Langlès, Monuments anciens et modernes de l’Hindoustan, Princesse indienne
CHAPITRE VIII
Le Cycle hindou.
II. SIVROUKA ET M. DE MARLÈS
[275] Ce n’est pas de chance, quand on fut toujours brouillé avec l’histoire et la géographie comme je le suis, de tomber sur un médium dont le subliminal est bourré des connaissances les plus rares et les plus subtiles en ce domaine. Lorsque le Kanara, Sivrouka, Simandini, etc., firent successivement leur apparition, lentement épelés par Léopold, avec la date de 1401, mes compagnons de séance et moi nous nous précipitâmes sur Bouillet, qui nous remit en mémoire la province du Malabar relative au premier de ces noms, mais nous laissa dans la plus complète obscurité [276] quant au reste. La Géographie de Vivien de Saint Martin me révéla ensuite l’existence de trois Tchandraghiri, un col, une rivière, et une petite ville du district d’Arcot-Nord (Madras). Cette dernière, ou plutôt sa citadelle au sommet d’une colline, répondait assez bien à la description d’Hélène dans ses visions du 7 et du 14 avril, mais la construction de ce fort ne daterait que de 1510 au lieu de 1401, et cette localité serait bien éloignée du Kanara où Léopold plaçait toute cette histoire.
Quant à Sivrouka et son entourage, ni dictionnaires ni encyclopédies ne me fournirent le moindre indice à ce sujet. Les historiens ou orientalistes vivants auxquels je m’adressai furent d’une désolante unanimité à me répondre qu’ils ne connaissaient point ces noms, dont l’exactitude historique leur paraissait douteuse, et qu’ils ne se souvenaient pas davantage d’avoir rencontrés dans des œuvres d’imagination.
« J’ai là, me dit un savant professeur d’histoire en me montrant un respectable carton, de nombreux documents sur l’histoire de l’Inde ; mais cela ne concerne que le nord de la Péninsule, et de ce qui a pu se passer dans le sud, à l’époque dont vous me parlez, nous ne savons quasi rien. Vos noms me sont inconnus et ne me rappellent aucun personnage réel ou fictif. »
« Le nom même de Sivrouka me semble bizarre pour un nom hindou, me répondit un autre qui ne put m’en dire davantage à ce sujet. »
« Je regrette vivement, écrivit un troisième au reçu des textes d’Hélène, de ne pas voir de piste pour les souvenirs de votre médium. Je n’imagine aucun livre qui réponde aux données… Tchandraghiri et Mangalore [où se passent plusieurs scènes du cycle hindou] sont exacts, mais Madras [id] ne l’est pas pour 1401 : le nom et l’établissement ne remontent qu’au XVIIe siècle. Ces pays dépendaient alors du royaume de Vijayanagara et un naïk au service de ces princes aurait bien pu résider successivement à Tchandraguiri et à Mangalore. Je ne puis rien faire de Sivrouka ; le roi de Vijayanagara en 1402 était Bukkha II, or Bukkha donnerait Siribukka, Tiribukka. Mais le naïk qui changeait si souvent de résidence n’était pas, évidemment, un prince souverain… Était ce un roman ? Certains détails m’en font douter. Un romancier assez soucieux de la couleur locale pour introduire dans son récit autant de mots indiens [277] n’aurait pas donné le titre du prince sous la forme sanscrite nayaka, mais se serait servi de la forme vulgaire naïk ; il n’aurait pas fait parler la femme au mari en le nommant par son nom Sivrouka [comme Hélène le fait constamment dans ce somnambulisme]… Je n’ai pas souvenir d’avoir rien lu dans ce genre et je ne vois pas d’ouvrage d’imagination d’où l’histoire aurait pu être tirée. »
On comprend si j’étais vexé de ne pouvoir tirer au clair mon antériorité asiatique présumée. Aussi, pendant que la science officielle m’administrait ces douches réfrigérantes, je continuais à fouiner de mon côté dans les bibliothèques à ma disposition. Et voici qu’un beau jour le hasard me fit tomber, dans une vieille histoire de l’Inde en six volumes par un nommé de Marlès, sur le passage suivant :
« Le Kanarà et les provinces limitrophes du côté de Délhy peuvent être regardés comme la Géorgie de l’Hindoustan ; c’est là, dit on, qu’on trouve les plus belles femmes, aussi les naturels s’en montrent ils fort jaloux ; ils les laissent peu voir aux étrangers.
