mois auparavant, et qu’il recommence un an et demi plus tard à savoir suffisamment pour remplir [171] l’office de traducteur, mais pas assez pour en dire à sa pauvre mère un mot d’affection ou d’adieu ? Etc.
On me répondra sans doute — et je n’ai rien à répliquer — que mon ignorance des finesses de la philosophie occulte est la seule cause des difficultés auxquelles je m’achoppe, difficultés qui n’existeraient point pour une intelligence moins enlisée dans la grossièreté de ce monde empirique. Il suffirait, par exemple, pour que tout s’arrangeât au mieux et selon l’explication de Léopold, d’admettre que dans la réalité absolue, dont la nôtre ne serait que l’image renversée, la séance du 2 février 1896 a eu lieu avant celle du 25 novembre 1894 ; il est tout naturel alors que dans la première Alexis Mirbel, vivant sur Mars, ne sache plus le français, et que, s’il en retrouve l’usage dans la seconde, c’est qu’il s’est de nouveau désincarné, la salle de conférence pouvant passer pour un « tableau fluidique » qu’il ne faut pas prendre pour une réalité. On voit que par cette simple inversion du cours du temps pendant une année ou deux, qui n’est pas plus dure à avaler que les mystères de l’astral ou la quatrième dimension de l’espace, l’histoire d’Esenale devient très intelligible ; tandis que ceux qui ne sont pas encore suffisamment déniaisés pour l’accepter, n’ont que la triste ressource d’attribuer aux caprices du rêve et au hasard de l’association des idées les contradictions apparentes dans lesquelles ils se noient.
Je me demande si au fond la pensée subliminale de Mlle Smith est aussi inaccessible qu’on pourrait le croire aux difficultés qui me tracassent, et si ce n’est pas le sentiment secret de toute ces impossibilités, ravivé bien plutôt que dissipé à la suite des explications tentées le 12 septembre 1897 par Léopold, qui a fini par faire rayer du répertoire le rôle d’Alexis Mirbel et par donner au roman martien un tour plus dégagé de toute attache historique avec notre monde terrestre.
Il n’y a pas grand-chose à ajouter sur Esenale, que ses fonctions d’interprète désincarné condamnent à rester dans [172] la coulisse, je veux dire hors des réalités martiennes perceptibles aux vivants de là-haut. Seul le regard médianimique de Mlle Smith l’entrevoit parfois qui revient flotter fluidiquement dans les jardins de Mars, et parmi ses anciens compagnons, invisible pour eux comme le sont, pour nous autres terriens non-médiums, les innombrables âmes qui errent constamment dans nos alentours, impalpable essaim des puissances de l’air ou des ombres de I’Hadès, emplissant nos maisons et nos champs de leur présence mystérieuse.
Astané.
« Le grand homme Astané » est la réincarnation sur Mars du fakir hindou Kanga, qui fut un dévoué compagnon et ami de Simandini. Il a gardé dans sa nouvelle existence le caractère spécial de savant ou de sorcier qu’il possédait déjà aux Indes, et comme il a également conservé toute son affection pour son ancienne princesse retrouvée en Mlle Smith, il utilise fréquemment ses pouvoirs magiques pour l’évoquer, c’est-à-dire rentrer en communication spirituelle avec elle nonobstant la distance de leurs lieux d’habitation actuels. Les voies et moyens de cette évocation restent d’ailleurs enveloppés de mystère. On ne saurait dire si c’est Hélène qui rejoint Astané sur Mars pendant ses somnambulismes, ou si c’est lui qui descend fluidiquement vers elle et lui apporte des effluves de la lointaine planète. Plus exactement, c’est tantôt l’un tantôt l’autre suivant les jours. Quand Astané dit à Hélène intrancée au cours d’une séance : « Viens un instant vers moi, viens admirer ces fleurs », etc. (texte 8), ou lui montre les curiosités de sa demeure martienne, il semble évident qu’il l’a vraiment appelée à lui à travers les espaces ; mais, quand il lui apparaît pendant la veille au pied de sa baignoire ou de son lit, et lui exprime son chagrin de la retrouver sur cette vilaine terre (texte 7), on doit bien admettre que c’est lui qui est descendu vers elle et lui [173] inspire des visions de là-haut. Peu importe, en somme ; il ne faut pas être trop exigeant en fait de logique et de précision dans ces hauts parages de la fantaisie. Notons encore que, dans ces évocations, Astané ne se manifeste qu’en hallucinations visuelles et auditives, jamais en impressions tactiles ou de la sensibilité générale ; dans la sphère émotive, sa présence s’accompagne chez Hélène d’un grand calme, d’une profonde béatitude, d’une disposition extatique qui est le corrélatif et le pendant du bonheur éprouvé par Astané lui-même (textes 10, 17, etc.) à se retrouver auprès de son idole de jadis.
