Harald Langstrøm
À la fin du XIXème siècle, la philosophie spirite, dont la doctrine s’était fixée quelques décennies plus tôt, avant tout grâce à l’œuvre d’Alan Kardec[1], se trouvait au zénith de sa popularité ; ce fut tout naturellement qu’Élise Müller, une jeune genevoise qui allait devenir célèbre sous le pseudonyme d’Hélène Smith, adopta, lorsqu’elle découvrit l’existence de ses dons psychiques, le modèle défini par cette nouvelle doctrine religieuse. L’extraordinaire étendue de ses facultés ne se révélèrent cependant que quelques années plus tard à l’occasion de sa rencontre avec deux universitaires, Auguste Lemaître et Théodore Flournoy : ceux-ci, après s’être assurés qu’elle n’était ni une affabulatrice ni une simulatrice, furent fascinés par l’extraordinaire variété des « phénomènes psychiques » qu’elle était capable de produire, — tandis que réciproquement Élise Müller s’émancipait peu à peu d’un dogme spirite non écrit voulant que les esprits entrant en communication avec les médiums étaient toujours ceux d’« humains désincarnés » : elle établit en effet une relation psychique avec les habitants actuellement vivants de ce qu’elle identifia comme étant la planète Mars.
Le livre que Théodore Flournoy publia à ce sujet, Des Indes à la Planète Mars — Étude sur un cas de Somnambulisme avec Glossolalie, la rendit immensément célèbre sous le pseudonyme d’Hélène Smith. Ne découvrait-on pas grâce à elle pour la première fois les mœurs et les coutumes d’une authentique civilisation extraterrestre, avec sa langue, son écriture, etc. ? — À ce premier « cycle astral », Hélène Smith ajouta bientôt un « cycle ultra-martien », un « cycle uranien », un « cycle lunaire »…
Cependant, bien qu’ils en eussent correctement appréhendé l’originalité, les observateurs de l’époque ne comprirent pas à quel point le fondement ontologique de ces cycles stellaires différait totalement, en nature aussi bien qu’en contenu, des autres phénomènes spirites qu’elle produisait, telles ses deux « antériorités » (i. e. incarnations passées) en la personne de la reine de France Marie-Antoinette, et de Simandini, une princesse d’origine arabe qui aurait vécu en Inde au début du XVème siècle[2], tel aussi le fait qu’au cours de ses transes, Élise Müller/Hélène Smith fut tout d’abord guidée par l’esprit désincarné de Victor Hugo, puis par celui d’un certain Léopold, alias Joseph Balsamo, comte de Cagliostro[3].
Et si les zélotes de la cause spirite (dont Hélène Smith faisait alors partie) furent fermement convaincus de la réalité de tous ses phénomènes et de toutes ses révélations, les universitaires défendirent en revanche à l’idée qu’elles avaient pour origine la mémoire et l’imagination inconsciente (la « subconscience ») de la seule médium, ainsi sans doute que certaines facultés psychiques encore inconnues de la science expérimentale. Curieusement, ces deux doctrines ennemies avaient en commun la certitude que tous les phénomènes paranormaux d’Hélène Smith étaient de nature homogène, ou bien exclusivement et également subjectifs, ou bien exclusivement et également objectifs.
En 2021, la brusque apparition de Rem Érion dans les eaux de l’océan Pacifique sud changea tout cela : il apparut alors que l’esprit d’Élise Müller/Hélène Smith, au cours de ses transes « martiennes », entrait en résonance avec les esprits d’habitants d’Espénié, un archipel situé sur la planète Énantia, au large de Rem Érion[4] — tandis que rien n’indique aujourd’hui encore avec évidence que les autres phénomènes psychiques dont Hélène Smith se révélait capable (contact avec les esprits des « désincarnés », vies antérieures…, etc.) aient joui du même privilège d’authenticité et du même statut de réalité.
Hors du commun aussi fut la passion qu’Hélène Smith éprouva à l’égard de celui qui était devenu son ami, Théodore Flournoy[5] ; et celle que Léopold-Cagliostro, son guide spirituel dans le royaume des désincarnés et les cieux de la planète rouge — pour autant que nous le sachions, une pure chimère enfantée par son propre esprit — conçut à son endroit.
Il s’agit là d’une histoire de passion amoureuse mettant en scène l’éternel triangle d’Éros, avec son cortège de jalousie, de dépit, de colère et de souffrance. Mais ce triangle n’avait pas pour protagonistes ces trois classiques personnages que sont l’épouse, le mari et l’amant, mais deux personnes humaines seulement, en sorte que son caractère triangulaire ne relève pas de la géométrie ordinaire, mais d’une étrange alchimie psychologique, non-euclidienne et transdimensionnelle.
Dramatis personae
1. Théodore, ou l’aveuglement du psychologue
Théodore Flournoy naquit en 1854, au sein d’une famille genevoise aisée, d’origine française, dans laquelle on comptait plusieurs pasteurs calvinistes, des gens de lettre, et un unique scientifique, le naturaliste René Claparède, son oncle maternel. Le jeune Théodore, après avoir obtenu son baccalauréat en 1872, se lança dans des études des mathématiques, puis s’inscrivit à la faculté de théologie protestante de Genève. Ce fut une déception, et il décida, après un semestre de « chinoiseries », de se lancer dans des études de médecine, en Allemagne et à Strasbourg ; en 1878, il soutint sa thèse de doctorat, intitulée : Contribution à l’étude de l’embolie graisseuse. Ne souhaitant pas exercer la médecine, il se tourna vers la philosophie puis la psychologie, qu’il partit étudier à Leipzig. Il revint deux ans plus tard dans sa ville natale, où il épousa Marie Burnier, dont il eut six enfants.
Durant les cinq années qui suivent, il vécut reclus dans sa bibliothèque, où il étudia longuement la philosophie de Kant.
Universitaire
En 1885, il devient Privat-Docent (enseignant payé par ses élèves, et dont le salaire est plus honorifique que lucratif) à la faculté des lettres de Genève, où il donne un cours sur la philosophie de Kant. Trois ans plus tard cependant, l’université de Genève crée pour lui une chaire extraordinaire de « Psychologie physiologique, soit expérimentale », séparée de la philosophie (ce qui à l’époque constitue une grande première au sein de cette honorable institution). Et c’est dans son cours de deux heures hebdomadaires qu’il énonce pour la première fois les deux grands principes, ou axiomes, qui pendant toute sa vie guideront ses recherches :
— Axiome du parallélisme psycho-physique : tout phénomène psychique a une contrepartie organique déterminée.
— Axiome d’hétérogénéité : le fait psychique et le fait physique, tout en étant simultanés, demeurent irréductibles l’un à l’autre, en sorte que le processus physiologique ne constitue pas, et ne constituera jamais, la vérité du fait psychologique.
En 1890, il publie : Métaphysique et Psychologie, où il développe l’ensemble des thèses philosophiques qui lui serviront de piliers, non seulement en tant qu’enseignant et chercheur en psychologie, mais aussi et surtout en tant que chrétien et en tant qu’homme.
Théodore Flournoy, Métaphysique et Psychologie (1890), table des matières
Il obtient d’autre part qu’un petit laboratoire destiné à mener des recherches de psychologie quantitative soit créé dans les locaux de l’université. Ce laboratoire malheureusement, installé dans un local obscur du sous-sol, dispose d’un budget réduit à la portion strictement congrue. De par la nature des instruments de mesure qui peut se procurer, Flournoy demeure incapable de quantifier certains phénomènes neurologiques ; et en ce qui concerne le principe de parallélisme, ce laboratoire permet l’investigation du seul côte physiologique des processus cérébraux, les recherches psychologiques devant de leur côté être menées de manière seulement qualitative.
Et chercheur
En décembre 1894, il fut invité par l’un de ses amis, Auguste Lemaître, professeur au collège de Genève, à assister chez lui à une séance spirite que donnait une médium genevoise, Élise Catherine Müller — qu’il rendra bientôt célèbre sous le nom d’Hélène Smith. Théodore, d’abord étonné, puis fasciné, se rendit compte qu’Élise Müller était une médium non seulement très douée à première vue, mais de plus entièrement désintéressée (elle n’accepta jamais de monnayer ses séances) ; il entreprit alors de déterminer, par tous les moyens qu’il put imaginer, si la médium avait de quelque manière que ce soit recours à la fraude, à la tromperie ou à la mystification. Il acquit au fil des séances la conviction qu’Élise Müller n’était en aucun cas une simulatrice.
Une relation de confiance et de familiarité s’établit bientôt entre eux. Théodore Flournoy vit en Hélène Smith l’occasion de mettre à l’épreuve de l’observation pratique ses convictions théoriques au sujet des rapports psychologiques complexes qu’entretient l’esprit, non seulement conscient mais aussi et surtout « subconscient », avec le corps. Élise Müller voyait de son côté en Flournoy l’occasion d’obtenir une caution scientifique de son honnêteté, ainsi que de la réalité de ses « phénomènes », — même si elle dût admettre pour finir qu’elle ne parviendrait pas à le convaincre que les esprits avec lesquels elle entrait en communication jouissaient d’une existence scientifiquement démontrée.
Bientôt, les séances se multiplièrent au domicile de Théodore, auxquelles sa femme assistait régulièrement. Élise et Théodore s’écrivaient et de se rencontraient souvent en dehors des séances, et improvisaient, chaque fois que l’occasion s’en présentait, des réunions privées, auxquelles ne participaient que quelques rares élus.
Rien ne permet de penser que Marie Flournoy, l’épouse de Théodore, conçut jamais le moindre doute quant à la nature des relations que son mari entretenait avec Élise Müller. Théodore d’ailleurs cultivait à l’égard de celle qu’il considérait comme une amie et une protégée, des sentiments dénués de toute connotation sexuelle. Ainsi assuré de ses propres sentiments, il ne vit malheureusement pas ce qui se passait dans le cœur d’Élise. Rien de tangible il est vrai ne vint susciter le moindre soupçon : nul geste équivoque, nul regard ambigu ; Élise Müller, dans son état normal, se comportait comme une femme aussi intègre que réservée, — et ce d’autant plus que, depuis son entrée dans l’âge adulte, elle avait toujours repoussé avec obstination toutes les avances qui lui étaient adressées. Dans sa naïveté, Théodore Flournoy s’imaginait sans doute qu’Élise Müller, ayant choisi de rester célibataire et vierge, avait décidé de passer toute sa vie aux côtés de sa mère.
Ses travaux débouchèrent, en 1900, sur la parution de son magnum opus : Des Indes à la Planète Mars — Étude sur un cas de Somnambulisme avec Glossolalie, qui assura — à lui autant qu’à son sujet d’étude — une immense notoriété dans les milieux spirites autant que psychologiques internationaux.
Et comme point d’orgue et message d’adieu, il publia encore, en décembre 1901, peu après qu’Hélène Smith eut brutalement rompu toute coopération et toute relation avec lui, ce qui constitue un très long addendum à Des Indes…, ses Nouvelles Considérations sur un cas de Somnambulisme avec Glossolalie.
2. Hélène, ou la passion de la voyante
Scrupules de décence, rêves de désir
Élise (1861-1929) rêvait de prince charmant.
« Depuis le départ de mon père, j’aurais eu l’occasion plusieurs fois d’épouser des Français, mais… je ne l’ai jamais fait. J’ai attendu, toujours attendu, ne sachant jamais entrevoir, pressentir dans tous les soupirants l’homme, l’être rêvé, le fiancé de l’âme, celui auquel je pensais souvent, que j’aimais dans un avenir incertain d’un amour étrange et profond. Et vous allez me trouver extraordinaire, certainement, bien folle même, mais je ne me suis jamais éveillée depuis plusieurs années sans donner à cet être chimérique tout mon cœur dans une sorte de prière intime. Je n’ai jamais lu de belles pages, jamais admiré la splendide nature et les belles œuvres d’art, je n’ai jamais joui de rien en un mot, sans que je me blottisse très, très près de lui en pensée. Oh ! ne riez pas que je vous confie des choses que je ne dis à personne, mais qui vous étouffent parfois. » (1909)
Correspondance d’Hélène Smith
in : Waldemar Deonna : De la planète Mars en Terre Sainte, 1932, p. 60
De ce point de vue, sa relation avec Théodore Flournoy fut de nature particulièrement ambiguë : elle se laissa peu à peu subjuguer par le savoir et la culture du savant, par la droiture et la bonté de l’homme ; mais il s’agissait d’un homme marié, qui de plus était incapable de partager sa croyance en la réalité de ses communications psychiques avec d’autres esprits, croyance qui contribuait de manière décisive à la très haute estime qu’elle avait d’elle-même.