« Tchandraguiri, dont le nom signifie montagne de la lune, est une vaste forteresse construite en 1401 par le radjah Sivrouka Nayaca. Ce prince ainsi que ses successeurs furent de la secte des Djaïns… »[1].
Enfin ! Avec quel battement de coeur n’écarquillai-je pas mes yeux devant cette preuve historique irréfutable que ma précédente incarnation, sous le beau ciel de l’Inde, n’était point un mythe ! Je m’en sentis tout réchauffé, je relus vingt fois ces lignes bénies, et j’en pris copie pour les envoyer à ces prétendus savants qui ignoraient jusqu’au nom de Sivrouka et se permettaient de mettre en doute sa réalité.
Hélas, mon triomphe fut de courte durée. Il paraît que la garantie de Marlès n’est pas de premier ordre. Cet auteur ne jouit même que d’une assez mince considération dans les cercles bien informés, à en juger par le passage suivant d’une lettre de M. Barth, qui ne fait qu’exprimer sous une forme alerte et vive une opinion que d’autres spécialistes m’ont également confirmée :
[278] « … C’est par la note de M. Flournoy que j’apprends qu’il y a une histoire de l’Inde par de Marlès, que le fort de Candragiri a été fondé en 1401, et que le fondateur, Sivrouka Nayaca, existe, imprimé en caractères romains, à Paris même, depuis 1828. Que de choses nouvelles dans les livres qu’on ne consulte plus ! Et celui de Marlès est bien un de ceux qu’on ne consulte plus. Je l’ai déterré hier à la Bibliothèque de l’Institut. Impossible de plus mal faire, même en 1828. Mais il y a parfois des perles dans un fumier, et ce Sivrouka Nayaca peut en être une. Malheureusement, l’auteur, qui n’indique jamais aucune source, ne dit pas où il l’a pris ; et, plus tard, dans son quatrième volume, où il fait l’histoire du XIIeme au XVIeme siècle, il ne dit plus un mot ni de Candragiri, ni de Sivrouka. »
Voilà mon existence hindoue terriblement mal en point, et ce pauvre Marlès bien arrangé ! Il me reste toutefois l’espoir que son renseignement, quoique non reproduit par les écrivains postérieurs plus estimés, soit cependant vrai en soi. Cela est d’autant plus possible que la science n’a pas encore dit son dernier mot en ce domaine, à peine son premier, s’il faut en croire les hommes les plus compétents, à commencer par M. Barth lui même :
« Jusqu’à ce jour, dit-il, il n’y a pas de véritable histoire du Sud de la péninsule… L’Inde dravidienne est un domaine très peu familier à la plupart des indianistes… Il n’y a rien à tirer pour nous des travaux et des monographies qu’on a faits sur les chroniques et traditions légendaires indigènes ; car il faudrait savoir les langues dravidiennes d’une part, et l’arabe et le persan d’autre part, pour pouvoir les contrôler ou seulement les consulter avec fruit. Les seuls travaux que nous puissions suivre sont ceux qui sont en train de faire cette histoire par les documents épigraphiques ; or, ceux ci, jusqu’à présent, ne disent rien de Simandini, d’Adèl, de Mitidja, ni même de Sivrouka. »
Ce silence de l’épigraphie est assurément regrettable ; mais qui sait si elle ne sortira pas quelque jour de son mutisme pour donner raison à Marlès — et même à Léopold, en nous racontant l’histoire authentique de la princesse hindoue, de son singe arabe et de son esclave Adèl ! Cela ne coûte rien d’espérer. Déjà, grâce à M. Barth encore, dont M. L. Favre a bien voulu me transmettre les renseignements, j’ai eu connaissance d’un autre Tchandra[279]ghiri que celui du district de North-Arcot mentionné par Vivien de St Martin, à savoir un Tchandraghiri situé dans le South Kanara, et dans le fort duquel on a signalé une inscription inédite qui doit remonter au temps du roi Harihara II de Vijayanagara, qui a régné jusqu’au commencement du XVème siècle[2]. Voilà qui nous rapproche joliment des révélations somnambuliques de Mlle Smith. En attendant leur confirmation définitive par de nouvelles découvertes archéologiques, on pourrait rechercher des vestiges de Sivrouka dans les ouvrages antérieurs d’où Marlès a dû le tirer. Malheureusement, ces ouvrages ne se trouvent pas à volonté et sont peu commodes à consulter. M. le professeur Michel, de l’Université de Liège, a eu l’extrême obligeance de parcourir à mon intention ceux de Buchanan[3] et de Rennel[4], mais sans résultat :