L’état civil d’Astané, je veux dire son nom, sa qualité de sorcier et son antériorité terrestre dans la peau de Kanga, n’a pas été révélé d’emblée. Cependant, dès sa première apparition (5 septembre 1896 ; voir p. 147), il se montre supérieur à la foule puisque seul il possède une machine à voler d’un mécanisme inintelligible pour nous. Dans les semaines suivantes, Mlle Smith entend son nom, et le revoit à maintes reprises ainsi que sa maison (fig. 12), mais ce n’est qu’au bout de deux mois et demi qu’on apprend son identité et ses pouvoirs « évocateurs », dans une séance à laquelle je n’assistai point et où par exception Hélène ne s’endormit pas complètement. En voici le résumé d’après les notes que je dois à l’obligeance de M. Cuendet.
19 novembre 1896. Contrairement aux séances précédentes, Mlle Smith est restée constamment éveillée, les bras libres sur la table, ne cessant de s’entretenir et même de rire avec les assistants. Les messages ont été obtenus par visions et dictées typtologiques. – Hélène ayant demandé à Léopold comment il se fait qu’elle ait pu communiquer avec un être vivant encore incarné sur Mars, elle a une vision où Astané lui apparaît dans un costume non plus martien, mais oriental. « Où ai-je vu ce costume ? » demande-t-elle alors, et la table répond : dans l’Inde, ce qui indique qu’Astané serait un ex-hindou réincarné sur Mars. En même temps, Hélène a la vision d’un paysage oriental qu’elle croit avoir déjà vu auparavant, mais sans savoir où. Elle y voit Astané, portant sous le bras des rouleaux d’un blanc sale et faisant une courbette à la [174] mode orientale devant une femme également vêtue à l’orientale, qu’elle croit aussi avoir déjà vue. Ces personnages lui paraissant « inanimés comme des statues[15] », les assistants demandent si cette vision ne serait pas un simple tableau [du passé] présenté par Léopold ; la table répond par l’affirmative, puis s’incline significativement et avec insistance devant Mlle Smith quand on demande qui est cette femme orientale et qu’on émet l’idée qu’elle représente peut-être Simandini. Enfin, aux nouvelles questions des assistants, la table (Léopold) dicte encore qu’Astané dans son existence hindoue s’appelait Kanga, lequel était un sorcier de l’époque ; puis qu’Astané dans la planète Mars possède la même faculté d’évocation que celle qu’il possédait dans l’Inde. On demande encore à Léopold si le pouvoir d’Astané est plus puissant que le sien : Pouvoir différent, plein de valeur également, répond la table. Enfin, Hélène désirant savoir si Astané, quand il l’évoque, la voit sous ses traits actuels ou sous ceux de son incarnation hindoue, la table affirme qu’il la voit sous ses traits hindous et ajoute : et, par conséquent, sous ceux qu’elle [Hélène] possède aujourd’hui si frappants avec ceux de SimaNdini, en insistant sur l’N au milieu de ce nom.
[…]
[176] Si Astané n’est donc essentiellement qu’un reflet, une projection de Léopold dans les sphères martiennes, il y a pris une coloration spéciale et s’est extérieurement harmonisé avec ce nouveau décor. Il est vêtu d’une grande robe toute chamarrée et couverte de dessins ; il a de longs cheveux, pas de barbe, « un œil plus haut que l’autre », un teint jaune et foncé, et porte à la main un rouleau blanc sur lequel il écrit avec une pointe fixée au bout de l’index. Il possède là-haut des propriétés et diverses installations qu’Hélène a souvent visitées, dans ses [177] visions spontanées et aux séances, et dont la description ne présente rien de très original, mais semble alimentée par des ressouvenirs des choses d’ici-bas qui se seraient seulement déformés, réfractés bizarrement et sans aucune loi précise, en traversant l’atmosphère du rêve martien.