Bien plus, consciente du trouble qui l’habitait, et de la profonde ambivalence de ses sentiments, elle ne pouvait se confier qu’à… son « ami » Théodore, auquel elle racontait au jour le jour ses préoccupations. Mais celui-ci ne discernait nullement la nature de ses sous-entendus !
[24] Ce manque d’adaptation à son milieu, cette espèce de mystérieuse nostalgie pour une patrie inconnue, se reflètent d’une façon caractéristique dans le fragment suivant, où Hélène, qui a toujours attribué une grande importance aux songes, m’en racontait un dans lequel figurait une maison à l’écart :
« … Selon moi, cette maison retirée dans laquelle je me suis vue seule, isolée, représente mon existence, qui, depuis mon enfance, n’a été ni heureuse ni gaie. Très jeune déjà, je ne me souviens pas avoir partagé aucun des goûts, aucune des idées des membres de ma famille, c’est pourquoi tout enfant j’ai été laissée dans ce que j’appellerai un profond isolement du cœur.
« Et, malgré tout, malgré ce manque complet de sympathie, je n’ai pas encore pu me décider à me marier, quoique les occasions se soient souvent présentées. Une voix me criait toujours : Ne te presse pas, le moment n’est pas venu, ce n’est pas celui que le destin te réserve ! Et j’ai écouté cette voix, qui n’a absolument rien à faire avec la conscience, et je ne regrette pas, surtout depuis que j’ai eu l’occasion de m’occuper de spiritisme, car, dès cet instant, j’ai trouvé autour de moi tellement de sympathies et d’amitiés que j’ai un peu oublié mon triste sort, et que je n’en ai plus voulu à la destinée de m’avoir placée dans un milieu dont ni les goûts ni les sentiments n’avaient de rapport avec les miens.
« Je me souviens qu’étant enfant — douze ans environ — on sonna un jour à notre porte, et que, toujours craintive quand on sonnait, au lieu de me cacher comme j’avais l’habitude de le faire, je [25] m’étais précipitée vers la porte ayant eu l’idée fixe que quelqu’un venait pour moi, afin de m’emporter et de m’emmener bien loin. Et ce quelqu’un, je me l’étais représenté comme étant un beau monsieur, devant avoir de riches habits galonnés d’or et d’argent. Aussi, ma déception fut grande, quand à sa place je vis un petit marchand d’allumettes. Je me suis toujours souvenue de cet instant de joie, puis ensuite de ma déception et du chagrin que me causa cette dernière. »
Théodore Flournoy, Des Indes…, pp. 24-25
Comment Théodore aurait-il pu comprendre le message contenu dans ces confidences ? — « Que le beau monsieur galonné d’or et d’agent ne se transforme pas en petit marchand d’allumettes ! »
En 1914, elle racontera à son grand ami italien un rêve qu’elle avait fait juste après sa rupture avec Théodore :
« L’année où je me suis brouillée avec M. F[lournoy], j’eus un matin un rêve étrange. Je voyais devant moi une belle prairiea traversée d’un joli ruisseaub sur lequel avait été jeté d’un bord à l’autre une large planche en guise de pontc. J’étais vêtue d’une robed rose très légère et vaporeuse. Les pieds dans l’herbe, à l’extrémité droite du pont, accompagnée d’une personne âgée, je ne voulais pas m’engager sur la planche pour traverser la rivière. Et je refusais de satisfaire à ce désir de la dame âgée, parce que je voyais à l’autre extrémité du pont un homme qui me tendait les bras et qui avait une robe de prêtre. Lorsqu’il vit que décidément je ne voulais pas aller vers lui, il se dépouilla de sa robe de prêtre, la jeta loin de lui. A ce moment, j’eus si peur que, marchant à reculons pour ne point perdre un mouvement du prêtre, j’enfonçai la porte d’un ravissant pavillon de pierre entouré de colonnes, absolument murée, et cela pour m’y réfugier. Refermant vivement la porte, je me trouvai entourée de miroirs, tous de la même grandeur, reflétant chacun mon image. Derrière chaque miroir, j’entendais une voix qui ne cessait de répéter : « Que tu es belle, que tu es belle ! » A ce moment, me sentant complètement enfermée, et ne retrouvant plus la porte, je fus prise de nouveau d’une grande frayeur, lorsque tout à coup une étoile m’apparut au milieu d’une glace dans le fond du pavillon. L’étoile se transforma en un visage d’homme, pas celui du prêtre. Je me précipitai vers ce miroir, sentant là le salut, et je me réveillai à ce moment du rêve dont je fus obsédée fort longtemps. Et voilà que j’ai reçu dernièrement une superbe robe de baptiste brodée rose, absolument la robe du rêve. Comprenez-vous, maintenant, pourquoi je suis angoissée et soucieuse ? Cette robe qui m’arrive à ce moment, tout ceci n’est-il pas curieux, étrange au suprême degréf ? »
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a) Prairie, jardins, pelouses, paysages, symboles sexuels féminins, Arch. de psych.. VI, 1907, p. 367 ; Freud, La science des rêves, p. 318, 327 ; Stekel, op. l., p. 151, n° 139 ; 156, n° 148 ; 164, n° 160 ; 166, n° 163 ; 186, n° 175.
b) Ruisseaux, étangs, eaux, fleuves, etc., Stekel, op. l., p. 257 sq., Wasser, etc. ; fleuve, symbole de la vie, p. 257, 271.
c) Pont, passer un pont, Stekel, op. l., 155, n° 147 ; 156, 200, n° 190 ; 298, n° 299, 393. Pont au delà duquel se trouve un homme, p.155, n° 147, 298, 299. Le symbolisme est clair.
d) Robe, Tausk, Kleider und Farben im Dienste der Traumdarslellung, Int. Zeitschr. f. Ps. a., II, 1914 ; Freud, La science des rêves, p. 366.
e) Maisons, pavillons, chambres, leurs portes fermées ou ouvertes, symboles du corps humain et des organes sexuels féminins, Freud, La science des rêves, p. 205, 310, 316 (rêves de fuite à travers des chambres, ibid.,) ; 355, 325 ; Maeder, Arch. de psych., VI, 1907, p. 370 ; Stekel, op. l. p. 52, 281; mur lisse, sans porte, p. 61.
f) Rêve prémonitoire ?
Waldemar Deonna : De la planète Mars en Terre Sainte, 1932, p. 61
Hélène et son ange gardien
Élise Catherine Müller, naquit en 1861, de père hongrois et de mère genevoise. Après avoir échoué à ses examens de première année d’études secondaires, elle entra dans une école d’apprentissage, et à l’âge de 15 ans devint vendeuse dans un grand magasin de tissus, les établissements Badan. Elle vécut seule avec sa mère après la mort de son père, dont elle sera persuadée jusqu’à la fin de sa vie qu’il a toujours veillé sur elle, et qui lui apparaîtra d’ailleurs :
« Mon père m’est un soir apparu. Ses yeux me semblaient deux étoiles d’un éclat très doux, comme un rayon lunaire. Autour de lui, une faible lueur, très faible, me permit de discerner fort bien la forme de mon corps. De sa bouche sortirent très lentement ces quatre mots : « Ma fille, souviens-toi ». Puis il disparut aussitôt. » [1918]
Waldemar Deonna : De la planète Mars en Terre Sainte, 1932, p. 111
Le moine protecteur
Léopold aussi, après qu’il fût devenu son « protecteur désincarné » en titre, affirma qu’il l’avait toujours surveillée de près :
[20] Il est à remarquer que ces hallucinations [d’Élise adolescente], qu’on pourrait appeler théologiques, ont été plus tard revendiquées par Léopold (…).
En voici un exemple curieux. Vers l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, Hélène revint un soir de la campagne portant une belle gerbe de fleurs. Pendant les dernières minutes du trajet, elle entendit derrière elle un singulier cri d’oiseau qui lui semblait la mettre en garde contre quelque danger, en sorte qu’elle hâta le pas sans se retourner. Arrivée à la maison, le cri la poursuivit encore dans sa chambre, sans qu’elle réussît à voir l’animal qui le poussait. Elle se coucha fatiguée, et au milieu de la nuit se réveilla pleine d’angoisse, mais ne pouvant crier. À ce moment, elle se sentit délicatement soulevée par-derrière, avec le coussin sur lequel elle reposait, comme par deux mains amies, ce qui lui permit de retrouver son souffle et d’appeler sa mère ; celle-ci accourut la réconforter, puis emporta les fleurs, trop odorantes, hors de sa chambre. — Léopold, récemment interrogé, pendant un somnambulisme d’Hélène, sur cet incident remontant à tant d’années en arrière, en a le souvenir très net et m’en donne l’explication suivante : il n’y a pas eu de cri d’oiseau réel, mais c’est lui, Léopold, qui a fait entendre à Hélène une sorte de sifflement afin d’attirer son attention sur le danger que présentait la gerbe de fleurs, où se trouvaient beaucoup de citronnelles au violent parfum ; malheureusement, Hélène ne comprit pas et garda le bouquet dans sa chambre. Il ajoute que s’il ne lui a pas donné un avertissement plus clair et intelligible, c’est qu’à ce moment-là cela lui était impossible ; ce sifflement, qu’Hélène a pris pour un cri d’oiseau, était tout ce qu’il pouvait faire. C’est de nouveau lui qui est intervenu à l’instant de [21] son malaise nocturne et l’a soulevée pour lui permettre d’appeler au secours
Je n’ai aucune raison de douter de l’exactitude générale tant du récit d’Hélène et de sa mère, que de l’explication (ignorée de ces dames) récemment fournie par Léopold. L’incident rentre dans la catégorie des cas bien connus où un danger quelconque non soupçonné de la personnalité ordinaire, mais subconsciemment aperçu ou pressenti, se trouve conjuré grâce à une hallucination préservatrice soit sensorielle (comme ici le cri de l’oiseau), soit motrice (comme le soulèvement du corps). La conscience subliminale n’arrive pas toujours à produire un message net ; dans le cas présent, l’automatisme auditif est resté à l’état d’hallucination élémentaire, de simple sifflement, sans pouvoir se préciser en hallucination verbale distincte. Son sens général d’avertissement a cependant été compris par Hélène, grâce au sentiment confus de danger qu’elle éprouva en même temps. Toutefois, ce sentiment confus, qui lui a fait presser le pas, ne me semble point devoir être considéré comme le résultat du sifflement entendu, mais bien plutôt comme un phénomène parallèle : la vue ou l’odeur des citronnelles qu’elle portait, sans attirer son attention réfléchie, ont néanmoins suscité obscurément en elle la notion du mal que ces fleurs pourraient lui faire, et cette notion a affecté sa claire conscience sous la double forme d’une vague émotion de danger, et d’une traduction verbo-auditive qui n’a pas réussi à se formuler explicitement.
Dans plusieurs circonstances de nature à occasionner une forte secousse émotionnelle, et surtout lorsque la sphère psychique des sentiments de pudeur se trouvait spécialement en jeu, Hélène a eu l’hallucination visuelle d’un homme, vêtu d’une longue robe brune avec une croix blanche sur la poitrine, à la manière d’un moine, qui s’est porté à son secours et l’a accompagnée, sans rien lui dire, pendant un temps plus ou moins long. Ce protecteur inconnu, toujours silencieux, chaque fois apparu et disparu d’une façon subite et mystérieuse, n’était autre que Léopold lui-même, d’après les affirmations ultérieures de ce dernier.
Théodore Flournoy, Des Indes…, pp. 20-21
Le garçon inattentif
Et pour compléter les aventures d’enfance du trio prédestiné, il se trouve que la petite Élise a peut-être rencontré, à l’âge de 6 ou 7 ans, celui qu’elle allait aimer secrètement trente ans plus tard sans être payée de retour, situation qui d’une certaine manière (à en croire Théodore Flournoy devenu adulte) ne fera que reproduire celle de leur petite enfance :
Sans entrer dans des détails fastidieux pour le lecteur, il me suffira de dire que toutes les rétrocognitions qui m’intriguaient tant [Il s’agir de révélations de la médium au sujet d’événements passé ayant affecté la vie privée de la famille maternelle de Théodore Flournoy] se rapportent précisément à deux époques où Mme Smith [la mère d’Hélène] eut souvent à faire avec la famille de ma mère, époques séparées par un intervalle où ces relations se trouvèrent suspendues par le fait d’un séjour de plusieurs années que M. et Mme Smith firent à l’étranger. Hélène a pu — et selon ma conviction a certainement dû (bien qu’elle n’en ait plus le souvenir conscient) — connaître directement les faits de la seconde époque, où elle était âgée de cinq à six ans.