« Je me trouve avoir dans ma bibliothèque l’ouvrage de Buchanan ; je l’avais examiné rapidement… je viens de parcourir de nouveau une bonne partie de ces trois in-4° et j’ai acquis la conviction que Marlès ne s’est pas servi de cet ouvrage. Je relève en passant un raja Sivuppa Nayaka, que Buchanan place au XVIIe siècle, et dont le nom a quelque analogie avec votre mystérieux personnage… J’ai parcouru aussi la description géographique et historique de I’Indostan par James Rennel, que Marlès cite, dans sa préface ; je n’y ai rien trouvé. »
Si Marlès n’a pas inventé Sivrouka de toutes pièces, ce qui n’est pourtant guère supposable, c’est très probablement dans la traduction de Férishta par Dow[5] qu’il l’a trouvé. Je n’ai malheureusement pas encore pu consulter moi-même cet ouvrage assez rare, qui ne se trouve point [280] à Genève que je sache, ni obtenir des renseignements précis sur son contenu.
L’incertitude qui plane sur le problème historique s’étend naturellement au problème psychologique. Il est clair que si des inscriptions, ou simplement quelque vieil ouvrage, venaient un jour nous parler non seulement de Sivrouka, mais de Simandini, d’Adèl, et d’autres personnages qui figurent dans le roman hindou d’Hélène, mais dont Marlès ne souffle pas mot, il n’y aurait pas à se préoccuper davantage de ce dernier auteur, et la question se poserait : Mlle Smith a-t-elle pu avoir connaissance de ces documents antérieurs et, sinon, comment leur contenu reparaît-il dans son somnambulisme ? Mais, en l’état actuel des choses, et toutes réserves faites quant aux surprises possibles de l’avenir, je n’hésite pas à considérer comme la supposition la plus probable et la plus rationnelle que c’est bien le passage de Marlès, cité ci-dessus, qui a fourni à la mémoire subliminale d’Hélène la date précise de 1401 et les trois noms de la province, de la forteresse et du rajah.
Divers autres traits des visions de Mlle Smith trahissent également la même inspiration. La scène où elle voit bâtir, et sa description de ce qu’on bâtissait, découlent directement de l’idée de forteresse fournie par le texte. La traduction montagne de la lune a dû contribuer à lui faire placer cette scène sur une colline. La beauté des femmes du pays, sur laquelle insiste Marlès, a son écho dans la remarque d’Hélène que les femmes qu’elle aperçoit « sont bien ». Enfin, la qualité princière de Sivrouka, relevée par Marlès, se retrouve tout le long du roman et éclate dans la splendeur de son costume, du palais, des jardins, etc.
J’ignore si les noms et la nationalité des autres personnages, Simandini, Adèl, le singe, le cheik, etc., sont empruntés à quelque ouvrage ignoré qui serait, pour cette partie arabe de l’histoire, le pendant de Marlès pour la partie hindoue. Cela se peut, mais ce n’est pas nécessaire. Il est permis de voir provisoirement, dans ces broderies autour de Sivrouka, un ingénieux expédient par lequel l’imagination d’Hélène a trouvé moyen de relier à cette figure centrale, et de fondre ainsi en un seul tout, ses autres souvenirs orientaux non spécifiquement hindous.
L’hypothèse que je viens d’émettre, qui rattache directement à Marlès les données du rêve asiatique d’Hélène également présentes chez cet auteur, soulève cependant deux objections.