La maison d’Astané (fig. 12, p. 157) est quadrangulaire, avec portes et fenêtres, et fait songer par son aspect extérieur à quelque construction orientale au toit plat garni de plantes, agrémentée, il est vrai, de curieux « grillages » et d’appendices en forme de trompes ou cornes d’abondance dont la nature et l’utilité nous échappent. L’intérieur est à l’avenant. Les meubles et les objets rappellent les nôtres en s’efforçant d’en différer. Nous avons, d’ailleurs, peu de détails sur eux, à l’exception d’un instrument de musique à cylindres verticaux, bien proche parent de nos orgues, devant lequel Hélène voit et entend parfois jouer Astané, assis sur un escabeau à un seul pied semblable à un tabouret de vacher.
Quand on passe au jardin, on y retrouve le même amalgame d’analogies et de dissemblances avec notre flore. On a vu qu’Hélène est souvent hantée à l’état de veille par des visions de plantes et de fleurs martiennes qu’elle finit par dessiner ou peindre avec une facilité frisant l’automatisme ; ces spécimens, ainsi que les arbres disséminés dans les paysages, montrent que la végétation martienne ne diffère pas essentiellement de la nôtre, sans en reproduire cependant aucun échantillon nettement reconnaissable. Des animaux, nous ne savons pas grand-chose. Astané a souvent avec lui une vilaine bête qui fait très peur à Hélène par sa forme bizarre : longue de 60 centimètres environ et à queue plate, elle a une « tête de chou » avec un gros oeil vert au milieu [comme un oeil de plume de paon] et cinq ou six paires de pattes ou d’oreilles tout autour (voir fig. 18). Cet animal réunit l’intelligence du chien et la bêtise du perroquet, car, d’une part, il obéit à Astané et lui apporte des objets (on [178] ne sait trop comment), d’autre part, il sait écrire, mais d’une façon purement mécanique et sans comprendre (nous n’avons jamais eu de spécimen de cette écriture). En fait d’autres animaux, outre le petit oiseau noir cité sans description (texte 20) et les espèces de biches servant à allaiter les petits enfants (texte 36), Hélène n’a vu que d’affreuses bêtes aquatiques, semblables à de grosses limaces, qu’Astané pêche au moyen de fils de fer tendus à la surface de l’eau.
Fig. 18. — La vilaine bête d’Astané. — Corps et queue roses. Œil vert à centre noir. Tête noirâtre ; appendices latéraux jaune-brun, entourés, comme tout le corps de poils roses.
Les propriétés d’Astané renferment encore de grands rochers rouges, au bord de l’eau, où Hélène aime à se retirer à l’écart avec son guide pour converser en paix et repasser avec lui les anciens et mélancoliques souvenirs de leur existence hindoue ; le ton général de ces entretiens (dont on n’a que les phrases d’Hélène, en français heureusement) est tout à fait le même que celui de ses conversations avec Léopold. Il y a aussi une montagne, à rochers rouges également, où Astané possède des demeures creusées, sortes de grottes bien dignes du savant sorcier qu’il est. On y voit entre autres le cadavre admirablement conservé d’Esenale, autour duquel Esenale désin[179]carné revient parfois flotter fluidiquement, et qu’Hélène trouve encore tendre, lorsque après beaucoup d’hésitation et non sans effroi elle se résout à le toucher du bout du doigt sur l’invitation d’Astané. C’est également dans cette maison excavée dans le roc qu’Astané a son observatoire, un puits traversant la montagne par lequel il contemple le ciel (texte 9), y compris notre terre, au moyen de sa lunette que lui apporte la bête à tête de chou.