Théodore Flournoy, Des Indes…, p. 386
Ce dernier détail m’amène à un rapprochement de dates et d’âges. On sait que dans le roman hindou, l’imagination d’Hélène m’a, dès le début, attribué le rôle du prince Sivrouka [époux de la princesse Simandini, qu’incarne Hélène Smith]. Or, chose curieuse, la différence de 7 ans qui sépare, dans la réminiscence décrite plus haut, la petite Simandini de 5 ans et le petit Sivrouka de 12, est précisément la différence d’âge qu’il y a en réalité entre Mlle Smith et moi ; et d’autre part, l’époque ou elle avait 5 ans et où j’en avais 12, coïncide précisément avec la seconde période où sa mère se trouva en relation momentanée avec mes grands-parents (voir Des Indes, page 386) et à laquelle se rapportent la moitié des visions d’Hélène concernant ma famille. J’en infère que la petite [203] Hélène a fort bien pu me rencontrer en ce temps-là chez mes grands-parents, ou entendre parler de moi par sa mère. Je n’ai, quant à moi, aucun souvenir de la chose, bien que cette époque de mon enfance soit présente à ma mémoire d’une façon très claire et détaillée ; mais il n’est pas nécessaire qu’un gamin de douze ans prête attention à une fillette de cinq pour que celle-ci en reçoive quelque impression, car il lui apparaît facilement comme un très respectable et intéressant intermédiaire entre les petits enfants de son âge et les vraies grandes personnes.
Théodore Flournoy : Nouvelles Considérations…, pp. 202-203
Médium typtologique
En 1892, encouragée par sa mère qui avait quarante ans auparavant participé de manière anecdotique à la grande épidémie des tables tournantes, Élise Müller se découvre, à l’âge de trente et un ans, des dons de médiumnité ; et ses amis spirites reconnaissent rapidement l’étendue de ses talents.
Il faut savoir que, bien que chaque médium dispose sa propre constellation de dons paranormaux, il est possible d’établir une sorte de profil de base, un portrait robot de la manière dont ces facultés parapsychiques se manifestent dans un environnement spirite. Tous les médiums d’alors partagent en effet la croyance que l’esprit de l’homme survit à la mort de son corps, et que le monde des vivants peut entrer en communication avec le monde des « esprits désincarnés » par l’intermédiaire de personnes particulièrement sensitives (les médiums, qui sont presque toujours des femmes).
De manière classique, cette communication s’effectue par typtologie, c’est-à-dire par coups frappés : ou bien le guéridon sur lequel les participants ont disposé leurs mains en une sorte de couronne fluidique, soulève par lévitation légère l’un ses des pieds, et frappe le sol de manière répétée, ou bien la médium intransée, frappe d’un de ses doigts la surface de la table. Ce type de communication est à vrai dire fort laborieux, puisque l’esprit désincarné doit épeler une à une les lettres de ses messages, un coup correspondant à la lettre a, deux coups à la lettre b,… et vingt-six coups à la lettre z ! — Les participants préfèrent alors recourir à un moyen plus rapide, mais plus directif, consistant à poser eux-mêmes (ou à faire poser par la médium) des questions, l’esprit répondant par oui (un coup) ou non (deux coups)[6].
À un stade supérieur, le ou la médium étant entrée en « hémisomnambulisme », c’est-à-dire en transe auto-hypnotique, l’esprit désincarné prend le contrôle de son corps et peut ainsi s’adresser directement à l’assistance, répondre aux questions, etc. Il est curieux de voir comment plusieurs esprits peuvent simultanément s’emparer de différentes parties du corps de leur ambassadrice, et tandis que l’un répond oralement aux questions, un autre émet des commentaires typtologiques à l’aide de son index gauche, un autre encore écrivant des messages automatiques grâce à sa main droite.
La plupart des médium rencontrent assez tôt dans leur carrière un esprit tutélaire, qui les guide lors de leurs pérégrinations dans l’univers des désincarnés ; il s’agit souvent de personnages célèbres pour leurs dons artistiques, pour leurs facultés psychiques hors du commun, ou pour avoir manifesté un grand intérêt à l’égard fes facultés supranormales de l’être humain.
À ce tableau s’ajoute enfin toute une série de « phénomènes » d’une extrême variété, embrassant toute la gamme des phénomènes parapsychologique : lévitations diverses, téléportations, matérialisations par condensation à partir des fluides éthérés, clairvoyance, prophétie… Dans cette vaste panoplie, chaque médium développe certains types de manifestations, au détriment des autres, dont certains cependant conservent une présence résiduelle.
Élise Müller fit son apprentissage de médium dans deux cercles spitires successifs. Durant l’hiver et le printemps 1891-1892, elle participa tout d’abord à un petit groupe informel, où elle se trouvait en compagnie d’une autre médium débutante, une certaine Mlle Z, qui manifestait des dons pour l’écriture automatique. Au bout de quelques mois, le groupe se scinda, et Élise Müller rejoignit un cercle déjà structuré, qui tenait ses séances hebdomadaires dans les salons d’une certaine Mme N., séances qu’elle fréquenta régulièrement pendant un an et demi.
Ce fut là qu’elle découvrit le caractère exceptionnel de ses facultés psychiques. Elle tombait en léthargie (« hémisomnambulisme »), et l’esprit qui la possédait choisissait dans l’assistance un interlocuteur auquel il s’adressait par typtologie de manière à peu près exclusive. Ces sessions, qui l’épuisaient, ne duraient guère plus d’une heure. Ce fut là aussi qu’elle découvrit son premier guide, particulièrement prestigieux quoi que tout à fait classique : Victor Hugo.
Reine de France, princesse arabe
Le groupe de Mme N. cessa de se réunir en juin 1893, et Élise Müller se trouva livrée à elle-même pendant environ six mois. Puis un nouveau cercle, dont les séances se tinrent principalement chez un certain Monsieur Cuendet, se constitua autour d’elle. Le premier « esprit guide » d’Élise Müller avait été, je l’ai dit, Victor Hugo ; il fut bientôt remplacé par un dénommé Léopold, qui révéla plus tard qu’il était en réalité Joseph Balsamo, le sulfureux comte de Cagliostro — non certes celui qu’a retenu l’histoire, mais le personnage central du roman alors très populaire : Les mémoires d’un médecin, d’Alexandre Dumas.
Les communications surnaturelles de Léopold firent comprendre à Élise Müller, modeste employée de commerce genevoise, qu’elle était la réincarnation de la prestigieuse et malheureuse Marie-Antoinette, reine de France. Lorsqu’elle entrait en état d’hypnose elle s’exprimait dans un français se rapprochant de la langue de cour du XVIIIème siècle, et produisait des textes à la calligraphie différente de la sienne, — une écriture plus appliquée et aux lettres séparées pour Léopold, une écriture très fortement penchée pour Marie-Antoinette.
C’est à ce point qu’elle rencontra, en décembre 1894, Théodore Flournoy. Élise Müller venait de se découvrir une nouvelle « antériorité » : elle avait été, au début du XIVème siècle, la princesse Simandini, fille d’un cheik arabe, onzième épouse et favorite du nabab Sivrouka Nayaca, dont elle découvrit au fil des séances que Théodore Flournoy était de son côté la présente réincarnation. Cette antique histoire d’amour finit tragiquement : la princesse Simandini fut jetée vivante sur le bûcher funéraire de son mari.
Lorsqu’elle recevait des communications issues de l’Inde ancienne, Hélène Smith parlait « en sanscrit ». Bien qu’elle semblât n’être, à leurs oreilles, qu’une suite de syllabes arbitraires se contentant d’évoquer des sonorités orientales, cette xenoglossie retint tout particulièrement l’attention du savant psychologue qui assistait régulièrement à ses séances. Afin de disposer d’un avis autorisé, il invita Ferdinand de Saussure, le célèbre linguiste et philologue, à une séance de la médium. Il apparut alors que cette glossolalie comportait de nombreux termes authentiquement sanscrits.
Malgré de longues recherches, Théodore Flournoy ne découvrit jamais à quelles sources Élise Müller avait puisé son savoir, ce qui piqua sa curiosité, et le convainquit de revenir semaine après semaine assister aux séances de la médium, jusqu’à s’intégrer au cercle de ses fidèles, jusqu’à ce que nombre de ses réunions spirites se tinssent à son propre domicile. Réciproquement, Élise Müller fut particulièrement sensible à l’intérêt que le scientifique manifestait à l’égard de ses dons linguistiques ; ceux-ci connurent bientôt de nouveaux et spectaculaires développements.
Odyssée psychique
Peu avant sa rencontre avec Théodore Flournoy, Élise Müller avait reçu une série de communications provenant de la planète Mars. Il semble que le professeur Lemaître joua, pour ces visions, le rôle de déclencheur : il avait un jour évoqué devant la médium l’espoir qu’on connaisse un jour, grâce à la communication spirite, ce qui se passait sur une planète qui faisait alors l’objet de toutes les attentions du monde cultivé. Le récent ouvrage de Camille Flammarion, La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité (1892), avait connu un extraordinaire succès de librairie ; il y était question, entre autres choses, des observations de l’astronome Giovanni Schiaparelli qui, lors d’une opposition périhélique de la planète, avait cru voir à sa surface des « canaux », qu’il jugea comme ne pouvant de toute évidence qu’être artificiels. Ces lignes droites, souvent dédoublées, suggéraient l’existence d’une civilisation martienne évoluée qui avait dû, selon Schiaparelli, s’adapter à un environnement de plus en plus désertique.
Or Camille Flammarion avait une excellente réputation dans les milieux spirites : il avait été un ami d’Alan Kardec et avait publié : Les Habitants de l’autre monde, un ouvrage où se trouvaient rassemblées de nombreuses communications médiumniques avec des esprits désincarnés. C’est toutefois son livre consacré à la planète Mars qui connut le plus grand retentissement, alimentant des années durant les conservations d’innombrables astronomes amateurs et spirites du monde entier[7].
L’originalité radicale de l’aventure martienne initiée par Élise Müller fut immédiatement reconnue : il ne s’agissait là ni d’une « antériorité personnelle » (la médium n’avait jamais vécu sur Mars), ni d’une communication avec des esprits défunts[8]. Bientôt, la médium multiplia ses excursions extraterrestres. Théodore Flournoy put ainsi assister à l’apparition d’un cycle « ultra-martien », puis, après qu’Hélène Smith se fut éloignée de lui, donner quelques indications au sujet d’un cycle « uranien », bientôt suivi de plusieurs cycles « lunaires », dont nous ne savons malheureusement à peu près rien.
Ainsi, l’autre monde avec lequel la médium entrait en communication n’était plus seulement cette espèce de limbe dans laquelle les esprits des morts séjournent provisoirement, mais un monde extraterrestre tout ce qu’il y a de réel, et dont elle se mit à décrire la langue, la vie sociale, les coutumes et les mœurs… Les savants, Théodore Flournoy en tête, ne crurent pas cependant qu’elle observait réellement une planète extraterrestre. À les en croire, elle tirait toutes ses visions de propre son fonds, de sa propre « subconscience ». De fait, Hélène Smith interprétait bel et bien ses visions à partir de ses attentes, en fonction de ses croyances et de ses préjugés. Jamais cependant l’idée qu’il pouvait s’agir d’une planète réelle, tout à fait autre que Mars, n’effleura l’esprit des observateurs de l’époque.
Transmigrations allochiriques
Car il y avait là quelque chose d’extraordinaire, mais que personne, ni Théodore Flournoy ni Élise Müller, ni bien sûr leurs collègues scientifiques ou spirites, n’était en état de comprendre : que les cycle stellaires d’Hélène Smith comportaient un substrat de réalité, bien que très différent de celui auquel ils se seraient attendus. Ainsi par exemple pour le ou les « tranéïξ » qu’elle eut la chance d’apercevoir un jour : loin d’en saisir la fonction, tous les témoins interprétèrent ce qu’elle avait vu à travers le filtre conceptuel de « moyen de transport », pour en faire :
« des pavillons roulants (qui) prennent un mouvement de balancement qui fait un bruit de tic tac, puis glissent comme un train sur des rails. Ils contournent une haute montagne rose et arrivent dans une sorte de superbe gorge ou entonnoir, aux pentes couvertes de plantes extraordinaires, où se trouvent des maisons blanches sur des grillages ressemblant à des pilotis. Les deux hommes sortent alors de leur miza en causant… »
Théodore Flournoy, Des Indes à la Planète Mars, p. 213
Hélène Smith avait donc « vu » un véhicule bizarre là où il y avait un bâtiment (une tranéï) permettant aux Espéniens (en particuliers aux jeunes nikaïnéξ/nikaïnaξ) de se translater instantanément d’un point du multivers à l’autre, la destination se trouvant, en cas de voyage sans étape intermédiaire, dans l’espace-temps énantiomorphe du précédent. De tels concepts étant alors impossibles à appréhender, Hélène Smith rendit compte de ce qu’elle avait vu en des termes que les hommes du début du XXème siècle pouvaient comprendre.