La première est tirée des petites différences d’orthographe entre le texte de Marlès et les mots dictés par Léopold. Cette difficulté n’est insurmontable que si on élève au rang d’infaillibilité absolue l’exactitude de la mémoire subliminale, ordinairement bien supérieure, il faut le reconnaître, à celle de la mémoire consciente. Mais la comparaison favorite des souvenirs oubliés, reparaissant en somnambulisme, à des clichés photographiques conservés inaltérables, nous porte facilement à nous exagérer la fidélité des images mnésiques inconscientes. Or ce serait s’abuser que de croire que cette fidélité, souvent étonnante, soit toujours parfaite. Il suffit des rêves où des souvenirs d’enfance reviennent parfois avec une netteté surprenante, mais cependant altérés ou déformés, en quelques détails, conformément à des expériences ultérieures ou à des événements récents pour montrer que les automatismes de la mémoire ne sont pas toujours à l’abri des influences de l’imagination ni exempts d’erreurs.
Dans le cas particulier, il y a deux divergences entre Marlès et Léopold : ce dernier a substitué un k au c de Nayaca, et il a oublié l’n de Tchandraguiri (comparer p. 265-266 et p. 277). Une autre faute qu’il a aussitôt corrigée, consistant à dicter d’abord Kanaraau, était évidemment une confusion comme nous en commettons souvent en écrivant, occasionnée par un trop rapide passage du mot Kanara au renseignement suivant déjà tout prêt à surgir : au XVe siècle. Mais ce renseignement lui-même, traduction libre de la date de Marlès 1401, et la susdite correction, sans parler de maint autre exemple, [282] montrent assez que Léopold n’est pas uniquement un mécanisme à répétition rendant avec une aveugle servilité ce qu’il a emmagasiné. C’est une personnalité originale, qui réfléchit, raisonne, innove, et que sa spontanéité même soumet, comme nous tous, à certaines chances d’erreur. Sa mémoire n’est point parfaite. Il lui arrive de se tromper, et le fait qu’il n’écrit pas des mots étrangers comme un auteur donné ne prouve pas que ces mots n’en puissent provenir.
De plus, les deux divergences dont il s’agit semblent simplement indiquer que le genre de mémoire verbale, de type endophasique, de Léopold n’est pas visuel (auquel cas l’erreur serait de plus de conséquence), mais auditivo-moteur comme chez la plupart des gens. Chacune de ces erreurs s’explique de la façon la plus naturelle. L’épellation Nayaka au lieu de Nayaca est attribuable à l’influence de la terminaison du mot Sivrouka qui précède ; l’identité de prononciation a entraîné l’identité d’orthographe. Quant à l’oubli de l’n de Tchandraguiri, c’est à dire la confusion de la nasale an avec la simple voyelle a, on trouve un autre exemple exactement du même fait dans le nom de la princesse, d’abord écrit Simadini puis rectifié plus tard en Simandini, comme on l’a vu p. 267. Cela prouve simplement que, dans sa parole intérieure et la conservation des souvenirs de mots, l’individualité de Léopold-Hélène oublie ou néglige les images verbo-visuelles, et s’en tient surtout aux images verbo-auditives ou verbo-motrices comme la grande majorité des gens. Certes, si Léopold avait dicté Nayaca en dépit de l’analogie avec Sivrouka, j’y verrais un indice de plus que Marlès est son modèle ; tout comme, s’il avait dicté une des orthographes savantes actuelles Tchandraghiri ou Candragiri[6], cette divergence frappante d’avec Marlès, qui écrit conformément à la mode ancienne et à la prononciation vulgaire, me semblerait un grave empêchement à mon hypothèse. Mais, étant donnés les faits tels qu’ils sont, je ne pense pas qu’on puisse m’objecter les deux insignifiantes différences que je viens d’exposer – et d’expliquer suffisamment.