À ces qualités de savant, Astané joint celles de sage conseiller et de patriarcal gouverneur. C’est ainsi qu’on voit une jeune fille nommée Matêmi venir le consulter à plusieurs reprises (textes 22 et 28) ; peut-être s’agit-il de questions matrimoniales, car Matêmi reparaît en diverses occasions avec son amoureux ou son fiancé, Siké, entre autres à une grande fête de famille, présidée par Astané. Ici, encore, la description du local, du repas, du bal, etc., porte, à travers de fantaisistes et un peu puériles innovations, une marque très terrienne, même européenne et civilisée, et ne mérite guère les exclamations d’étonnement et de surprise dont Hélène l’entrecoupait dans la longue scène d’hémisomnambulisme où elle a vu cette fête martienne se dérouler devant ses yeux.
Fig. 19. — Lampe martienne, se détachant sur une tapisserie chinée rose et bleue.
Voici quelques détails sur cette vision qui a occupé la plus grande partie d’une séance (28 novembre 1897). Hélène, dans une vaste lueur rouge initiale, voit apparaître une rue martienne, éclairée sans falots ni lampes électriques, par des lumières ou lucarnes ménagées dans les murs des maisons. L’intérieur d’une de ces maisons s’offre à elle : superbe salle carrée, éclairée à chaque angle par une sorte de lampe formée de quatre globes superposés, [180] deux bleus et deux roses, pas en verre (fig. 19) ; sous chaque lampe, un petit bassin surmonté d’une sorte de corne d’abondance versant de l’eau. Beaucoup de plantes d’ornement. Au milieu de la salle, un bosquet autour duquel sont disposées une quantité de petites tables à surface brillante comme du nickel. Beaucoup de monde, jeunes gens en robes martiennes, jeunes filles à longue mèche de cheveux pendant le long du dos, et portant derrière la tête une coiffure en forme de papillons roses, bleus ou verts, attachés sur le cou. Ils sont au moins une trentaine, parlent martien (mais Hélène ne les entend pas distinctement). Astané paraît « avec une bien vilaine robe, aujourd’hui », et se montre plein d’amicale galanterie avec ces jeunes filles ; il leur tape sur la joue, elles sont familières avec lui et lui passent la main dans les cheveux ou frappent dans leurs mains en défilant devant lui (manières de politesse martiennes). Il s’assied tout seul à l’une des tables, tandis que la jeunesse prend place aux autres tables, deux couples à chacune. Ces tables sont garnies de fleurs différentes des nôtres ; les unes bleues avec feuilles en forme d’amandes ; d’autres, étoilées et blanches comme du lait, embaument le musc (Hélène respire ce parfum à pleines narines) ; d’autres encore, les plus jolies, ont la forme de trompettes, soit bleues, soit couleur feu, avec de grandes feuilles arrondies, grises, marbrées de noir (fig. 20).
Fig. 20. — Plante d’ornement martienne. Fleurs rouge-feu, feuilles gris-violacé.
Hélène entend Astané parler et prononcer le nom de « Pouzé ». Alors arrivent deux hommes à longues culottes blanches avec ceinture noire ; l’un a un habit rose, l’autre blanc. Ils portent des plateaux ornés de dessins, et, passant devant chaque table, ils y déposent des assiettes carrées, avec des fourchettes sans manche distinct, formées de trois dents de deux centimètres de long réunies par une partie pleine ; en guise de verres, des gobelets comme des tasses à thé, bordés d’un filet d’argent. On apporte ensuite dans une sorte de [181] cuvette une bête cuite ressemblant à un chat étendu, qu’on place devant Astané qui la tord et la coupe rapidement avec ses doigts armés de bouts en argent ; les morceaux, carrés, sont distribués aux convives sur des assiettes carrées avec rigole autour pour le jus. Tout le monde est d’une gaieté folle. Astané va s’asseoir successivement à chaque table et les jeunes filles lui passent la main dans les cheveux. On apporte de nouveaux plats, des bâtons roses, blancs, bleus, avec une fleur plantée dessus ; les bâtons se fondent et se mangent ainsi que la fleur. Puis les convives vont se laver les mains aux petites fontaines dans les angles de la salle.