Il en allait de même pour ses propres voyages psychiques de la Terre jusqu’à la « planète Mars » (en réalité, ses translocations de la terre en Espénié, sur la planète Énantia) : les diverses phases de son transit mental d’un espace-temps à sa réplique énantiomorphe se trouvent métaphoriquement décrites comme un déplacement physique, une sorte de voyage interplanétaire digne des romans de Jules Verne :
2 février 1896. Je résume, en les numérotant, les principales phases somnambuliques de cette séance, qui a duré plus de deux heures et demie, et à laquelle assistait Mme Mirbel.
1. Hémisomnambulisme croissant, avec perte graduelle de la conscience du milieu réel. — Dès le début, la table s’incline plusieurs fois vers Mme Mirbel, annonçant ainsi que la scène qui se prépare lui est destinée. Après une série d’hallucinations visuelles élémentaires (arc-en-ciel, couleurs, etc.) se rapportant à MmeMirbel qu’elle finit par ne plus voir du tout, Hélène se lève, quitte la table, et soutient une longue conversation avec une femme imaginaire qui veut la faire entrer dans un bizarre petit char sans roues ni cheval. Elle [149] s’impatiente contre cette femme qui, après lui avoir adressé la parole en français, s’obstine maintenant à lui parler un langage inintelligible, comme du chinois. Léopold nous révèle par le petit doigt et en diverses fois que c’est la langue de la planète Mars, que cette femme est la mère actuelle d’Alexis Mirbel réincarné sur cette planète, et qu’Hélène parlera elle-même martien. Bientôt en effet Mlle Smith, après avoir prié son interlocutrice de causer plus lentement afin de pouvoir répéter ses paroles, commence à débiter avec une volubilité croissante un jargon incompréhensible, dont voici le début tel que M. Lemaître l’a noté aussi exactement que possible : mitchma nitchrnou minimi tchouanimen mimatchineg masichinof mézavi patelki abrésinad navette naven navette mitchichénid naken chinoutoufiche… À partir d’ici, la rapidité empêche de recueillir autre chose que des bribes telles que téké… kaiéchivist… méguetch ou méketch… kéti… chiméké. Au bout de quelques minutes, Hélène s’interrompt en s’écriant : « Oh ! j’en ai assez, vous m’en dites tellement, je ne saurais jamais redire cela… » Puis, après quelque résistance, elle consent à suivre son interlocutrice dans le char qui doit l’emporter sur Mars.
2. La trance est maintenant complète. Hélène, debout, mime le voyage à Mars en trois phases dont le sens, d’ailleurs transparent, est indiqué par Léopold : balancement régulier du haut du corps (traversée de l’atmosphère terrestre), immobilité et rigidité absolue (vide interplanétaire), de nouveau oscillations des épaules et du buste (atmosphère de Mars). — Arrivée sur Mars, elle descend du char et se livre à une pantomime compliquée exprimant des manières de politesse martienne : gestes baroques des mains et des doigts ; chiquenaudes d’une main sur l’autre, tapes ou applications de tels et tels doigts sur le nez, les lèvres, le menton, etc. ; révérences contournées, glissades et rotation des pieds sur le plancher, etc. C’est, paraît-il, la façon de s’aborder et de saluer des gens de là-haut.
3. Cette sorte de danse ayant donné à l’un des assistants l’idée de jouer du piano, Hélène se trouve rapidement retombée sur la terre dans un état hypnotique banal qui n’a plus aucun caractère martien.
Théodore Flournoy, Des Indes à la Planète Mars, p. 148-149
Théodore Flournoy relève cependant, parmi les innombrables « phénomènes » produits par Hélène, un détail révélateur, et dont bien sûr il ne pouvait saisir l’importance cruciale : il s’agit de l’allochirie d’Hélène lors de certaines de ses transes :
Le troisième symptôme, qui ne se manifeste pas de lui-même mais que l’on constate souvent avant tous les autres lorsqu’on prend soin de le chercher, est une allochirie complète, ordinairement accompagnée de divers autres troubles sensibles et moteurs. Si, dès le début de la séance, on prie de temps en temps Hélène de lever, par exemple, la main droite, de remuer l’index gauche, ou de fermer tel œil, elle commence par effectuer ponctuellement ces actes divers, puis tout à coup, sans qu’on sache pourquoi et sans hésitation, elle se met à se tromper régulièrement de côté, et lève la main gauche, remue l’index droit, ferme l’autre œil, etc. C’est l’indice qu’elle n’est plus dans son état ordinaire, bien qu’elle y paraisse encore et discute avec la vivacité d’une personne normale à qui l’on soutiendrait qu’elle prend sa droite pour sa gauche et vice versa. II est à noter que Léopold — qui, une fois l’allochirie déclarée, ne tarde plus beaucoup à se manifester soit par la table, soit par les mouvements de tel ou tel doigt — ne partage pas cette erreur de côtés ; j’ai assisté à de curieuses querelles entre Hélène et lui : elle soutenant que telle main était sa droite, ou que l’île Rousseau est à gauche quand on passe le pont du Mont-Blanc en venant de la gare, et Léopold lui donnant carrément tort par les coups de la table.
Cette allochirie, qui porte non seulement sur les perceptions présentes, mais sur les souvenirs d’endroits comme dans l’exemple que je viens de citer, n’est pas le simple renversement d’un couple verbal, une inversion des mots droite et gauche qui seraient régulièrement pris l’un pour l’autre, par un phénomène de contraste exagéré, comme on voit des malades ou simplement des gens distraits dire demain pour hier, ou fermer pour ouvrir. C’est une allochirie réelle résultant d’une sorte de transfert réciproque des perceptions symétriques elles-mêmes, d’un chassé-croisé des divers signes locaux affectifs, tactiles ou kinesthésiques, auxquels restent attachées les étiquettes verbales droite et gauche. Car, si, derrière un écran et sans rien dire, on pique, pince, remue un des doigts d’Hélène, c’est le doigt correspondant de l’autre main qu’elle agite en y localisant ces diverses impressions, et qui se met souvent à répéter automatiquement tous les mouvements qu’on communique passivement au premier (syncinésie).
Théodore Flournoy, Des Indes à la Planète Mars, pp. 60-61
Énantia, comme son nom l’indique, est un monde « allochirique » (énantiomorphe) par rapport du nôtre.
3. Léopold, ou la cautèle du Joker
Le sentiment profondément amoureux qu’Hélène Smith avait, dans le secret de son cœur, peu à peu conçu pour Théodore Flournoy venait en traverse des visées personnelles qu’un troisième larron entretenait depuis longtemps déjà à l’égard d’Élise Müller. Il s’agit de Léopold, personnage subliminal, rejeton de l’inconscient d’Élise, mentor et Narcisse d’Hélène. Léopold était une condensation de l’image paternelle de la toute jeune fille, à laquelle s’étaient peu à peu amalgamées certaines pulsions mal sublimées de son moi, ainsi que certaines composantes de ses pulsions autoérotiques puis hétérosexuelles.
L’apparition de Léopold n’avait, de prime abord, rien dont on dût s’offusquer : tous les médiums se découvrent un esprit tutélaire, un ambassadeur qui leur sert de guide dans le monde des désincarnés. Tout juste est-il, dans le cas d’Élise Müller, inhabituel qu’un premier initiateur aussi célèbre que Victor Hugo ait été brutalement évincé par un inconnu surgi de nulle part, tel que le mystérieux Léopold. Mais tout rentra bientôt dans l’ordre : il s’avéra, à l’occasion de l’« antériorité » royale d’Hélène, que Léopold était le célèbre et sulfureux comte de Cagliostro, médecin et thaumaturge, amant secret de la reine Marie-Antoinette…
Cagliostro, condamné à Rome par l’Inquisition, a été enfermé en 1791 dans la prison de San Léo, près d’Urbino, en Romagne, et il y est mort en 1795. C’est ce qu’Hélène apprend en 1908 de son ami italien, et elle comprend immédiatement pourquoi Cagliostro a voulu être appelé Léopold, ou même Léo tout court.
« Où donc se trouve San Léo ? J’ai cherché dans ma géographie, aussi dans le dictionnaire, dans mon atlas, je ne suis point arrivée à trouver cet endroit. Quelle joie de penser que vous pourrez aller fouler de vos pieds le sol où reposent les restes de ce cher ami, de ce guide fidèle. Et puis, aussi, que peut-être vous pourrez photographier la tombe, y cueillir quelque brin d’herbe ? Qui sait si un jour moi aussi je n’irai pas à mon tour ? Alors je serai bien heureuse vraiment. Je comprends maintenant pourquoi Cagliostro a désiré qu’on le nommât Léopold, ou Léo tout court, nous disait-il. C’était le nom du cimetière où il dormait de son dernier sommeil. Et il ne le disait pas ! Il voulait que ce soit vous, par vous encore que je l’apprisse. Comme on doit l’aimer et triplement pour tout ce qu’il a souffert ! » (1908).
Waldemar Deonna : De la planète Mars en Terre Sainte…, P. 45
Mais Léopold n’est pas seulement, pour Hélène Smith, un guide attentionné, un protecteur scrupuleux. Il s’érige bientôt en gardien sourcilleux de la « vertu » Élise Müller, — un rôle qui déborde largement de ses attributions médiumniques, et établit un lien de continuité temporelle avec les interventions du « moine » spectral de la petite enfance d’Élise.
Le jaloux pathologique
Car Léopold, pour le malheur d’Hélène, est un tyran.
[124] Dans une visite à Mlle Smith [en 1897], où je m’informe si elle a eu de récentes communications de Léopold, elle me dit l’avoir seulement entrevu deux ou trois fois ces derniers jours, et avoir été frappée de son air « inquiet et pénible », au lieu de l’air « si bon, si doux, si admirable » qu’il a généralement. Comme elle ne sait à quoi attribuer ce changement de physionomie, je lui conseille de prendre son crayon et de se recueillir dans l’espérance d’obtenir quelque message automatique. Au bout d’un moment, son expression marque qu’elle est prise ; ses yeux fixent le papier, sur lequel repose la main gauche dont le pouce et le petit doigt sont agités et tapotent continuellement (environ une fois par seconde) ; la main droite, après avoir essayé de prendre le crayon entre l’index et le médius (mode d’Hélène) finit par le saisir entre le pouce et l’index et trace lentement de l’écriture de Léopold :
« Mais oui je suis inquiet, | peiné, angoissé même ; | crois-tu amie que c’est avec satisfaction | que je te vois tous les jours accepter tant de grâces, tant de flatteries, | sincères je ne dis pas non, mais peu dignes et peu louables | de la part de ceux dont elles viennent. »
Ce texte a été écrit en six fois (marquées ci-dessus par des barres verticales), séparées par de courts instants de réveil complet où les tapotements de la main gauche cessent, et où Hélène relit à haute voix ce qu’elle vient d’écrire, s’étonne, ne sait à quoi Léopold fait allusion, puis à ma demande reprend le crayon pour obtenir des explications et se rendort pendant le fragment suivant.
À la fin de ce morceau, comme elle persiste à dire qu’elle ignore de quoi il s’agit, je questionne Léopold qui répond (par l’auriculaire gauche) [125] que, depuis quelques jours, Hélène se laisse faire un brin de cour par un M. V. [parfaitement honorable], lequel, se trouvant souvent dans le même tramway qu’elle, lui a fait place â côté de lui ces derniers matins et lui a adressé quelques compliments sur sa bonne mine. Ces révélations suscitent le rire et les protestations d’Hélène, qui commence par nier que cela puisse venir de Léopold et m’accuse d’avoir suggestionné son petit doigt ; mais la main droite reprenant le crayon trace aussitôt ces mots de l’écriture et avec la signature de Léopold : « Je ne dis pas ce que je pense et désire que tu refuses dorénavant toutes les fleurs qu’il pourra t’offrir. — Léopold. » Cette fois, Hélène convient de l’incident et reconnaît qu’en effet M. V. lui a offert, hier matin, une rose qu’il avait à sa boutonnière.