La seconde objection est d’ordre négatif : c’est l’impossibilité où je me trouve de dire où, quand et comment Mlle Smith aurait pris connaissance du texte de Marlès. J’avoue sans ambages que je n’en sais rien, et je donne volontiers acte à Hélène de l’indomptable et persévérante énergie avec laquelle elle n’a cessé de protester contre mon hypothèse en l’air, qui a le don de l’exaspérer au [283] suprême degré — et cela se comprend ! Car elle a beau creuser ses souvenirs, elle n’y retrouve pas la moindre trace de cet ouvrage. Et non seulement cela, mais comment peut-on sérieusement supposer qu’elle en ait jamais eu le moindre vent, elle qui ne s’est point occupée de l’histoire de l’Inde, qui n’a rien lu ni entendu sur ce sujet, et à qui le nom de Marlès était totalement inconnu jusqu’au jour où elle a appris que je soupçonnais cet auteur d’être la source du roman hindou ! – Il faut convenir, en effet, que l’idée que le passage en question a pu parvenir d’une façon ordinaire aux yeux ou aux oreilles de Mlle Smith semble bien un peu extravagante. Je ne connais à Genève que deux exemplaires de l’ouvrage de Marlès, également ensevelis dans la poussière, l’un à la Société de Lecture, association privée dont certainement jamais aucun membre ou ami de la famille Smith n’a fait partie, l’autre à la Bibliothèque Publique, où il faudrait avoir perdu le sens pour aller le consulter entre des milliers de livres plus intéressants et plus modernes. Ce ne serait donc que par un concours de circonstances absolument exceptionnel et presque inimaginable que Marlès aurait pu se trouver un jour entre les mains d’Hélène ; et comment se ferait-il alors qu’elle n’en eût conservé aucun souvenir ?
Je reconnais la puissance de cette argumentation et que le plus sage est sans doute de laisser la chose en suspens. Mais, s’il fallait se décider, comme on n’a guère de choix, extravagance pour extravagance, je préférerais encore l’hypothèse qui n’invoque que des possibilités naturelles à celle qui en appelle aux causes occultes, et j’admettrais tout bonnement, si invraisemblable que cela paraisse à première vue, que l’un des deux exemplaires susdits – ou peut être un troisième, car, enfin, qui me garantira qu’il ne s’en trouve pas d’autre dans notre pays ? – aura été feuilleté distraitement par Mlle Smith, chez des amis ou connaissances sinon chez ses parents, ou encore qu’elle en aura entendu lire ou raconter quelques passages en son jeune âge, etc. Le fait qu’elle n’en a plus aucun souvenir conscient ne prouve rien contre de telles suppositions, comme le savent tous ceux qui sont un peu au courant du jeu de nos facultés.
pp. 275-284
[208] Données historiques et géographiques. — Toutes celles de la partie hindoue du roman oriental (Sivrouka Nayaka prince du Kanara, la ville de Tchandraguiri bâtie en 1401, et divers détails tels que la beauté des femmes de ce pays, etc.) correspondent exactement, comme je l’ai montré dans Des Indes (p. 277), à quelques lignes d’un ouvrage de Marlès paru en 1828. J’ai mis en regard, à cette occasion (p. 284-285) les méthodes de raisonnement opposées qui ont cours, en semblable occurrence, dans le monde spirito-occultiste et le monde scientifique : ici, l’identité de contenu entre les messages d’un médium et des textes imprimés à la portée de tout le monde, fait admettre, jusqu’à preuve du contraire, que le médium a eu connaissance de ces textes par les voies ordinaires de la vue ou de l’ouïe, bien qu’il en ait perdu le souvenir conscient ; là, on tient pour évident, d’une façon avouée ou tacite, que c’est [209] l’hypothèse d’une transmission supranormale qui doit être acceptée jusqu’à preuve du contraire. Il faut croire que ma peinture de ces deux logiques inverses et incompatibles n’était pas exagérée, puisque aucun de mes critiques spirites n’y a rien trouvé à reprendre, en sorte que nous sommes au moins d’accord… sur l’impossibilité de nous mettre d’accord. C’est déjà quelque chose, car ça supprime bien des discussions d’avance condamnées à ne jamais aboutir. Que mes honorables adversaires continuent donc en paix à penser que Mlle Smith a tiré ses documents des sphères suprasensibles plutôt que de Marlès lui-même ; qu’ils continuent aussi, si bon leur semble, à taxer Marlès d’« ouvrage presque introuvable »[7], je persiste de mon côté — jusqu’à preuve du contraire — à regarder cet estimable auteur comme l’origine très naturelle des noms propres et autres points de fait qui lui sont communs avec le roman d’Hélène.