Maintenant, une des parois se lève, comme la toile au théâtre, et Hélène voit une salle magnifique, ornée de globes lumineux, de fleurs et de plantes, au plafond peint de nuages roses sur un ciel rose aussi, avec des canapés et des coussins suspendus le long des murs. Arrive alors un orchestre de dix musiciens porteurs d’espèces d’entonnoirs dorés de 1 m 50 de haut, ayant un couvercle rond sur la grande ouverture et, au goulot, une sorte de râteau où ils posent les doigts. Hélène entend la musique, comme des flûtes, et voit tout le monde qui remue ; ils se mettent quatre par quatre, font des passes et des gestes, puis se réunissent en groupes de huit. Ils glissent doucement, on ne peut pas dire qu’ils dansent. Ils ne se prennent pas par la taille, mais se posent la main sur l’épaule à distance. Il fait une chaleur terrible ; ils cuisent là-dedans ! Ils s’arrêtent, se promènent, causent, et c’est alors qu’Hélène entend une grande jeune fille brune (Matêmi) et un petit jeune homme (Siké) échanger les premières paroles du texte 20[16] ; puis ils s’éloignent dans la direction d’un gros buisson de fleurs rouges (tamèche), et sont suivis bientôt par Romé et sa compagne.
À ce moment, la vision qui a duré une heure et quart s’efface ; Hélène, debout pendant toute sa description, entre en somnambulisme complet, s’assied et Astané lui fait écrire les phrases martiennes qu’elle a entendues et répétées tout à l’heure. — Pendant toute cette vision, Léopold occupait la main gauche qui pendait anesthésique le long du corps d’Hélène et répondait par l’index aux questions que je lui faisais à voix basse. J’ai su ainsi que cette scène martienne n’était point une noce ni aucune cérémonie spéciale, mais une simple fête de famille ; qu’il ne s’agit pas là d’un souvenir ou d’une imagination d’Hélène, mais d’une réalité se passant actuellement sur Mars ; que ce n’est pas Léopold, mais Astané qui lui fournit cette vision et lui fait entendre la musique ; que Léopold lui-même ne voit ni n’entend rien de tout cela, mais que cependant il sait tout ce que Mlle Smith voit et entend, etc.
[…]
Pouzé. Ramié. Personnages divers.
[182] Des autres personnages qui traversent les visions martiennes, nous savons trop peu de chose pour nous y arrêter longuement. Celui dont le nom reparaît le plus souvent est Pouzé. On vient de voir qu’Astané l’a appelé, mais on ne sait à quel titre, au commencement du banquet ; ailleurs, on le rencontre en compagnie d’Eupié, un pauvre petit vieux tout courbé et à la voix chevrotante, avec qui il s’occupe de jardinage ou de botanique dans une promenade du soir au bord d’un lac (texte 14[17]).
II figure encore, à côté d’un inconnu nommé Paniné, dans le voyage en miza, et il a un fils, Saïné, qui a eu nous ne savons quel accident à la tête et s’en est guéri à la grande joie de ses parents (textes 23 et 24).
Disons, enfin, quelques mots de Ramié, qui s’est manifesté pour la première fois en octobre 1898, comme révélateur du monde ultramartien dont il sera question. Nous n’avons encore, au sujet de ce nouveau venu, que les visions accompagnant quelques textes récents (31 à 35 et 38 à 40). C’est trop peu pour se prononcer avec certitude sur son compte. Je le soupçonne fort cependant de n’être au point de vue de son origine psychologique qu’une doublure, un écho très peu modifié d’Astané, comme celui-ci l’est de Léopold, c’est-à-dire au fond une troisième édition du type principal créé par l’imagination de Mlle Smith pour répondre à sa tendance [183] émotionnelle dominante. Tel qu’il se présente à nous jusqu’ici, Ramié n’est, en effet, qu’un élève d’Astané, un astronome moins savant que lui, mais il possède déjà le même privilège, dont ne paraissent point jouir les martiens ordinaires, de pouvoir s’emparer du bras d’Hélène et d’écrire par sa main. Ce qui est plus significatif encore, et décisif à mon sens, c’est qu’il paraît porter à Mlle Smith exactement la même nuance d’affection qu’Astané et Léopold, et tend en retour à la mettre par sa simple présence dans le même état de bien-être extatique (texte 39[18]).
Nouvelles observations sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Archives de Psychologie de la Suisse Romande, Tome 1er, n° 2 (décembre 1901) — Fig. 3, p. 138 — Ramié, astronome martien, peint par Mlle Smith tel qu’il lui apparaît dans ses visions matinales.