Huit jours plus tard, je fais une nouvelle visite à Hélène et, après un essai d’écriture qui ne réussit pas, mais aboutit à une vision martienne (voir texte martien n° 14[9]), elle a l’hallucination visuelle de Léopold et, perdant la conscience du milieu réel et de ma présence ainsi que de celle de sa mère, elle se lance avec lui dans une conversation roulant sur l’incident d’il y a huit jours : « Léopold… Léopold… n’approchez pas [gestes de repousser]… vous êtes trop sévère, Léopold… viendrez-vous dimanche, c’est chez M. Flournoy que je vais dimanche, vous y viendrez… mais vous ferez bien attention de ne pas… non, ce n’est pas bien de votre part de dévoiler toujours les secrets… qu’est-ce qu’il aura dû penser… vous avez l’air de faire une montagne d’une chose qui n’est rien… est-ce qu’on peut refuser une fleur ?… vous n’y comprenez rien du tout… pourquoi donc ? c’était bien plus simple de l’accepter, de n’y mettre aucune importance… la refuser, c’est impoli… vous prétendez lire dans les coeur… pourquoi donner tant d’importance à une chose qui n’est rien… ce n’est qu’une simple amitié, un petit peu de sympathie… me faire écrire des choses pareilles, sur du papier, devant du monde ! pas joli de votre part !… » Dans ce dialogue somnambulique où nous pouvons deviner les répliques hallucinatoires de Léopold, Hélène a pris par moment l’accent de Marie-Antoinette (voir plus loin au cycle royal). Pour le réveil, Léopold, qui occupe les deux bras d’Hélène, lui fait quelques passes sur le front, puis lui comprime les nerfs frontal et sous-orbitaire gauches en me faisant signe d’en faire autant à droite.
La séance du surlendemain, chez moi, se passa sans aucune allusion de Léopold à l’incident du tramway, évidemment à cause de la présence de certains assistants auxquels il ne tenait pas à dévoiler les petits secrets d’Hélène. Mais, trois jours après, dans une nouvelle visite où elle me raconte avoir eu la veille une discussion sur la vie future (sans me dire avec qui), elle écrit encore de la [126] main de Léopold : « Ce n’est point dans cette société que tu dois peser si fort sur la question de l’immortalité de l’âme. » Elle avoue alors que c’est de nouveau en tramway et avec M. V. qu’elle a eu cette conversation à l’occasion du passage d’un convoi funèbre.
Il n’y eut jamais quoi que ce soit de compromettant dans les rapports de courtoisie et les entretiens occasionnels de Mlle Smith avec son voisin de tramway. Le souci que s’en faisait le pauvre Léopold n’en est que plus caractéristique et indique bien le censeur sévère et jaloux qui venait déjà troubler les séances du groupe N. ; on y reconnaît de nouveau l’écho de cette voix « qui n’a absolument rien à faire avec la conscience » (voir p. 45 et 92) et qui a jusqu’ici empêché Hélène d’accepter les partis qu’elle a rencontrés sur sa route. Ce mentor austère et rigide, toujours en éveil et prenant ombrage du moindre quidam avec lequel Mlle Smith se laisse aller à quelque échange d’amabilités sans conséquence, représente, en somme, une donnée psychologique très générale ; il n’est aucune âme féminine bien née qui ne le porte logé en l’un de ses recoins, d’où il manifeste sa présence par des scrupules plus ou moins vaguement éprouvés, certaines hésitations ou appréhensions, bref par un ensemble de sentiments ou de tendances inhibitoires de nuance et d’intensité très variables suivant l’âge et le tempérament.
Théodore Flournoy, Des Indes…, pp. 124-126
Théodore, hélas ! est si persuadé qu’il n’existe pas (qu’il n’existe, en tant que personnalité indépendante, en aucun sens vrai du terme), qu’il ne prend pas garde au fait que Léopold se retourne, immédiatement et férocement, contre toute personne à l’égard de laquelle Hélène Smith pourrait manifester le moindre intérêt sentimental — sans parler de l’éventualité qu’elle tomberait un jour amoureuse d’un jeune et attentionné professeur de psychologie…
« Je est un autre »
Et Léopold a d’autant plus de facilité à mettre en œuvre son jeu de tromperie qu’Hélène n’a par elle-même aucun souvenir de ce qu’elle fait dans ses transes hypnotiques, tandis que, de son côté, Léopold est susceptible à tout moment de s’emparer du contrôle de son corps… À cet aspect particulier de leurs relations, Théodore n’a pas accordé l’importance qu’il fallait :
Le rapport de ces deux personnalités [celle de Léopold et celle d’Hélène Smith] est trop complexe pour se prêter à une description précise et facile. (…) C’est plutôt un entrecroisement, mais dont les limites sont vagues et difficilement assignables. Léopold connaît, prévoit, et se rappelle beaucoup de choses dont la personnalité normale de Mlle Smith ne sait absolument rien, soit qu’elle les ait simplement oubliées, soit qu’elle n’en ait jamais eu conscience. D’autre part, il est loin de posséder tous les souvenirs d’Hélène ; il ignore une très grande partie de sa vie quotidienne ; même des démarches ou incidents assez notables lui échappent entièrement, ce qu’il explique à sa façon en disant qu’à son grand regret il ne peut pas rester constamment auprès d’elle, ayant à remplir bien d’autres missions (sur lesquelles il n’a, du reste, jamais fourni d’éclaircissements) qui l’obligent à la quitter souvent pour un temps plus ou moins long.
Ces deux personnalités ne sont donc pas coextensives ; chacune dépasse l’autre en certains points, sans qu’on puisse dire laquelle est au total la plus étendue. Quant [115] à leur domaine commun, si l’on ne peut le définir d’un mot et avec une entière certitude, il paraît cependant être principalement constitué par ce qui se rapporte aux côtés les plus intimes de l’existence tant psychologique que physiologique, comme on peut le soupçonner d’après ce que j’ai dit plus haut sur les origines réelles de Léopold. Médecin de l’âme et du corps, directeur de conscience en même temps que conseiller hygiénique, il ne se manifeste pas toujours sur-le-champ, mais il est toujours présent quand les intérêts vitaux d’Hélène sont en jeu dans l’ordre organique, moral, social et religieux.
Théodore Flournoy, Des Indes…, pp. 114-115
Comment s’effectue cet entrelacement de personnalités ? — Curieusement, Théodore n’envisage pas, dans les situations de dualité ou de scission, qu’il puisse y avoir alternance ou succession temporelle ; il s’intéresse à leur seule coexistence :
On peut admettre qu’il y a division et opposition aussi complètes que possible (mais jusqu’où va ce « possible » ?) lorsque Hélène, dans un état de veille au moins apparent, converse avec son guide manifesté par un automatisme partiel sensoriel ou moteur ; par exemple, dans le cas cité p. 60 [voir ci-dessous le récit de l’incident] où Léopold, ne partageant pas l’allochirie d’Hélène, lui donne tort par la table au point qu’elle proteste et se fâche ; de même, lorsqu’en hallucinations verbo-auditives ou par l’écriture automatique il discute avec elle et qu’elle lui tient tête ; ou encore quand l’organisme semble divisé entre deux êtres étrangers l’un à l’autre, Léopold causant par la bouche d’Hélène avec son accent et ses idées à lui, elle se plaignant par écrit de souffrir beaucoup de la tête et de la gorge sans savoir pourquoi.
Théodore Flournoy, Des Indes…, p. 115
Et les seules divergence à ses yeux envisageables entre Hélène et Léopold sont celles qui les mettent en présence l’un de l’autre lorsqu’au cours de ses transes publiques ils se partagent le contrôle du corps d’Élise Müller :
Il me semble cependant probable que dans le cas de Mlle Smith l’allochirie préexistait aux petites expériences que j’entrepris pour la première fois sur ses mains, le 20 janvier 1895, sans m’attendre ni même songer aucunement à ce phénomène particulier. Je soulevai par curiosité sa main droite, qui m’offrit une grande résistance et me parut anesthésique, tandis que je trouvai la gauche sensible et souple ; ayant fortement pincé la peau de l’annulaire droit entre mes ongles, Hélène n’accusa aucune impression, mais pendant le quart d’heure qui suivit elle s’interrompit à diverses reprises au cours [62] d’une vision pour regarder sa main gauche en se plaignant d’y éprouver une vive douleur, comme si on y avait enfoncé une épingle, et n’en comprenant pas la cause, elle la demanda, sur mon conseil, à la table (Léopold) qui répondit par épellation : C’est que l’on t’a fortement pincé le doigt. Plus tard, comme je tâtai de nouveau sa main droite à peu près insensible, la gauche, ballante sur le dossier de la chaise, se mit à produire les positions et mouvements que je communiquais à la droite, au grand étonnement d’Hélène, qui regardait et sentait ces contorsions involontaires de sa main gauche sans éprouver autre chose qu’une vague impression de chaleur dans l’autre main que je triturais.
Théodore Flournoy, Des Indes…, pp. 61-62
Lorsque inversement Hélène se sent, en certaines circonstances, intimement pénétrée par Léopold, Théodore n’y voit qu’un phénomène psychologique intéressant : Après tout, n’est-elle pas Léopold, tout simplement ? — Ou plutôt, Léopold n’est-il pas Élise Müller ?
Hélène m’a plus d’une fois raconté qu’elle avait eu l’impression de devenir ou d’être momentanément Léopold. Cela lui arrive surtout la nuit ou le matin au réveil ; elle a d’abord la vision fugitive de son protecteur, puis il lui semble qu’il passe peu à peu en elle, elle le sent pour ainsi dire envahir et pénétrer toute sa masse organique comme s’il devenait elle, ou elle lui. C’est, en somme, une incarnation spontanée, avec conscience et souvenir, et elle ne décrirait certainement pas autrement ses impressions cénesthésiques si, à la fin des séances où elle a personnifié Cagliostro en tendant ses muscles, gonflant son cou, redressant son buste, etc., elle conservait la mémoire de ce qu’elle a éprouvé pendant cette métamorphose. Ces états mixtes, où la conscience du Moi ordinaire et la réflexion subsistent en même temps que la personnalité seconde s’empare de l’organisme, sont extrêmement intéressants pour le psychologue ; malheureusement, soit qu’ils s’engloutissent le plus souvent dans l’amnésie consécutive, soit que les médiums qui s’en souviennent peut-être ne sachent ou ne veuillent pas en rendre compte, il est bien rare qu’on en obtienne des descriptions détaillées[10] — abstraction faite des observations analogues recueillies chez les aliénés.
Théodore Flournoy, Des Indes…, p. 117
Ami sicaire
Et Léopold, pour le malheur de Théodore, est un hypocrite : — Les pulsions érotiques qui ont Élise pour objet doivent, on le comprend aisément, demeurer doublement secrètes : il n’est pas question qu’Hélène, mais aussi que Théodore ait la moindre idée de ce qui se passe.
Reste donc à court-circuiter les éventuels soupçons du savant psychologue. La tâche du fourbe est facilitée par le fait que, malgré leur minime différence d’âge, Théodore n’éprouve pour Hélène que des sentiments d’amitié paternelle. Voyons ce que nous révèle candidement la dupe elle-même :
Commençons par écouter Léopold lui-même. Parmi ses nombreux messages, la lettre suivante, venue automatiquement de sa belle écriture par la main de Mlle Smith — en réponse à un billet où je l’avais prié (en tant qu’être spirituel et distinct d’elle) de m’aider dans les « recherches psychiques » —, renferme sur sa propre personne et ses rapports avec Hélène des renseignements que je ne lui [121] avais point demandés, mais qui n’en sont pas moins intéressants. Il ne faut pas oublier que c’est l’adorateur désincarné de Marie-Antoinette qui m’écrit.
« Ami,
« Je suis heureux et touché de l’essai de confiance que tu daignes m’accorder.
« Guide spirituel de Mademoiselle [Smith], que l’Être Suprême dans son infinie bonté m’a permis de retrouver avec facilité, je fais mon possible pour apparaître chaque fois que j’en sens la nécessité, mais le corps ou si tu aimes mieux la matière peu solide qui me compose ne me donne pas toujours la facilité de me montrer à elle d’une manière positivement humaine. [Il lui apparaît, en effet, souvent en hallucinations visuelles élémentaires, sous la forme de traînée lumineuse, colonne blanchâtre, ruban vaporeux, etc.]
« Ce que je cherche surtout à lui inculquer, c’est une philosophie consolante et vraie et qui lui est nécessaire en raison des impressions profondes, pénibles, que lui a laissé [sic] maintenant encore, tout le drame de ma vie passée.
« J’ai souvent semé le fiel dans son coeur [quand elle était Marie-Antoinette], tout en désirant son bien. Aussi, écartant tout ce qui peut être superflu, je pénètre dans les replis les plus cachés de son âme, et avec une minutie extrême et une activité incessante, je cherche à la pénétrer des vérités qui, je l’espère, l’aideront à atteindre le sommet si élevé de l’échelle de la perfection.
« Abandonné des miens dès le berceau, j’ai de bonne heure connu la souffrance. Comme tous, j’ai eu bien des faiblesses, j’ai expié, et Dieu sait si je me suis incliné !