Mes lecteurs spirites de Des Indes ne paraissent pas avoir compris le grain d’ironie, ou l’artifice diplomatique alors nécessaire, qui m’a fait traiter d’extravagance (Des Indes, p. 283-286) la supposition que Mlle Smith aurait pu lire ou entendre lire le passage en question de Marlès. Il suffisait pourtant d’un peu de bon sens pour se dire qu’un ouvrage de ce genre publié à Paris en 1828 ne devait pas être, au bout d’une cinquantaine d’années, d’une rareté telle qu’une enfant ou une jeune fille comme Hélène ne pût en aucun cas le rencontrer occasionnellement sur sa route. À Genève, spécialement, le seul fait que nos deux bibliothèques principales possèdent cet ouvrage constitue à la fois une double facilité à sa lecture, et un indice assez certain qu’il a dû en exister encore d’autres exemplaires chez des particuliers. Par exemple, après la publication de Des Indes, la personnalité distinguée qui écrit quelque fois chez nous sous le pseudonyme de Roger Dombréa eut l’obligeance de m’informer que son père avait possédé une Histoire des Indes (dont elle avait oublié l’auteur, mais dont le signalement répondait parfaitement à l’ouvrage de Marlès) que sa famille avait revendue en 1881. Les lignes suivantes que j’extrais d’une obligeante communication de M. Ribot, directeur de la Revue philosophique, prouvent également que l’ouvrage de Marlès a dû jouir en son temps d’une certaine popularité, puisqu’on en fit un résumé à l’usage de la jeunesse : « En ce qui concerne l’Histoire de l’Inde de Marlès, étant adolescent, j’ai reçu ce livre (édition abrégée en un volume) comme prix. Je l’avais totalement oublié et j’ai été étonné, il y a deux ou trois ans, en feuilletant le catalogue de la bibliothèque de la Sorbonne, de voir l’ouvrage mentionné en 4 (ou 6) volumes. Depuis, je l’ai retrouvé en un volume, en bouquinant le long des quais de Paris. Cette histoire n’est donc pas aussi peu connue et aussi peu répandue que [l’on veut bien le dire]. J’ignore si le passage que vous citez existe dans la petite édition, ne la possédant plus. » On conviendra que même si ce passage ne se trouve que clans la grande édition, il n’y aurait rien d’absolument extraordinaire à ce qu’il fût tombé une fois ou l’autre sous les yeux d’Hélène.
N’oublions pas non plus que pour les vieux bouquins, genre Marlès, [210] outre les exemplaires complets ou dépareillés traînant soit dans les bibliothèques, soit aux étalages en plein vent, ou dans les fatras des greniers, il existe encore d’autres possibilités de rencontre, qui jouent un rôle plus grand peut-être qu’on ne le croit dans l’étiologie des automatismes cryptomnésiques. La destinée vulgaire de la plupart des vieux livres, sans valeur intrinsèque, est d’aller au pilon ou de servir à allumer le feu ; mais ils courent aussi la chance d’une autre fin — celle qu’Alceste jugeait appropriée au sonnet d’Oronte — qui du moins leur vaut, comme consolation préalable, l’occasion d’être lus une dernière fois, par fragments et pages détachées il est vrai, mais avec plus d’attention souvent qu’ils n’en rencontrèrent aux beaux jours de leur intégrité. Cette origine possible de beaucoup de nos connaissances latentes, pour basse et prosaïque qu’elle soit — surtout comparée aux hypothèses grandioses de la philosophie occulte : télépathie, révélations d’en haut, etc., — ne doit jamais être perdue de vue dans l’étude des messages médianimiques, quand on sait les connexions anatomo-physiologiques qui relient maintes de nos fonctions, et qui ne rendent point invraisemblable l’apparition d’états hypnoïdes en des circonstances d’ailleurs aussi peu congruentes que possible aux ébats ordinaires de l’imagination poétique.