[…]
[184] Il est toutefois plus sage de laisser à l’avenir – si le roman martien et ultramartien continue à se développer – le soin de nous éclairer plus complètement sur le vrai caractère de Ramié. Peut-être un jour en saurons-nous davantage également sur le couple de Matêmi et Siké, ainsi que sur maints autres personnages, tels que Sazéni, Paniné, le petit Bulié, Romé, Fédié, etc., dont nous ne possédons guère que les noms et n’entrevoyons encore aucunement les relations possibles avec les figures centrales d’Esenale et d’Astané.
[1]. C. Flammarion, La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité, Paris, 1892, p. 3.
[2]. Ibid., p. 592.
[3]. M. le Dr Piperkoff, actuellement médecin de l’hôpital Alexandre à Sofia, qui assista à plusieurs séances du groupe de Mme N., alors qu’il se trouvait à Genève en 1892, a bien voulu me donner divers renseignements précieux sur ces réunions.
[4]. Les découvertes de Schiaparelli et de tant d’autres depuis une vingtaine d’années, et les discussions scientifiques qui en découlèrent, ont eu de nombreux échos dans la presse quotidienne et populaire. Il suffit de rappeler des articles de vulgarisation comme celui de M. Flammarion sur les « Inondés de la planète Mars » (Figaro du 16 juin 1888) ou des caricatures comme celles de Caran d’Ache, « Mars est-il habité ? » (Figaro du 24 février 1896), pour comprendre à quel point l’idée d’une humanité martienne doit maintenant faire partie des notions courantes de tout le monde.
[5]. Voir par exemple « Un dessin médianimique de M. Victorien Sardou », Revue encyclopédique Larousse du 20 février 1897, p. 154.
[6]. A LEMAITRE. Contribution à l’étude des phénomènes psychiques, Annales des Sciences psychiques, t. VII, 1897, p. 70.
[7]. A moins peut-être que ce ne soit beaucoup plus simplement encore par M. Lemaître lui-même, qui, ainsi que je l’ai dit, avait assisté à plusieurs séances d’Hélène pendant le printemps et l’été 1894.
[8]. Comp. Le cas de Mlle Anna O. comprenant son entourage allemand, mais ne parlant qu’anglais sans s’en douter. BREUER et FREUD, Studien über Hysterie, Wien 1895 ; p.19.
[9]. Le « mot-à-mot » n’est pas toujours d’emblée aussi strict que dans la séance résumée ci-dessus. Esenale interprète souvent plusieurs mots à la fois : par exemple (texte 24) : Saïné ézé chiré : « Saïné mon fils » ; iée ézé pavi : « toute ma joie » ; ché vinna : « ton retour » ; etc. Mais, en cas d’hésitation sur la correspondance des termes martiens et français, on lui fait répéter séparément les mots douteux, en sorte qu’au bout du compte on possède bien le mot-à-mot exact.
[10]. Ce nom auquel je laisse l’orthographe sans accents, que lui donna Leopold dans ses vers cités p. 156, a toujours été prononcé êzenâle par Mlle Smith. Son origine est inconnue, comme celle de tous les noms martiens.
[11]. Allusion à la séance du 25 novembre 1894 chez M. Lemaître. Voir p. 142.
[12]. C’est-à-dire : il venait de mourir sur Mars, où il s’était réincarné.
[13]. Allusion à la séance du 2 février 1896. Voir p. 150.
[14]. Texte 17
taniré mis mèch med mirivé éziné brimaξ ti tès
Prends un crayon pour tracer mes paroles de cet
tensée – azini dé améir mazi si somé iche nazina
instant. Alors tu viendras avec moi admirer notre nouveau
tranéï. – Simandini cé kié mache di pédriné tès luné ké cé
passage. Simandini, je ne puis te quitter ce jour. Que je
êvé diviné – patrinèz kié nipuné ani
suis heureux ! Alors ne crains pas !
Graphique. 12 septembre 1897 (trad. même séance). Voir p. 160 et 184 et fig. 23.