« La souffrance morale ayant été mon principal lot, j’ai été abreuvé d’amertumes, d’envies, de haines, de jalousies. La jalousie, mon frère, quel poison, quelle corruption de l’âme !
« Un rayon cependant a brillé dans ma vie, et ce rayon si pur, si plein de tout ce qui pouvait mettre un baume sur mon âme ulcérée, m’avait fait entrevoir le ciel !
« Avant-coureur des félicités éternelles ! rayon sans tâche ! Dieu avait jugé bon de le reprendre avant moi ! Mais, aujourd’hui, il me l’a redonné ! Que son saint nom soit béni !
« Ami, de quelle façon me sera-t-il donné de te répondre ? Je l’ignore moi-même, ne sachant ce qu’il plaira à Dieu de te révéler, mais par celle que tu nommes mademoiselle [Smith]. Dieu le voulant peut-être arriverons-nous à te satisfaire.
« Ton ami – Léopold »
On voit que, sous les détails découlant des idées spirites et de son rôle de Cagliostro repentant, le caractère dominant de Léopold est son attachement platonique profond à Mlle Smith, et une ardente sollicitude morale pour elle et son avancement vers la perfection. Cela correspond tout à fait à l’esprit des nombreux messages qu’il lui adresse au cours de l’existence quotidienne, comme on en peut juger par le spécimen suivant. Il s’agit d’un cas où, après l’avoir prévenue à deux reprises dans la journée en hallucinations auditives qu’il se manifesterait le soir, il lui donna en effet, par l’écriture automatique et de sa main, les encouragements dont elle avait un réel besoin dans les circonstances où elle se trouvait.
Théodore Flournoy, Des Indes…, pp. 120-122
Panneau élémentaire, dans lequel Théodore donne tête baissée ! — Mais comment aurait-il pu comprendre que, lorsque le cauteleux Léopold lui dit : « La jalousie, mon frère, quel poison, quelle corruption de l’âme ! », il ne parle pas de ses ennemis — mais de lui-même ? Et le succès du traître se trouve confirmé par le naïf commentaire de sa victime : « Le caractère dominant de Léopold est son attachement platonique profond à Mlle Smith. »
Les aveux du séducteur
Hélène Smith rompit toute collaboration avec Théodore Flournoy au cours de l’année 1901, en raison d’un désaccord ostensible portant sur la manière de partager les droits d’auteur de Des Indes à la Planète Mars, qui avait connu dans l’année quatre rééditions, sans parler de sa traduction presqu’immédiate en langue anglaise (légalement parlant, la totalité de ces droits d’auteurs revenaient au seul signataire de l’ouvrage, en l’occurrence Théodore).
Le savant fut profondément affecté par cette brouille imprévue, et comme cela ne ressemblait pas au caractère de son amie, il se convainquit qu’elle avait été influencée en ce sens par un « monsieur inconnu » appartenant à son entourage spirite. Il était loin du compte : Léopold avait tiré profit du fait qu’Hélène, amèrement déçue de voir ses convictions au sujet de la réalité de ses « phénomènes » médiumniques reléguées au second plan dans le livre, désirait que le caractère décisif sa contribution soit reconnu financièrement au moins ; il avait alors envenimé la situation à plaisir, jusqu’à ce qu’Hélène prenne en aversion son ancien « ami » et confident.
Théodore ne se consola jamais complètement de cette rupture et, des années durant, se soucia de savoir ce que devenait Hélène. En 1910, Mme de Mé…, une jeune collègue séjournant à Genève pour raisons professionnelles lui rendit une visite de courtoisie ; souffrant de divers maux face auxquels la médecine se révélait impuissante, elle sollicita sur son conseil une consultation « médicale » auprès d’Hélène Smith, car le bruit courait de façon persistante que les dons de guérisseur de Cagliostro-Léopold étaient toujours aussi puissants.
Voici le compte-rendu de deux séances qui se déroulèrent les 26 et 30 août 1910 au domicile d’Hélène, et que Mme de Mé… fit parvenir à Théodore Flournoy :
« Séance du 26 août — première avec Léopold
« H.S. [Hélène Smith] s’endort doucement. Dans la mesure du possible je m’assure de l’anesthésie, de la rigidité cataleptique et crois bien pouvoir affirmer qu’elle est en état d’hypnose.
« D’une voix faible d’abord, puis peu à peu plus virile (une voix d’homme ne rappelant pas celle du médium) Léopold veut bien me donner une consultation médicale pour ma santé. Très fantaisiste et du reste erronée, cette consultation n’a aucune valeur ni aucun intérêt dans l’espèce.
« Je témoigne pourtant une satisfaction polie qui encourage L. [Léopold] ; le sujet épuisé, il me propose de me donner d’autres renseignements sur quelqu’autre personnage dont je pourrais lui fournir un indice physique.
« N’ayant à ma disposition qu’une lettre que je viens de recevoir d’une nouvelle mariée, je la lui remets et pour hâter les choses, je lui conte rapidement le roman réel, du reste, de la jeune femme qui m’écrit.
« Léopold est vivement intéressé, et comme je hasarde l’expression de ma surprise qu’un esprit aussi élevé, et dans tous les cas assurément [172] dépouillé d’aspirations charnelles puisse montrer un intérêt aussi puissant aux bonheurs passionnés de ces mortels, avec une vive animation il entre dans la voie des aveux intimes.
« Lui-même est un amant (sic) ardent et jaloux, aux prises avec toutes les douleurs comme avec toutes les satisfactions de l’amour sexuel. Ses rapprochements avec H. S. [Hélène Smith] ne sont qu’une longue série de voluptés à la fois douces et furieuses. Et… s’excitant de plus en plus pendant son récit le médium prend une attitude lascive ; les yeux sont languissants, le buste renversé, les mains actives et enfin… H. S. accuse un spasme érotique qui ne laisse pas de doute sur l’illusion d’un rapprochement sexuel. Après la période de prostration physiologique — Léopold reprend son assurance et me redit encore ses fureurs jalouses. (La jalousie le domine souvent) — Les femmes amies qui approchent et « caressent » le médium intimement lui sont une source de souffrance — mais sa colère s’accentue lorsqu’il « flétrit » la liaison d’H. S. avec le Pr F. [Professeur Flournoy] pendant de longues années…
« Réveil du médium – Melle S. [Mademoiselle Smith] revenue à son état normal semble ne se souvenir en rien de ce qui m’a été dit, et se borne à son éternel récit des griefs pécuniaires dont elle tient tant de rancœur à Mr F.
« 30 août — 2e séance — toujours le prétexte de ma santé
« Le médium entre dans la phase hypnotique (?), Léopold est satisfait des améliorations survenues dans mon état par ses conseils judicieux.
« Dissertation morale, quasi religieuse, que j’interromps assez vivement pour lui faire remarquer qu’il est mal venu de parler de la sorte étant donné son influence malsaine sur le médium, qu’il a détourné de ses aspirations naturelles et dont il fait par conséquent le malheur moral, etc.
« Ici révolte de Léopold — Avec une exubérance et un flot précipité de paroles et de gestes il affirme qu’il a été « l’amant » le plus dévoué et que le médium a éprouvé par lui des jouissances physiques paradisiaques (sic). Je l’interroge sur la façon dont un pur (!!!) esprit peut se comporter et procéder vis-à-vis d’une simple humaine ; il me décrit sa méthode : Images lubriques, scènes de tribadisme, de pédérastie, pré-opératoires, et enfin lui-même apparaissant… sans voiles et dans tout l’éclat de sa puissance… virile.
[173] « Suivent des détails impossibles à rapporter, mais qui se devinent si on a étudié les individus qui pratiquent la masturbation depuis de longues années.
« Léopold regrette du reste de n’avoir à sa disposition que les mains du médium qu’il semble pourtant utiliser avec une ingéniosité prodigieuse.
« Pendant les scènes amoureuses du médium avec une quelconque de ses amies, il intervient toujours et se mêle à leurs « jeux » et complète l’ensemble de ces jouissances (vraiment monstrueuses) en caressant toutes les surfaces de la personne d’H. S.
« Là où il échoue, et où il hait (sic) au moins momentanément, c’est au cours des… séances amoureuses du Pr F. qui a été longtemps l’amant de Mlle S. Je me récrie : « Ce n’est pas vrai, dis-je — le médium ne s’est jamais trouvé seule avec Mr F., et c’est l’impossibilité matérielle la plus probante ». Ici le récit suivant (de Léopold bien entendu) : Tout au commencement, il y a de longues années, H. S. est entrée au laboratoire un après-midi d’hiver sous un prétexte dont elle ne se souvient plus — Mr F. lui ayant avoué des sentiments « d’ordre immoral » elle s’est défendue vaillamment. Mais peu à peu excitée par des caresses (impossible de décrire ces immondices !)… elle s’est livrée entièrement. De cette première entrevue est résulté un commencement de grossesse qui au bout de trois mois et demi s’est terminée en une perte de sang. Les relations sexuelles de H. S. et de Mr F. ont duré plus de cinq ans — époque toute entière de martyre pour Léopold — et auraient cessé il y a environ deux ans.
« Le médium s’éveille, très lasse de la séance. »
Olivier Flournoy, Théodore et Léopold, Éditions À la Braconnière, 1986, pp. 171-172
Au royaume des faux-semblants
Dans ce triangle infernal de passion, la gamme entière des malentendus, des ruses, des trahisons, rut donc tout loisir de se déployer :
— Amitié et affection de Théodore à l’égard d’Hélène, puis tristesse et incompréhension lorsque son amie se retourna contre lui ; déception et dépit enfin après que l’image qu’il se faisait d’elle eut sombré dans un abîme d’agressivité, de méchanceté, et pour finir d’insondable vulgarité. Cependant Théodore, malgré son savoir de professeur ès psychologie, fut incapable d’imaginer, encore moins de comprendre, quels ressorts psychologiques inconscients avaient motivé le comportement d’Hélène à son égard.
— Espoir, tendresse, puis amour passionné d’Élise à l’égard de Théodore, tout entière absorbée par le personnage d’Hélène Smith (personnage qui faisait d’elle l’une des plus grandes médiums de son temps) ; mais celui-ci, malheureusement pour elle, se révéla mari fidèle et surtout savant positiviste indécrottable, malgré ses déclarations solennelles selon lesquelles « tout est possible » ; pour ces raisons, cet homme, jadis adoré, tombant soudain de son piédestal, révéla qu’il n’était qu’un bourgeois étriqué — un personnage mesquin, ladre, sans respect de la parole donnée, l’incarnation de tout ce qu’Hélène considérait comme haïssable…
— Mais Hélène, médium de talent devenue peintre mystique, demeura jusqu’à sa mort ignorante des monstres tapis dans les profondeurs de son inconscient. Car derrière les rêveries sentimentales et romantiques qui tissaient leur voile d’illusion autour des personnages de la reine Marie-Antoinette et de la princesse Simandini, ou de ses chers « Martiens », un personnage, double d’elle-même et en même temps son grand Autre — père incestueux et sœur jumelle ribaude —, sondait en permanence son cœur, tout en se révélant à elle sous les apparences trompeuses d’un père protecteur, d’un grand frère attentionné.
Ce double, ce Janus, est le joueur masqué, troisième larron de notre drame générateur de quiproquos, de retournements et de traîtrises à répétition. Léopold, passé maître en matière de ruse et de dissimulation, sait tout des sentiments d’Hélène ; il la tyrannise sans vergogne, et la viole en secret ; il empaume le « cher professeur » sous d’hypocrites protestations d’amitié, tout en faisans d’Élise, au cours de ses « hémisomnambulismes », le jouet de ses fantasmes, la proie de sa lubricité.
Dans ce dédale de faux semblants, Théodore avance à tâtons, sans trouver la lumière. Et Hélène de son côté, n’accède jamais à la compréhension de sa propre personnalité, ne peut attribuer à ses sentiments d’affection, puis de colère et d’aversion, de haine enfin à l’égard de « M. F. », que des motifs-écrans, affublant celui qui ne lui a jamais voulu que du bien d’intentions intéressées, de mobiles sordides.
Léopold quant à lui se voit maître du jeu : face à ce qu’il considère comme une trahison d’Hélène, il ourdit ses plans de revanche, pousse ses pions dans l’ombre. Mais on le sait, la roche tarpéienne est proche du Capitole : Hélène devenue chrétienne et mystique, néglige par degrés sa carrière de médium, et le mage Cagliostro se trouve, dans l’imaginaire d’Élise, bientôt concurrencé par celui/celle qu’elle appelle son « ange gardien » ; et supplanté bien sûr par l’incomparable Jésus Christ.