— Le problème critique de savoir à quelles sources antérieures Marlès a puisé lui-même l’histoire de Sivrouka, est étranger à l’étude psychologique des somnambulismes de Mlle Smith ; aussi me bornerai-je à dire qu’il est loin d’être résolu et offrirait un joli petit objet de recherche aux amateurs d’énigmes littéraires et historiques, à moins toutefois que cet écrivain n’ait été le jouet de son imagination ou de quelque erreur de plume.
J’ai supposé dans Des Indes que Marlès avait probablement trouvé ses renseignements dans l’histoire de l’Indoustan de Férishta, traduite par Dow ; mais il n’en est point ainsi, cet ouvrage ne contenant, parmi des milliers de noms, aucune mention de Sivrouka ni de Tchandraguiri[8]. La conclusion qui me paraît la plus acceptable provisoirement (et sous réserve de découvertes ultérieures), c’est que l’excellent Marlès, écrivant de chic et sans recourir à ses sources (ce qui explique qu’il ne les cite guère), a confondu et mêlé dans sa mémoire l’année 1401, où Bukkha II monta sur le trône de Vijayanagara, avec le souvenir de Sivuppa-Nayaka, qui régna de 1648 à 1690 et construisit en effet le fort de Chandraguiri vers la frontière nord du Malabar. — Comme je suis bon prince, je suggérerai moi-même à mes amis occultistes une forme de leur hypothèse à laquelle ils ne paraissent pas avoir songé : c’est que ce serait l’âme désincarnée de Marlès lui-même, encore obsédée par ses distractions d’antan, qui viendrait nous les réchauffer à nouveau par le cerveau intrancé d’Hélène. Voilà une preuve d’identité dont ne se sont pas avisés tout seuls les admirateurs spirites de Mlle Smith, et qui me vaudra sans doute un bon point de leur part ! —
Il va sans dire que des réminiscences d’autres récits ou romans [211] pseudo-orientaux ont pu coopérer chez Hélène, avec le texte de Marlès, à l’élaboration de son cycle oriental. Plusieurs personnes m’ont affirmé avoir lu dans leur jeunesse une histoire analogue à celle de la princesse hindoue ; mais comme on ne peut faire grand fond sur de vagues souvenirs, quand on sait les tours que nous joue la mémoire, je me contenterai de citer un renseignement qui se recommande par une plus grande précision.
« Je puis vous affirmer — m’écrivait Mlle H. Malan après la lecture de Des Indes — que tout ce roman hindou est bien le souvenir d’une lecture, cela par la très concluante raison que je me rappelle, à n’en pas douter, l’avoir lue dans mon enfance, sans cependant à mon grand regret pouvoir vous dire dans quel ouvrage. Un ou deux petits détails diffèrent, dans mes souvenirs, de ceux de Mlle Smith. » Ces divergences sont que Mlle Malan ne se souvient pas que la princesse s’appelât Simandini ni fût d’origine arabe, et que son singe s’appelait Mirza, et son prince hindou Sivroudka ou Sivroutka (au lieu de Mitidja et Sivrouka). Elle m’indiquait à tout hasard un ouvrage traduit de l’allemand [lequel, vérification faite, ne renferme pas cette histoire] mais en ajoutant : « la chance que ce soit vraiment là la bonne piste est bien mince quand je pense à tous les autres ouvrages du même genre que j’ai dévorés entre 8 et 15 ans ! »
Lorsque je réfléchis qu’il n’a tenu qu’à un fil que le passage de Marlès m’échappât (si j’avais tourné deux pages à la fois en feuilletant son premier volume !), je ne suis pas surpris de n’avoir point encore découvert — d’autant plus que j’en suis resté là de ces fastidieuses recherches — le livre de récits ou contes orientaux qui a probablement fourni à l’imagination subconsciente d’Hélène le thème de la princesse arabo-hindoue, de son singe et de son esclave. Arguer de mon ignorance pour conclure à une origine supranormale de tout cela, c’est, je l’ai déjà dit, la logique des spirites (ou du moins de beaucoup d’entre eux), mais ce n’est pas la mienne.