[15]. Dans la symbolique spirite familière aux groupes où la médiumité d’Hélène s’est développéé, cet aspect de « statues inanimées » signifie que les personnages apparus sont maintenant incarnés et vivants, et que la vision ne se rapporte pas à eux-mêmes dans leur état présent, mais à des événements anciens où ils ont joué un rôle. Ce que le médium a devant les yeux n’est pas une réalité actuelle, mais seulement « l’image ou le tableau fluidique » du passé.
[16]. Texte 20.
Siké évaï diviné zé niké crizi capri né amé
Siké, sois heureux ! Le petit oiseau noir est venu
orié antéch é êzé carimi ni êzi érié é nié pavinée hed
frapper hier à ma fenêtre et mon âme a été joyeuse ; il
lé sadri dé zé véchir tiziné Matêmi misaïmé kâ lé
me chanta : tu le verras demain. – Matêmi, fleur qui me
umèz essaté Arvâ ti éziné udâniξ amès tès uri amès
fais vivre, soleil de mes songes, viens ce soir, viens
sandiné ten ti si évaï divinée Romé va né Siké
longtemps près de moi ; sois heureuse ! – Romé, où est Siké ?
atrizi ten té taméch épizi
Là-bas, près du « tamèche » rose.
Auditif, puis graphique. 28 novembre 1897 (trad. même séance). – Fragments de conversation entendus pendant la vision de la fête martienne décrite p. 169. Siké (jeune homme) et Matêmi (jeune fille) forment un premier couple qui passe et s’éloigne dans la direction d’un gros buisson de fleurs rouges (tamèche), tandis qu’un second couple échange les dernières paroles du texte en se disposant à rejoindre le précédent. – Après cette vision qu’elle a contemplée debout et décrite avec beaucoup d’animation, Hélène s’assied et se met à écrire les mêmes phrases martiennes ; on apprend par Léopold que c’est Astané qui se sert de sa main [en tenant le crayon entre le pouce et l’index, c’est-à-dire à la façon de Léopold, et non à la manière d’Hélène comme il l’avait fait pour le texte 17]. Mlle Smith paraît d’abord complètement absorbée et insensible pendant cette opération ; cependant, la conversation de quelques assistants semble la troubler un peu, et Léopold finit par donner trois violents coups de poing gauche sur la table pour faire faire silence, après quoi l’écriture s’exécute plus rapidement (en moyenne douze caractères par minute). L’écriture terminée, Léopold indique de faire asseoir Hélène sur le canapé pour la scène de traduction.
[17]. Texte 14.
eupié zé palir né amé arvâ nini pédriné évaï
Eupié, le temps est venu, Arva nous quitte ; sois
diviné lâmée ine vinâ té luné – pouzé men hantiné
heureux jusque au retour du jour. – Pouzé, ami fidèle,
êzi vraïni né touzé med vi ni ché chiré saïne – ké
mon désir est même pour toi et ton fils Sainé. – Que
zalisé téassé mianiné ni di daziné – eupié – pouzé
l’élément entier t’enveloppe et te garde ! – Eupié ! Pouzé !
Auditif. 18 juin 1897 (trad. 20 juin). – Pendant une visite que je fais à Mlle Smith, elle a la vision de deux personnages martiens se promenant au bord d’un lac, et elle répète ce fragment de conversation qu’elle entend entre eux. D’après un autre texte (20), Arva est le nom martien du Soleil.
[18]. Texte 39.
Ramié pondé acâmi andélir téri antéch
Ramié, savant astronome, apparaîtra comme hier
in é vi anâ. riz vi banâ miras ti Ramié ni
souvent à toi maintenant. Sur toi trois adieux de Ramié et
Astané. évaï divinée.
Astané. Sois heureuse !
Graphique. 1er avril 1899 (trad. 4 juin).
Encore en me mettant au lit, à 10 heures 5 minutes. Nouvelle vision du personnage vu avant-hier [Ramié] ; je crois qu’il va parler, mais aucun son ne sort de sa bouche. Je prends vite crayon et papier, je me sens le bras droit saisi par lui et je me mets à tracer l’écriture étrange ci-jointe [voir fig. 32]. Il est très affectueux ; dans son maintien, dans son regard, tout respire tant de bonté et en même temps d’étrangeté. Il me quitte en me laissant sous un vrai charme, beaucoup trop court.













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