Et Hélène fut pour finir en mesure de nouer une idylle, romantique autant que platonique, non avec un fantasme issu de son propre esprit, mais avec un authentique être humain : l’ami italien, — ami lointain, amant de plume bientôt retourné au royaume des désincarnés…
Tel est le triangle, passionnel et destructeur, qui fit se croiser les destins de deux êtres, un homme et une femme soumis aux caprices d’une entité subliminale (selon l’interprétation du premier) ou d’un esprit désincarné (si l’on en croit la seconde).
Dans ce tourbillon d’affects dévastateurs, la dyade Élise Müller/Léopold-Cagliostro constitue un être hybride, non pas androgyne, mais plutôt « transsexuel réversible ». Car ce Janus a une face féminine, pétrie d’autoérotisme clandestin, imprégnée de narcissisme infantile, — et un visage masculin, dont la racine est clairement œdipéenne. Derrière son personnage ostensible, le mage tutélaire que prétend être Léopold-Cagliostro dissimule, tel un coffret des silènes perverti, un Priape ithyphallique.
Le triangle à deux côtés
Il existe un objet exotique appelé le tripoutre impossible. Celui-ci n’existe pas physiquement dans l’espace tridimensionnel euclidien, mais il est possible cependant d’en visualiser l’apparence grâce à certains dispositifs optiques, à condition que ceux-ci soient observés sous une perspective particulière. De par sa forme paradoxale, le tripoutre impossible constitue un excellent paradigme de l’incroyable imbroglio affectif dans lequel Élise Müller et Théodore Flournoy se trouvèrent pris au piège.
Le triangle formé par Théodore Flournoy, Hélène Smith et Léopold, puisqu’il implique deux personnes physiques seulement, ne peut avoir que deux côtés réels. Il se trouve cependant qu’en Élise Müller cohabitaient un très grand nombre de personnalités (« d’instances psychiques ») diverses, l’une d’elles appartenant au domaine de l’« image de soi » (le personnage appelé Hélène Smith, qui fut beaucoup plus qu’un simple pseudonyme), tandis que toutes les autres étaient « fictives », ou pour mieux dire « fantasmatiques » (ses deux « antériorités » connues, Victor Hugo, Léopold-Cagliostro, tous les esprits désincarnés avec lesquels elle avait l’occasion de converser…). À la différence de personnages comme la princesse Simandini ou la reine Marie-Antoinette cependant, Léopold-Cagliostro acquit une personnalité psychologique suffisamment complexe, — et suffisamment différente de celle de cette jeune femme au caractère au demeurant assez réservé qu’était Élise Müller, pour acquérir face à elle, en dehors d’elle, et parfois contre elle, une véritable indépendance de caractère, une véritable autonomie d’action.
Hélène Smith, la médium spirite qui sera l’auteure de peintures chrétiennes inspirées, se superposa à la personnalité initiale d’Élise Müller sans la phagocyter ; Léopold tout au contraire dissimula dans les profondeurs de l’inconscient/préconscient d’Élise Müller alias Hélène Smith l’essentiel de ses désirs personnels, n’hésitant pas à s’opposer violemment à elle, à l’intimider, à la manipuler, — à s’emparer de son corps lorsqu’il s’adonnait à ses entreprises inavouables[11].
Il ne faut donc pas s’imaginer qu’il y a dans cette histoire quatre personnalités réellement distinctes, qui seraient : Théodore, Hélène, Élise et Léopold. Élise et Hélène sont bien une seule et même personne. Cependant Léopold se trouve, par rapport à elles, dans une situation ambiguë. Alors que tout le monde considérait (à juste raison) qu’Hélène Smith était Élise Müller, il ne pouvait en aller tout à fait de même pour Léopold, qui était Hélène/Élise jusqu’à un certain point seulement. Théodore Flournoy cependant était fermement convaincu de l’inexistence « réelle » de Léopold ; mais ni Hélène ni ses amis spirites n’étaient disposés à l’admettre ce fait — et il n’est pas étonnant que Léopold partageât cet avis.
S’il est le troisième sommet de notre trio passionnel, de qui, d’Élise ou d’Hélène, Léopold était-il l’amant ? Question oiseuse, parce qu’indécidable. Il se trouve cependant qu’Élise, grâce au livre de Théodore, devint mondialement connue sous le nom d’Hélène Smith, en sorte qu’il n’est pas absurde de dire que c’est Hélène Smith, et non Élise Müller, qui tomba amoureuse de Théodore Flournoy, tandis que le personnage de Léopold-Cagliostro, par son caractère ambigü, ne se contentait pas de jouer le rôle d’Hélène, mais avait hérité de composantes sexuelles autoérotiques et narcissiques d’Élise Müller. Je dirai donc ici, en partie je le reconnais par convention de langage, qu’Hélène Smith était amoureuse de Théodore, tandis que Léopold convoitait Élise Müller.
Le triangle amoureux dont il est ici question comprendra donc, en ce qui concerne l’un de ses côtés, une personne « naturelle » : Théodore Flournoy, et deux personæ (deux personnalités psychiques) paradoxales : Hélène et Léopold, qui, du point de vue de la réalité physique, sont un seul et même être humain : Élise Müller. Et ces deux côtés du triangle, malgré leur étrangeté, sont tous deux orthogonaux par rapport au troisième (Théodore Flournoy), et « orthogonaux » aussi l’un par rapport à l’autre (Hélène Smith et Léopold se comportent comme deux entités psychiques aussi indépendantes l’un de l’autre qu’elles le sont de Théodore). S’il s’agissait d’un triangle ordinaire, la somme de ses angles serait égale à 270° !
Un tel objet triangulaire est, dans notre espace euclidien, tout à fait impossible ; il faudra donc que le dispositif matériel (le tripoutre) chargé de le représenter semble se déployer dans un espace dont une dimension ne serait pas euclidienne, mais imaginaire — les coordonnées relatives d’un de ses sommets correspondant alors à un nombre complexe.
De cet objet, il nous est permis d’apercevoir l’apparence ; bien plus, il existe au moins deux méthodes pour construire des dispositifs matériels permettant, sous certaines conditions, une telle observation. Voici celle qui correspond le mieux aux idées que je viens de développer à propos du « triangle à deux côté » constitué des trois personnæ : Théodore/Hélène/Léopold, appartenant à deux personnes physiques seulement : Élise et Théodore.
Assemblons bout à bout trois poutres (ou chevrons) rigides, orientées selon les trois dimensions de l’espace euclidien. L’objet matériel ainsi obtenu a une structure ouverte qui n’offre, en règle générale, nullement l’apparence d’un triangle. Orientées selon une, et une seule perspective cependant, les deux extrémités disjointes se superposent visuellement, en sorte que le tripoutre ouvert prend l’apparence d’un triangle impossible.
Un tel objet, promu à l’enviable statut de monument public (il a une hauteur de 13,50 m), se dresse sur le terre-plein central de Claisebrook Square, dans la ville d’East Perth en Australie. Considéré de presque tous les points de vue, cette « œuvre d’art » n’a pas de signification particulière :
Mais lorsqu’on l’observe sous une perspective particulière, le « miracle » s’accomplit :
Il est, de plus, parfaitement possible d’obtenir, grâce à un miroir, deux images simultanées d’un tel objet, l’une ayant l’apparence d’un triangle impossible, tandis que l’autre (ici l’image réfléchie dans le miroir) rend l’illusion manifeste.
in : Bruno Ernst, L’aventure des figures impossibles, 1985
Cet objet matériel, devenu triangle impossible, a un côté « normal » en ceci qu’il est effectivement relié aux deux autres côtés, tandis que ceux-ci, réellement disjoints, semblent seulement se rencontrer.
Adoptons maintenant le principe d’interprétation selon lequel, dans une relation passionnelle triangulaire, deux personnalités humaines en interaction sont représentées par des chevrons distincts, c’est-à-dire soudés l’un à l’autre selon un angle qui ne serait ni nul ni plat. Le fait que les chevrons ne sont pas orientés dans la même direction indique qu’il s’agit de personnæ différentes, et leur jonction matérielle orthogonale correspond à la rencontre de deux personnes physiques (et donc aussi de deux personnalités psychiques) à part entière.
De cette manière, dans notre « tripoutre impossible », le « côté normal » correspond à Théodore : celui-ci sait que Léopold et Hélène ont des personnalités différentes de la sienne, et qu’Élise est un être humain distinct de lui, et il agit en conséquence ; il sait aussi (ou croit savoir) que les diverses personnalités qui cohabitent dans l’esprit d’Élise, étant des facettes d’une seule et même personne, d’un même esprit, ne peuvent entretenir, quelle que soit l’importance de leur clivage, des rapports d’être humain à être humain, ni même de personne à personne, car il s’agit d’un seul être humain que lui, Théodore, aborde par le biais de personnalités différentes. Ainsi, le caractère étrange de la situation tient pour lui au fait que lorsqu’il s’adresse à la personnalité nommée Léopold, il ne s’adresse pas à la personnalité nommée Hélène Smith, et inversement — bien que la personne à qui il s’adresse soit toujours Élise Müller.
Élise Müller, qui s’identifie au personnage d’Hélène Smith, croit de son côté qu’elle est réellement différente de Théodore et de Léopold, et agit en conséquence. Pour elle, le triangle impossible n’est pas une apparence, mais une réalité, et les trois personnages que sont Théodore, Hélène et Léopold sont véritablement reliées l’une à l’autre selon trois angles égaux (valant alors chacun 60°). Pour elle, il n’y a pas trois personnalités et deux êtres humains, mais trois personnalités et trois êtres humains (dont un « esprit désincarné »).
Le triangle impossible proche de sa « conjonction miraculeuse ».
En bas : le côté correspondant à Théodore ; à droite : Hélène ; à gauche : Léopold.
La question est de savoir où se trouve Élise.
Selon Théodore, Élise réunit en elle les deux côtés disjoints d’Hélène et de Léopold ; selon Hélène, Léopold est une personne différente d’Élise (et réciproquement), en sorte que leurs deux côtes sont conjoints, exactement comme les deux sommets inférieurs du monument.
Il convient ainsi de prendre en considération deux « objets métaphoriques » différents :
— En termes de réalité naturelle, il y n’a que deux personnes physiques distinctes ; l’une est Élise Müller, l’autre Théodore Flournoy. Ce couple (ou ce duo) correspondrait à un système tout à fait ordinaire de deux chevrons orthogonaux l’un par rapport à l’autre.
— En termes de personnalités psychiques (personnæ), il faut en revanche prendre en compte trois entités différentes, deux d’entre elles, « Hélène Smith » et « Léopold-Cagliostro », entretenant l’une avec l’autre des rapports paradoxaux du fait qu’il s’agit de deux facettes indépendantes (clivées) de la même personne physique, Élise Müller. De ce fait, le triangle qui leur correspond ne peut être un triangle équilatéral « normal », avec trois angles réellement égaux à 60° : celui-ci figure les rapports qu’entretiendraient trois personnes physiques distinctes.
Cependant, le fait que les deux personnæ étranges que sont Élise et Léopold, la médium et son guide astral, entretiennent et en même temps n’entretiennent pas des rapports d’être humain indépendant à être humain indépendant, fait qu’il est difficile de rendre compte de leurs rapports selon un point de vue unifié.
Il existe bien une autre possibilité, qui elle aussi a ses avantages et ses inconvénients.
Appelons triangle toute figure générée par trois segments de droites coplanaires dont les extrémités au moins sont deux à deux confondues. On peut de cette manière obtenir un triangle totalement dégénéré (car géométriquement nul-dimensionnel), de surface nulle, dont les trois côtés sont de longueur nulle, mais dont il est possible, par construction, de mesurer la valeur totale de ses angles (leur somme est effectivement égale à 180°) :
La valeur de chacun des trois angles est, en général indéterminée, mais la valeur de leur somme est toujours égale à 180°
Un autre triangle partiellement dégénéré (et uni-dimensionnel) est celui dont la surface est nulle, tandis que deux de ses côtés sont de valeur égale (et non nulle), le troisième étant de longueur nulle. Dans ce cas, les deux côtés non nuls sont confondus, et la valeur d’un de ses angles est nulle, les deux autres étant des angles supplémentaires.