pp. 208-211
Le livre derrière le livre
Langlès, Monuments anciens et modernes de l’Hindoustan,
Jeune indienne jalouse des yeux de sa gazelle
Et si le livre dont Théodore Flournoy avait si longuement rêvé, le livre qui aurait servi de source au si peu loquace Marlès, le livre qui nous aurait offert une échappée jusqu’à son antériorité présumée avait réellement existé ? Et si, avant 1828 et l’Histoire Générale de l’Inde Ancienne et Moderne, depuis l’an 2 000 avant J.-C. jusqu’à nos jours ; précédée d’une notice géographique et de traités spéciaux sur la chronologie, le religion, la philosophie, la législation, la littérature, les sciences, les arts et le commerce des Hindous, par M. Lacroix de Marlès, il y avait eu en 1821 les Monuments Anciens et Modernes de l’Hindoustan, décrits sous le double rapport archéologique et pittoresque, et précédés d’une notice géographique, d’une notice historique et d’un discours sur la religion, la législation et les mœurs des Hindous, par Louis Langlès ?
Et si ce livre, loin de résoudre l’énigme représenté par les protagonistes du Cycle hindou d’Hélène Smith, la princesse Simandini, son singe et son esclave Adèl, n’avait fait que déplacer de sept (courtes) années sans l’éclairer en rien la question des sources du cycle Oriental ? Et si aujourd’hui nous n’en savions guère plus, malgré cette découverte, quant à la nature de la mémoire subliminale d’Hélène Smith incarnée en Léopold ?
Car Langlès n’est guère plus prolixe que Marlès au sujet du prince Sivrouka (devenu Sivroupa-Nâyaka), et ne souffle mot des autres personnages du « Roman hindou ». Voici d’ailleurs le peu qu’il nous en dit :
« Les Djaïns, que l’on confond mal-à-propos avec les Bouddhistes, sont en grand nombre dans cette partie du Kânara, dont nous allons indiquer les places principales.
« Tchandraguiri (montagne de la Lune) ; c’est une vaste forteresse bâtie à 12 lieux sud de Mangalore sur le bord méridional d’une rivière du même nom, qui sépare les deux divisions hindoues nommées Malayâla ou Malabar, et Toulava. On attribue la fondation de Tchandraguiri au premier prince de la dynastie des Ikéry, nommé Sivroupa-Nâyaka, qui établit son autorité sur cette partie du Kânara vers 1401 de J. C. Il construisit, dit-on, le fort de Cassel-Goda, quand il soumit les petits Râdjahs du Toulava. »
Langlès, Monuments Anciens et Modernes de l’Hindoustan, tome 1, p. 69
[1]. De Marlès, Histoire générale de l’Inde ancienne et moderne, depuis l’an 2000 avant J. C. jusqu’à nos jours, etc., Paris, 1828, t. I, p. 268-269.
[2]. R. Sewell, Lists of Antiquarian Remains in the Presidence of Madras, vol. I, 1882, p. 238 (citation due à M. Barth ; je n’ai pas pu consulter cet ouvrage).
[3]. Buchanan, A Journey from Madras through the Countries of Mysore, Canara and Malabar, etc., 3 vol. in 4°, Londres, 1807.
[4]. J. Rennell, Description historique et géographique de l’Indostan, trad. de l’anglais, Paris, an VIII (1800), 3 vol. in 8° et atlas in 4°.
[5]. Dow, History of Hindustan, transl, from the persian of Ferishta, Londres, 1803. – M. Michel me signale Wilks, Historical Sketches of the South of India, Londres, 1810, comme ayant aussi pu servir de source à Mariés. – Si quelque lecteur érudit découvrait des traces quelconques de Sivrouka antérieures à Marlés, je lui serais fort reconnaissant de me les communiquer.
[6]. Adoptées, par exemple, la première par Vivien de Saint-Martin, la seconde par M. Barth, comme on a pu le remarquer plus haut.
[7]. Autour des Indes à la Planète Mars, p. 128.
[8]. Je tiens à exprimer mes vifs remerciements à Miss K. V. R. Berry à Washington, et à M. le Lieut.-Colonel Taylor à Cheltenham (Angleterre), qui se sont spontanément livrés, indépendamment l’un de l’autre, à de minutieuses recherches sur ce point, la première à la bibliothèque du « State-Department » de Washington, le second à la bibliothèque du British Muséum.









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