L’étrangeté de la situation créée par notre triangle amoureux se trouve une fois de plus concentrée dans l’unique « point singulier » qui, selon les représentations qu’on en donne, est le sommet illusoire d’un tripoutre dont les trois chevrons sont orthogonaux les uns par rapport aux autres, ou l’unique sommet d’angle nul du triangle partiellement dégénéré ci-dessus. Et cette situation de colinéarité-non-colinéarité paradoxale, qui caractérise un tel « point de rencontre schizophrène », se trouve magnifiquement figurée dans la célèbre gravure de M. C. Escher : Belvédère, qui s’approche au mieux de ce qui se passe dans l’esprit d’Élise Müller :
C. Escher — Belvédère (1958) Lithographie, 46,1 x 29,5 cm
On observe une intrication ambiguë, qui oriente simultanément les deux niveaux superposés de cette galerie d’observation dans une seule et même, et dans deux directions orthogonales l’une par rapport à l’autre. C’est précisément ce qui a lieu en ce qui concerne les différentes manières de concevoir l’esprit d’Élise Müller. Considéré de l’extérieur (par Théodore Flournoy par exemple) et à première vue, ces deux instances psychiques que sont Hélène Smith et Léopold-Cagliostro constituent une simple juxtaposition d’instances différentes dans un esprit orienté selon la détermination d’une seule personnalité, celle d’Élise Müller. Mais Élise Müller s’identifie à la seule Hélène Smith (la femme qui regarde vers nous à l’étage supérieur du Belvédère), et ne se reconnaît absolument pas en Léopold-Cagliostro (l’homme qui nous tourne le dos à l’étage inférieur du Belvédère), en sorte que nous, qui pourtant sommes à l’extérieur, nous rendons compte, dans un second temps, que l’édifice, loin d’être « normal », est paradoxal, c’est-à-dire physiquement impossible, mais psychiquement observable.
Ainsi Théodore Flournoy apparaît, dans le triangle amoureux, comme l’amant extérieur dont Hélène/Élise tombe amoureuse, et à l’égard duquel Léopold conçoit une jalousie féroce, jalousie dont l’expression doit demeurer occultée, non par lâcheté, veulerie ou hypocrisie gratuite, mais parce qu’il n’est pas question que l’amour d’Élise/Cagliostro (autoérotique, et de nature conjointement homo- et hétérosexuelle) soit de quelque façon que ce soit révélé à Hélène (et par voie de conséquence à Théodore).
C. Escher — Étude pour Belvédère
Note d’Helena Stang (2039)
L’autre méthode permettant de donner à un objet physique l’apparence d’un tripoutre impossible (apparence identique à la précédente) consiste à fabriquer une structure fermée dont les trois poutres, identiques cette fois, ne sont pas rectilignes :
Cet objet cependant ne correspond absolument pas à la situation qui intéresse Harald Langstrøm : il faudrait pour cela que les trois personnalités (personnæ) formant le triangle : Théodore Flournoy, Hélène Smith et Léopold-Cagliostro, soient de même nature, aient le même statut ontologique — et que de plus ce statut soit uniformément paradoxal, étrange, impossible. Or Théodore Flournoy apparaît dans cette histoire comme une personne naturelle dotée d’une personnalité psychique intégrée, ce qui n’a rien d’étrange ou d’impossible.
Bibliographie sommaire de Théodore Flournoy
1878 :
Contribution à l’étude de l’embolie graisseuse, thèse de doctorat en médecine, 128 p., Strasbourg, 1878.
1890 :
Métaphysique et Psychologie, 1 vol. in-8, 135 p., Genève, 1890. 2e éd., avec Préface de M. H. Hoffding, 197 p., Genève et Paris, 1919 ; trad. ital. de N. Checchia, Metafisica e Psicologia, Pérouse, 1912.
1892 :
« Enquête sur l’audition colorée » (Avec E. Claparède), Archives des sciences physiques et naturelles, 1892, t. XXVIII, p. 505
1896 :
Observations sur quelques types de réaction simple, brochure, 42 p., Genève, 1896.
Notice sur le Laboratoire de psychologie de l’Université de Genève, brochure, 28 p., Genève, 1896.
1899 :
« Genèse de quelques prétendus messages spirites », Revue philosophique, 1899, t. XLVII, p. 144.
1900 :
Des Indes à la planète Mars, 1 vol. in-8, 420 p., 44 fig., Genève, 1900 (quatre éditions) ; trad. : From India to the Planet Mars, New York et Londres, 1900 ; Dalle Indie al pianeta Mars, Milan, 1905 ; Die Seherin von Genf, Leipzig, 1914.
1902 :
« Nouvelles observations sur un cas de somnambulisme avec glossolalie », Archives de psychologie, 1902, I, p. 101.
« Les principes de la psychologie religieuse », Archives de psychologie, t. II (décembre 1902), p. 33-57 ; trad. : Psicologia religiosa, par N. Checchia, Pavie, Mattei e Speroni, 1910, 177 p. ; Beitrage zur Religionsgeschichte, herausgegeben von Vorbrodt, Leipzig, Eckardt, 1911, LII- 62 p. ; éd. en langue russe, Kiev, Société d’études religieuses et philosophiques, 1913, 34 p.
1903 :
« F. W. H. Myers et son œuvre posthume », Archives de psychologie, 1903, t. II, p. 269-296.
« Observations de psychologie religieuse », Archives de psychologie, 1903, t. II, p. 327-366.
1904:
« Chorégraphie somnambulique ; le cas de Magdeleine G. », Archives de psychologie, t. III, juillet 1904, p. 357-374.
« Note sur un songe prophétique réalisé », Archives de psychologie, 1904, t. IV, p. 58-72.
« Sur le panpsychisme comme explication des rapports de l’âme et du corps », communication au Deuxième Congrès de philosophie, Genève, 1904, Archives de psychologie, 1904, t. IV, p. 129-144.
Le Génie religieux, brochure de 48 pages (conférence à l’Association chrétienne suisse d’étudiants), St-Blaise (Neuchâtel), 1904.
1908 :
Enquête sur la méthode de travail des mathématiciens (Avec H. Fehr et E. Claparède), Genève, Georg et C°, 1908, 126 p.
Patrie et Religion, conférence publique, comptes rendus dans le Journal de Genève du 8 avril 1908, le Signal de Genève et la Semaine religieuse du 11 avril 1908.
1909 :
« Esprits et médiums », Bulletin de l’institut général psychologique, Paris, t. IX, 1909, p. 357-390.
1911 :
Esprits et Médiums, Mélanges de métapsychique et de psychologie, 1 vol. in-8, 570 p., Genève et Paris, 1911 ; trad. : Spiritism and Psychology, par H. Cannigton, New York et Londres, 1911 ; Spiritismo e Biologia, par C. Battistella, Rome, 1913.
La Philosophie de William James, 1 vol., 222 p., St-Blaise, 1911.
1915 :
« Une mystique moderne » — documents pour la psychologie religieuse (Cécile Vé), Archives de Psychologie, t. XV, 1915, p. 1-224.
Sources bibliographiques
— Théodore Flournoy : Des Indes à la Planète Mars — Étude sur un cas de Somnambulisme avec Glossolalie, Paris et Genève, 1900.
— Théodore Flournoy : Nouvelles Considérations sur un cas de Somnambulisme avec Glossolalie, Archives de Psychologie de la Suisse Romande, Tome 1, n° 2, décembre 1901.
— Victor Henry : Le langage martien, Étude analytique de la genèse d’une langue dans un cas de glossolalie somnambulique, Paris, J. Maisonneuve, 1901.
— Waldemar Deonna : De la planète Mars en Terre Sainte — Art et Subconscient — Un médium peintre : Hélène Smith, Paris, Éditions du Boccard, 1932.
— Olivier Flournoy : Théodore et Léopold — De Théodore Flournoy à la Psychanalyse, À la Braconnière, Neuchâtel, 1986.
[Cette bibliographie est malheureusement incomplète, car le « dossier réservé » d’Hélène Smith (1901-1904), ne servit jamais à l’élaboration d’un second tome, spirite cette fois, de Des Indes à la Planète Mars, l’intéressée s’étant détournée du spiritisme au profit du Christianisme.]
[1]. Instituteur lyonnais, Allan Kardec, (Hyppolite Léon Denizard Rivail) observa les nombreuses réunions médiumniques qui se multipliaient alors en Europe après l’aventure américaine des sœurs Fox, qui mirent à l’honneur les tables tournantes. Allan Kardec (c’était le nom d’un druide qui aurait été l’une ses incarnations antérieures) se lança dans une analyse générale de ces phénomènes. Il publia en 1857 Le livre des Esprits. D’autres ouvrages suivirent, dont : Qu’est-ce que le spiritisme (1859), Le livre des Médiums (1861), L’Évangile selon le spiritisme (1864), Le ciel et l’enfer (1865), La Genèse selon le spiritisme (1868), etc.
[2]. Cette princesse aurait épousé un certain Sivouka-nayaka, nabab qui régnait sur la ville-forteresse de Tchandraguiri, dans le Kanara (au sud-ouest de la péninsule).
[3]. Le Cagliostro d’Hélène Smith est la réplique du héros d’Alexandre Dumas, tel qu’il apparaît dans le roman : Joseph Balsamo, premier tome de la tétralogie des Mémoires d’un médecin, et ne se conforme pas toujours à ce que l’on sait du personnage historique. Cet aventurier thaumaturge aurait conçu pour la reine Marie-Antoinette (alias Élise-Catherine Müller) un amour éternel ; et cette passion expliquerait la soudaine apparition de « Léopold » aux côtés d’Hélène Smith.
[4]. Voir par exemple à ce sujet la Tapisserie Sucharys.
[5]. Théodore Flournoy, marié et père de quatre enfants, fut un mari fidèle et un père attentionné. Il n’existe aucun doute quant à la nature platonique des sentiments de tendresse quasi paternelle qu’il vouait à sa protégée, et dont il regretta toujours de n’avoir pu conserver l’amitié.
[6]. Extraordinairement nombreux furent à vrai dire les moyens de communication imaginés à cette époque pour permettre aux esprits désincarnés de communiquer leurs messages. Très en vogue aux Etats-Unis fut par exemple une technique ayant recours à une forme particulière de télékinésie : une flèche mobile placée sur un cadrant se déplace sous l’effet du fluide psychique de la médium, et pointe successivement vers les lettres de l’alphabet inscrites sur le support. Mais l’énumération de toutes ces méthodes m’entraînerait largement au-delà de mon propos, qui concerne les seuls phénomènes d’Hélène Smith.
[7]. La polémique suscitée par les thèses de Schiaparelli ne fut définitivement close, parmi les astronomes, qu’avec les débuts de l’exploration spatiale.
[8]. Dans ce cycle astronomique, un aspect proprement spirite apparaît cependant : ayant récemment perdu son fils Alexis, une certaine Mme Mirbel était devenue un membre assidu du groupe d’Hélène Smith, dans l’espoir de communiquer avec son enfant disparu ; elle apprit qu’Alexis s’était réincarné sur Mars en la personne d’Astané, qu’il était, à l’époque des voyages stellaires d’Hélène Smith, mort une nouvelle fois sur cette planète, et se trouvait « entre deux incarnations » (c’est-à-dire en situation de désincarné) ; ayant dans ses vies antérieures parlé le français aussi bien que le martien, il devint le traducteur attitré des textes martiens entendus/parlés, ou lus/écrits par Hélène Smith intransée.
[9]. Pendant une visite que je fais à Mlle Smith, elle a la vision de deux personnages martiens se promenant au bord d’un lac, et elle répète ce fragment de conversation qu’elle entend entre eux.
(14) eupié zé palir né amé arvâ nini pédriné évaï
Eupié, le temps est venu, Arva nous quitte ; sois
diviné lâmée ine vinâ té luné – pouzé men hantiné
heureux jusque au retour du jour. – Pouzé, ami fidèle,
êzi vraïni né touzé med vi ni ché chiré saïne – ké
mon désir est même pour toi et ton fils Sainé. – Que
zalisé téassé mianiné ni di daziné – eupié – pouzé
l’élément entier t’enveloppe et te garde ! – Eupié ! Pouzé !
Auditif. 18 juin 1897 (trad. 20 juin).
Théodore Flournoy, Des Indes…, p. 209
[10]. Voir l’intéressante auto-observation de M. Hill Tout (Some Psychical Phenomena Bearing upon the Question of Spirit-Controls, Proceed. S.P.R., vol. XI, p. 309), qui continuait à avoir conscience de lui et à s’observer pendant ses incarnations. De même qu’il se sentait devenir son propre père défunt tout en restant encore lui, de même Mlle Smith se sent devenir Léopold sans cesser d’être elle-même. M. Hill Tout a bien mis en lumière l’objection que de tels faits suscitent contre l’interprétation spirite ; on verra d’autre part plus loin l’appui qu’ils semblent prêter en certains cas à la doctrine des « antériorités ».
[11]. Ainsi, le duo Élise Müller/Léopold n’est pas une réplique de la célèbre dissociation Docteur Jekyll/Mister Hyde. Alors que le bon docteur Jekyll ignorait l’existence en lui de Mister Hyde, Élise Müller conversa avec Léopold pendant des dizaines d’années, se forgeant de lui une idée parfaitement trompeuse.
































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